Chapitre 1. Le Journal encyclopédique et la diffusion de l’esprit philosophique
p. 87-120
Texte intégral
1Les contrefaçons du XVIIIe siècle avaient pour la plupart, nous l’avons vu, l’objectif d’améliorer l’Encyclopédie. Cependant cette intention de perfectionnement affichée dans la plupart d’entre elles se doublait d’une opposition spéculative. Le dessein de remettre l’Encyclopédie dans le droit chemin d’un projet chrétien n’est bien souvent pas caché. Ce ne sont pas ces successeurs-là, à l’image de de Félice, qui vont retenir notre attention à partir de maintenant, mais plutôt les projets soit de sectateurs réalisant une entreprise avec le même esprit, soit de successeur tel Panckoucke se positionnant en héritier direct de Diderot et d’Alembert. Dans ces cas de figure, l’amélioration de l’Encyclopédie propulsera l’esprit philosophique dans le XIXe siècle. C’est à partir de là que se mettent en place une pensée scientifique et une morale qui triompheront une génération plus tard. Dans l’entreprise des Lumières, si la pensée scientifique basée sur la physique revient à d’Alembert, la pensée morale incombe à Diderot dans l’approche des philosophes grecs ainsi que nous allons le voir à la fin de cette présente partie.
2La diffusion des esprits encyclopédique et philosophique se fait grâce à la Belgique et aux liens étroits entre l’Allemagne et la France ou, plus précisément entre les villes de Gotha et de Paris1. Le succès post éditorial immédiat de l’Encyclopédie a été perpétué par deux entreprises de transmission que sont le Journal encyclopédique de Pierre Rousseau publié de 1756 à 1793, puis la Correspondance littéraire, philosophique et critique de Grimm, Diderot, Raynal, Meister, etc., publiée de 1753 à 18132. Cette dernière est toutefois plus un témoignage pour l’époque sans lien direct avec l’Encyclopédie contrairement au Journal qui construira son projet à partir de l’entreprise de Diderot et d’Alembert.
3Le présent chapitre s’intéresse à l’entreprise de Pierre Rousseau destinée à diffuser l’esprit philosophique dans toute l’Europe pendant que nous consacrerons notre troisième partie à l’Encyclopédie méthodique. En effet, si ceux qui veulent faire comme les encyclopédistes sont nombreux et pas seulement pour gagner de l’argent, c’est que les idées fascinent. Les journaux retranscrivent cet engouement de toute une époque. Après les Sociétés Typographiques de Neuchâtel (STN)3 et de Bernes, la Société typographique de Bouillon (STB) a été créée pour répandre l’esprit de l’Encyclopédie. Elle a été fondée en 1769 par Pierre Rousseau (1716 - 1785) qui consacra la STB « au progrès des sciences, à l’amour de la vertu et à l’avancement de la vraie philosophie ». La « vraie philosophie » désigne la philosophie des Lumières qui attribue à l’homme la capacité de connaître. Le qualificatif de « vraie » signe une connivence réelle entre le fondateur de la STB et les éditeurs de l’Encyclopédie. La publication centrale qui caractérise cette Société fut le Journal encyclopédique4 auquel nous allons nous intéresser.
Le Journal encyclopédique (1756-1793)
4Dans un ouvrage mémorable, Gustave Charlier et Roland Mortier présentaient en 19525 le Journal encyclopédique comme une œuvre collective qui était « une suite de l’Encyclopédie ». Bien souvent ignoré des expositions ou des commémorations sur l’Encyclopédie6, le Journal encyclopédique est pourtant d’une importance cruciale pour une vision complète de l’histoire de la grande entreprise des Lumières. On a noté que son fondateur est impliqué dans les suites à l’Encyclopédie en tant qu’éditeur, mais ce qui différencie Pierre Rousseau de Panckoucke c’est que son travail ne repose pas sur une critique visant les défauts de l’Encyclopédie, mais sur la conviction que l’enrichissement du savoir passe par tous les pays et qu’il est préférable d’élargir les connaissances plutôt que de reprendre les articles en cherchant à les améliorer. C’est pourquoi il choisit cette autre forme qu’est le journal pour poursuivre et propager l’esprit de l’Encyclopédie. Il va placer l’esprit philosophique dans un autre univers qui n’est plus celui des dictionnaires ou des savants spécialistes d’une discipline. On pourrait dire qu’il déplace l’Encyclopédie du point de vue national borné vers le point de vue élargi européen. Il y a des accents de modernité dans les investissements de ce libraire qui voit dans la nouvelle configuration la seule possibilité de pouvoir informer un maximum de lecteurs. Pareille perspective reflète ses intentions qui ne sont plus de faire du rassemblement un savoir, mais de faire que la diffusion convertisse l’aspect spéculatif en une instruction la plus étendue possible. Le premier numéro du Journal encyclopédique paraît en janvier 1756.
5Il est nécessaire d’insister sur l’aspect philosophique que le directeur du Journal met en valeur dans la diffusion et que justement les contrefaçons avaient mis de côté7. Il interprète le dévoilement de la connaissance (éclairer et créer des liaisons entre des parties) comme une ouverture à pratiquer dans toute l’Europe. Le Prospectus du Journal encyclopédique illustre ce comportement : « L’objet de ce Journal est de rassembler, chaque quinze jours, tout ce qui se passe en Europe de plus intéressant dans les Sciences et les Arts [...]. La France, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie, l’Espagne, la Hollande, les Pays-Bas, en un mot l’Univers savant fera l’objet de nos recherches, de nos liens, de notre travail. » L’Univers savant choisi ne veut pas être une image du savoir, mais le vaste lieu où se trouvent les savants dont il faut diffuser les travaux. Le Journal a pour espace les pays de l’Europe plus que les matières scientifiques même si elles sont très présentes. Ce n’est pas la science qui intéresse Rousseau, c’est sa diffusion. Il prend physiquement place sur la mappemonde évoquée par d’Alembert dans le Discours préliminaire, laquelle offrait plusieurs points de vue à partir desquels il revenait à l’homme de connaître tous les pays et ce qui les relie les uns aux autres. L’idée de l’encyclopédisme exprimée dans ce passage célèbre du Discours préliminaire, est reprise en 1755 par Pierre Rousseau dans son Prospectus où il explique que son objectif est d’établir une « heureuse circulation » des idées et de « former le goût en donnant les moyens d’apprécier les productions de l’esprit ».
6Cet aspect pédagogique pourrait se rapprocher du comportement des philosophes antiques sur lequel s’est focalisé Diderot, dans la mesure où la philosophie de l’Encyclopédie se traduit par un savoir-faire formateur de l’esprit. Et on reconnaît dans l’esprit philosophique les traces de la philosophie destinée à modifier une façon de penser. Il s’agissait pour Diderot et d’Alembert « de transformer, c’est-à-dire de changer la manière de vivre et de voir le monde8 ». C’est parce que cet esprit philosophique développe une « manière » de penser que la circulation des idées est heureuse, à l’image de la sagesse qui apporte le bonheur parce que celui qui l’acquiert « sait bien se conduire dans la vie9 ». Dans l’« heureuse » circulation des idées, connaissance et morale sont sous-jacentes.
7Dans le cadre de la dynamique développée par la philosophie de l’Encyclopédie, l’esprit philosophique laisse pressentir l’étendue considérable de ce qui va être nommé au XIXe siècle « la culture ». Pierre Rousseau sera d’ailleurs qualifié d’« entrepreneur culturel ». Constatons d’emblée qu’il va participer à la popularisation de la science et des arts annonciatrice de la démocratisation du savoir. Toute sa vie il va déclarer son enthousiasme pour l’Encyclopédie et mettre en avant sa volonté pour que son Journal prenne « de l’Encyclopédie cet esprit philosophique qui la caractérise et qui, répandu dans toute la masse de l’ouvrage, anime et vivifie toutes ses parties10 ». Il y a donc un élargissement qui, s’il déforme quelque peu les idées de Diderot et d’Alembert, n’en dénature jamais leur origine dans la mesure où il en conserve en priorité la dynamique. Je propose qu’on regarde cette entreprise éditoriale d’un peu plus près.
8Selon Gustave Charlier, si Pierre Rousseau ne connaît pas plus de succès avec ses romans qu’avec ses pièces de théâtre c’est parce qu’il est fait pour cet autre genre littéraire en train de naître qu’est le journalisme. Ne perdons jamais de vue également que comme tout libraire il reste professionnel et pense aux profits financiers. Si les premiers volumes de l’Encyclopédie avaient suscité la curiosité pour un grand nombre de lecteurs, il n’y avait aucune raison, pense-t-il, pour qu’« une publication périodique qui en reprendrait les idées et en propagerait la doctrine » ne connaisse la même faveur11. De plus il projette d’éditer des cahiers minces avec des prix petits, afin de favoriser la diffusion de la connaissance aux plus modestes. Est-ce parce que Rousseau veut faciliter la diffusion qu’il choisit une ville centrale en Europe, juste entre la France et l’Allemagne ? Cela est possible car on sait que Liège devint un immense centre très prospère de l’industrie de la contrefaçon, que ce soit celle de l’Encyclopédie ou de tout autre livre de l’époque. Voltaire en fut un des grands noms acceptant d’être édité ou réédité dans des conditions pas toujours très transparentes. Mais les livres étaient publiés. Les contrats étaient remplis. Et ce fait même était capital. Si dans toutes les publications qui tournent autour de l’Encyclopédie, il y a toujours un aspect commercial, loin d’être réducteur il en souligne les enjeux. Avec Pierre Rousseau comme avec Panckoucke les deux aspects sont associés. Les publications de ces libraires offrent aux idées une émancipation sur laquelle repose, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, la continuité des Lumières. Et même si des dissemblances sont constatées, c’est par l’analyse de ce changement de forme, de l’original à la réplique ou des idées à leur diffusion élargie, qu’on peut mesurer la valeur des idées encyclopédistes.
