LE REGARD DU SYNDICALISTE

1Comme syndicaliste, j’ai participé à différentes négociations nationales interprofessionnelles.

2La première fut celle qui a débouché en 1985 sur le premier accord national avec les artisans. Chargé des PME à la commission exécutive de la CFDT, je cherchai comment créer avec les représentants des petites entreprises la même relation que celle qui existait avec le CNPF. Constatant que l’artisanat employait encore plusieurs centaines de milliers de salariés, j’entrai en contact avec les responsables de l’UPA que j’invitais alors dans mon bureau, au siège de la CFDT. C’était la première fois que ceux-ci entraient dans un tel lieu et ils paraissaient émus. Nous eûmes plusieurs discussions qui portaient notamment sur leur spécificité, leur marginalité. J’expliquai mon point de vue : il faut aussi des conditions sociales et des droits pour les salariés des petites entreprises. Ces droits peuvent ne pas être la copie conforme de ceux des grandes entreprises. Il faut rechercher des équivalences, c’est-à-dire accepter que la spécificité petite entreprise débouche sur des solutions différentes en matière de droits sociaux. Cette recherche de solutions adaptées aux petites entreprises, c’est aux responsables patronaux et syndicaux des petites entreprises de la mener à bien. Je proposai alors cet échange : « Vous ouvrez une négociation sur un sujet comme la formation professionnelle, qui est plus consensuel que d’autres, et la CFDT défendra que l’UPA doit être reconnue par les pouvoirs publics comme une organisation patronale représentative et, par exemple, entrer à la Commission nationale de la négociation collective. » En clair : négociez et vous obtiendrez votre légitimité. Il fallut former les responsables de l’UPA à ce qu’est une négociation nationale interprofessionnelle et informer les autres confédérations syndicales de cette initiative. Leur réticence était la suivante : pourquoi négocier avec ce secteur ? Il n’y a qu’à demander l’extension des accords déjà conclus avec le CNPF...

3L’accord a été signé en 1985, créant une cotisation patronale pour la formation professionnelle des salariés de l’artisanat, cotisation inférieure à celle qui était en vigueur alors pour les grandes entreprises. L’UPA fit son entrée dans les négociations interprofessionnelles et dans les rencontres tripartites organisées par les pouvoirs publics. J’étais assez fier que, pour une fois, les petits aient négocié « comme des grands ». Cet accord a débouché sur la mise en place de structures paritaires dans les différentes professions de l’artisanat. La formation professionnelle et l’alternance se sont développées dans ce secteur. À des rythmes certes assez lents, car l’ingénierie d’accompagnement a fait défaut. Nous ne pensions pas à cette époque qu’il fallait investir en aval d’un accord, penser à sa communication, à sa mise en œuvre. Cet accord concernait plusieurs centaines de milliers de salariés, bien davantage que les salariés de Renault, de la SNCF, autant que les salariés de l’Education nationale. Pourtant, trois ou quatre journalistes étaient présents lors de la conférence de presse de présentation de l’accord. Mais la hiérarchie culturelle avait pesé de son poids pour banaliser l’événement.

4La négociation est ainsi un processus de reconnaissance réciproque dont chacun tire une légitimité. C’est ainsi que le projet d’accord fut contesté par l’UIMM qui revendiquait une représentativité dans les petites entreprises de la métallurgie, et il fallut trouver un compromis sur le champ d’application de l’accord. La négociation, démarrée en 1983, se termina en 1985, du fait de cette contestation dans le camp patronal.

5Par ailleurs, certains syndicalistes niaient ce raisonnement – « on se légitime par ce que l’on fait » – et rétorquaient : « On est légitime parce que l’Etat a reconnu notre représentativité. » « Nous sommes légitimes en droit » était ainsi la réponse à « nous sommes légitimes par nos pratiques ». L’opposition à cette négociation portait aussi sur son contenu. Pour certains organisations syndicales, l’objectif d’une telle négociation devait être d’appliquer à ce secteur les mêmes règles que celles appliquées aux grandes entreprises. Sinon, c’était entériner des inégalités sociales. Je répondais qu’il n’y avait aujourd’hui aucune règle, par exemple en matière de formation, et qu’on ne pouvait demander aux petites les mêmes efforts qu’aux grandes entreprises. La signature de la CFDT aux côtés de celle des responsables de l’UPA avait à mes yeux un prix : celui d’être moins contestés dans les entreprises artisanales du fait que leurs responsables avaient négocié avec la CFDT et s’étaient entendus avec elle.

