ARBRE GENÉALOGIQUE SIMPLIFIÉ DE LA FAMILLE CARNOT (fin XVIII-XX siècles)

1Fin septembre 1806, le général Lazare Nicolas Marguerite Carnot, membre du Directoire, éphémère ministre de la Guerre du Consulat (2 avril - 8 octobre 1800), gloire nationale connue sous le patronyme « d’organisateur de la victoire » depuis ses victoires de l’An II et membre de l’Académie des Sciences, est de retour d’une tournée d’inspection des forteresses des départements belges avec son frère cadet Claude, dit Carnot-Feullins. Il se hâte sur la route Saint-Omer, berceau de la famille de son épouse Jacqueline Sophie Dupont (de Lierdt) de Moringhem1. Il va enfin être père pour la seconde fois, après la mort prématurée de ses deux premiers enfants2 et la naissance de son aîné, Nicolas Léonard Sadi3.

Imprégnations et tribulations paternelles

2En s’approchant de la demeure de sa belle famille, le Général repense sans doute à ces dernières années qui l’ont vu soutenir le coup d’État de Brumaire, démissionner de son poste de ministre de la Guerre, affronter le futur Empereur et affiner sa pensée politique. Son scepticisme sur le régime, son opposition à l’autoritarisme de Bonaparte l’ont alors marginalisé. Ces aléas politiques autant que la naissance qui s’annonce le poussent donc, lui l’élève de Monge, brillant ingénieur, mathématicien et poète à ses heures autant qu’homme politique modéré, à retourner à ses passions scientifiques et à se consacrer à l’éducation de ses enfants. On comprend dès lors l’importance qu’il eut pour son fils cadet qu’il influença comme père autant que comme éducateur, et l’on comprend en retour pourquoi le fils bâtit très tôt le culte de la mémoire4 de son père. Cette prégnance familiale fut également accrue par les rapports particuliers que tissèrent Hippolyte et son frère Sadi pendant sa courte vie5.

3Hippolyte Carnot voit donc le jour à Saint-Omer le 6 avril 1801 au domicile de la famille de sa mère, un an tout juste avant la proclamation du Consulat à vie dans une France encore sous le coup des épisodes révolutionnaires. À cet instant, son père est à la veille d’une « élection », en fait une nomination au Tribunat, le 27 mars 1802, au titre du Pas-de-Calais. Cette Chambre, l’une des quatre6 créées par la Constitution du 22 Frimaire an VIII (15 décembre 1799) qui fonde le Consulat, cet étrange système politique bien peu démocratique où, selon Sieyès, « la confiance vient d’en bas, mais le pouvoir vient d’en haut », va sceller le destin de la famille. Le Tribunat, malgré son rôle purement délibératif est en effet vite devenu un repaire d’opposants au pouvoir du Premier Consul. Devant discuter, sans jamais avoir le dernier mot, les projets de loi avec les orateurs gouvernementaux et en présence du Corps législatif, il devient un lieu de débats ouverts. Composé de libéraux comme Benjamin Constant ou de démocrates comme son premier Président, Pierre Daunou, il rejette l’évolution autoritaire et personnelle du Consulat et, pire encore, s’oppose directement à Bonaparte sur des textes comme son projet de Code civil. De son côté, le général Carnot, pourtant familier du Premier Consul qui l’a gracié après le coup d’État de 17977 et nommé ministre de la Guerre, fait plus grave encore. Révolutionnaire de la première heure, mais aussi modéré et démocrate, il vote contre le Consulat à vie, puis est le seul Tribun à voter contre l’Empire le 1^er mai 1804 (11 Floréal an XII). Dès lors, privé de toute influence politique, il se recentre sur l’Académie des sciences jusqu’à la suppression d’un Tribunat déjà largement expurgé. Mais l’épisode permet au moins au vieux général8 de mieux s’occuper de ses enfants, de leur montrer la force des principes politiques libéraux et de leur rappeler l’importance de valeurs que la soif de pouvoir ne doit jamais corrompre9.