9Le 1er janvier 1756 sort des presses d’Everard Kints le premier cahier du Journal encyclopédique. Le dernier numéro paraîtra le 20 décembre 1793. Soit un total de 788 numéros bimensuels. Le Journal couvre ainsi toute la seconde moitié du XVIIIe siècle. Son histoire n’est pas sans embûches. En 1758, il est interdit de publication, la Société de Liège résilie son abonnement et Rousseau envisage de changer de titre pour apaiser les autorités. En 1763, Panckoucke se verrait bien comme le seul grand éditeur de la presse française en réalisant la fusion entre le Mercure, qu’il dirige, et le Journal encyclopédique. Si enfin les choses se calment à partir de 177512, on constate que, tout comme les éditeurs de l’Encyclopédie, Rousseau connaît les assauts des libraires et du clergé. Ce dernier veut interdire le Journal, mais comme Diderot et d’Alembert, l’entrepreneur culturel supporte les épreuves et poursuit sa publication jusqu’à sa mort en 178513. Il va toutefois être contraint de déménager plusieurs fois, tout d’abord à Bruxelles où le Journal encyclopédique est assimilé à l’Encyclopédie, à savoir à une publication dangereuse « pour la religion, la pureté des mœurs et le repos public », avant d’installer son industrie dans la petite ville wallonne de Bouillon14. C’est ainsi que pendant trente ans le Journal paraît tous les quinze jours et que fut fondée la STB. Ensuite, son beau-frère et fidèle adjoint continue l’entreprise et réalise en 1793 la fusion avec l’Esprit des Journaux15.
10Parmi les principaux collaborateurs du Journal, on compte au début Ulysse Capitaine un érudit liégeois, M. Durant et surtout l’abbé Claude Yvon (1714-1791), le célèbre auteur des premiers articles de philosophie dans l’Encyclopédie, entre autres l’article AME. On le voit, Rousseau restait très proche de l’Encyclopédie. Mais il dut se séparer de l’abbé Yvon entaché par l’affaire de l’abbé de Prades16. Ensuite on compte parmi les collaborateurs les plus fidèles : les frères Jean Castillon (1718-1799) et J. -L. Castillon (1720-1793) qui écrivirent en même temps dans le Journal de Trévoux en 1777, le journaliste Jean-Louis Carra (1743-1793), l’éditeur du Supplément Jean-Baptiste Robinet (1735-1820), et le savant médecin allemand Frédéric-Emmanuel Grünwald qui mourut en 1826. Parmi les auteurs de l’Encyclopédie qui participèrent au Journal on dénombre d’Alembert, Marmontel, Deleyre, Formey, etc. Pour finir sur ses relations étroites avec les encyclopédistes, il faut souligner que lorsque Pierre Rousseau s’installa à Paris – il vivait huit mois à Paris et quatre mois à Bouillon – il recevait fréquemment Diderot. Il réédite l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron à Bouillon, et entretient de réels liens d’amitié avec l’auteur.
11Il ne faut toutefois pas manquer d’attester que la STB très prospère s’associe avec Panckoucke (Paris) et Marc-Michel Rey (Amsterdam) pour publier le Supplément à l’Encyclopédie et qu’elle lança une réimpression de l’Encyclopédie. Le libraire de la contrefaçon italienne à Lucques, Ottaviano Diodati, coopère à cette prospérité en publiant la traduction du Journal encyclopédique dès 1756 (Giornale enciclopedico di liegi). Il semblerait que si Pierre Rousseau reste attaché aux valeurs de l’Encyclopédie, son comportement soit plus modéré que celui des encyclopédistes dans la mesure où son métier ne se limite pas à être un auteur. On a pu souligner pour le Journal encyclopédique « l’impartialité, la délicatesse du goût, un choix heureux dans la multitude des livres17 », ce qui indique, une fois encore, qu’on n’est plus dans la radicalité d’un changement de la façon de penser de la première moitié du siècle, mais que l’on se dirige vers une vulgarisation des idées encyclopédistes. Pierre Rousseau était un sectateur, mais aussi un excellent diplomate. C’est avec un esprit modéré qu’il s’engage haut et fort dans le Prospectus du Journal (octobre 1755) à « éviter le mauvais ton de plaisanterie, les ironies froides et les déclamations révoltantes18 ». L’expression va changer aussi avec l’époque où il était moins nécessaire de cacher ses idées, ce que l’Encyclopédie méthodique confirmera.
12Plus intéressant est le maintien de la dynamique de départ qui animait l’entreprise originale. Condorcet, l’ami encyclopédiste qui sera le légataire universel de Jean Le Rond d’Alembert, résumait le Journal à la fin du premier paragraphe du Prospectus par cette phrase : « Tout cela formera le tableau historique de l’esprit et du goût de chaque nation19. » Les orientations de ce premier tableau historique du Prospectus sont axées autant sur l’esprit que sur le goût. Idéologiquement on peut le situer entre le Discours préliminaire de l’Encyclopédie (1751) et la future Esquisse d’un Tableau historique des progrès de l’esprit humain (1795) de Condorcet20. Une foi inébranlable dans la justesse de l’esprit philosophique et une confiance dans la perfectibilité de l’esprit humain habitent Pierre Rousseau qui, tel un pèlerin, se met à la recherche quotidienne des nourritures intellectuelles pour poursuivre et accélérer le progrès des arts et des sciences. Le programme du Journal confirme cette ambition partant du développement d’un esprit philosophique pour atteindre un progrès général ambitieux que l’on peut résumer en trois points :
- Rendre compte des « ouvrages d’érudition profonds et solides, des harangues des séances et des discours académiques, des causes célèbres, des pièces dramatiques, des fugitives, des livres d’histoire et autres, des romans, et généralement de tout ce qui regarde la belle littérature » ;
- ne pas négliger « les arts, les talents comme la musique, la danse, la déclamation, la peinture, la gravure, la sculpture, l’architecture, les machines nouvelles, les découvertes, les détails des spectacles en ce qui concerne les décorations, les ballets et tout ce qui contribue à l’éclat des représentations et à la gloire des compositeurs, ou des artistes » ;
- saisir « tout ce que la médecine, la chirurgie et la chimie offriront de curieux et d’utile, comme les thèses singulières, les systèmes nouveaux de guérison, les opérations nouvelles, les maladies et les cures extraordinaires, et tous les événements qui auront quelque rapport à ces objets, ou qui pourront intéresser l’humanité ».
13Toutes les matières du savoir sont présentes pour offrir à tous la connaissance de tous les savants et artistes qui « illustrent la République des Lettres ». Ce n’est pas un homme qui va apporter la connaissance, mais c’est le travail de chacun – des meilleurs - qui accomplira l’humanité. Il faudra extraire de chaque activité parmi une multitude d’informations parvenues des pays de toute l’Europe et dans chaque numéro ce qui en fait une nouveauté. « Quelle abondance de matières ! lance Condorcet, quelle variété d’objets ! quelle fécondité d’événements ! quel heureux fonds de morale pour les yeux philosophiques qui ont l’adresse d’en trouver dans les choses, même les plus simples. »
14Abondance, variété, fécondité des valeurs collectives vont ici de pair avec la morale puisqu’elles participent au bonheur de l’homme. L’élargissement spéculatif de la vision intellectuelle, inspiré de la mappemonde, conduit l’auteur du Journal à mettre en pratique le glissement du concept d’humanisme en celui d’humanité opéré par l’esprit philosophique. On ne va pas s’interdire d’apercevoir dans cette attitude culturelle une affinité avec la démarche originelle d’Internet21 qui a cette même abondance, cette même variété, mais au plan mondial. L’entreprise Wikipédia ne se déclare-t-elle pas une entreprise collaborative et sectatrice de l’Encyclopédie22 ? Assurément de nos jours le mélange est plus vaste et l’ouverture a été poussée à l’extrême. Lisons la suite du Prospectus car elle fait la différence entre vouloir tout délivrer, comme le pratique Internet, et vouloir former les lecteurs, comme le propose le Journal encyclopédique où l’objectif pédagogique de l’Encyclopédie reste entier : « Notre but n’est point de satisfaire une curiosité purement machinale, mais plutôt de former le goût, en donnant les moyens d’apprécier toutes les productions de l’esprit par une critique sage, judicieuse et raisonnée ; et en présentant des leçons et des exemples tirés des bons ouvrages des grands hommes, qui illustrent actuellement la République des Lettres23. » Alors qu’Internet satisfait maintenant « une curiosité purement machinale » sur tous les sujets, Pierre Rousseau reprenait sans changement le point de vue des éditeurs. Diderot déclarait dans le Prospectus de l’Encyclopédie qu’entre tous les écrivains, ils avaient « donné la préférence à ceux qui sont généralement reconnus pour les meilleurs ». C’est de là, ajoutait-il, que les principes ont été tirés24.
15Dans ce cadre, Rousseau avait parfaitement saisi le sens de l’élargissement qui exige des limites c’est-à-dire qui distingue entre faire tout voir et savoir éclairer le lecteur. Les limites sont fournies par la référence à la République des Lettres qui incarne la sélection des « bons » auteurs, ceux qui ont apporté un savoir-faire dont la philosophie en a déduit des principes. Il suffit de les lire pour avoir une formation au goût. L’esprit philosophique gouverne le génie qui dans la science expose la voie de principes directeurs et, dans les arts, il gouverne celui du goût légué par les « bons » auteurs. Et c’est maintenant qu’il faut faire intervenir le rôle joué par d’Alembert qui, dans ce mouvement d’une définition philosophique générale de la recherche de ce qui est à conserver, avait choisi de s’exprimer à l’article Goût. Une analyse plus précise de l’esprit philosophique et de son article va permettre de mieux saisir les fondements sur lesquels Rousseau a pensé diffuser pour instruire.
L’esprit philosophique
16L’esprit philosophique a fait l’objet de querelles au XVIIIe siècle. La même année que Pierre Rousseau écrit son Prospectus, l’Académie Française choisit pour sujet de concours, « L’esprit philosophique ». La pièce qui remporte le prix distingue un père jésuite de vingt-neuf ans, le Père Antoine Guénard (1726-1806), préfet des études au collège des jésuites de Pont-à-Mousson. Non sans ruse, l’auteur distingue dans son texte rejet de l’autorité de la raison et respect envers la foi. L’ordre exposé n’est pas celui des connaissances, mais celui des vérités surnaturelles, et le cartésianisme est proposé comme modèle de l’esprit philosophique soumis à la foi en Dieu. La raison et la foi soutiennent l’apologie de Descartes pour avoir secoué le joug d’Aristote et dignement porté celui du christianisme. Guénard compose une réfutation des principes de l’Encyclopédie. Plus tard, les dangers qui le menacèrent en 1793 le forcèrent à brûler son travail25. Avant de comparer le texte du père Guénard avec la réponse dalembertienne à l’article Goût, examinons l’esprit philosophique dans l’Encyclopédie.