6La deuxième négociation fut celle dite « de la flexibilité », en 1984. Cette négociation a commencé par un tête-à-tête avec le président de la commission sociale du CNPF, Yvon Chotard. Le CNPF n’avait pas encore digéré l’alternance de 1981 et ses conséquences en matière de lois sociales. Nous discutions des dispositifs existants, de nos positions réciproques sur l’avenir des textes votés par la majorité socialiste si une nouvelle alternance intervenait en 1986. L’abrogation, répondait le président Chotard. « Pourquoi ne pas éviter de se servir de la majorité qui nous est favorable ? répondis-je. Nous nous servons de l’Etat pour régler nos comptes, pour faire aboutir des solutions dont nous ne sommes pas parvenus à convaincre l’autre de la validité. Les règles sociales vont alors faire du "yo-yo" et cela n’est bon pour personne. » « Bien sûr, répondit Chotard, le social a besoin de stabilité pour évoluer. Comment faire ? Peut-on mettre à l’abri des alternances politiques les solutions sur lesquelles nous sommes d’accord ? Essayons. Tentons de définir un capital contractuel commun, intouchable par d’autres que ceux qui l’auraient négocié. » Nous avons ainsi discuté très tard dans la nuit. Quelques semaines plus tard, Chotard revenait avec une liste de points à négocier dans cette vision d’un capital contractuel commun : procédure de licenciement collectif, durée du travail, droits syndicaux, intérim, CDD, changements technologiques.

7Pour différentes raisons, cette négociation a pris le nom de négociation sur la flexibilité et, surtout, a pris un tour dramatique. Le président du CNPF, Yvon Gattaz, s’affrontait à Chotard. Il ne comprenait pas les enjeux sociaux français, occupé à ferrailler contre l’État socialiste ; il développait des projets provocateurs comme les ENCA, les emplois à contrainte allégée. Le CNPF mit la barre trop haut, et ne concrétisa pas assez explicitement les concessions faites aux syndicats. Le texte était intéressant au regard de ce qui s’est passé depuis pour les droits syndicaux dans les petites entreprises, les CDD, le travail temporaire et les licenciements. Il était aussi une rupture positive dans les relations syndicats/patronat. Mais les militants CFDT et FO s’opposèrent à sa signature avec virulence. L’encadrement du travail intérimaire était compris comme sa reconnaissance, et donc comme son développement systématique. La création des plans sociaux devenait encouragement aux licenciements, la réduction des heures des élus des petites entreprises, dont le nombre était ridiculement bas et qui ne prenaient pas toutes leurs heures, était traduite comme une mesure prise contre les syndicats alors même qu’elle avait pour but d’en faciliter l’existence. Les militants habitués à des négociations qui ajoutent des droits n’acceptaient pas un redéploiement de certaines règles sociales. La CGT fit une campagne nationale contre le projet ; le directeur des relations du travail, Martine Aubry, fustigea ses contenus ; la presse mit en avant toutes les concessions syndicales. Les promoteurs du projet furent emportés par une vague déferlante de critiques. Ce fut l’échec. Il le fut moins dans les propositions concrètes, reprises par la suite par les différents gouvernements, parfois dans une version plus négative d’un point de vue syndical.

8L’échec fut celui d’une tentative des partenaires sociaux de déterminer par eux-mêmes leurs règles du jeu. Le patronat, impressionné pendant la négociation par le sens des responsabilités des négociateurs syndicaux, fut déçu. Une partie du monde patronal, une partie des chefs d’entreprise décida alors de « tirer l’échelle » à l’égard de syndicats décidément trop conservateurs. Le niveau de l’entreprise s’en trouva renforcé : « Puisqu’il n’est pas possible de faire des choses sérieuses au plan national, débrouillons-nous alors dans nos entreprises. » L’échec du niveau interprofessionnel invita le management à assumer dans les entreprises ce que les interlocuteurs sociaux n’étaient pas parvenus à réaliser à l’échelon du pays. Sans aggraver les conséquences de cet échec, on peut dire que la première tentative d’un pacte social à froid avait échoué.

