1Le 20 avril 1999, deux adolescents, Dylan Klebold et Eric Harris, font irruption dans la Columbine High School de Littleton (Colorado) et tuent treize personnes, avant de se donner la mort. Dans la presse, leur arsenal et leur accoutrement sont rapprochés des scènes de fusillade du film de Larry et Andy Wachowski The Matrix (1999). La tuerie et son éventuel lien avec les industries de loisirs s’imposent dans l’agenda des instances fédérales : le président Clinton saisit la Federal Trade Commission ; le Sénat mène une série d’auditions.

2Les articles sur la fusillade comprennent souvent un rappel d’événements apparentés :

• Union (Kentucky), 26 mai 1994 : Clay Shrout (17 ans), tue ses parents et ses deux jeunes sœurs, puis se rend armé à la Ryle High School et prend un élève en otage. En quittant sa maison, il dit à un voisin : « Vous ne me connaissez pas, mais vous allez entendre parler de moi aujourd’hui. Je vais passer sur CNN. »
• Moses Lake (Washington), 2 février 1997 : Barry Loukaitis (14 ans) sort trois fusils en cours de mathématiques et tue quatre personnes.
• Pearl (Mississippi), 1 er octobre 1997 : Luke Woodham (16 ans) tue sa mère à coups de couteau puis se rend au lycée. De son manteau, il sort un fusil de chasse, abat son ancienne petite amie et une autre élève, puis tire dans la foule, blessant sept personnes. Il tente de fuir mais le proviseur adjoint le met en joue avec son propre revolver et le livre à la police. Deux camarades de Woodham sont appréhendés pour complicité : ils prévoyaient de tuer davantage de personnes, avant de partir vivre à Cuba.
• Paducah (Kentucky), 1^er décembre 1997 : Michael Carneal (14 ans) arrive à la Heath High School avec un sac contenant cinq carabines, un pistolet et plus de mille munitions. Devant ses amis, il charge le pistolet et tire neuf ou dix balles sur un groupe de prière dont sa sœur aînée fait partie. On compte trois morts et cinq blessés parmi les étudiants.
• Jonesboro (Arkansas), 28 mars 1998 : Andrew Golden (11 ans) et Mitchell Johnson (13 ans) apportent dix armes de poing et une grande quantité de munitions dans le campus de la West Middleside School. Golden pénètre dans le bâtiment et déclenche l’alarme à incendie, puis rejoint son camarade. Lorsque les élèves évacuent, les deux garçons tirent à vingt-deux reprises, tuant cinq jeunes filles et en blessant dix autres, dont un adulte.
• Springfield (Oregon), 20 mai 1998 : Kipland Kinkel (15 ans) est renvoyé de la Thurston High School après la découverte d’un pistolet chargé dans son casier. Le lendemain, il entre dans la cafétéria, où trois cents étudiants déjeunent, avec un fusil semi-automatique. Il vide un chargeur de cinquante balles, tuant deux garçons et blessant vingt-cinq personnes. À court de munitions, il est maîtrisé par une demi-douzaine d’élèves et implore qu’on le tue. La police trouve ses parents abattus à leur domicile.

3Ce qui justifie, aux yeux des journalistes, la mise en série de ces tueries, c’est leur cadre : écoles « sans histoires », villes moyennes plutôt aisées. Jennifer Gookin, une assistante de l’École de Jonesboro, témoin du massacre de mars 1998, raconte les événements ainsi : « Il y avait du sang partout. C’était comme si tout allait au ralenti. C’était comme… irréel. Ces choses-là ne sont pas censées se produire à Westlake1. »

4Point culminant de cette série, le massacre de Columbine modifie radicalement le débat sur l’autorégulation hollywoodienne. Tandis que l’essentiel des contestations portait sur la représentation des comportements sexuels (voir chap. XI), la violence revient au centre des préoccupations. La cotation vacille.

5Nous allons étudier différentes interprétations de la tuerie. La MPAA appelle à la vigilance généralisée, option qui la dégage de toute responsabilité. La version du sénateur Hatch nous montrera comment réhabiliter une censure d’État en remplacement d’une autorité parentale jugée défaillante. Le propos du sénateur Brownback nous conduira vers une médicalisation des relations entre violence fictionnelle et agressivité réelle.

La version de la MPAA : signes précurseurs et politique de la vigilance

« Nous ne devons pas laisser s’imposer l’idée séduisante que les signalétiques télévisuelles peuvent remplacer l’amour parental, la discipline scolaire et les préceptes religieux. Si l’on ne bâtit pas chez l’enfant un solide rempart moral, aucune loi, aucun dispositif électronique, aucune prétendue V-Chip, aucune de ces péroraisons bruyantes dont certains personnages publics sont friands, ne pourra jamais corriger sa conduite. » Jack Valenti, 22 juillet 1996.