Le savant-philosophe
17L’origine de l’esprit philosophique est le « philosophe ». Qui est ce « philosophe » ? Si l’on se réfère au Discours préliminaire des éditeurs, il exprime le lien de la science et de la philosophie. Il désigne d’abord le scientifique qui va pratiquer sa discipline avec un esprit ouvert aux autres matières. Cette origine de la philosophie ancrée dans un ordre épistémologique inspirera la conception kantienne de la réflexion. Il est intéressant de noter que c’est au cours de l’analyse de la faculté de juger que Kant explicite deux sens de l’esthétique, l’un comme expérience singulière et l’autre comme théorie universelle. Pour ce qui nous occupe, la philosophie que d’Alembert regardait universelle se loge dans la pensée du savant qui se concentre autant sur sa propre matière que sur les autres disciplines afin de construire des liaisons entre les principes de l’une et les principes des autres. Le scientifique dans ses recherches travaille les liaisons plus que les disciplines même si, dans le cours des expériences, il utilise le potentiel disciplinaire. Pareil scientifique est considéré comme un philosophe car c’est à la philosophie qu’il devra l’ouverture de son entendement vers d’autres matières qui le mèneront sur la voie de l’invention. Dans ces conditions où la philosophie est considérée comme l’activité de tous les savoirs plus que comme une discipline destinée à devenir une science, l’esprit philosophique évolue comme un fil conducteur entre la science et la méthode. L’origine de ce qui le caractérise réside dans la distinction entre l’esprit de système et l’esprit systématique26.
18Le savant qui reste enfermé dans sa propre science deviendra un excellent spécialiste, mais ne fera jamais de découverte. Seul celui qui sort de sa propre matière – sciences et arts sont ici toujours identiques – et accroît ses connaissances avec l’apport d’autres sciences, se place sur le chemin de la découverte. Il élargit son point de vue ou encore il pratique sa science en philosophe. Il sait expliquer avec méthode la marche de son esprit à chaque étape de sa découverte. Il est sorti de l’esprit de système qu’il a dû pratiquer lorsqu’il a appris sa propre matière. L’expression consacrée, adoptée parfois en devise des Lumières, « Sapere aude » de Kant prend ici tout son sens originel. « Savoir se servir de son entendement », c’est élargir sa pensée à tous les univers autres que celui ou ceux déjà connus. Il ne faut jamais perdre de vue que cette démarche est méthodique et se situe au niveau des principes de la science. D’Alembert formule une pensée à partir du travail de l’entendement selon laquelle l’accroissement des connaissances ajouté à l’élargissement du point de vue équivaut au comportement du philosophe. Une semblable démarche constitue une avancée pour la philosophie elle-même dans la mesure où à cette compréhension du scientifique est nécessairement associé un discours philosophique sur la base de la science. La philosophie règne sur la science.
19Le savant ne pourra mettre la vérité de la science à la « portée de tout le monde27 » que s’il expose sa découverte dans des termes philosophiques, autrement dit selon une méthode. La philosophie intègre désormais des enjeux scientifiques considérables puisqu’elle dévoile la liaison des principes entre eux. L’inversion dalembertienne n’avance pas que c’est le philosophe qui fait la science, mais que le scientifique, lorsqu’il fait une découverte, est nécessairement un philosophe. La logique dynamique de la découverte découle de l’ouverture de l’esprit systématique. Au prisme de la méthode, philosophie et science ont un comportement fusionnel chez d’Alembert. Il explicite cette manière de faire dans le projet philosophique de l’Encyclopédie.
20On se souvient que la « philosophie », qui émane de la raison28, forme l’accolade qui regroupe la colonne centrale du Système figuré des connaissances humaines. Ce nom de « philosophie » ainsi placé dans le tableau normalise une définition de la philosophie motrice des liens de passage entre les principes de la connaissance des sciences et des arts. C’est dire que pour l’esprit philosophique, l’entendement humain engage la science dans des définitions raisonnées pour expliquer le cheminement de la découverte. Le travail de l’entendement s’effectue au fur et à mesure de l’avancée méthodique des réflexions au cours des expériences. Il en résulte l’explication d’un processus de compréhension destiné à la construction d’un tout qu’est la connaissance du système du monde. D’Alembert construit l’histoire des sciences par ce processus de compréhension qui appartient à chaque découverte. Et, de fait, pour avancer avec l’esprit philosophique, la science prend pour outil – parfois comparé à un flambeau – la philosophie. Il ne suffit pas de rapporter les expériences, encore faut-il être en mesure d’exposer les processus mécaniques qui se sont déroulés de l’observation à l’expérience et au cours de l’expérience.
21L’enjeu de la compréhension est largement politique puisque l’homme désormais « éclairé » connaît le processus du savoir qui lui permet d’éclaircir par lui-même ses propres observations. La philosophie qui apporte la méthode dévoile et libère. Elle fait du savoir un pouvoir. C’est en ce sens que s’opère le rapprochement de la philosophie avec la nature. En expliquant sur un mode philosophique le fonctionnement du système de la nature, se dévoilent les secrets de la Nature, ou encore les vérités de la Nature s’éclairent. Pierre Hadot rappelle que « de nombreuses gravures représenteront le dévoilement de la Nature comme le triomphe de la philosophie des Lumières contre l’obscurantisme. [...] Dans cette perspective, Nature et Vérité deviennent, comme dans l’Antiquité, très proches l’une de l’autre29 ». Le pouvoir n’est autre que le « vrai » savoir.
22La combinaison des idées qui consiste dans les rapports de ce que les idées renferment lorsqu’elles donnent naissance à une idée nouvelle, ne procède pas d’un art suprême de la connaissance qui serait fixe et indépassable. Elle procède de la dynamique de l’entendement. Ainsi, le déroulement de ses opérations est circonscrit par l’esprit philosophique dans un art du raisonnement qui s’appuie sur la Logique de Port-Royal30. L’Encyclopédie maintient la logique dans l’intelligence de la façon de procéder sans la considérer comme une science des règles telle que la déterminera Kant. La philosophie n’est pas la logique de la science. Elle est l’activité de cette logique. Il convient de retenir que dans la classification du savoir de l’Encyclopédie, il ne s’agit pas de faire rentrer le savoir dans un moule préexistant vrai et supérieur à l’homme, mais au contraire de proposer une composition humaine de la compréhension du savoir selon un ordre méthodique des choses. S’il y a lieu d’évoquer ici pleinement l’accroissement du savoir envisagé par Francis Bacon dès 160531, on voit aussi combien l’esprit philosophique est directement issu de la distinction, cruciale pour l’histoire de la philosophie, entre esprit de système et esprit systématique.
23À l’origine de l’esprit systématique, il y a chez d’Alembert l’affirmation selon laquelle la géométrie est utile « pour préparer comme insensiblement les voies à l’esprit philosophique, & pour disposer toute une nation à recevoir la lumière que cet esprit peut y répandre ». L’esprit géométrique est défini comme « l’esprit de méthode & de justesse32 ». Il est aussi évoqué par Venel comme le « génie créateur de l’esprit systématique »33. Esprit géométrique, esprit systématique, esprit philosophique : ces expressions, nous allons le voir, sont fort proches, voire synonymes. On ne peut disconvenir qu’avec le Discours préliminaire de 1751, l’Avertissement du tome III et l’article Encyclopédie en philosophie34, l’Encyclopédie n’ait été composée avec l’esprit philosophique. C’est en ce sens que dans la philosophie des rapports, l’esprit philosophique est le fil conducteur de tous les labyrinthes.
24De Jaucourt perçoit justement, dans les mots qui constituent le fondement de l’art étymologique, la possibilité par le secours de l’esprit philosophique de débrouiller leur origine et leur évolution35. La recherche de l’origine convoque les liaisons que de Jaucourt applique aux mots. Mais le grand auteur qui a traité de la langue dans l’Encyclopédie avec l’esprit philosophique a été le premier grammairien de l’entreprise, à savoir César Chesneau Du Marsais36. Diderot le présente en 1750 dans le Prospectus en spécifiant que la grammaire a été distribuée « à un auteur connu par l’esprit philosophique qui règne dans ses ouvrages37 ». Il sera un des plus éminents collaborateurs de 1751 à 1756 année de sa mort. L’année suivante, d’Alembert explicite dans l’Éloge de Du Marsais, au tome VII de l’Encyclopédie, l’enjeu de l’esprit philosophique :
L’esprit philosophique seul peut remonter jusqu’aux principes sur lesquels les règles sont établies, & distinguer le Grammairien de génie du Grammairien de mémoire. Cet esprit aperçoit d’abord dans la Grammaire de chaque Langue les principes généraux qui sont communs à toutes les autres, & qui forment la Grammaire générale ; il démêle ensuite dans les usages particuliers à chaque Langue ceux qui peuvent être fondés en raison, d’avec ceux qui ne sont que l’ouvrage du hasard ou de la négligence : il observe l’influence réciproque que les Langues ont eu les unes sur les autres, & les altérations que ce mélange leur a données, sans leur ôter entièrement leur premier caractère : il balance leurs avantages & leurs désavantages mutuels ; la différence de leur construction, ici libre, hardie & variée, là régulière, timide & uniforme ; la diversité de leur génie tantôt favorable, tantôt contraire à l’expression heureuse & rapide des idées ; leur richesse & leur liberté, leur indigence & leur servitude. Le développement de ces différents objets est la vraie Métaphysique de la Grammaire. Elle ne consiste point, comme cette Philosophie ténébreuse qui se perd dans les attributs de Dieu & les facultés de notre âme, à raisonner à perte de vue sur ce qu’on ne connaît pas, ou à prouver laborieusement par des arguments faibles, des vérités dont la foi nous dispense de chercher les preuves. Son objet est plus réel & plus à notre portée ; c’est la marche de l’esprit humain dans la génération de ses idées, & dans l’usage qu’il fait des mots pour transmettre ses pensées aux autres hommes.38
25L’action de l’esprit philosophique dans la grammaire correspond à celle décrite dans la science physique lorsque l’esprit systématique a pris la place de l’esprit de système. Seul le grammairien de génie raisonne dans une philosophie des rapports que l’on pourrait identifier de nos jours à la transdisciplinarité pendant que le grammairien de mémoire reste assujetti à sa science particulière. Il apparaît clairement que l’esprit philosophique met en évidence les éléments des sciences qui, révélateurs des principes directeurs, seront à l’origine de la formation de la métaphysique des sciences. C’est en analysant « philosophiquement » les principes d’une science que sa métaphysique se révèle. Dans cette logique, l’esprit philosophique avance d’abord sur la voie des principes d’une science particulière puis, ensuite, il conduit la métaphysique dans le sens original et novateur que lui attribuent les encyclopédistes lequel associe à la connaissance l’élargissement du point de vue. On pressent qu’il va y avoir désormais une métaphysique pour chaque matière.