9La troisième négociation importante à laquelle j’ai participé fut celle, dans la foulée de l’échec de celle sur la flexibilité, de la première convention collective dans le secteur du travail temporaire. Les deux chambres patronales avaient beaucoup misé sur cette précédente négociation pour obtenir une légitimité négociée. L’échec laissait le secteur du travail intérimaire à la merci de nouvelles lois et face à la contestation permanente des syndicats sur le principe même de ce travail. Un contact informel eut lieu où les responsables des syndicats patronaux mirent les enjeux sur la table : « Nous voulons une sécurité face aux différentes lois et décrets. Le gouvernement doit légiférer à nouveau. Nous vous proposons de négocier les contours d’une convention collective nationale qui stabiliserait nos relations et nous apporterait la reconnaissance des syndicats. Nous sommes prêts à examiner les contreparties à cette proposition. » La liste des exigences était simple : définir des règles d’usage du travail temporaire acceptables socialement et en terme de management de l’entreprise, donc en interdire le caractère permanent et lui définir des raisons (absences, surcroît d’activité, etc.) ; lister les droits et garanties sociales dont étaient privés les travailleurs intérimaires et faire accepter le principe de l’équivalence des droits et garanties. Exemple : pas de comité d’entreprise, mais un fonds social géré paritairement, droit à la formation selon un pro rata temporis bonifié, etc. L’accord national fut rapidement bouclé. Les syndicats devaient cesser de rêver que l’intérim serait un jour interdit, les patrons devaient accorder un statut social à cette population.

10Les chambres patronales ont joué le jeu de cet accord qui a été suivi de plusieurs autres. Le travail temporaire a aujourd’hui un statut social meilleur que celui des contrats à durée déterminée. Mais toutes les entreprises utilisatrices n’ont pas joué le jeu du respect des règles d’usage. Une part du travail temporaire reste un travail permanent d’économie de gestion d’une main-d’œuvre à durée indéterminée, ou de précaution managériale. Le patronat des entreprises n’a pas été à la hauteur du patronat du travail temporaire et des confédérations syndicales pour moraliser totalement son usage. Les syndicats dans les entreprises l’ont-ils été ? Rien n’est moins sûr. Les délégués, en majorité, ont continué à s’occuper de leurs salariés – ceux de leur propre entreprise – et non des intérimaires, pourtant présents dans leurs ateliers et services.

11Ma dernière négociation a été celle sur la formation professionnelle et l’alternance qui a abouti à l’accord national interprofessionnel de 1990, suivi d’une loi en 1991. Négociation très technique du fait du volume des textes à ordonner, et politique du fait des choix et des positions des acteurs. Sur une partie du dossier, il y avait accord entre le patronat et la CFDT, CFTC et CGC. Cela portait sur la nécessité que l’Education nationale tienne mieux compte des partenaires sociaux dans la définition des programmes et des diplômes professionnels, dans les orientations du système éducatif, dans la gestion de l’apprentissage et dans le développement des formations en alternance. La CGT campait sur un refus de négocier tout en dénonçant chaque compromis partiel. FO ne voulait pas que les partenaires sociaux prennent pied dans l’Education nationale et n’accordait pas à la formation en alternance un rôle majeur. Les syndicats d’enseignants, qui ne participaient pas à la négociation, guettaient chaque grignotage du système éducatif public. Séance après séance, il fallait informer le ministre du Travail, qui informait son collègue de l’Éducation et celui de la Formation professionnelle. Une partie de cette négociation était comme sous surveillance d’un gouvernement qui affirmait pourtant que la formation professionnelle était le jardin des partenaires sociaux, mais qui rappelait les limites à ne pas franchir.

12Par ailleurs, le patronat voulait des symboles, celui du co-investissment notamment (c’est-à-dire : la participation du salarié en temps et/ou en argent en cas de formation qualifiante). Des compromis équilibrés furent trouvés sur cette question et sur le financement de la formation. Par contre, sur la refondation des structures de la formation professionnelle, les oppositions entre les niveaux professionnels et régionaux, la crainte de lancer une véritable réforme des circuits de la formation empêchèrent d’aller très loin. L’État les mit en demeure deux ans plus tard. De plus, alors qu’il existait dans le patronat et une part des syndicats le désir de participer à l’organisation d’une grande filière de formation professionnelle par l’alternance, les pouvoirs publics y opposèrent une résistance passive qui découragea les plus entreprenants. Les partenaires, timides et divisés, n’ont pas réussi à faire bouger la puissance conjuguée de l’Éducation nationale et des pouvoirs publics. Pire, les pouvoirs publics ont poursuivi leur intervention dans le domaine de la formation des actifs. La loi qui a suivi l’accord, sous l’autorité de Martine Aubry, a oublié volontairement certains articles de l’accord et renvoyé à plus tard certains dispositifs. Au lieu d’une loi consacrant des principes que les partenaires sociaux devraient mettre en œuvre, la loi a repris le mot à mot de l’accord, quitte à bouger les mots en cas de désaccord. Toute modification partielle de l’accord, par exemple l’actualité des cotisations, nécessitera une intervention législative, le contrôle des pouvoirs publics étant ainsi assuré et le dirigisme social étatique se poursuivant.