6Jack Valenti présente la tuerie comme une pure singularité, une monstruosité au double sens de l’aberration morale et statistique. Selon lui, on ne peut prévenir un tel carnage que par la vigilance des acteurs locaux, par une attention sagace aux signes précurseurs, comme on évite une catastrophe industrielle ou naturelle. Cela suppose d’adapter aux humains une politique de la vigilance2 essentiellement destinée au gouvernement des choses. Un premier cas d’alerte – le dépistage d’une « prédisposition au massacre » dans un établissement canadien – illustrera les difficultés inédites que pose cet ajustement.

L’interprétation tératologique des tueries

7Le 4 mai 1999, Valenti donne à la Commission du Commerce du Sénat son interprétation de Columbine. Son premier mouvement rhétorique consiste à insérer Littleton dans une série qu’il fait remonter à 1924. Il rappelle, sur le mode de l’interrogation, le caractère inattendu et inexplicable de chaque massacre impliquant des adolescents :

« Quelles molécules monstrueuses ont infecté ces deux adolescents, Nathan Leopold et Richard Loeb en 1924, il y a soixante-quinze ans, pour qu’ils kidnappent, torturent et assassinent cruellement le jeune Bobby Franks, âgé de quatorze ans ? Quel germe d’inhumanité conduisit en 1951, il y a quarante-huit ans, l’adolescent Charles Starkweather et son amie de quatorze ans à abattre, poignarder ou étrangler onze personnes à travers le Nebraska et le Wyoming ? […] Quelle force obscure s’est emparée de l’adolescent Kenneth Skinner lorsque, en 1952, il y a quarante-sept ans, il incendia un immeuble qui se trouvait sur son chemin ? »

8Columbine s’insère dans cette série meurtrière. La variation et l’exubérance des formules de Valenti (« molécules monstrueuses », « germe d’inhumanité », « force obscure », puis « mal impitoyable » pour Charles Whitman en 1966 et « insondables impulsions » pour Harris et Klebold à Littleton) soulignent l’impuissance des experts face à de tels éclats. La série tranche avec les précédents évoqués par la presse et la majorité des acteurs, rattachant Littleton aux tueries survenues récemment à Pearl, Paducah, Jonesboro3 … L’omission de ces événements participe du discours tératologique : isolée, la fusillade semble davantage échapper à l’explication.

9Second mouvement : Valenti rappelle que le massacre survient dans un contexte de baisse de la criminalité juvénile. Il s’appuie sur des statistiques, incluant ou non l’école et l’homicide, qui toutes révèlent une décrue de la violence depuis 1994. Ceci singularise encore Harris et Klebold, face à la masse silencieuse des adolescents sans histoire :

« Le taux des arrestations [de mineurs] pour crimes violents a chuté de 0,51 %, sa valeur record en 1994, à 0,41 % aujourd’hui. Cela signifie que 99,59 % des jeunes gens de moins de 18 ans n’ont commis aucun crime violent.

Les enfants de ce pays ne méritent pas d’être tous parqués sous une désignation erronée. Ce ne sont pas tous des tueurs. Ils ne sont pas tous haineux, mélancoliques et menaçants ; ce ne sont pas des monstres émotionnels (emotional abnormalities) hantés par une mythologie aberrante. Bien que tous les enfants partagent plus ou moins les mêmes loisirs et les mêmes liens communautaires, 99 % d’entre eux sont des citoyens décemment éduqués [souligné par nous]. »

10Valenti passe donc de la série fragmentée des aberrations adolescentes à la vision statistique d’une société en bonne intelligence avec ses industries de loisirs. S’il existe une explication à Columbine, c’est, selon la MPAA, dans le contexte local qu’on la trouvera, et non dans des divertissements dont l’audience est si vaste que toute imputation de responsabilité directe serait difficile.