26La saisie du savoir par l’entendement humain va de pair avec la dynamique de l’esprit philosophique. Pour chaque science placée dans une démarche transdisciplinaire, la métaphysique suit le cheminement de l’idée puisqu’elle décrit la manière de créer par la liaison des principes. D’Alembert, inventeur de la « métaphysique des corps », met en œuvre le processus mécanique de la vérité pour la physique générale qui sera ensuite appliqué à toutes les matières. La métaphysique est désormais une spéculation intellectuelle sur les principes du système du monde. Elle examine la génération de nos idées39 dont elle est la demeure. Dans ces conditions pendant le processus de la liaison des choses, l’esprit humain procède métaphysiquement dans la recherche logique des données. C’est parce qu’elle a immuablement pour point de départ une matière que la métaphysique conserve une rigueur scientifique. L’esprit philosophique a ainsi permis de dévoiler le lien interne entre les matières et l’explication intérieure des liens appartient à la métaphysique. Il est donc nécessaire à présent de comprendre ce qui la différencie de l’ancienne. Marmontel explique cette divergence entre l’esprit métaphysique traditionnel et l’esprit philosophique à l’origine de la métaphysique des sciences.
27Jean-François Marmontel rejoint son ami d’Alembert qui, bien que parfaitement conscient de choquer quelques personnes, affirme que la philosophie fondée sur la métaphysique (traditionnelle) est une science des chimères40. Il est maintenant entendu que l’indépendance de la philosophie par rapport à la théologie a pour conséquence la séparation de la métaphysique en « métaphysique générale ou ontologie ou science de l’être » et « métaphysique des corps ou physique générale41 » dont l’extension appartient à une métaphysique des sciences. Cette interprétation est confirmée par Diderot à l’article Encyclopédie : « Toute science, tout art a sa métaphysique. Cette partie est toujours abstraite, élevée & difficile. Cependant ce doit être la principale d’un dictionnaire philosophique42. » Lisons la distinction établie par Marmontel à l’article Fiction (Belles-Lettres)43 entre l’esprit métaphysique et l’esprit philosophique :
Qu’on ne confonde pas l’esprit métaphysique avec l’esprit philosophique ; le premier veut voir ses idées toutes nues, le second n’exige de la fiction que de les vêtir décemment. L’un réduit tout à la précision rigoureuse de l’analyse & de l’abstraction ; l’autre n’assujettit les arts qu’à leur vérité hypothétique. Il se met à leur place, il donne dans leur sens, il se pénètre de leur objet, & n’examine leurs moyens que relativement à leurs vues. S’ils franchissent les bornes de la nature, il les franchit avec eux ; ce n’est que dans l’extravagant & l’absurde qu’il refuse de les suivre : il veut, pour parler le langage d’un philosophe (l’abbé Terrasson), que la fiction & le merveilleux suivent le fil de la nature ; c’est-à-dire, qu’ils agrandissent les proportions sans les altérer, qu’ils augmentent les forces sans déranger le mécanisme, qu’ils élèvent les sentiments & qu’ils étendent les idées sans en renverser l’ordre, la progression ni les rapports. L’usage de l’esprit philosophique dans la poésie & dans les beaux-arts, consiste à en bannir les disparates, les contrariétés, les dissonances ; à vouloir que les peintres & les poètes ne bâtissent pas en l’air des palais de marbre avec des voûtes massives, de lourdes colonnes, & des nuages pour bases ; à vouloir que le char qui enlève Hercule dans l’olympe, ne soit pas fait comme pour rouler sur des rochers ou dans la boue : que les diables, pour tenir leur conseil, ne se construisent pas un pandemonium, qu’ils ne fondent pas du canon pour tirer sur les anges, & c. & c. quand toutes ces absurdités auront été bannies de la poésie & de la peinture, le génie & l’art n’auront rien perdu. En un mot, l’esprit qui condamne ces fictions extravagantes, est le même qui observe, pénètre, développe la nature : cet esprit lumineux & profond n’est que l’esprit philosophique, le seul capable d’apprécier l’imitation, puisqu’il connaît seul le modèle.
28L’esprit métaphysique concorde avec la spéculation intellectuelle pure de l’abstraction et il le considère inapplicable aux beaux-arts alors que l’esprit philosophique lui correspond parfaitement. Sa propre cohérence pose des limites qui ne sont autres que celles du goût. On se dirige vers la notion de goût en train de naître44 et avec elle vers une critique de l’art dans laquelle Marmontel jouera un rôle important45. Dans cette perspective, le Journal encyclopédique a mis en œuvre ce nouvel esprit philosophique associé au goût et traduit dans le langage de la poésie et des beaux-arts. Or, la rigueur dalembertienne n’autorisait pas l’application de la spéculation intellectuelle de la physique générale aux disciplines artistiques46. Et de fait, la traduction dans ces lignes de l’esprit philosophique dans le registre de la poésie retire l’emprise mathématique originelle.
29En accord avec ces premières distinctions, d’Alembert reconnaît à l’abbé Terrasson, judicieusement convoqué par Marmontel dans cet article, le mérite « d’avoir porté dans les belles-lettres cet esprit de lumières et de philosophie, si utile dans les matières même de goût, quand il remonte à leurs vrais principes ». Le seul cas où l’esprit philosophique est dangereux, ajoute d’Alembert dans l’Éloge de l’abbé, « c’est lorsque égaré par une fausse métaphysique, il analyse froidement ce qui doit être senti47 ». C’est cette froideur de l’abstraction sans lien avec le sensible que l’auteur de Bélisaire reprochait à l’esprit métaphysique. Aussi lorsqu’il se donne pour but dans l’article Goût de répondre à la question de savoir si « l’analyse métaphysique de ce qui est l’objet du sentiment » ne conduit pas à la froideur, d’Alembert conclut qu’il faut « savoir distinguer » entre ce qui relève de la mécanique de l’abstraction et ce qui relève du sentiment. Le but n’est pas d’opposer les choses, mais de savoir repérer avec justesse en quoi tel objet est faux et en quoi tel autre est vrai afin de construire des liaisons logiques.
30En posant des limites épistémologiques à l’esprit philosophique, l’auteur du Traité de dynamique voulait mettre en évidence que tout ne peut pas être lié ensemble. L’esprit philosophique engage l’âme de l’Encyclopédie dans l’universel comme le déclare triomphalement Du Marsais dans son dernier article Grammairien : « L’esprit philosophique est l’instrument universel & sans lequel nul ouvrage ne peut être conduit à la perfection48. » Par où l’on voit derechef qu’il a été composé pour servir à des opérations diverses et qu’il a très certainement provoqué la sortie de la philosophie de l’Encyclopédie de son projet épistémologique pur.
L’article Goût
31Il est tout à fait probable que l’article Goût qui expose l’esprit philosophique deux ans après le prix de l’éloquence de l’Académie, soit une réponse au Discours sur l’esprit philosophique du père jésuite Antoine Guénard dont la publication avait été approuvée le 21 juillet 1755. Comme d’Alembert répond en 1759 au père Laubrussel49 sur l’abus de la critique en matière de religion, il n’est pas impossible d’émettre l’hypothèse qu’il réponde à cet autre père en 1757 par des Réflexions sur l’usage et sur l’abus de la philosophie dans les matières de goût. Tel est le titre exact de son article Goût qui a d’abord fait l’objet d’un discours lu à l’Académie Française le 14 mars 1757, cette même institution qui avait honoré le père Guénard deux ans plus tôt.
32Ces deux textes sont parfaitement opposés et d’Alembert commence sa réflexion dans les termes suivants : « L’esprit philosophique, si célébré chez une partie de notre nation & si décrié par l’autre, a produit dans les sciences & dans les belles-lettres des effets contraires50. » Ce qui l’amène à faire une distinction entre les arts et les sciences. L’esprit philosophique dans les sciences a retiré le « goût » pour les systèmes et dans les lettres il a entrepris l’analyse des plaisirs. Le terme d’analyse ne contient aucune contrainte, mais le sens de l’effort pour distinguer le faux du vrai. Ici, le savoir de la distinction fait appel pour les questions de goût à la catégorie de convenance.
33Dans la Préface aux Eloges des académiciens, lue lors d’une séance publique le 25 août 1772, d’Alembert prend Malebranche pour exemple d’un auteur qui aurait dû être académicien car il a su « faire parler à la Philosophie le langage qui lui convient, le seul qui soit digne d’elle, à être méthodique sans sécheresse, développé sans verbiage, intéressant & sensible sans fausse chaleur, sans grand effort, & noble sans enflure51 ». Il délivre en fait dans cette opinion sur Malebranche une définition du goût. Plus loin, à la question « Qu’est-ce que le goût ? » il donne la réponse suivante : « C’est en tout genre le sentiment délicat des convenances52. » Or ce sentiment est considéré par l’auteur du Discours préliminaire comme universel. C’est la raison pour laquelle il s’oppose aux idées communes sur le goût pour défendre le fait que le goût n’est pas arbitraire. Le goût ne se définit pas par aimer ou ne pas aimer quelque chose car en fait il y a un principe universel sur lequel tout le monde s’accorde pour dire que le goût est une question de convenance entre plusieurs points, ce qui n’a rien à voir avec l’arbitraire. C’est ce principe universel du plaisir qui va correspondre à l’esprit philosophique en matière de goût. Sur lui sera fondée la métaphysique de tous les arts. Procédons à une étude comparative des deux auteurs d’un discours sur cette notion qui anima de nombreux débats à la mode au XVIIIe siècle.
