1En m’appuyant sur les travaux de Braudel à propos de la Méditerranée et sur ceux que j’ai menés dans le cadre de la publication de La rencontre des mondes, je voudrais montrer que la diversité des territoires et l’autarcie ont favorisé l’émergence d’une diversité des cultures caractéristique des bords de la Méditerranée et que, depuis l’Antiquité, cette diversité a dynamisé l’échange ; elle a fait de la Méditerranée un des premiers grands espaces de « communication monde ». Dans une seconde partie, je défendrai que la rencontre des civilisations est extrêmement fertile, mais que le brassage des cultures dans un melting pot fermé menace la diversité. Et c’est bien le problème que posent les deux grandes révolutions des moyens de communication, celle des transports au siècle dernier et aujourd’hui celle de l’Internet. L’atomisation du monde menace la diversité. Dans le même temps, l’Internet à la différence des mass media plus anciens offre des possibilités de résistance et d’organisation d’un nouvel espace publique propice à la défense de la diversité culturelle. L’anthropologie, comme regard éloigné à la lumière du mouvement des civilisations qui nous ont précédés, va nous aider à prendre du recul, de la hauteur sur un monde écrasé par la globalisation, pour réfléchir sur les enjeux de la diversité culturelle au prisme des nouvelles technologies de l’information et de la communication.

Diversité de la méditerranée

2Les historiens de l’école des Annales qui, à la suite de Lucien Febvre et Marc Bloch, ont renouvelé les études historiques, défendent que les contraintes géophysiques et climatiques d’un territoire déterminent bien des formes que prend le mouvement long de l’histoire. Braudel nous en fournit un bel exemple avec ses deux grandes œuvres, La Méditerranée et L’identité de la France2. Chaque fois, il procède de la même façon, commençant par inventorier les caractères du milieu, le relief, puis le vent, la mer, les microclimats, les sols, leur couverture floristique. Dans cette perspective, conseille-t-il, il faut « rechercher la divergence, le contraste, la rupture, la frontière »3. Et de montrer ensuite comment les hommes, à partir de ces données, ont inventé des solutions diversifiées, au fil des générations, dans une continuité si lourde qu’elles apparaissent à première vue immuables et qu’il faut le mouvement des siècles pour que se dessinent les mutations. Entendons-nous : « L’élément décisif, dit-il, ce n’est pas la terre, la nature ou le milieu, c’est l’histoire, c’est l’homme prisonnier en somme de lui-même, car héritier et continuateur des actes, faits et gestes, techniques et traditions de ceux qui l’ont précédé sur sa propre terre et en ont modelé le paysage, l’engageant à l’avance dans une série de déterminisme rétrospectif, dont-il est, au demeurant, rarement conscient. » Mais, précise-t-il plus loin, « cette accumulation d’histoire prodigieuse » ne s’est pas faite n’importe où, citant Vidal de la Blache : « L’histoire d’un peuple est inséparable de la contrée qu’il habite […]. Il faut partir de cette idée qu’une contrée est un réservoir où dorment des énergies dont la nature a déposé le germe, mais dont l’emploi dépend de l’homme4. » À la lecture de son œuvre, on voit bien comment la diversité des microclimats et des micro-milieux a fait la diversité de la France et celle des modes de vie autour de la Méditerranée, sa richesse ensuite, quand les civilisations conduisent à la rencontre de mondes si différents les uns des autres.

Variété des terroirs et diversité des cultures de la Méditerranée

3En Méditerranée, les reliefs ont généré des microclimats extrêmement contrastés, selon que plaines et plateaux désertiques laissent filer les nuages, emportés, comme évaporés par le vent, alors qu’à l’inverse, les montagnes abruptes qui la bordent en de nombreux endroits, les retiennent et, avec l’altitude, les transforment en neige, sinon en abondantes précipitations. « Des montagnes hautes aux formes mouvementées, et qui, comme un squelette pierreux, trouent la peau du pays méditerranéen. Les Alpes, l’Apennin, les Balkans, Le Taurus, le Liban, l’Atlas, les chaînes d’Espagne, les Pyrénées ; quel cortège ! », s’exclame Braudel5. Ils les opposent ensuite aux zones littorales exceptionnellement plates du Languedoc, mais surtout au Sud, du Sahel tunisien jusqu’au delta du Nil et aux montagnes du Liban. « Le désert, c’est un univers étrange qui fait déboucher sur les rives mêmes de la mer, les profondeurs de l’Afrique et les turbulences de l’aire nomade. Ce sont, conclue-t-il, des mondes qui n’ont rien à voir avec ceux des zones montagneuses.6 »