Le difficile profilage du « jeune à risques »

« De frêles jeunes gens à lunettes – calmes, polis et timides – issus de familles aimantes et de minuscules villes de l’Amérique profonde. Aucun n’a de passé criminel. […] Prédispositions, circonstances, apprentissages, influences extérieures, vulnérabilité de la jeunesse – autant de facteurs aléatoires qui se combinent en un mélange volatil, qu’un éclair de colère suffit à embraser4. »

114 Une fois posée la totale opacité psychologique des adolescents, on peut assimiler les tueries à des catastrophes naturelles et considérer les tueurs comme des choses soumises à des « facteurs aléatoires » : « […] les meurtres de masse demeurent des événements aléatoires dont les origines sont difficiles à expliquer. Ils sont aussi terrifiants et imprévisibles que les tornades qui ont dévasté l’Oklahoma et le Kansas la semaine dernière, et comme ces tempêtes meurtrières, ils résultent de facteurs et de conditions complexes, en interaction mutuelle, dont la plupart échappent à la prévision, et davantage encore à la gestion de proximité et à la prévention5 ».

12Difficile de bâtir un profil prédictif de l’adolescent tueur : on ne peut que rechercher les éléments déclencheurs de son acte. L’explication procède alors d’une logique de seuil : l’adolescent endure, accumule, ressasse, puis un fait anodin fait exploser ce réservoir de rancœur lentement sédimentée. Ce déclic (trigger) est imprévisible ; il n’est que l’étincelle qui met le feu aux poudres6. La remarque d’un professeur, la rupture avec une petite amie, une mauvaise note… Cette requalification d’une péripétie en déclic devient difficile lorsque le tueur s’est donné la mort.

Les signaux d’alarme précoces

13Reprenons le fil de l’argumentaire de Valenti. Une fois admis le caractère inexplicable de l’explosion de violence, l’unique prise dont disposent les acteurs pour affronter ce risque est le repérage de signes précurseurs. C’est l’objet du Guide to Safe Schools, publié en août 1998 par les Secrétaires d’État à l’Éducation (Robert Riley) et à la Justice (Janet Reno). Voici la liste officielle, reprise par Valenti devant le Sénat, des « Signaux d’alarme précoces » :

« Retrait des activités sociales ; sentiment excessif d’isolement et de solitude ; affiliation à des gangs ; accès à, possession ou usage d’armes à feu ; sentiment excessif de rejet ; actes de violence subis ; sentiments de dénigrement et de persécution ; faible intérêt pour les études et performances scolaires médiocres ; expression de violence dans les écrits et les dessins ; colère incontrôlée ; tendance au pianotage impulsif et chronique ; comportement d’intimidation et de harcèlement ; antécédents signalant des problèmes de discipline, de comportement violent et agressif ; intolérance et manifestation de préjugés ; usage de drogues7. »

14L’intérêt de cette liste est précisément qu’elle n’en a aucun : elle ne se rattache à aucune psychologie ou sociologie cohérente, mais constitue un assemblage hétéroclite de « symptômes » repérables hors de toute réflexion étiologique sur l’agressivité.

15La publication d’une telle liste et sa reprise dans des sondages d’opinion renforcent l’idée qu’une tuerie est hautement improbable mais parfaitement possible où que l’on se trouve aux États-Unis. En témoigne ce sondage publié par le Washington Post et ABC News peu après Columbine (effectué du 22 au 25 avril 1999) :

« Un tiers environ des adolescents ont entendu un élève menacer de tuer quelqu’un, et rares sont ceux qui ont signalé ce fait à un enseignant ou à un autre adulte. Quatre sur dix disent qu’ils connaissent des élèves assez perturbés pour être des tueurs potentiels. Un adolescent sur cinq connaît personnellement quelqu’un qui a amené une arme à feu à l’école. Environ la moitié d’entre eux vivent dans une maison où se trouvent des armes à feu, et plus de la moitié disent qu’ils n’auraient aucun mal à s’en procurer une. Les deux tiers estiment qu’il leur serait facile d’obtenir les informations nécessaires à la fabrication d’une bombe8. »

16Les biais introduits par le questionnement sont évidents, mais leur impact sur les réponses semble limité. Certes, la succession des questions, qui reprennent souvent les termes du Guide to Safe Schools, crée le sentiment d’insécurité scolaire des adolescents autant qu’elle le mesure. Mais l’énumération de ces signes précurseurs ne suffit cependant pas à donner une vision paranoïaque de l’école : « Bien que 40 % des adolescents pensent que leur école a le potentiel pour un incident similaire à celui qui a provoqué la mort de 15 personnes au lycée Columbine, […] plus de 80 % disent s’y sentir en sécurité. […] Les sentiments simultanés de sécurité et de peur s’expliquent en partie par le caractère aléatoire et explosif de la série de fusillades en milieu scolaire dont l’apogée est celle de Littleton9. »

17L’imprécision des « signaux d’alarme précoces » et leur nature même de signaux – messages pris indépendamment de leur fonction pragmatique (menace, jeu, parodie…) – les rendent repérables quasiment partout, et diminuent par conséquent la vertu prédictive qu’on leur attribue.