34Le Discours du père Guénard comporte deux parties. La première expose les caractères qui distinguent l’esprit philosophique de tout autre sorte d’esprit, et la deuxième traite de l’esprit philosophique par rapport à la religion en énumérant, d’après l’Apôtre, les bornes qu’il ne doit jamais franchir. Le jésuite dénonce alors une audace effrénée de la raison qui dans l’esprit philosophique mettrait à mort la poésie. On l’aura compris le Discours est destiné à critiquer les encyclopédistes sans ménagement. Il appartient à la liste des diatribes qui conduiront à la condamnation de l’Encyclopédie le 6 février 1759. Ces satires, on le sait, étaient destinées à contrer toute séparation entre la philosophie et la théologie, à l’exemple de la déclaration de l’abbé Pluquet comme quoi ce « n’est point au Philosophe de prononcer sur l’origine du monde, mais aux chefs de la Religion53. » Or, nous venons de le voir, l’esprit philosophique est issu d’une différence entre l’esprit de système et l’esprit systématique. Il n’est pas issu d’une position religieuse, mais il met en place une métaphysique sans aucun rapport avec la démonstration de l’existence de Dieu. Toutefois si le débat a pris une telle ampleur au point d’avoir été le sujet d’un Prix de l’Académie, c’est que l’esprit philosophique n’est pas considéré ici dans un rapport à la science, mais dans un comportement général de l’homme vis-à-vis de la compréhension du monde. Il convient d’accorder que même sans la « haine du christianisme » à laquelle l’Encyclopédie a été bien trop souvent réduite54, l’esprit philosophique a dépassé les frontières de la géométrie et se retrouve dans le domaine de l’art qui, à l’origine, ne lui appartenait pas vraiment. Il doit présentement construire un rapport avec les sciences humaines plus qu’avec les mathématiques. C’est cette capacité qu’Antoine Guénard récuse avec violence en attaquant le comportement encyclopédiste moins sur l’absence de religion que sur la prétention humaine de l’esprit philosophique à construire ce rapport.
35Il convient de mentionner que le père Guénard a parfaitement saisi l’enjeu des définitions des encyclopédistes et va créer le trouble. Son argumentation clairement malveillante consiste à dire que cet esprit de réflexion doublé d’un génie d’observation pour s’élever jusqu’aux principes se positionne au-dessus de la foule. Il s’agit d’un esprit « supérieur » qui impose un homme nouveau tout en déclarant que pour être philosophe, il ne suffit pas de croire, mais qu’il faut penser. Or, cette manière de penser appartient aux personnes supérieures. Guénard l’expose au début de son ouvrage en la comparant à un nouvel ordre des choses, un monde nouveau que l’œil du vulgaire n’aperçoit jamais. Il caractérise le talent singulier, unique et sublime, comme « Un don précieux de la nature, que l’art peut aider quelquefois, mais qu’il ne saurait ni donner, ni suppléer par lui-même. Voilà le génie qui créa les sciences, et lui seul pourra les enrichir, et lui seul pourra les élever à la perfection. Que sont en effet toutes les sciences humaines ? Un assemblage de connaissances réfléchies et combinées : il n’appartient donc qu’aux génies inventeurs et toujours pensants d’ajouter à ce trésor public, et d’augmenter les anciennes richesses de la raison. » Puis il ajoute en restant fidèle aux raisonnements dalembertiens pour mieux les démonter :
Au génie de réflexion, comme à son principe, doit se rapporter cette liberté et cette hardiesse de penser, cette noble indépendance des idées vulgaires, qui forme, selon moi, un des plus beaux traits de l’esprit philosophique. Penser d’après soi-même ; caractère plein de force et de grandeur ; qualité la plus rare peut-être et la plus précieuse de toutes les qualités de l’esprit. [...] Oui, je le répète, juger par ses propres yeux, être l’auteur véritable de ses pensées, c’est une qualité singulière, et qui prouve la supériorité de l’intelligence55.
36Enfin le père Guénard poursuit l’énoncé des qualités éloignées des idées vulgaires qui déterminent l’esprit philosophique. Elles se retourneront contre les encyclopédistes dans la deuxième partie. Il conclut la première partie comme suit :
C’est un petit nombre de principes généraux et féconds, qui a donné la clef de la nature, et qui par une mécanique simple, explique l’ordre de l’architecture divine. Voilà le sceau de l’esprit philosophique. Rassemblons ici toutes ses qualités essentielles. Un esprit vaste et profond, qui voit les choses dans leurs causes et dans leurs principes : un esprit naturellement fier et courageux, qui dédaigne de penser d’après les autres : un esprit observateur qui découvre des vérités partout, et les développe par une réflexion continuelle ; telles sont les propriétés du sublime talent de penser ; tels sont les grands caractères qui distinguent l’esprit philosophique de toute autre sorte d’esprit56.
37Le sublime talent de penser a repris tous les caractères de l’excellence surnaturelle. Seule une philosophie présomptueuse pouvait oser transformer le sublime divin en une qualité talentueuse de l’esprit humain. La question suivante ainsi que sa réponse interpellent directement le mathématicien de l’Encyclopédie :
Quel est ce philosophe téméraire qui ose toucher avec le compas d’Euclide la lyre délicate et sublime de Pindare et d’Horace ? Blessé par une main barbare, cette lyre divine, qui renfermait autrefois dans son sein une si ravissante harmonie, ne rend plus que des sons aigres et sévères. Je vois naître des poèmes géométriquement raisonnés, et j’entends une pesante sagesse chanter en calculant tous ses tons. Nouveau délire de la philosophie !57
38Selon Guénard la philosophie des encyclopédistes doit rester attachée à la science et ne pas se préoccuper de la poésie. Il termine cette partie en demandant l’interdiction à l’esprit philosophique de sortir de la science « et de porter dans les arts et le goût sa tristesse et son austérité naturelle, son style aride et affamé : Non plus sapere quàm oportet58 ». Il n’est pas difficile de comprendre maintenant pourquoi d’Alembert se saisit de ce Discours et lui consacre une réponse59 à l’article Goût. L’objectif consiste à mettre en évidence l’harmonie entre la poésie et la philosophie. Et tout comme la philosophie est autonome par rapport à la religion, l’art est autonome par rapport à l’analyse scientifique.
39On voit également que la question du goût constitue l’origine de la séparation entre l’art et la science alors que dans l’Encyclopédie l’esprit philosophique était destiné à les conserver unis par la philosophie. Toutefois, le mathématicien ne manquera pas dans son article de mettre en garde contre les applications abusives aux matières de goût, mais il avait déjà exécuté ce plan dans son conflit avec Rameau60. Il faut prendre cette critique au sérieux car les phrases du père Guénard correspondent scrupuleusement aux propres vœux du géomètre. Pour exemple, ce passage de l’article Cours où d’Alembert a pu inspirer Antoine Guénard dans sa critique judicieusement élaborée :
Au reste, comme les principes de chaque science ne sont pas en fort grand nombre, surtout pour un esprit philosophique, il ne serait peut-être pas impossible de faire un cours général de Sciences, dans lequel chaque science serait réduite à ses principes essentiels : un tel ouvrage, s’il était bien fait, dispenserait un génie inventeur de bien des lectures inutiles ; il saurait jusqu’où les hommes ont été, & ce qu’il peut avoir à y ajouter61.
40L’esprit philosophique est identifié au génie inventeur, savant supérieur qui connaît les principes généraux du système du monde. Sur ce plan d’Alembert ajoutait vouloir exécuter un ouvrage des éléments de géométrie et de mécanique. L’objectif du géomètre s’accorde avec la description critique du jésuite. Cet article a-t-il servi de base à la dénonciation ? L’esprit philosophique est-il parvenu à construire une science nouvelle, « la science des principes de la liaison des choses62 » appelée à devenir science de l’esprit voire science cognitive ? Pour l’heure, l’enjeu de l’article Goût est l’application de cet esprit à des matières artistiques qui relèvent du sensible, et l’auteur avoue lui-même que tout ici doit « nous porter à la discussion63 ». La question consiste désormais dans l’universalité de l’esprit philosophique ou dans sa réduction à la pensée scientifique.
41Selon d’Alembert, le mode opératoire de l’application doit rester scientifique, c’est-à-dire procéder selon l’observation. Le raisonnement revient à dire que puisque c’est la sensation qui constitue le point de départ, alors il faut arriver à repérer quel a été l’acteur de notre manière de sentir au lieu de « vouloir trouver la cause métaphysique de nos plaisirs ». Pour le repérer, il suffit de procéder par la raison au moyen de la science, ce qui donne ceci : « Comme on a su réduire à un petit nombre de sensations l’origine de nos connaissances, on peut de même réduire les principes de nos plaisirs en matière de Goût, à un petit nombre d’observations incontestables sur notre manière de sentir64. » La systématique est similaire à celle de l’article Cours ou à celle du Discours préliminaire. Arrivé à un principe général, le philosophe s’arrête et redescend aux conséquences. Pas de plaisir justement repéré sans ouverture à tous les sens. Pas de principe juste sans ouverture à toutes les sciences. Pas de création sans liberté : « La raison donne donc au génie qui crée une liberté entière65. »
42En effet, si dans les sciences c’est l’esprit systématique qui correspond à l’esprit philosophique, dans les arts ce pourrait être l’esprit libéral. Ce qui ne veut pas dire que le goût ne doit pas être réfléchi. D’Alembert détermine deux sortes de beautés. Il y a celles qui, au-delà des modes, relèvent de l’art et plaisent dans tous les pays et à toutes les époques. Et puis il y a celles qui appartiennent à l’agrément voire à l’ornement. Ce sont les beautés sensibles qui se qualifient plus par la finesse que par la grandeur. Dans ce cadre peut-on établir des principes du goût ? À partir du moment où il n’est pas question de trouver pourquoi quand une aiguille pique la peau il y a de la douleur, c’est-à-dire « d’entreprendre d’expliquer l’action des objets sur nos sens66 » et d’énoncer le principe qui répond à la cause du beau, mais de comprendre l’effet produit sur mes sens, la réponse à la question est la même que celle qui interroge la cause du mouvement à savoir l’étude des effets. On ne connaît pas la cause, mais on peut établir l’hypothèse de plusieurs sources différentes du plaisir. L’analyse sert uniquement à distinguer dans le plaisir ce qui nous a fait illusion de ce qui nous a profondément frappé.