4Le Tribunat abrite alors de remarquables personnalités qui, comme Lazare Carnot, s’intéressent à la marche de la société, aux libertés et à l’éducation du peuple, préoccupations qu’Hippolyte fera siennes. Pierre Daunou est ainsi le père d’une loi d’Instruction publique votée le 25 octobre 1795 (3 Brumaire an IV) et restée en vigueur jusqu’aux textes napoléoniens sur l’enseignement secondaire et supérieur en 1802. S’il prévoit l’abandon de l’obligation scolaire et de la gratuité, il préconise la création d’une école primaire par canton et « d’école centrales » secondaires dans chaque département. Quant au général Carnot, par ailleurs créateur avec d’autres de l’école polytechnique10, il fonde en 1815 la Société pour l’instruction élémentaire, fréquente les cercles de « l’enseignement mutuel », de la philanthropie et, en bon révolutionnaire formé par les Lumières11, réfléchit à l’éducation du peuple. Il en tire un ouvrage expliquant que chaque homme, même le plus modeste, a droit à l’éducation. Revenu au pouvoir pendant les Cent-Jours, il a juste le temps de préparer, en avril 1815, un « plan d’ensemble pour l’éducation populaire » suivi d’un décret et de la création d’une Commission spéciale pour l’enseignement élémentaire chargée de tracer des perspectives en la matière en s’inspirant des modèles anglais et hollandais. Ses enfants sont certes encore jeunes, mais il y a sûrement là matière à exemple et sans doute une imprégnation qui forge en partie la personnalité des fils Carnot, notamment celle du cadet. C’est ce que reconnaît Hippolyte en rappelant :

« Dans l’admiration profonde que m’inspire la vie de mon père, je me suis habitué à en faire ma boussole morale et politique. Jamais je ne me suis trouvé en présence d’une position difficile, d’une circonstance grave, sans me demander comment il aurait agi, pour tâcher de l’imiter ; et j’ai puisé dans cette règle de conduite des satisfactions de conscience qui m’enlèvent la pensée d’en jamais changer12. »

5Il ajoute : « J’ai trouvé mes opinions politiques dans mon berceau. Elles m’ont accompagné dans les jeux de mon enfance, dans mes premières causeries, dans mes premières lectures13. » Cette influence paternelle sur les principes et sur l’action de celui qui vécut en permanence avec son père jusqu’à sa mort en 1823 est parfaitement résumée par Jules Simon. Éphémère ministre de l’Instruction publique et spécialiste des questions scolaires, il rappelle, dans un bref ouvrage paru peu après la mort d’Hippolyte : « Monsieur Carnot doit beaucoup à sa naissance et aux leçons de son père14. »

6L’enfance d’Hippolyte Carnot commence donc sous de rudes auspices, entre un père à la carrière chancelante et une mère attentionnée, Sophie, par ailleurs sœur de l’épouse du frère cadet du Général. La famille maternelle du jeune Carnot jouit d’une certaine aisance15 qui offre une respectabilité nouvelle aux Carnot. Les revenus du beau-père de Lazare, Jacques Léonart Antoine du Pont (de Lierdt) de Moringhem, ancien conseiller-secrétaire du roi, commissaire des vivres de Saint-Omer et pensionné par l’État pour services rendus depuis 1792, complètent les revenus d’un fonctionnaire républicain, fils d’un modeste membre du barreau de province. Le jeune Hippolyte est d’abord élevé par sa mère, soulagée d’avoir son second fils à demeure, loin des passions politiques parisiennes. La chronique familiale prête ainsi à Sophie ces mots : « Celui-là devrait être heureux, il n’est pas né dans un palais comme son frère.16 » L’enfant réside à Saint-Omer pendant sa première année, avant d’emménager à Paris avec ses parents. Son père, à présent moins occupé par le Tribunat que par ses activités scientifiques à l’Institut multiplie alors les allez retours entre la capitale l’hiver, rue Saint-Louis-au-Marais17, Saint-Omer chez ses beaux-parents aux beaux jours, puis le château de Presles à partir de 1807. Ces sept premières années sont aussi celles de la première adolescence de Sadi, de cinq ans plus âgé qu’Hippolyte. Leurs caractères sont différents : « Autant Sadi se montra bientôt ombrageux et presque sauvage, autant Hippolyte apporta et conserva pendant les 87 années de son existence, y compris au temps des luttes les plus ardentes, le calme, l’égalité d’humeur, la secrète bienveillance d’une conscience stricte et d’une âme bien brée18. » Certes, il s’agit d’un témoignage familial, mais il est nourri des meilleures sources et, surtout, toute la vie d’Hippolyte Carnot, ses écrits et les observations19 de ses contemporains confirment cet avis.