13Concluons ce premier point. Pourquoi un ex-soixante-huitard est-il devenu un partisan passionné de la négociation collective et un défenseur acharné d’un système contractuel puissant et moderne ? Sans doute le désir de changer, non pas de société, mais la société, et pour cela accepter d’être dedans pour y avoir un rôle, une influence. Le passage d’une position d’antagoniste à celle de protagoniste est long. Il faut accepter l’autre, les autres, les comprendre pour tenter de les convaincre. Ce passage a été facilité par les valeurs, la culture CFDT. Nous étions, à mon époque, autogestionnaires. Il est alors plus facile, à un partisan de l’autogestion, de choisir l’instrument de la négociation collective plutôt qu’à un partisan du centralisme étatiste. Après « les années de poudre », le thème de l’autogestion a donné naissance à un girondisme contractuel, opposé à un jacobinisme étatique. En clair, je voulais que les acteurs aient un rôle, je ne voulais pas d’une société clés en main, une société de l’obéissance, même aux lois. Presque naturellement, la CFDT a inventé le thème de l’obligation de négocier dans l’entreprise, pour donner une responsabilité aux acteurs dans l’entreprise et pour éloigner l’État, sa puissance, son intervention monocorde et son effet de passivité, et pour équilibrer l’hypertrophie nationale du système ancien de négociation. Décider du niveau où les problèmes se posent et doivent être réglés était une aspiration et une évidence (Jacquier, 1985). Notre conception de l’intérêt général va à l’encontre du jugement des ministres socialistes qui pensent représenter l’intérêt général contre les intérêts particuliers. Comme si ce n’était pas de l’intérêt général du pays que les pilotes d’Air France ne fassent pas grève pendant le Mondial, comme si le développement d’une régulation sociale positive dans les transports routiers n’était qu’un problème particulier. Un pays est un État et une société. Une société forte participe à l’intérêt général ; une société faible oblige l’État à intervenir à ses risques et périls comme à celui de la société. Et donc, nous avons fini par penser que le développement de la négociation participait à la santé démocratique de la société.

LE REGARD DU CONSULTANT

14Ayant quitté la CFDT pour créer une société d’études sociales, mon regard sur la négociation collective française est empli d’inquiétude et d’impatience. À mes yeux, la négociation sociale française est doublement fragile. Elle subit les chocs de tous les pays industriels démocratiques qui poussent à des mutations des systèmes de négociation. Mais ces chocs interviennent dans une culture contractuelle faible, un système conventionnel désorganisé, et dans une répartition des pouvoirs État/ acteurs sociaux déséquilibrée.

15Dans différents pays européens la négociation sociale se décentralise et se diversifie. La négociation tendant à fixer à un seul niveau, une seule norme, évolue. Elle propose au entreprises ou au niveau régional des normes plus ouvertes, des options d’application diversifiées et par ailleurs les niveaux régionaux et d’entreprise se développent et équilibrent le rôle du niveau national (Jacquier, 1997).

16En Allemagne, on note une tendance au développement de la négociation d’entreprise, qui se réalise par le conseil d’entreprise et qui concerne en premier lieu les grandes entreprises.