Vigilance sur les personnes : un Minority Report contemporain

18Considérons des cas où certains signes précurseurs sont identifiés chez un adolescent. Celui-ci n’a commis aucun délit, mais son comportement laisse croire qu’une tragédie est probable. Que faire ?

19Trisha Keen, lycéenne de l’Oklahoma, raconte : tandis qu’elle et ses camarades suivent à la télévision les événements de Littleton, un garçon fait irruption dans la classe. Il s’écrie : « Ces gens méritent de mourir. Ils méritent de mourir ». Trisha connaît le jeune homme : il lui a claqué la porte au visage une fois, et l’a poussée à deux reprises. Depuis plusieurs mois, il pointe son index vers la tête des lycéens comme s’il s’agissait d’un pistolet. Ce jour-là, Trisha et ses amis préviennent le proviseur. Le garçon est sermonné, puis remis à ses parents. Une fouille de tous les casiers s’ensuit. Même scénario dans l’interview de Nicka Brown, d’un lycée de l’Illinois : un garçon connu pour apprendre seul le Russe et pour arpenter les locaux avec un livre sur Hitler, annonce au lendemain de Columbine qu’il va faire sauter l’établissement. Le jeune homme est immédiatement exclu du lycée10.

20Le contexte médiatique de l’après-Columbine favorise cette interprétation sécuritaire des conduites, mais l’affaire la plus étonnante survient plusieurs mois après la tuerie. En décembre 2000, un lycéen d’Avenmore (Ontario) lit devant sa classe d’art dramatique une nouvelle intitulée Twisted (« tordu », « difforme ») qui relate le dynamitage d’un lycée par un élève :

« Certains élèves ont suggéré qu’il s’était lui-même mis en scène. Des rumeurs ont circulé selon lesquelles il aurait une liste de cibles et des explosifs. Quelques lycéens ont dit avoir reçu des menaces. Inquiets, des parents d’élèves […] ont demandé l’intervention de la direction. Quelques jours plus tard, la police s’est rendue sur place, a fouillé l’école puis a perquisitionné le domicile du lycéen. Après avoir saisi plusieurs écrits et une copie du devoir scolaire, elle a arrêté l’adolescent, qui a passé les fêtes de fin d’année dans un centre de détention11. »

21Un collectif d’écrivains, dont Margaret Atwood et Michael Ondaatje, proteste contre l’amalgame fait entre la lecture d’une fiction violente et la profération d’une menace. L’idole du lycéen, le romancier Stephen King, lui exprime son soutien. Après 34 jours passés en prison, l’adolescent explique que le texte était destiné à faire peur aux garçons de sa classe qui le harcelaient. Il suit désormais des cours à domicile financés par son comité de soutien12.

22La politique de la vigilance concerne essentiellement le contrôle des objets. Son extension aux personnes pose :

• un problème de sémiologie : Le double sens de ce mot, médical et littéraire, souligne la difficulté que pose l’énumération des symptômes comportementaux comme purs signaux. La sémiologie médicale peut se contenter de ce modèle où le signal réfère à une ou plusieurs choses qu’il s’agit de déterminer. Les « signaux d’alarme précoces » des lycéens peuvent au contraire être autoréférents ou réflexifs13.
• un problème de droit : L’application aux humains du principe de précaution contredit la présomption d’innocence. On peut sans difficulté (quoique…) abattre un bovin, voire tout un troupeau, lorsqu’il existe une suspicion d’ESB ; on peut déclencher préventivement une avalanche ou condamner l’accès à un bâtiment dangereux, mais que faire d’un humain que l’on juge « prédisposé » à la tuerie ? C’est ironiquement un thème cinématographique de science-fiction qui surgit dans le débat contemporain : celui de Minority Report (2002) de Steven Spielberg, où des êtres prescients permettent d’arrêter les assassins avant le meurtre dont on les accuse.
• un problème de psychologie et de sociologie de la réception, lié au statut de la catharsis dans la représentation de la violence : Le cas du lycéen ontarien montre combien la fiction peut perdre son statut dans une logique d’alerte. L’idée que l’adolescent puisse maîtriser ses désirs meurtriers en les couchant sur le papier, ou qu’une fiction à clé puisse exprimer une menace suffisante pour apaiser des camarades de classe agressifs, cède ici le pas à une logique de gestion du risque. On pourrait conclure à l’aveuglement et au manque de sensibilité des juges, mais les tueries en milieu scolaire soulèvent des questions incontournables. Les tueurs avaient quasiment tous produit des fictions morbides (nouvelles, poèmes, vidéos) dans les semaines précédant leurs actes. Ils avaient souvent anticipé et accompagné la couverture médiatique qui allait s’ensuivre (« Je vais passer sur CNN »).