43La voie à suivre pour comprendre reste celle de la séparation des choses entre elles pour ne pas attribuer notre plaisir à une cause qui ne soit pas celle qui en a produit l’effet. L’analyse philosophique consiste à savoir distinguer les sources « & les séparer toutes, afin de rapporter à chacune ce qui lui appartient, & de ne pas attribuer notre plaisir à une cause qui ne l’ait point produit67 ». Une fois le savoir de la distinction acquis pour la définition du goût, d’Alembert peut fonder l’esprit philosophique sur la base solide de l’esprit systématique et de l’autonomie pour déclarer que « Le véritable esprit philosophique [...] consiste à remonter en tout aux vrais principes, à reconnaître que chaque art a sa nature propre, chaque situation de l’âme son caractère, chaque chose son coloris ; en un mot à ne point confondre les limites de chaque genre. Abuser de l’esprit philosophique c’est en manquer68. » Une fois le discernement rationnellement opéré, on peut avancer que dans le domaine de l’art le principe directeur de l’esprit philosophique est le principe du plaisir69.
44Quant à l’excellence supérieure de l’esprit philosophique sur laquelle Guénard insiste lourdement, le chevalier de Jaucourt en 1765 semble y avoir apporté une réponse. En effet, il va fournir une définition qui incontestablement le popularise à l’article Sciences (Connaissances humaines). Il peut sembler parfois que de Jaucourt amoindrisse les raisonnements des éditeurs, mais d’un autre côté, c’est avec une ténacité lucide et exemplaire qu’il conduit le projet philosophique vers la popularisation qui fait aussi partie du succès de l’Encyclopédie. Cet ancien élève de Boerhaave, admirateur de Montesquieu est toujours fidèle ; ce qui veut dire qu’il ne fait jamais d’erreur de compréhension. Par exemple, on ne perçoit plus la systématique de l’Encyclopédie lorsqu’il écrit que « Si les belles-lettres prêtent de l’agrément aux sciences, les sciences de leur côté sont nécessaires pour la perfection des belles-lettres. » Il est toutefois sans ambiguïté quand il affirme que pour rendre les Lettres « florissantes, il est nécessaire que l’esprit philosophique, & par conséquent les sciences qui le produisent, se trouvent, sinon dans l’homme de lettres lui-même, du moins dans le corps de la nation, & qu’elles y donnent le ton aux ouvrages de littérature70 ». Autrement dit, il pratique l’extension des idées. Il conserve le niveau du pratique qui prend ici l’aspect – et cela n’en est pas moins intéressant – du politique. On est maintenant en 1765 et cet angle d’approche, comme nous le verrons dans notre dernier chapitre, va constituer un point important pour la pérennisation de l’Encyclopédie. Il faut souligner qu’il était présenté de la même manière une extension de l’esprit philosophique à l’article les Lettres (Encyclopédie), article anonyme, mais qui pourrait être attribué à de Jaucourt puisqu’on y reconnaît exactement les mêmes phrases que dans l’article Sciences cité ci-dessus, à savoir que les lettres servent de clé aux sciences et que « Les sciences de leur côté concourent à la perfection des lettres. Elles ne feraient que bégayer dans une nation où les connaissances sublimes n’auraient aucun accès. Pour les rendre florissantes, il faut que l’esprit philosophique, & par conséquent les sciences qui le produisent, se rencontre dans l’homme de lettres, ou du moins dans le corps de la nation71. » Utiliser les mêmes phrases, peut-être est-ce aussi une façon de rappeler que sciences et lettres ne sont pas séparées dans l’esprit philosophique ?
45Quoi qu’il en soit, éloigné de la systématique épistémologique, il est réinterprété dans le sens large du talent de penser, comme l’avait justement fait ressortir le père Guénard. Le mot « talent » conserve une ambiguïté entre la grâce et la méthode. Il y a ainsi un flottement que de Jaucourt va mettre à profit en 1765 dans le tome XII en isolant l’esprit philosophique de tout contexte. Il est désormais « la règle du vrai et du beau », talent rare de quelques génies d’une nation, il influe « sur tous les ouvrages de l’esprit ou de la main [...]. Qu’on bannisse les Arts & les Sciences, on bannira cet esprit philosophique qui les produit ; dès lors on ne verra plus personne capable d’enfanter l’excellence ; & les lettres avilies languiront dans l’obscurité72. » L’esprit philosophique résumerait les lumières déployées dans l’Encyclopédie. Les remarques d’Antoine Guénard sont pour ainsi dire confirmées, mais dans un autre contexte et cette généralisation par de Jaucourt conserve, sans vergogne, le niveau de l’excellence. On comprend pourquoi Pierre Rousseau avait entrepris de le diffuser dans toute l’Europe.
46Il reste cependant d’une impérieuse nécessité de conserver en mémoire qu’il y a eu de multiples critiques, communes à de nombreux théologiens qui, non sans juste raison, avaient déclaré que l’esprit philosophique généralisé avait perdu sa philosophie73 tout en disant atteindre l’excellence. Dans l’étude de cette question cruciale de la popularisation de la philosophie, on ne doit pas oublier trop vite que dans les années 1750-1760 Dieu est l’intelligence productrice de l’homme & du monde74. Pour les théologiens directeurs à la Sorbonne, l’esprit philosophique « tant vanté par l’Encyclopédie n’est que l’extrême liberté de penser » ou encore l’incrédulité ou encore l’athéisme75. Hors de la science et dans le cadre de la religion, la philosophie déchristianisée n’existe pas et l’épistémologie ne saurait naître un jour :
Certainement, nous laissons à la Raison tous ses droits (se justifie l’auteur de la Lettre XXIV de la Religion vengée) ; nous ne lui contestons aucun des objets qui peuvent être de son ressort. Nous disons que le chrétien peut porter à son comble la science des Mathématiques & de la Physique, celle de la Logique, de la Métaphysique & de la Morale. Loin que la variété ou la profondeur de ses connaissances soit propre à l’écarter de nos principes. Il est certain que l’esprit géométrique, ou, si vous voulez, l’esprit logicien si nécessaire dans l’étude de toutes les sciences, le conduit naturellement à la Révélation. Mais par un étrange abus des termes, certains Raisonneurs présomptueux veulent que l’esprit philosophique soit précisément celui qui n’admet d’autres vérités que celles qui sont l’objet direct & prochain de la Raison.
47Le caractère présomptueux constitue le point récurrent de la critique. Antoine Guénard appelait d’ailleurs à la guérison de l’esprit humain de « cette vaine philosophie qui le rend fier et savant » face au divin. Il résulte de ces considérations qu’il faut rester très attentif à cette manipulation des idées. Le fait de retirer de l’esprit philosophique la rigueur scientifique que d’Alembert lui avait implantée conduit soit à sa disparition selon de Jaucourt, soit à son abus selon le mathématicien et les jésuites. Mais pour ces derniers, cette spéculation intellectuelle doit être déplacée de la science vers la religion. Ce détournement a été revendiqué comme un rétablissement de la philosophie théologique par tous les auteurs de l’époque et par l’école de Halle, comme le souligne justement Roland Mortier76.
48Le rationalisme religieux se perpétue au XIXe siècle avec Claude-Charles Charaux qui obtient lui aussi avec son livre, De l’esprit et de l’esprit philosophique le prix d’éloquence de l’Académie française. S’il commence par poser l’esprit philosophique comme le talent de penser77, il en développe ensuite une définition qui converge vers un esprit cultivé né de la Parole intérieure. L’intériorité creuse l’écart. Pour Charaux tout commence et tout finit par un acte de foi et le vrai philosophe est celui qui « s’efforce de rapporter chaque chose à son ordre et tout ordre à Dieu78 ». De tout temps la philosophie qu’elle soit scolastique ou spinoziste a pratiqué le triomphe de la raison au moyen de la foi. La science pouvait avoir une place importante, mais elle venait toujours après la foi. En plaçant l’entendement humain au-dessus de tout, le Système figuré était d’une réelle audace puisqu’il représente le triomphe de la raison au moyen de la science. Tout laisse à penser que c’est à partir de ce point, discuté à propos de l’esprit philosophique, que la pensée scientifique prend racine.
49En fait les critiques portées sur le XVIIIe siècle encyclopédiste consistent à considérer d’autres voies, celles de la géométrie, de la religion, de la raison radicale, de l’histoire, de la logique, de la métaphysique, mais sans jamais reprendre simplement la voie épistémologique de la science. On peut se souvenir en dernier exemple que selon Gibbon l’érudition traçait le chemin pour parvenir à la philosophie79. Il s’opposait à d’Alembert dans son Essai sur l’étude de la Littérature, car seule l’érudition permettait d’éviter un esprit philosophique qui, en fait, ne produit que des remueurs d’idées80. L’expression est désobligeante à souhait tout comme les affirmations d’athéisme qu’on ne lit d’ailleurs que chez les écrivains anti-Lumières. Pour les autres, ce n’est pas le sujet. Une fois encore, le projet philosophique de l’Encyclopédie visait l’indépendance du scientifique et ce n’est donc pas un hasard si d’Alembert choisit l’article Formulaire81 pour en généraliser son bon usage : « On ne saurait surtout trop favoriser les progrès de l’esprit philosophique, qui en inspirant aux hommes l’indifférence pour ces frivoles disputes, est le plus ferme appui de la paix dans la religion & dans l’état, & le fondement le plus sûr du bonheur des hommes82. »
50On voit que l’esprit philosophique mis en avant par Pierre Rousseau pour fonder le Journal encyclopédique renferme des aspects plus sévères qu’il n’y paraissait au départ. Ils sont aussi porteurs des prémices de la distinction entre l’art et la science que les articles du Supplément confirmeront. Même si d’Alembert propose dans les Eléments de Musique théorique et pratique de « considérer la musique, ou comme un art qui a pour objet l’un des principaux plaisirs des sens, ou comme une science par laquelle cet art est réduit en principes », la diffusion de l’esprit philosophique ne retiendra pas forcément la voie des principes. De la même façon que les critiques de Diderot envers l’Encyclopédie visant son amélioration ont ouvert la voie qu’il n’avait pas choisie de la spécialisation des sciences, les critiques de d’Alembert envers un élargissement incontrôlé de l’esprit philosophique qui faisait passer l’Encyclopédie du domaine de la science à celui de la mode en le transformant en esprit qui veut tout voir et ne rien supposer83, ces propres jugements sévères ont favorisé la diffusion des Lumières. Ils reflétaient les craintes des éditeurs de perdre la philosophie sur laquelle ils avaient construit leur monument, ce qui pouvait être justifié, mais ces transformations ont apporté l’ouverture pour le passage de l’Encyclopédie vers le XIXe siècle.