7Pendant cette petite enfance, Hippolyte est parfois mené par sa mère, qui a sympathisé avec Joséphine, à la Malmaison. Mais à partir du moment où Lazare devient un « irréductible opposant à l’Empire héréditaire » (François Carnot), Hippolyte n’y remet plus jamais les pieds. Les deux parents se partagent alors l’éducation des enfants. Au père l’éducation morale et les principes philosophiques, à la mère les soins quotidiens comme il est alors d’usage. Chaque retour à Saint-Omer, devenu une sorte de refuge de la famille avant l’achat de Presles, est l’occasion pour le jeune Hippolyte d’échapper à l’éducation et à la routine quotidienne. C’est que le général Carnot a très tôt décidé d’apprendre lui-même à ses enfants des rudiments de sciences naturelles et de langues anciennes, les mathématiques, les sciences, les langues et la musique. Pour mieux les responsabiliser, il leur offre même une petite somme d’argent qu’ils doivent gérer eux-mêmes selon leurs besoins20.

Enfance et soubresauts impériaux

8À partir de 1807, une fois le Tribunat dissous, Lazare se consacre totalement à ses fils qui reçoivent dans un premier temps une éducation largement provinciale puisque la famille partage son temps entre le château de Presles à Cerny près de la Ferté-Alais21 et, plus rarement, Saint-Omer, berceau des Moringhem. Pour les enfants, c’est l’époque bénie de la présence fréquente de leur père, aussi assidu à l’Institut l’hiver qu’à ses devoirs familiaux à Presles l’été. Mais c’est aussi l’époque des premières épreuves avec la mort de leur mère et les hésitations de leur père qui finit par rejoindre l’Empereur après la débâcle de Russie.

9C’est donc à Presles qu’Hippolyte et Sadi sont éduqués par un père qui refuse obstinément de les mettre en pension pour mieux appliquer ses propres théories éducatives. Il approfondit les leçons aux enfants, en y apportant une touche scientifique pour Sadi qui manifeste déjà des prédispositions en ce domaine, au point d’entamer des discussions sur la physique avec lui. Alors en pleine « maturité scientifique » (Jean et Nicole Dhombres), Lazare est aussi redevenu un scientifique de haut vol22 qui a des idées éducatives bien arrêtées. Plus que des têtes bien pleines, il désire faire de ses fils des têtes bien faites, « nous faire connaître la saveur des bonnes choses plutôt que nous rendre infaillibles sur le sens des mots23 » selon les mots de son cadet. Il faut en faire de futurs citoyens émancipés et libres de leurs jugements, en somme transposer en famille les principes éducatifs qu’il prône pour la nation et qui vont marquer le futur ministre de l’Instruction publique de la seconde République. Presles devient le cadre idéal pour appliquer ces préceptes, inspirés de Rousseau et des Lumières, qui allient observation de la nature, volonté raisonnée d’expliquer toute chose et esprit critique. La description de la demeure d’été des Carnot dit bien ses atouts et ce qu’il représente immédiatement pour les enfants du général :

« Quand vous quittez La Ferté-Alais pour remonter la fraîche rivière d’Essonne, à moins d’un kilomètre de distance, vous longez le mur d’un parc et vous apercevez au milieu de ce parc, à mi-côte, une maison perdue dans la verdure. Cette maison, construite sur l’emplacement d’un petit manoir féodal, est ombragée par un majestueux tilleul ; au bas de sa terrasse coule, dans les fossés de l’ancien château, une eau si limpide que l’on compterait au fond les cailloux ou les brins d’herbe. Elle a pour premier horizon des prairies vertes, et plus loin des collines rocheuses couvertes de bouleaux. Cette maison se nomme Presles. […] C’est Carnot qui y a planté ce tilleul ; il a aussi planté les deux beaux arbres verts de la cour, cette longue avenue de platanes par laquelle nous sommes arrivés et ces cyprès de la Louisiane apportés tout petits par André Thouin24 et qui étendent aujourd’hui leurs branches horizontales et leur délicat feuillage au-dessus d’un ruisseau transparent. Carnot a passé là les heures les plus paisibles de sa vie25. »