17En Belgique, la concertation est relativement centralisée. La négociation d’entreprise se développe dans les plus grandes entreprises, mais elle permet davantage de compléter le système de la négociation sectorielle que de le déséquilibrer. On constate une évolution vers des accords-cadres sectoriels, avec des questions relatives à l’emploi, options que les employeurs peuvent adopter ou non. Cette tendance a pour conséquence de modifier le caractère contraignant des conventions et, sans doute, les salariés des PME sont moins couverts. Pour l’instant, cette nouvelle forme de convention se limite à des thèmes relatifs à l’emploi et à l’embauche. Par ailleurs, on voit aussi surgir de nouvelles initiatives législatives où l’employeur et les salariés peuvent intervenir comme partie contractuelle. Le pouvoir syndical s’en trouve dès lors érodé. Ces lois concernent différentes dispositions dérogatoires en matière d’emploi, et notamment visent les entreprises sans délégation syndicale. Pour le moment, ces dérogations n’ont pas été beaucoup utilisées. Enfin, on relève que, dans certains secteurs, on ne conclut plus de convention ou d’accords, soit parce que l’une des parties ne le souhaite pas, soit parce que la commission paritaire ne fonctionne plus. Dans la mesure où la concertation sectorielle dépérit, la problématique de la concertation au sein des entreprises et donc des PME va surgir. Différentes stratégies syndicales sont possibles, la stratégie des employeurs étant de rechercher une forme de négociation moins contraignante.

18Au Danemark, il n’existe pas de règles particulières quant à la négociation collective concernant les PME. La négociation sectorielle et la vitalité de la représentation locale ont rendu le système de négociation efficace, couvrant 60 % du marché du travail. De récentes évolutions montrent que l’on s’oriente vers des accords-cadres accordant aux PME un espace pour la mise en œuvre de critères flexibles dans l’application des règles communes. C’est le cas de l’organisation de la durée du travail : semaine, mois, vacances, etc. Ces décisions sont négociées entre les représentants locaux des salariés et employeurs. Pour faciliter cette évolution, chaque partie renforce la formation de ses représentants locaux.

19En Italie, le système comporte une articulation entre deux niveaux de négociation, le niveau national sectoriel et le niveau décentralisé, d’entreprise ou territorial. L’articulation est définie tant au plan des matières traitées qu’au plan temporel. On ne négocie à un niveau inférieur que dans des matières non traitées par le niveau supérieur. Pour les entreprises grandes et moyennes, le niveau décentralisé est l’entreprise, traité par les délégations syndicales unitaires, alors que, pour les PME, la référence est le niveau territorial. La négociation nationale devient de plus en plus une négociation d’un cadre de références dont les contenus sont définis au niveau local. Le développement de la négociation d’entreprise se confirme. Dans les régions d’Émilie et de Vénétie, des expériences de négociation dans le secteur de l’artisanat ont été entreprises, notamment sur les compléments de salaire liés à la productivité, la formation professionnelle, la prévoyance complémentaire. Ces expériences sont jugées positives, y compris dans leur effet sur la culture des relations sociales. Enfin, la concertation tripartite se développe à l’échelon local, ce qui valorise la position et la prise en compte de la dimension des petites et moyennes entreprises.

20Aux Pays-Bas, le système complexe et centralisé de relations industrielles a connu un processus important de réforme. Le degré de centralisation est moindre et le processus de contrôle et de négociation s’est déplacé, d’une part, au détriment de la loi et, d’autre part, en faveur de négociations sectorielles, ou d’entreprises pour les plus grandes. La tendance actuelle est à la négociation d’accords-cadres qui permettent aux entreprises de les compléter, sous réserve de la consultation du conseil d’entreprise. Les PME bénéficient de davantage d’autonomie et sont tenues comme responsables du bien-être des salariés, notamment dans le domaine de la sécurité sociale, de l’absentéisme pour cause de maladie, et des conditions de travail.

21En Espagne, quelques conventions sectorielles nationales ont établi des particularités fondées sur la taille des entreprises. Tel est le cas de la convention générale du commerce qui a une classification professionnelle différente selon que l’entreprise compte plus ou moins de 50 travailleurs. La convention collective de l’enseignement privé limite les contrats à durée déterminée à 25 % du personnel, en exonérant les entreprises de moins de 8 salariés de cette obligation. D’autres conventions sectorielles font de même sur des points non essentiels des règles d’emploi. Il semble que cette tendance aille en se développant.

22On constate donc un phénomène que nous nommons : passage d’un monocentrisme de la négociation sociale (une seule norme conçue à un seul niveau) à un polycentrisme, c’est-à-dire : des normes différentes, conçues à des niveaux divers.