23On voit donc ici s’incarner dans des comportements réels le modèle hollywoodien d’une violence prismatique, hyper-réflexive, présente à la fois dans les actes, les discours fictionnels ou documentaires, et les mises en spectacle. La frontière ne passe pas entre ceux qui pratiquent la violence et ceux qui en parlent pour s’en « purger » (catharsis) ; elle passe entre ceux qui la déploient dans tous les registres de l’expression humaine et ceux qui la confinent hors du monde réel. Comme dans les groupes de jeunes Américains des Scream de Wes Craven, le problème n’est plus de savoir qui s’aventure dans des univers fictionnels violents, car tous le font : l’unique question est de découvrir lequel en revient armé.

La version du sénateur Hatch : les brèches de la protection parentale

24Face au discours de Valenti, certains parlementaires républicains prônent l’évaluation des contenus par des instances civiles. Ils développent une approche toxicologique de la violence médiatique : cinéma, musique et jeu vidéo « inoculeraient » cette substance dangereuse, ce qui justifierait l’intervention de l’État fédéral.

25Présenté le 14 septembre 1999, le rapport du sénateur républicain de l’Utah Orrin Hatch « Children, Violence, And The Media. A Report for Parents and Policy Makers » trace les grandes lignes d’un retour au contrôle des contenus.

Une « culture toxique »

« Certains experts pensent que les enfants peuvent devenir dépendants à la violence. “La violence s’apparente à la nicotine des cigarettes”, affirme le lieutenant Colonel Dave Grossman, un ancien Béret Vert devenu professeur de psychologie à West Point et directeur du Killology Research Group. “Si les médias nous gavent de toujours plus de violence, c’est que nous avons développé une tolérance. Il nous faut des doses toujours plus élevées pour maintenir le niveau… L’industrie télévisuelle s’est taillé une part de marché grâce à une substance addictive et toxique”. »
Extrait du rapport Hatch.

26C’est dans le rapport Hatch que la substantialisation des contenus violents se manifeste pour la première fois. Le sénateur compare les œuvres incriminées à des substances actives afin de rapprocher l’attaque lancée contre les industries de loisirs de celle qui frappa les géants de la cigarette quelques années auparavant14. Si l’on fait admettre « violence = nicotine », ou plus généralement « violence = poison », le basculement dans une logique de gestion des risques est acquis.

27Dès les premières lignes du rapport, la tuerie de Columbine est attribuée à un « virus » culturel s’attaquant aux personnes les plus vulnérables. Cette médicalisation du phénomène revient dans les propositions du sénateur démocrate du Connecticut, Joseph Lieberman qui file la métaphore de la toxicité : dès 1997, il qualifiait les jeux vidéo violents de « poison numérique15. » Après Columbine, il demande au Sénat que soit confiée aux National Institutes of Health l’étude de l’impact des divertissements violents16.

28Chez Hatch, la substantialisation passe par une rhétorique de la comparaison. C’est l’analogie avec le tabac qui domine, mais d’autres facteurs de risque sont invoqués :

« De même que chaque cigarette accroît le risque de développer un cancer du poumon, chaque exposition à la violence augmente les chances qu’un enfant se comporte un jour plus violemment qu’il ne l’aurait fait autrement.

Si vous surveillez ce que mange votre enfant, surveillez ce qu’il regarde.

Le Congrès devrait diriger et mettre en œuvre une campagne médiatique nationale, similaire à celles contre le tabac, la drogue et l’alcool au volant afin de présenter aux parents les outils mis à leur disposition.

Comme l’a noté l’ancien Secrétaire à l’Éducation William J. Bennett : “Si une décharge de produits toxiques souille l’environnement, est-ce que les riverains se contenteraient de voir les entreprises pollueuses installer un panneau ‘Danger : déchets toxiques’ ? Bien sûr que non”. »

29« Violence = nicotine » est une équation dangereuse pour Hollywood, et Valenti anticipe une reprise de l’argument de Hatch devant des tribunaux. Quand il répond aux détracteurs de la MPAA, il place le débat sur le terrain juridique: « Les films ne sont pas des cigarettes, et assimiler une propriété intellectuelle protégée par le Premier Amendement à des cigarettes est un peu bizarre17. » Hollywood sait ce que l’on a reproché aux cigarettiers : le ciblage promotionnel des adolescents et la porosité du réseau de distribution. Deux accusations qui peuvent a priori concerner tous les films classés « R ».