10Chaque plantation, chaque aménagement paysager deviennent une leçon de botanique raisonnée, doublée de leçons de géométrie dans l’espace. On comprend l’attachement viscéral d’Hippolyte à Presles26 : « Quant à nous, enfants, nous ne songions pas que le paradis sur terre put être plus beau que Presles27. » Le père profite même de ces moments privilégiés pour initier ses fils aux langues vivantes, à l’anglais et surtout à l’allemand que parlera parfaitement Hippolyte. Mieux encore, bien que peu féru de langues mortes et plus attiré par les langues vivantes, il initie ses enfants au latin, redevenu langue obligatoire dans les lycées impériaux créés en mai 1802.

11Pour le reste, si la riche bibliothèque paternelle permet à Sadi et à son frère de se familiariser avec les classiques indispensables à la culture humaniste qui fonde l’enseignement secondaire, elle les initie à d’autres penseurs plus contemporains et novateurs. Parmi eux, Hippolyte s’intéresse à ceux qui se penchent sur les questions éducatives comme Rousseau, mais aussi à des philosophes plus originaux comme Saint-Simon. En effet, Lazare, en tant que membre de première classe de l’Institut reçoit régulièrement les fascicules et brochures saint-simoniennes qui doivent promouvoir la philosophie de Saint-Simon28 comme l’Introduction aux travaux du xix^e siècle ou De l’homme. Et si Hippolyte regretta après-coup que son père n’ait pas approfondi cette pensée qui sera le grand engagement de sa vie, il reconnut que Lazare n’avait pas été insensible à ces idées nouvelles. Ainsi, après avoir reçu le philosophe pendant les Cent-Jours pour lui trouver un emploi, le général avoua : « Voilà un homme que l’on traite d’extravagant, or il a dit plus de choses sensées dans toute sa vie que les sages qui le raillent […]. Mais c’est un esprit très original, très hardi dont les idées méritent de fixer l’attention des philosophes et des hommes d’État29. »

12Enfin, le jeune Hippolyte, déjà fort doué pour les langues, s’initie à des auteurs étrangers comme Hume qui lui donnent le goût des comparaisons internationales et de l’étude des systèmes éducatifs étrangers. Et que dire de l’influence des amis de Lazare sur ses fils ! Bougainville, de passage à Presles fait ainsi sauter Hippolyte sur ses genoux tandis que le vieux Dupont de Nemours s’entretient avec son père d’esclavage, ce que le futur défenseur de l’émancipation n’oublia sans doute pas. Ainsi sont instruits et éduqués de manière fort libérale et tolérante deux garçons dont le plus jeune avouera plus tard : « Les leçons que nous recevions avaient toutes pour objet de nous rendre, comme le maître qui les donnait, vertueux sans effort, sages sans système30. »

13Malheureusement, dès les années 1810, la mère d’Hippolyte tombe gravement malade et doit recevoir des soins réguliers à Paris. Dès lors, tout l’équilibre familial est bouleversé et les enfants deviennent une lourde charge, d’autant que Lazare est à nouveau sollicité par un Empereur dont les aventures extérieures tournent mal31. Le général commence par écrire un traité militaire (De la défense des places fortes) pour les écoles du corps du génie à Metz qui témoigne de son intérêt persistant pour l’activité militaire et la politique. Surtout, l’année suivante, en 1811, la maladie de son épouse s’aggrave tant qu’elle rend impératif un retour définitif à Paris qui le rapproche dangereusement des affaires politiques.

14En attendant, le couple ne peut plus éduquer seul les enfants, d’autant que Sadi, à présent âge de quinze ans, doit préparer les concours lui permettant de suivre sa voie scientifique. Il est inscrit au lycée Charlemagne pour préparer Polytechnique en classe de « mathématiques transcendantes » dans la classe de Louis Pierre Marie Bourdon qui fut de la première promotion de l’école polytechnique. Un an plus tard, il est reçu en septembre en bonne place à l’épreuve d’entrée de Polytechnique32, ouvrant ainsi la voie à son frère.

