1Hollywood est né des décombres d’une première tentative de monopoliser le marché cinématographique : celle de Thomas Edison. Très tôt confronté à l’objection publique, son éphémère cartel s’était doté des premières instances d’autorégulation de l’histoire du cinéma américain.

Le coup de force édisonien

2Dès les premières années du siècle, Edison s’impose sur le marché naissant du cinématographe en multipliant les effets d’annonce : il affirme mettre au point un système alliant couleur, relief et son. Les ingénieurs qui développent alors les premiers procédés de tournage et de projection trouvent donc peu de débouchés car leurs clients potentiels attendent « la nouvelle invention de M. Edison ». Les spécialistes de l’image animée ne peuvent poursuivre leurs travaux qu’en entrant à son service.

3Il se lance ensuite dans une campagne d’élimination de la concurrence en faisant valoir ses brevets. S’il échoue, il dépose des brevets plus spécifiques (portant sur une pièce de caméra, par exemple) et engage de nouvelles poursuites. Perdant ou gagnant, Edison possède les moyens financiers de ce harcèlement : il force les principaux studios de la Côte Est à le rejoindre dans un cartel chapeauté par la Motion Picture Patents Company (1908). Son projet de verrouillage du marché est fondé sur : l’exclusivité, garantie par Eastman Kodak, d’achat de pellicule vierge aux États-Unis ; l’exclusivité d’utilisation des procédés brevetés par les membres du cartel ; l’engagement des membres à ne pas diffuser d’œuvres de producteurs indépendants.

4Le cinéma indépendant paraît donc condamné à la marginalité (film scientifique, officiel ou associatif). Estimé à 26 millions de spectateurs par semaine en 1910, le marché semble s’être stabilisé sur un mode de consommation simple : une clientèle des classes populaires, des prix modiques (1 nickel), de petites salles sans aménagement (souvent d’anciens commerces : storefront theatres) et deux ou trois films d’une bobine par séance.

Les premiers pas de l’autorégulation

5En novembre 1907, Chicago adopte le premier décret de censure cinématographique des États-Unis ; en 1914, la ville transfère l’évaluation des films de la police à un jury de civils, cinq hommes et cinq femmes. Cette institutionnalisation précoce se retrouve en Pennsylvanie (1911), en Ohio (1913) et au Kansas (1914), mais ces commissions locales menacent essentiellement les exploitants de salles et les distributeurs. Pour le producteur qui vise le marché national, voire international, une interdiction à Topeka ou à Cleveland n’hypothèque pas la rentabilité d’un film.

6La première initiative d’autorégulation survient après une crise avec les autorités de New York. Durant la semaine de Noël 1908, la police de la ville alerte le maire George B. McClellan sur les conditions d’hygiène et de sécurité des salles, ainsi que sur la corruption qu’engendre la délivrance des licences. Plus généralement, les mouvements progressistes s’inquiètent de l’engouement des foules ouvrières pour ce divertissement qui échappe aux contrôles traditionnels de l’État, de l’École et de l’Église. Le maire ordonne la fermeture des 600 cinémas de la ville. La sanction collective, en pleine période de fêtes, suscite une réaction unanime des exploitants : menés par William Fox, ils saisissent la justice et obtiennent l’invalidation de l’arrêté. McClellan augmente alors le tarif des licences et en confie l’attribution à la police. Il interdit l’accès des enfants aux cinémas le dimanche à l’exception des projections éducatives1. L’importance du marché new-yorkais et le risque de contagion aux autres villes incitent les producteurs à imaginer des parades.

7Charles Sprague Smith, un militant du People’s Institute, propose aux studios du cartel de financer et de soutenir un bureau de censure constitué de membres d’organisations progressistes. C’est le premier symbiote de notre histoire, tel que nous l’avons défini en introduction : le People’s Institute représente l’instance critique dominante de l’époque (le mouvement progressiste) mais accepte de travailler avec l’industrie (car il reconnaît son caractère éducatif).