Le foyer en défaut

« En définitive, les parents devraient réaliser qu’il n’existe aucun substitut à leur vigilance et à leur implication dans la vie de leurs enfants. Les parents doivent prendre le temps d’apprendre ce que leurs enfants regardent et ce à quoi ils jouent. »
Extrait du rapport Hatch.

30Valenti insiste sur le caractère indicatif et volontaire de la cotation des films : les parents peuvent très bien choisir de l’ignorer. Or, la série de tueries dans des lycées américains montre qu’un mineur n’est pas seulement un être fragile, mais aussi un être potentiellement dangereux. Depuis Columbine, la famille qui ne suit pas la classification n’est plus qualifiée de la même manière. « Nous avons échoué à éduquer les parents », écrit Hatch.

31Après Columbine, les discours de Valenti mentionnent de nouveaux acteurs aux côtés de la famille : l’École et l’Église. Il propose un cours d’éthique pour lequel les studios de la MPAA fourniraient les vidéos. Le discernement des parents est écorné : « Les parents doivent surveiller avec sérieux et ténacité ce que leur enfants regardent à la télévision, sinon ils ne peuvent rien reprocher aux autres. Par exemple, trop de parents laissent leurs jeunes enfants avoir leur propre poste dans leur chambre, et perdent par conséquent tout contrôle sur ce qu’ils regardent. Mais cette décision relève de la seule autorité parentale ».

32Valenti peut déplorer le manque d’implication de certains parents sans contredire les fondements de la classification par âge, car le modèle libéral dont elle procède suppose une séparation des choix économiques : la famille qui ignore la cotation est responsable des dégâts qu’elle s’inflige, et l’on ne saurait dans ce cas incriminer l’industrie. Pour Hatch, cette famille engendre des enfants dangereux pour autrui. Ce qui était, pour Valenti, une question d’autorité parentale, devient alors un problème de sécurité publique.

33Le rapport du sénateur comporte deux volets pour « éduquer les parents » :

• leur enseigner l’usage d’instruments de contrôle de la consommation de médias. Hatch souhaite l’harmonisation des signalétiques : « Les industries de la télévision, du cinéma, de la musique, du jeu vidéo et d’Internet emploient aujourd’hui des systèmes de classification différents. Demander aux parents et aux détaillants de les maîtriser tous diminue inutilement leur capacité de protection des enfants ». Il prône également la diffusion des dispositifs de filtrage conçus pour l’ordinateur ou le poste de télévision.
• leur inculquer des règles d’hygiène de vie pour eux-mêmes et pour leurs enfants. Hatch se réfère ici aux recommandations faites par l’American Academy of Pediatrics et l’American Medical Association pour favoriser une consommation raisonnée de produits de loisir.

34Ces recommandations créent un hiatus avec le discours global de Hatch. D’une part, le sénateur décrit la violence comme s’il s’agissait d’une substance aux effets nocifs bien définis ; d’autre part, il cite des méthodes destinées à encadrer la réception de fictions violentes, et qui engagent par conséquent une psychologie complexe.

Un nouveau rôle pour l’État fédéral

35Malgré ses projets d’éducation des parents, Hatch présente les familles responsables comme désarmées face à la prolifération de circuits clandestins de fichiers informatiques, de cassettes vidéo, de bandes dessinées. Terrain d’action des enfants tueurs, l’école apparaît également comme le lieu où s’arrête le regard des parents, où les supports dangereux circulent.

36Hatch n’envisage pas de colmater ces brèches de la protection parentale. Le temps des réseaux de distribution étanches est révolu ; il revient donc à l’État fédéral de limiter la production des œuvres les plus « toxiques ». C’est une autorégulation sous contrainte qui se dessine dans les recommandations du rapport :