15Car, et c’est paradoxal si l’on songe à la suite de sa vie, Hippolyte a un destin de scientifique tout tracé. Dans l’esprit de ses parents, il doit lui aussi rentrer à Polytechnique ou, à défaut, à Saint-Cyr pour y suivre une carrière militaire. Dès la rentrée de septembre 1812 son père le place donc, pour la somme de mille francs par an dans L’institution polytechnique, 8 avenue de Neuilly. L’établissement est dirigé d’une main de fer par le scientifique Lemoine d’Essoies, officier de l’Académie de Paris, membre du Jury de l’Instruction publique et proche des polytechniciens. Le jeune Carnot y reçoit une éducation spartiate où, si la discipline n’exclut pas les châtiments corporels sous la férule « d’Inspecteurs généraux », la pédagogie est novatrice. Les élèves sont répartis dans des classes selon leur âge et l’enseignement allie éducation intellectuelle et physique à travers des programmes qui complètent l’éducation paternelle. Hippolyte se perfectionne ainsi en lecture, en langues, anciennes et vivantes, en littérature, en mathématiques, en physique et géométrie, goûte à la chronologie, à l’histoire, au dessin, à la musique, à l’escrime et à la danse, se révélant en tout point un excellent élève.

16Les appréciations de son maître, toujours élogieuses33, témoignent de sa curiosité, de son ouverture d’esprit tout autant que de son sens des responsabilités. Hippolyte reçoit ainsi, dès 1813, le premier prix en mathématiques, en géographie et, déjà, en langue allemande, toutes choses par lesquelles « il s’était fait estimer34 » par ses maîtres et condisciples. Mais sa mère s’éteint le 6 février de cette même année, laissant son père dans un état de détresse qui ne lui est guère coutumier et dont seule l’étude le tire. Pour le plus jeune des Carnot la perte est cruelle même si, lorsqu’il revient à Paris en fin de semaine, sa tante Madame Carnot-Feullins, fait tout son possible35 pour remplacer l’absente.

17Cependant, alors que ses enfants étudient et ne reviennent au domicile familial que les dimanche et fêtes (où ils reçoivent une discrète éducation religieuse), Lazare finit par céder aux demandes de Napoléon Premier. Après l’invasion du territoire national à la fin de 1813, il est nommé gouverneur d’Anvers et part précipitamment pour la Belgique le 30 janvier 1814. L’aventure belge dure peu, jusqu’au 17 avril très précisément quand, la mort dans l’âme et après bien des tergiversations, le général Carnot rend les armes tandis que l’Empire s’écroule. Après un crochet à Saint-Omer, il rentre le 3 mai à Paris pour assister, en compagnie d’Hippolyte, au premier retour du futur Louis XVIII dans la capitale. Un nouvel épisode de la vie des Carnot s’ouvre dans la confusion : « Après la déchéance de Napoléon, toutes les têtes se relevèrent comme les plantes après l’orage36. » Mais la famille est épargnée par la vindicte des ultras bien que Lazare se soit mis en tête de prodiguer au roi des conseils peu amènes sur la politique à suivre37.

18Mais quelques mois plus tard, l’Empereur revient au pouvoir pour les Cent-Jours38, de mars à juin 1815. C’est à ce moment que Lazare, finalement menacé d’arrestation au point de se cacher rue du Parc-Royal, est nommé ministre de l’Intérieur le 22 mars 1815. Et comme ce ministère comporte dans ses attributions l’Instruction publique, il peut alors lancer le projet éducatif qui lui tient à cœur.

L’influence du plan d’instruction de Lazare

19Trois jours après son installation au ministère, Lazare Carnot commande une étude sur l’enseignement. Elle s’inspire des travaux de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale dirigée par le philanthrope Gérando, apôtre d’une éducation populaire inspirée par les thèses de l’enseignement mutuel des Anglais Bell et Lancaster39.