4Autour de la Méditerranée, il suffit de parcourir quelques centaines, parfois même seulement quelques dizaines de kilomètres, pour que les paysages changent du tout au tout. La bande côtière, les deltas, les plaines alluviales, les collines, les plateaux désertiques et la montagne représentent des milieux extrêmement différents auxquels l’homme a dû s’adapter. On ne vit pas au flanc des hautes montagnes ou dans le désert comme au bord de la mer, où la pêche joue un rôle non négligeable, occupant dans l’économie, la cuisine et la symbolique, un rôle important même si elle est rarement miraculeuse.

5Sur la côte, la nature prend son temps. Les orangers et les oliviers mettent neuf à dix mois, après la floraison, pour mener à maturation les fruits que l’on récolte en hiver. La plus mauvaise période est finalement l’été, obligeant aux cultures céréalières de printemps, afin que la récolte puisse s’achever avant les premières sécheresses, tandis que les jardins potagers irrigués donneront des légumes d’été jusqu’aux premières gelées de novembre, assurant ainsi la soudure avec les légumes d’hiver. En dehors des grandes plaines irriguées, fertiles et limoneuses, mais restées longtemps insalubres, domaine des eaux stagnantes ou soumises à des crues soudaines, les collines côtières ont toujours été pauvres. Pour preuve, la rusticité des villages composés de modestes maisons faites d’un agglomérat de chaux cuit dans des fours alentours et de mauvaises pierres impossibles à tailler. Tout en hauteur, parce que l’espace manque, les villages sont accrochés à des falaises escarpées ou posés aux sommets de mottes. Car il faut aussi se protéger des grandes peurs, réelles ou imaginaires comme celle de l’an mille, des razzias, des incursions à fin de pillage toujours possibles depuis la mer si proche. Sans doute fallait-il ne pas avoir d’autre choix pour s’installer ainsi, parfois même au-dessus du niveau des sources, obligeant l’habitant à boire l’eau des toits, recueillie dans des citernes creusées à même le roc.

6Dans les zones de montagne, à peine quelques dizaines de kilomètres plus loin, sur les contreforts des Alpes par exemple, le complexe autarcique change complètement et devient sylvo-pastoral7. La vie, possible mais jamais facile, comme le dit Braudel, s’organise différemment ; les maisons sont vastes afin d’abriter durant tout l’hiver hommes et bêtes8. Les forêts bien arrosées fournissent du bois en abondance pour de puissantes charpentes. Car le toit est l’élément essentiel des habitations, toujours imposant de façon à protéger des fortes intempéries et notamment à résister à l’accumulation de la neige. Il varie d’une vallée à l’autre, voire d’un site à l’autre, en fonction des ressources disponibles à proximité (la terre à cuire pour les tuiles ou la pierre à fendre pour les lauses) ou des solutions techniques adoptées par les charpentiers et parfois imposées par une réglementation régulant l’accès aux ressources ou prohibant certains usages.

7Là, l’existence est extrêmement contrastée en fonction des saisons, comme l’atteste cette maxime des pays sud-alpins : « La montagne, c’est sept mois d’hiver et cinq mois d’enfer. » Il faut profiter au mieux des beaux jours pour engranger tout le nécessaire afin de survivre à des hivers longs et rigoureux. Heureusement, la montagne est généreuse, ou au moins largement arrosée, ce qui permet l’élevage de troupeaux conséquents. Selon l’altitude du village, sa position dans la vallée ou les reliefs alentour, l’économie agro-pastorale s’organise de façon diverse. Les périodes de résidence au village, qui rassemblent la communauté, alternent avec des périodes plus ou moins longues où celle-ci se disperse dans les alpages. En moyenne montagne, cela se fait plutôt au printemps et à l’automne, alors que plus en altitude, la migration a lieu en été. Bergers et bêtes rejoignent les hauts pâturages. Parfois, les paysans s’organisent pour regrouper les troupeaux et en partager la garde, ce qui libère des bras pour d’autres activités. Les villages les mieux lotis peuvent aussi louer une partie de l’alpage à des troupeaux transhumants venus du Sud. Isolés les uns des autres, les hommes, occupés à la fenaison ou à la garde des troupeaux, sont approvisionnés par les femmes qui maintiennent le lien avec le village. Les habitations éparpillées dans la montagne restent sommaires, mais suffisantes pour stocker la récolte de foin avant de pouvoir la descendre dans la vallée, à moins que ce ne soient les bêtes que l’on mène d’une habitation à l’autre pendant la mauvaise saison, les parquant dans l’étable au rez-de-chaussée et les alimentant avec le foin stocké dans le fenil situé au-dessus. La communauté se fait et se défait, éclate en morceaux isolés, solitaires durant l’été, pour se reformer l’hiver dans la grande maison de village, confinée à l’intérieur par la neige, sous l’autorité forte du patriarche qui doit alors imposer un règlement strict de façon à rendre possible la vie collective.