8Le 26 mars 1909, le National Board of Censorship de Sprague Smith se met au travail : des bénévoles d’œuvres caritatives, éducatives ou religieuses se rendent chaque matin à la salle de projection new-yorkaise de la Motion Picture Patents Company pour évaluer 7 ou 8 films. Près d’une œuvre sur 5 est interdite, et les bobines autorisées subissent souvent des coupures en matière d’érotisme et de criminalité. Les producteurs doivent payer une somme proportionnelle au métrage de leur film pour le faire visionner ; ils peuvent ensuite le diffuser accompagné du visa du National Board.

9Cette initiative n’enraye pas le développement de la censure locale. Dans les villes de Chattanooga et St Louis (Floride), le visa est requis pour diffuser un film mais le bilan d’ensemble n’est guère convaincant. En effet, le marché n’est pas encore suffisamment organisé pour discipliner producteurs et exploitants de salles. Certains affublent leur film du visa des censeurs sans le leur avoir soumis. D’autres refusent d’effectuer les coupures demandées, car aucun dispositif de sanction n’existe.

10Le National Board est davantage un organe de relations publiques auprès des médias nationaux et des classes moyennes qu’une instance de pré-censure. Incapable de sanctionner les producteurs, le comité se rebaptise en 1916 National Board of Review, et se borne par la suite à sélectionner les films qu’il juge les meilleurs, sans s’attarder sur les autres.

11La censure cinématographique avant 1915 est donc essentiellement dévolue à des fonctionnaires de police (parfois spécialisés dans les fonctions de commissioner of licenses, amusement inspector …). La préoccupation commune des autorités locales et des organisations progressistes est l’incitation au crime. Il n’existe pas encore de loi ni de jurisprudence fédérale sur le sujet.

La chute du cartel

12Le système connaît un effondrement rapide. En 1912, quand la Cour Suprême condamne le cartel au nom de la loi antitrust, les indépendants contrôlent déjà plus de la moitié du marché. Ces nouveaux venus sont souvent des juifs d’Europe de l’Est, propriétaires de salles bon marché, les Nickelodeons. Proches du public, tant par leur activité que par leur mode de vie, ils lancent une série d’innovations qui désintègrent le modèle édisonien.

13Des trois piliers du cartel, c’est d’abord le monopole d’accès à la matière première qui cède. De France, la société Lumière exporte de la pellicule vierge pour les indépendants. Ceux-ci s’éloignent de New York vers la Côte Ouest. S’installer à Hollywood, c’est non seulement bénéficier de faibles coûts de terrain et de main-d’œuvre, profiter du soleil toute l’année pour les tournages, mais aussi échapper plus facilement aux avocats et aux détectives du cartel. Pour leurs tournages, dont l’historien Kevin Brownlow a fait la chronique, les indépendants utilisent du matériel importé ou maquillé et emploient des vigiles afin d’éloigner les curieux.

14Reste à s’assurer l’accès aux salles, malgré les contrats d’exclusivité du cartel. Les paris techniques et commerciaux sont nombreux pour suivre, voire devancer les attentes du public :

• allongement du métrage, à trois puis cinq bobines (plus d’une heure), suivant le modèle européen ;
• recherche d’avantages concurrentiels par la promotion des acteurs en stars (Hollywood débauche certains acteurs du cartel – souvent demeurés volontairement dans l’anonymat pour préserver leurs chances de carrière légitime au théâtre – et met en valeur leur nom) ;
• rapprochement du modèle théâtral pour séduire une clientèle de classes moyennes, par l’adaptation des succès de la scène et de la littérature, puis par la construction de movie palaces, inspirés des opéras ou de Broadway. Le prix du ticket augmente avec le métrage et la capacité des salles.

15Edison voit s’inverser le rapport de forces entre son cartel et ceux qu’il appelle les « petits juifs » de Californie. Les faillites de studios de la Côte Est se succèdent, tandis que la réputation montante d’Hollywood attire aussi bien la main-d’œuvre que les capitaux.

16En 1915, les principaux éléments du système hollywoodien sont en place : movie moguls (Laemmle, Goldwyn, Zukor, Fox…), stars, formats de production, réseaux de distribution et instruments de vente.

17Seule l’autorégulation manque à l’appel. Chacun peut alors mener ses affaires comme il l’entend, sans trop encore redouter la censure. Bref répit : l’objection publique rattrapera vite le succès commercial.