20Il est vrai que la situation de l’enseignement est si préoccupante qu’il faut agir sans délai. C’est ce qu’avait reconnu le 20 avril 1802 Fourcroy, directeur de l’Instruction publique. Pendant les discussions sur sa réforme, il s’était avoué « effrayé par la nullité presque totale (de l’enseignement élémentaire) qui risque de priver une grande partie de la nouvelle génération des premières connaissances indispensables40 ». En cette année 1815, le taux d’alphabétisation stagne entre 38 et 43 % pour l’ensemble de la population et seul un quart des enfants d’âge scolaire fréquente l’école. Il faut ajouter à ce sombre tableau l’écart de vingt points entre les hommes et les femmes sachant « écrire » et les nombreuses inégalités régionales devant la scolarisation41. En outre, la volonté de la loi Fourcroy de laisser les communes libres de créer et gérer les écoles avait fait le jeu des congrégations et autres établissements de charité. De son côté, l’Empereur favorise exclusivement l’enseignement secondaire d’élite (moins de 50 000 élèves au total, privé comme public en 1815) symbolisée par la création des lycées (18 000 élèves en 181342) et l’Université Impériale au mépris de la liberté de l’enseignement.

21Malgré cela, à la surprise générale, Napoléon I^er, pourtant en mauvaise posture au printemps 1815 décide de s’attaquer au problème de l’instruction populaire et primaire, sans que l’on sache réellement ce qui le motive.

22Il est donc logique que Lazare Carnot sollicite cette Société d’encouragement pour l’industrie nationale qui souhaite « donner à la classe inférieure du peuple, le genre d’éducation intellectuelle et morale le plus approprié à ses besoins43 ». Et comme, de son côté, le Général pense que « c’est de l’éducation nationale qu’il faut attendre l’avenir de la Patrie44 », qu’il a travaillé sur le sujet avec Condorcet et prononcé un discours à la Convention sur l’Instruction populaire qualifiée de « base des sociétés modernes » qui nécessite d’abolir « les inégalités d’éducation45 », le travail est rondement mené. Un mois après la constitution de la « Commission Carnot », le projet et ses décrets d’application arrivent sur le bureau de Napoléon I^er. Le texte rompt avec les projets impériaux pour renouer avec l’esprit des Encyclopédistes, celui des droits de l’homme et de la Constitution de 179146, mâtiné de volontarisme mutuelliste, ce « mouvement qui […] s’étend déjà […] sur les quatre parties du monde47 ». En cette fin crépusculaire d’Empire, ce sont bien les idéaux révolutionnaires qui fondent les premiers jalons de la réflexion éducative d’Hippolyte.

23Le général sollicite aussi ses anciens condisciples comme Monge, Berthollet, Chaptal et des philanthropes comme La Rochefoucauld-Liancourt48. Les dix articles de son projet proposent une « école centrale pour l’éducation gratuite et primaire d’après la méthode d’instruction des enfants par eux-mêmes49 » pour former des maîtres d’un bon niveau dans toutes les communes et les chefs-lieux d’arrondissement. Pour le reste, il entend généraliser le primaire public, sa gratuité, l’entretien des écoles par l’État, la formation civique des citoyens et le recrutement des enseignants par concours avant des inspections régulières.

24Après l’accord de l’Empereur, un temps effrayé de ces relents révolutionnaires, Carnot recentre son projet sur l’enseignement mutuel et une philanthropie dont il qualifie les tenants « de créateurs et directeur de l’éducation primaire ». Il réunit le 16 mai une commission, composée des meilleurs spécialistes du mutuellisme et de la philanthropie comme de Gérando, Laborde, Say, Jombard, Lasteyrie et Cuvier pour définir des méthodes d’éducation. Il prévoit de les tester dans une École d’essai parisienne, sorte d’ancêtre d’une École normale d’instituteurs. Pendant un mois, la commission travaille d’arrache-pied, prépare la future école (dans un ancien collège près de la place Maubert), recrute les moniteurs, commande du matériel pédagogique et reçoit ses vingt premiers élèves recrutés par le préfet de la Seine. L’école commence même à appliquer les préceptes du mutuellisme avec des groupes de niveau pris en charge par des moniteurs et rassemblés dans une même salle pour que les élèves puissent passer d’un groupe à l’autre selon leurs progrès.