• Durcissement des contraintes de cotation : Hatch souhaite faire voter une dérogation aux lois antitrust pour les classifications par âge. Ceci éliminerait ce qui reste du caractère volontaire de la cotation et supprimerait toute possibilité de distribution hors classification.
• Contrôle de l’accès des industries de loisir aux moyens fédéraux : Hatch préconise des incitations financières pour les programmes adaptés aux enfants utilisant des sites ou des équipements fédéraux. À l’opposé, l’accès à ces moyens serait limité pour tout film qui « glorifie ou approuve la violence ».
• Institution d’un devoir d’information : Au-delà d’une campagne de sensibilisation des parents sur deux ans, Hatch préconise la création d’un « centre national d’information sur les jeunes et les loisirs violents » fondé sur le modèle du National Clearinghouse for Alcohol and Drug Information. Les thèmes abordés par cet établissement seraient : « comment les enfants apprennent la violence ; comment choisir des jouets appropriés ; comment enseigner la gestion de la colère et la résolution des conflits ; comment les parents peuvent transmettre leurs valeurs à leurs enfants ».
• Mise sous surveillance des industries de loisir : Hatch demande la publication bisannuelle d’un rapport sur les pratiques des médias. Comme dans le cas des cigarettiers, la FTC (Federal Trade Commission) en serait responsable, avec tous les moyens d’enquête d’une agence fédérale. Le sénateur propose deux sujets d’investigation complémentaires : les industries réduisent-elles la « prévalence » de la violence dans leurs produits, et pratiquent-elles un ciblage des mineurs dans le marketing de programmes violents ? Nous verrons ce projet, très populaire au Congrès, prendre corps dès l’année 2000.

37Hatch déploie la palette des moyens d’action envisageables par l’État fédéral sans entorse directe au Premier Amendement. Les effets censoriaux sont prévisibles au simple énoncé de ces mesures. Qui, par exemple, se chargerait d’identifier les films qui « glorifient ou approuvent la violence » avant de leur refuser l’accès à une propriété fédérale ? Suivant quels critères la FTC devrait-elle mesurer la « prévalence18 » de la violence fictionnelle ?

La version du Sénateur Brownback : une question de santé publique

« Les jeunes gens de ce pays ingurgitent des médias tous les jours, à longueur de journée. Que ferions-nous si nous découvrions que l’eau que boivent nos enfants est saturée d’éléments toxiques pour leur santé physique et mentale ? »
Dr Michael Rich (American Academy of Pediatrics).

38Sam Brownback est sénateur du Kansas. Ce républicain mène, parallèlement et parfois conjointement au démocrate Joseph Lieberman, une campagne contre la violence fictionnelle. Reprenant les procédés de substantialisation de la violence repérés dans le rapport Hatch, il fonde son argumentaire sur un discours épidémiologique. L’approche toxicologique des loisirs est déclinée sur le mode de l’alerte sanitaire, la violence médiatique prenant ici le statut de facteur environnemental.

Un discours épidémiologique sans épidémie

39Le 26 juillet 2000, Brownback réunit le premier « Sommet de Santé publique du Congrès sur les divertissements violents ». La liste des intervenants reflète sa volonté de médicaliser le sujet :

40Dr Michael Rich (American Academy of Pediatrics) ; Dr Michael Brody (American Academy of Child and Adolescent Psychiatry) ; Dr Jessica Henderson- Daniel et Dr. Karen Dill (American Psychological Association) ; Dr Edward Hill (American Medical Association).

41L’argumentaire des quatre groupes professionnels est uniformisé par une déclaration commune. En préambule, les rédacteurs rappellent une série de chiffres :

Le volume d’heures consacrées aux médias de divertissement par les mineurs :
« L’enfant américain ordinaire passe 28 heures par semaine devant la télévision, et au moins une heure par jour à jouer à des jeux vidéo ou à surfer sur Internet. Plusieurs heures sont également consacrées chaque semaine aux films, aux vidéos et à la musique. »

Le volume d’études scientifiques consacrées au problème de la violence :
« À l’heure actuelle, plus d’un millier d’études – comprenant des rapports du bureau du Surgeon General, du National Institute of Mental Health, et de nombreux travaux conduits par de grandes figures de la médecine et de la santé publique – nos propres membres – indiquent de manière écrasante (overwhelmingly) qu’un lien causal existe entre la violence dans les médias et le comportement agressif de certains enfants. La conclusion de la communauté médicale, fondée sur plus de trente ans de recherche, est que le spectacle de la violence dans les loisirs peut accroître l’agressivité des enfants, dans leur attitude, leurs valeurs et leur comportement. »

42Les deux séries en appellent une troisième pour valider la démonstration épidémiologique : la manifestation d’une hausse des comportements violents corrélée à celle de l’exposition aux médias. Or, aucun des intervenants ne s’aventure sur le terrain des statistiques de suicide, de meurtre ou d’agression.