23La France n’échappe pas à ce besoin de diversification et de décentralisation de la négociation collective. Mais cette mutation de la politique contractuelle se réalise dans des conditions particulières. La France contractuelle vit toujours à l’heure de l’obligation légale de négocier. La négociation n’est donc pas une responsabilité collective assumée volontairement par des partenaires sociaux convaincus que c’est la méthode civilisée et efficace de réguler le social. Cette loi, votée en 1982 au moment de l’alternance et qui crée une obligation annuelle de négocier dans l’entreprise et dans les branches, reflète donc l’état culturel français sur la négociation : négocier par ordre légal. Elle a par ailleurs contribué à balkaniser les niveaux de la négociation en refusant d’établir un ordre dans la conduite des négociations entre la branche et l’entreprise. Dans les pays européens, la négociation de branche se déroule, puis c’est au tour des entreprises. Dans notre pays, chaque niveau peut négocier quand il le veut. Des grandes entreprises peuvent, sans attendre l’accord de branche, négocier leur accord et ainsi vider de sens la négociation de branche.

24La négociation collective française est sous tutelle de l’État. Par le procédé de l’extension, les pouvoirs publics vérifient la bonne conformité des textes négociés et peuvent ainsi rejeter des solutions négociées originales, mais n’entrant pas dans les canons du Code du travail. C’est ainsi que fut rejetée la protection de délégués interentreprises conventionnels au motif que ces délégués n’étaient pas des délégués syndicaux respectant la lettre du Code du travail, et ce malgré l’accord des employeurs.

25Les pouvoirs publics adressent régulièrement des mises en demeure de négocier aux partenaires sociaux, sur les bas salaires, sur la formation professionnelle (pratiquement tous les deux ans), sur la durée du travail. La loi sur les 35 heures est un exemple fructueux de l’interventionnisme social de l’État. C’est l’État qui recueille, analyse et publie les résultats de la négociation collective chaque année. Ce sont des agences d’État qui assistent, conseillent (contre rémunération, mais à un tarif inférieur à celui du marché, histoire d’étouffer la concurrence privée) les branches et les entreprises sur différents thèmes comme la formation, les conditions de travail, etc. On est bien loin de l’autonomie contractuelle du modèle allemand qui interdit à l’État de se mêler de la négociation entre partenaires sociaux. Ce dirigisme social ne s’explique pas seulement par la volonté des pouvoirs publics. Il est aussi la conséquence de la passivité des partenaires sociaux. L’inertie des partenaires et leur manque de convergences sur la place de la négociation collective laissent bien évidemment la place à des gouvernements qui ont toujours un bon motif, ne serait-ce que celui de l’urgence, pour intervenir.

26Un double travail serait donc nécessaire (Jacquier, 1998) :

• réaliser une radiographie quantitative et qualitative de la négociation collective : conventions obsolètes, conventions minuscules, degré d’application des conventions collectives, portée des accords d’entreprise, qualité réelle de la négociation elle-même, etc. Cette radiographie serait dressée pour établir les forces et les faiblesses du système conventionnel et pour sortir des jugements à l’emporte-pièce ;
• penser un cadre moderne et pertinent de l’architecture contractuelle du pays. Quelle place pour les branches professionnelles ? Cette place peut-elle être la même pour tous les secteurs alors que la concentration n’est pas la même ? Entre l’automobile et le commerce de détail, les solutions contractuelles peuvent-elles être identiques ? Quelle place pour la négociation d’entreprise, selon la taille des firmes, les situations productives, les thèmes de négociation ? Quelle place pour le dialogue professionnel, régional, d’entreprise ? Comment libérer la négociation de la tutelle étatique, comment éviter que le Parlement soit obligé d’être saisi pour légaliser chaque accord national interprofessionnel ? Comment développer une ingénierie de la négociation sociale, vulgariser les accords, créer une véritable politique d’observation et de vulgarisation des accords collectifs et qui ne se résume pas à créer une agence publique ? Bref : investir dans la négociation sociale, ses contenus, ses pratiques, ses acteurs et sans doute ses valeurs, car la négociation n’est pas une technique, mais une philosophie sociale.

27Est-ce un hasard si, sur la cinquantaine de rapports commandés par le Premier ministre, Lionel Jospin, depuis son arrivée à Matignon, aucun ne concerne cette question de la négociation collective, comme d’ailleurs aucun ne porte sur le besoin d’acteurs de la société française ? La demande d’un libéralisme débridé, l’entretien de protestations radicales et populistes, la défense d’un dirigisme étatique se rejoignent, au moins sur un point : leur indifférence à l’égard du besoin d’une régulation sociale contemporaine.