25Puis, le 17 juin, sentant les derniers jours du régime arriver, Lazare Carnot permet la création d’une Société pour l’Instruction élémentaire composée des hommes qui travaillaient à son projet, avant de perdre son poste et de quitter définitivement le pouvoir le 6 juillet 181550. Cela n’empêche pas la société de se doter d’une charte voulant « encourager l’établissement en France d’écoles élémentaires organisées d’après les méthodes d’enseignement les plus parfaites, de propager, de perfectionner ces méthodes51 ». Puis elle fonde le Journal de l’éducation, futur Bulletin pour la Société pour l’instruction élémentaire52 destiné à promouvoir les nouvelles méthodes d’instruction et le mutuellisme. La Société réussit à poursuivre ses activités tout au long du siècle et ouvre sa première école mutuelle le 1^er septembre 1815 tout en vantant l’éducation populaire. Elle structure dès lors une large part de la pensée éducative d’un Hippolyte Carnot qui en devient trois fois le Président (1848, 1869 et 1871) et longtemps le Secrétaire.

26Ce plan paternel, auquel collabora Carnot-Feullin53, influença sans nul doute Hippolyte qui le reconnut dans son Mémorial ou dans le portrait qu’il fit de son père dans les Mémoires sur Lazare. Le texte comporte en effet plusieurs ingrédients que le futur ministre réutilisa et sur lesquels il réfléchit dès la Restauration, comme le mutuellisme qui lui semble favoriser l’autonomie et la responsabilité des enfants, la philanthropie, mais aussi de l’action de l’État, la gratuité et la responsabilisation des élèves. De là découlent les questions de la liberté de l’enseignement, du libéralisme, de l’équilibre des programmes et de la place de l’église dans l’instruction qu’Hippolyte n’éluda jamais.

27Enfin, la passion de l’expérimentation pédagogique, le souci des enfants et l’ouverture aux influences étrangères, notamment allemandes, hollandaises et anglaises des compagnons de Lazare Carnot influencèrent un jeune homme que ses voyages, y compris de ceux de l’exil, marquèrent. De même les liens que Lazare fit toujours entre l’école, la patrie et le civisme pesèrent sur sa vision de l’école. Tous les projets paternels liaient la question éducative à la question sociale, politique et économique, voire culturelle. En effet, pour les libéraux d’alors, instruire le peuple a d’abord une fonction sociale et morale : la préservation de l’ordre social et la moralisation des masses. Grâce à la religion, enseignée dans le cadre mutuel où l’on doit « remercier Dieu pour ses bienfaits », le peuple éclairé se détournera des tentations et des vices du monde industriel, sans trop dépenser puisque, dans le mutuellisme, le nombre de maîtres reste modeste tandis que les moniteurs choisis parmi les meilleurs élèves forment le gros des enseignants. Ainsi sera formée une main-d’œuvre obéissante, plus qualifiée que ses devancières et mieux adaptée au développement capitalistique de ce début de xix^e siècle.

28L’article premier des statuts de la Société pour l’instruction élémentaire le résume : ses membres sont « convaincus que l’éducation est le premier moyen de former des hommes vertueux, amis de l’ordre, soumis aux lois, intelligents et laborieux, et seule peut fonder d’une manière utile et durable le bonheur et la vraie liberté des États ». Toutes ces théories débouchent sur la question de la participation populaire aux élections, donc celle du suffrage universel. Jusque dans sa composition, la Société… résume les influences qui s’exercèrent sur le cadet des Carnot. On y retrouve des religieux comme des laïcs (le géographe Jomard, des francs-maçons comme Laborde), des libéraux (Constant, Say, Guizot ou de Broglie) comme des légitimistes (Mathieu de Montmorency) voire des novateurs socialisant comme Saint-Simon, des philanthropes54 (la plupart de ses membres) et, plus tard, des républicains qui bâtirent l’école de la Troisième République55.

29En attendant de tester ces idées, Hippolyte prend l’habitude de considérer la question scolaire dans son contexte social et songe à faire de l’école un instrument de promotion d’individus émancipés et responsables, seul viatique pour améliorer la vie des plus humbles.

30Le jeune homme allait vite avoir l’occasion de confronter ces idées à la réalité. En effet, le 8 juillet 1815, il reçoit à sa pension une lettre de son père : « Mon bon ami, je ne t’envoie pas chercher parce que je pars demain à six heures pour la campagne […]. Tu viendras y passer tes vacances56. » On ne peut mieux signifier à un adolescent, alors âgé d’un peu plus de quatorze ans, qu’une nouvelle vie commence.