43De plus, le poids « écrasant » des d’études n’est jamais assorti d’illustrations méthodologiques précises ou de données de première main. Il n’existe pas, en psychosociologie de médias, d’expérience de laboratoire susceptible de créer une évidence : aucun dispositif ne fait apparaître d’effet rapide et indiscutable des loisirs violents. Les corrélations sont faibles et peu éloquentes, hormis par comparaison. Le président de l’Académie Américaine de Pédiatrie souligne ainsi que : « la force de la corrélation entre violence médiatique et comportement agressif est supérieure à celles qui existent entre rapport sexuel non protégé et transmission du VIH, entre exposition au plomb et déficience intellectuelle, entre tabagisme passif et cancer du poumon, ou entre carence en calcium et fragilité osseuse, autant de relations que les pédiatres tiennent pour acquises et qui fondent notre médecine préventive. »

Un imaginaire malade

44Sous un angle plus qualitatif, les conclusions sont formulées en quatre points :

« 1. Les enfants qui voient beaucoup de violence sont plus enclins à considérer que la violence est un moyen efficace de résoudre les conflits. Les enfants exposés à la violence sont plus susceptibles de la voir comme un comportement acceptable.

2. Contempler la violence peut conduire à une désensibilisation émotionnelle envers la violence dans la vie réelle. Cela peut diminuer la probabilité que quelqu’un intervienne pour protéger une personne victime de la violence.

3. La violence de divertissement alimente le sentiment que le monde est violent et hostile. Contempler la violence accroît la peur de devenir une victime de la violence, et incite donc à des comportements d’autodéfense et défiance à l’égard des autres.

4. Le spectacle de la violence peut conduire à de la violence dans la vie réelle. Les enfants exposés très jeunes à des programmes violents ont une tendance plus grande que les autres à développer ensuite des comportements violents et agressifs. »

45Les intervenants rejettent l’hypothèse d’une censure fédérale comme « impensable, anticonstitutionnelle et, en définitive, inefficace ». Ils plaident pour une démarche préventive : « L’éducation aux médias (media literacy) nous permet d’être des spectateurs critiques et d’éviter les manipulations. Si nous comprenons l’influence que certains contenus peuvent avoir sur nous, nous pouvons choisir nos médias de manière réfléchie : nous évitons les contenus qui ont des effets néfastes et nous incitons les forces du marché à dissiper cette menace à la santé publique. »

46Considérée comme un produit toxique identifiable de manière univoque, la violence médiatique se traite, suivant l’approche médicale, uniquement en termes d’exposition ou d’évitement. La violence est une et indivisible, et le Dr Rich n’hésite pas à conclure par la projection de ce qu’il appelle un échantillon des « films les plus populaires auprès des enfants et adolescents » : des extraits de Indiana Jones and the Temple of Doom (1984) de Steven Spielberg, James Bond. The World Is Not Enough (1999) de Michael Apted, Scream 3 (2000) de Wes Craven, Payback (1998) de Brian Helgeland, Fight Club (1999) de David Fincher et American History X (1998) de Tony Kaye.

47Dans cette liste, les représentations violentes surviennent à différents niveaux d’abstraction : à deux films d’aventure succèdent un teen slasher prismatique, un thriller proche du film noir, puis deux drames fondés sur une critique de la violence. Si tout cela se vaut, on n’est guère surpris de voir le Dr Rich ajouter que « depuis 1937, 100 % des dessins animés produits aux États-Unis dépeignent de la violence ». Ce choix de films surprend également du fait qu’on leur attribue un public jeune : pourquoi remonter au second Indiana Jones (1984), alors que les deux derniers succès de Steven Spielberg, Amistad (1997) et Saving Private Ryan (1998), ont été classés « R » pour violence ?

48Le sommet de juillet 2000 fait donc émerger une épidémiologie sans épidémie et une violence substantialisée, présentée dans des morceaux choisis, mais jamais définie en tant que telle. Rien n’est fait pour emporter la conviction du sceptique, mais ce n’est pas le propos du sénateur Brownback. Dans son discours d’ouverture, il exclut d’emblée la discussion des résultats scientifiques : « Ce sommet révélera exactement ce que la communauté médicale tient pour acquis : les divertissements violents sont un danger pour la santé publique. Nous ne prétendons pas que les films ou les jeux violents prédéterminent le comportement violent d’un enfant. Le constat est un simple résumé du bon sens : ce que nous voyons, ce que nous entendons, ce dont nous faisons l’expérience, tout ceci construit nos attitudes, nos idées et notre vision du monde, qui à leur tour affectent notre comportement. »

49La controverse est considérée comme close. L’essentiel est d’établir un raccourci entre le laboratoire et l’intuition ordinaire. L’abondance d’études et de signatures doit faire foi, afin de proposer des lois sur cette nouvelle prémisse : cinéma, musique et jeu vidéo sont des facteurs environnementaux de la violence réelle.