51La diffusion (trop large) de l’esprit philosophique et, comme nous le verrons dans notre troisième partie, l’amélioration par la nomenclature ont traduit l’Encyclopédie dans les termes d’une autre époque. On constatera aisément que les critiques des jésuites étaient en quelque sorte très justes dans la mesure où c’est bien la recherche de l’équilibre entre un assouplissement philosophique et la position de l’excellence scientifique qui a permis le passage des idées encyclopédistes. Il est manifeste que Pierre Rousseau a eu raison d’attribuer à l’esprit philosophique le cœur de son œuvre. C’était diffuser une des grandes questions sur laquelle l’Encyclopédie a été construite et une des seules qui pouvaient devenir populaire. Pierre Rousseau a ainsi permis son rayonnement dans toute l’Europe par l’ampleur du journalisme.
52Nous allons revenir maintenant sur l’aspect épistémologique de l’esprit philosophique qui attribue une métaphysique à toutes les matières. Insérer la philosophie dans chaque matière c’est surtout, comme le souligneront de nombreux philosophes de Merleau-Ponty à Heidegger, remplacer l’être par l’homme. Et c’est en effet cette pensée systématique logique qui était à l’origine de l’esprit philosophique que quelques philosophes vont justement repérer pour fonder aux XIXe et XXe siècles la théorie de la connaissance. Cette théorie renferme, et c’est ce qui la définit, pensée scientifique et métaphysique des sciences.
Notes de bas de page
1 Sur ces trois aspects, on se reportera à Jacques Proust, L’Encyclopédie, 1965, op. cit., et à Robert Darnton, The Business of Enlightenment. A publishing history of the Encyclopédie 1775-1800, Cambridge, 1979 traduit en français aux éditions Perrin : L’Aventure de l’Encyclopédie 1775-1800. Un best-seller au siècle des Lumières, Paris, 1982. Il faut ajouter le tome I de l’Inventory of Diderot’s Encyclopédie, op. cit., p. 61-120.
2 Une réédition de cette Correspondance littéraire, philosophique et critique a débuté avec la parution du Tome I (1753-1754) en 2006 par le Centre International d’Etude du XVIIIe siècle à Ferney Voltaire. Il s’agit, dans un premier temps, de la Correspondance appelée « période Grimm » qui va de mai 1753 à fin février 1773. Le tome IV qui concerne l’année 1757 vient d’être publié en 2010.
3 Michel Schulp, La Société typographique de Neuchâtel 1769-1789, op. cit.
4 Un colloque a été organisé en 2006 à l’Université de Liège pour célébrer le 250e anniversaire de la création à Liège du Journal encyclopédique. Les actes ont été publiés par Françoise Tilkin sous le titre : L’Encyclopédisme au XVIIIe siècle, Liège, Bibliothèque de la Faculté de philosophie et lettres de l’Université de Liège, Fasc. CCXCVI, 2008.
5 Une suite de l’Encyclopédie. Le Journal encyclopédique (1756-1793). Notes, documents et extraits réunis par Gustave Charlier et Roland Mortier, Paris, Nizet, 1952.
6 Cette absence était à l’origine de l’ouvrage de Charlier et Mortier. Nous constatons quelque cinquante ans plus tard que l’absence du Journal encyclopédique reste une habitude même pour la récente exposition de la BnF, Lumières ! Un héritage pour demain (2006).
7 Les relations ambiguës et même violemment hostiles de certains philosophes allemands du Sturm und Drang envers les philosophes français des Lumières ne seront pas abordées. Nous citerons quelques articles comme : M. Groult, « La traduction et l’art de traduire », op. cit., où sont analysées les critiques de Schleiermacher envers d’Alembert, ou encore Gérard Laudin, « L’Allemagne littéraire et savante dans le Journal encyclopédique », L’Encyclopédisme au XVIIIe siècle, op. cit., p. 143-167 qui fait le point sur les polémiques et l’écart entre les « premières Lumières » auxquelles appartiennent Pierre Rousseau et les encyclopédistes et les « secondes Lumières » qui prennent naissance après l’Encyclopédie dans les années 1770 dans un univers largement plus européen.
8 Nous reprenons l’interprétation de Pierre Hadot dans Qu’est-ce que la philosophie antique ? Paris, Gallimard, 1995, p. 39, 77-78, 412.
9 Ibid., p. 39.
10 Gustave Charlier, op. cit., p. 36.
11 Ibid., p. 13.
12 Ces précieux détails historiques proviennent de l’article consacré au Journal encyclopédique dans la somme incontournable de Jean Sgard, Dictionnaire des Journaux 1600-1789, Paris, Universitas, 1991, 2 vol. On se reportera aussi avec profit à l’index publié par D. Lenardon aux éditions Slatkine en 1996.
13 Les relations avec le ministre de la Police et avec de Sartine étaient très bonnes et lui permirent de continuer. Voir l’excellent petit ouvrage de Jean-Paul Belin, Le Commerce des livres prohibés à Paris de 1750 à 1789, Paris, 1913. De nos jours on parle de littérature clandestine qui signifie simplement les livres interdits de publication. Voir, Gustave Charlier, Ibid., p. 30.
14 Ibid., p. 21.
15 Ibid., p. 38.
16 De nombreux ouvrages ont rapporté cet événement né de la parution de l’article Certitude. Voir le résumé de toutes ces informations dans notre ouvrage, D’Alembert et [...] l’Encyclopédie, p. 56 n. 4.
17 Jean-Paul Belin, op. cit., p. 34.
18 Gustave Charlier, op. cit., p. 44.
19 Ibid., p. 43.
20 Condorcet commencera en juillet 1793 l’Esquisse d’un Tableau historique des progrès de l’esprit humain. Il se situera toujours dans l’élargissement de l’esprit philosophique.
21 L’affinité pourrait se situer dans la fécondité de l’ouverture reprise par le Journal encyclopédique et se trouver mutatis mutandis dans les « ontologies » en informatique. Elles sont définies comme des bases de données faites de façon à permettre d’utiliser plusieurs fois, en plusieurs moments par plusieurs personnes les mêmes choses. Le modèle de construire, dans le sens scientifique du terme, des connexions larges et nombreuses est conservé.
22 Voir Marc Foglia, « Wikipédia entre connaissance et démocratie » dans Les encyclopédies : construction et circulation du savoir, op. cit., p. 119-136.
23 Jean-Paul Belin, op. cit., p. 44.
24 Diderot, Prospectus dans Discours préliminaire, op. cit., p. 24.
25 Voir l’introduction anonyme à l’édition du prix : Discours sur l’esprit philosophique par le Père Guénard, jésuite, 1re éd. 1755, Edition conforme à la première édition, Paris, chez Guibert Libraire, 1845, 30 p. L’approbation située à la fin de l’ouvrage à Paris le 21 juillet 1755 est signée par Salmon Le Tullier.
26 « C’est par l’étude réfléchie des phénomènes, par la comparaison que nous ferons des uns avec les autres, par l’art de réduire autant qu’il sera possible, un grand nombre de phénomènes à un seul qui puisse en être regardé comme le principe. En effet, plus on diminue le nombre des principes d’une science, plus on leur donne d’étendue ; puisque l’objet d’une science étant nécessairement déterminé, les principes appliqués à cet objet seront d’autant plus féconds qu’ils seront en plus petit nombre. Cette réduction, qui les rend d’ailleurs plus faciles à saisir, constitue le véritable esprit systématique, qu’il faut bien se garder de prendre pour l’esprit de système avec lequel il ne se rencontre pas toujours. » Discours préliminaire, p. vj/83. Voir nos explications dans D’Alembert et [...] l’Encyclopédie, op. cit.
27 Encyclopédie, article Différentiel / Calcul différentiel, Tome IV, 1754, p. 988a.
28 Diderot, Explication détaillée du Système des connaissances humaines, dans Discours préliminaire, p. xlvij/171.
29 Pierre Hadot, Le voile d’Isis, op. cit., p. 315-316. On pense ici au Frontispice de l’Encyclopédie « Le Triomphe de la civilisation » réalisé par Charles-Nicolas Cochin en 1765.
30 Sur cette question, on se reportera avec profit aux travaux de Sylvain Auroux, op. cit.
31 Francis Bacon, The Advancement of Learning Divine and Humane, 1605, deviendra en version étendue De Dignitate et Augmentis Scientiarum (1623). Voir la traduction par Michèle Le Dœuff, Du Progrès et de la promotion des savoirs (1991). Pour une présentation détaillée des textes de Bacon, voir M. Malherbe, La philosophie de Francis Bacon, Paris, Vrin, 2011, p. 116-168.
32 Encyclopédie, article Géometre (Mathématique), p. 628b, repris dans Discours préliminaire, op. cit., p. 274.
33 Encyclopédie, article Géometre (Mathématique), p. 628a-274 et article Chymie (Ordre encyclopédique, Entendement, etc.), p. 409a.
34 Encyclopédie, Avertissement Tome III, 1753, p. iv et article Encyclopédie (Philosophie), tome V, 1755, p. 647Aa.
35 Encyclopédie, article Art Etymologique en littérature, Tome VI, p. 111b-112a.
36 Du Marsais (1676-1756) rédige tous les articles de grammaire jusqu’à Grammairien excepté l’article Grammaire rédigé par son successeur Beauzée, évidemment auteur de l’article important Mot (Logique et Grammaire). Voir Du Marsais, Des Tropes ou des différents sens, présenté et annoté par Françoise Douay-Soublin, Paris, Flammarion, 1988. Sur Beauzée on se reportera à Sylvain Auroux, La Sémiotique des encyclopédistes. Essai d’épistémologie historique des sciences du langage, Paris, Payot, 1979 et à Michel Le Guern, Nicolas Beauzée, grammairien philosophe, Paris, Champion, 2009.
37 Diderot, Prospectus, op. cit., p. 23.
38 Encyclopédie, Tome VII, 1757, p. viij-jx. À l’article Grammairien, Du Marsais effectue une distinction entre grammatistes bornés et grammairiens qu’il définit à l’aide de Quintilien : « Quintilien dit qu’un grammairien doit être philosophe, orateur ; avoir une vaste connaissance de l’Histoire, être excellent critique & interprète judicieux des anciens auteurs & des poètes [...]. Tout cela suppose un discernement juste & un esprit philosophique, éclairé par une saine Logique & par une Métaphysique solide », Tome VII, 1757, p. 847a. L’appellation « grammatistes » caractérisait les beaux esprits ou faux savants, pédants sans connaissance.
39 Jean d’Alembert, Essai sur les éléments de philosophie, 1759, chap. XIII, « Grammaire ».
40 Article Elemens des sciences (Philosophie), tome V, 1755, 493a/240 : « la philosophie, sur quelqu’objet qu’elle s’exerce, est la science des faits ou celle des chimères. » Si d’Alembert choisit de la définir uniquement comme la science des faits, il n’omet pas de lui construire une métaphysique dont la transdisciplinarité aurait pu convenir à la définition kantienne selon laquelle la philosophie est la science du rapport de toutes les connaissances aux fins essentielles de la raison humaine.
41 Se reporter au « Système figuré des connaissances humaines/Entendement ».
42 Encyclopédie, article Encyclopédie (Philosophie), p. 642b.
43 Encyclopédie, article Fiction (Belles-Lettres), Tome VI, 1756, p. 681b. Pour attribuer le juste sens au mot « fiction », rappelons que dans l’Explication détaillée du système des connaissances humaines, Diderot définit la dernière colonne de la Poésie comme suit : « Nous n’entendons ici par Poésie que ce qui est Fiction », Discours préliminaire, op. cit., p. 181.
44 Montesquieu avait refusé d’écrire des articles pour l’Encyclopédie car, selon lui, il avait déjà tout dit sur les lois. Il voulait apporter quelque chose de nouveau. C’est ce qu’il fit en écrivant un Essai sur le goût dans les choses de la nature & de l’art destiné à l’Encyclopédie et qui fut placé à l’article Goût. Il a depuis été séparé de l’Encyclopédie pour devenir l’Essai sur le goût.
45 Voir Scipion Lenel, Marmontel, Paris, Hachette, 1902. Remarquons que Marmontel est à l’opposé du néo-classicisme à venir.
46 La querelle entre d’Alembert et Rameau porte sur cette question. D’Alembert reproche à Rameau d’analyser la musique avec des principes mathématiques. Sur les rapports entre d’Alembert, Rameau et la musique, voir Catherine Kintzler, Jean-Philippe Rameau : splendeur et naufrage de l’esthétique du plaisir à l’âge classique, 1983 ou encore Théâtre et opéra à l’âge classique, 2004.
47 Jean Le Rond d’Alembert, Eloge de Terrasson (1670-1750), dans Œuvres complètes, Eloges historiques, tome III, Paris, édition A. Belin, 1821, p. 374.
48 Encyclopédie, article Grammairien, op. cit., p. 847a.
49 Le Traité des abus de la critique en matière de religion du père Ignace de Laubrussel paraît en 1710. Voir la revue Dix-huitième Siècle, No 34 (2002), M. Groult, « Du véritable et de l’abus ou des rapports entre d’Alembert et Laubrussel », p. 173-185.
50 Encyclopédie, article Goût, Tome VII, 1757, p. 767b repris dans Discours préliminaire, op. cit., p. 277.
51 Jean d’Alembert, Eloges lus dans les séances de l’Académie Françoise, Tome I, Paris, Panckoucke, 1779, Préface, p. xxiv. Les Eloges ont plusieurs titres selon les rééditions comme Eloges des académiciens ou Eloges historiques ou Histoire des Académiciens.
52 Ibid., p. xxvj.
53 Abbé Pluquet, Examen du Fatalisme ou exposition & réfutation des différents systèmes de Fatalisme qui ont partagé les Philosophes sur l’origine du Monde, sur la nature de l’Ame, & sur le Principe des Actions humaines, Paris, Didot, Barrois, 3 tomes, 1757, p. 348 (tome I).
54 G. -Jean Soret, le père Hayer et autres, La Religion vengée ou la réfutation des auteurs impies, Paris, Hérissant, 1757-1760, 12 tomes en 6 vol. Cet ouvrage se présente sous forme de lettres. L’Encyclopédie y est analysée de la Lettre IV à la Lettre XXIII du volume V ainsi que dans l’intégralité du volume VI. La violence contre les encyclopédistes a laissé des traces dans la mesure où ce que ces derniers ont énoncé a été effacé par une reconstruction de leurs thèses uniquement en rapport avec la religion. C’est ainsi qu’en 1889 Joseph Bertrand écrit sans aucune animosité mais comme une définition établie « le caractère philosophique, c’est-à-dire antireligieux de l’Encyclopédie », D’Alembert, p. 83. Ils ont remplacé le projet philosophique de l’Encyclopédie par un conflit avec la religion. Ceux qui en font une « machine de guerre » emploient exactement les mêmes arguments que Soret.
55 Discours qui a remporté le prix d’éloquence à l’Académie françoise en l’année MDCCLV par le père Guénard, jésuite, à Paris, chez Brunet, (1755), p. 7-8.
56 Ibid., p. 13-14.
57 Ibid., p. 19.
58 Ibid., p. 23.
59 En répondant au Traité du père Laubrussel par De l’abus de la critique en matière de religion, d’Alembert rendait célèbre ce jésuite qu’il jugeait digne d’être ignoré. En ne citant pas le père Guénard, il a très certainement voulu ne pas réitérer le fait.
60 On peut penser aussi que d’Alembert était lui-même en pleine interrogation sur cette question dans la mesure où son discours préliminaire aux Eléments de musique théorique et pratique, suivant les principes de M. Rameau éclaircis, développés et simplifiés est fortement modifié entre 1752, année de la première édition et 1762, année de la deuxième édition.
61 Encyclopédie, article Cours (Grammaire), Tome IV, 1754, p. 396 a-b.
62 Serge Moscovici, « À propos de quelques travaux d’Adam Smith sur l’histoire et la philosophie des sciences », Revue d’Histoire des Sciences, I, (1956), p. 6.
63 Encyclopédie, article Goût (Grammaire, Littérature et Philosophie), Tome VII, 1757, p. 768a repris dans Discours préliminaire, op. cit., p. 278.
64 Ibid., p. 279.
65 Ibid., p. 770a/283.
66 Ibid., p. 768a/279.
67 Ibid., p. 769a/281.
68 Ibid., p. 769b/283.
69 Le principe du plaisir de d’Alembert se retrouve chez d’autres auteurs qui ont pu inspirer le mathématicien comme l’abbé Du Bos dont les Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture datent de 1719 et qui ont connu sept éditions jusqu’en 1770. À l’époque le livre était fort connu et utilisé.
70 Encyclopédie, article Sciences (Connaissances humaines), Tome XIV, 1765, p. 788a.
71 Article Lettres, les (Encyclopédie), Tome IX, 1765, p. 410a.
72 Article Philosophique, esprit en Morale, Tome XII, 1765, p. 515a-b.
73 Jean Etienne Marie Portalis (1745-1807) dans « De l’usage et de l’abus de l’esprit philosophique » centre la question d’une généralisation qui a dénaturé l’origine. Selon Portalis qui reste à situer dans la même critique que celle des théologiens, l’esprit philosophique diffère de la philosophie et est un art nouveau au XVIIIe siècle qui consiste dans « l’art d’appliquer le raisonnement aux divers objets de nos spéculations et de nos recherches » op. cit., Tome I, ch. I, p. 116. Il a retenu de Jaucourt mais pas d’Alembert.
74 Abbé Pluquet, De la Sociabilité, 1 vol. 2 tomes, Paris, Barrois, 1767, p. 9 (Tome II).
75 Soret, op. cit., respectivement : vol. 6, p. 348, Lettre XXIV, p. 352 et 355.
76 Roland Mortier, Diderot en Allemagne (1750-1850), 1954 reprint Genève, Slatkine, 1986, p. 336.
77 Claude-Charles Charaux, De l’Esprit et de l’esprit philosophique, Paris, Pedone-Lauriel éditeur, 1892, p. 9. Il s’agit du chapitre IV dans lequel l’auteur fournit deux définitions de l’esprit philosophique, celle du Père Guénard et celle de Portalis. C’est en fait une suite d’essais dont le but est de construire un tout appelé « La Cité chrétienne ».
78 Ibid., p. 28, 36 sqq.
79 Jean Seznec, Ibid., p. 88. Soulignons également le rapprochement judicieux fait par Seznec entre Gibbon et Caylus dans la mesure où ce dernier, comme Gibbon avec l’érudition, voit dans l’étude de l’Antiquité le moyen de parvenir à la véritable philosophie. Voir dans notre dernier chapitre la position de Naigeon dans son Dictionnaire de Philosophie ancienne et moderne de l’Encyclopédie méthodique. L’érudition occupe, selon lui, une place à nouveau utile dans la disciplinarisation. Il devient clair qu’une fois les querelles religieuses du XVIIIe siècle dépassées, toute la science allait être modifiée.
80 Ibid., p. 82-83.
81 Le Formulaire était le recueil de profession de foi du livre de Jansénius. D’Alembert évoque ici les guerres de religion, dont le XVIIIe siècle subit encore les séquelles dans des discordes qui ralentissent le développement de la connaissance.
82 Encyclopédie, article Formulaire (Théologie & Histoire ecclésiastique), Tome VII, 1757, p. 183b.
83 Discours préliminaire, op. cit., p. xxxj/136.
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