8Le système patriarcal est sans doute proche de celui de l’Europe du Nord, avec un respect strict du droit d’aînesse, un nombre élevé d’oncles célibataires, pour éviter le partage des terres et maintenir l’autorité, comme cela est attesté dans la haute vallée du Var par Raybaut)9. Plus bas, la famille élargie repose sur un système patriarcal souple caractéristique des pays du Sud, plus ouvert, plus communicatif où les familles se fragmentent mais restent agrégées, comme l’atteste l’habitat provençal où l’on adosse à la maison principale des pièces annexes en fonction des besoins, au fur et à mesure des mariages.

9La nourriture aussi diffère. Comme partout, les céréales, et plus tard la pomme de terre, occupent une place centrale. Mais à la montagne, les laitages, le fromage, les graisses animales et la viande jouent un rôle important, alors que dans la vallée, les légumes, revenus à l’huile d’olive, bouillis ou en gratin, sont au centre de l’alimentation. La cuisine alpine privilégie le chou, les betteraves et la pomme de terre qui ont bon rendement malgré l’altitude, ainsi que les châtaignes, les noix et la charcuterie. Celle du bas, plus pauvre, doit se contenter de céréales une bonne partie de l’année. La volaille et le lapin font office de viande les jours de fête et sont parcimonieusement utilisés pour parfumer les plats. Le reste de la semaine, il faut se contenter des herbes aromatiques, abondantes et variées. Sur les collines, la vigne fournit les populations en vins chaleureux qui coulent abondamment pour égayer les festivités, alors que dans les vallées alpines, on recourt à des fermentations et, plus tard, à des distillations de fruits, de pommes et de prunes qui procurent un alcool fort, dur, indispensable pour résister à l’hiver, mais dont on dit qu’il fouette les corps… et sans doute aussi les âmes.

10Il faudrait approfondir le tableau, affiner le trait, nuancer le propos, montrer comment siècle après siècle, génération après génération, des milieux si proches ont généré des économies, des modes de vie, des façons de travailler, d’habiter, de se nourrir, de se retrouver, de fêter, si différentes d’une communauté à l’autre, et en même temps si homogènes à l’intérieur de chaque microsociété, si cohérentes dans leur façon d’explorer l’environnement. Et ce monde-là s’est maintenu jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, tant que tenaient les forces qui le structuraient, la nécessité de vivre en quasi autarcie dans un espace donné, en raison de la pauvreté des moyens de communication. Bien sûr, depuis la fin du xix^e siècle, de nombreux progrès techniques (l’eau, l’électricité, la santé, l’instruction publique, les transports) étaient parvenus jusque dans les villages les plus reculés et avaient engagé de profondes mutations. Cependant, l’escarpement des terrains, l’exiguïté des parcelles qui empêche toute mécanisation, la pauvreté des moyens ou la tradition avaient maintenu les principes d’une économie fondée principalement sur l’autarcie et une agriculture profondément, irréductiblement, dépendante de l’exploitation des ressources du milieu naturel. Si bien que, jusqu’à leur quasi disparition dans les dernières décennies du millénaire, on peut considérer ces sociétés comme l’aboutissement (irrésolu, d’où leur disparition) d’un long processus d’enracinement dans un territoire.

11À l’échelle de la Méditerranée, on comprend comment la diversité des milieux qui la caractérise a conduit à la diversité des paysages et des communautés qui les ont façonnés, un mélange de nature et de travail, une accumulation des traces et d’érosion du temps.

Dynamique et fragilité du premier grand espace de communication monde

12Braudel le dit dans Dynamique du capitalisme et dans Identité de la France, « tout village a beau faire, il ne suffira jamais à lui-même, il lui faut vendre et acheter… Si l’espace divise, il unit du fait même de cette division créatrice sans fin de besoins complémentaires ; entre zones céréalières et d’élevage par exemple, entre producteurs de grain et producteurs de vin, le contact est quasi-obligatoire ».10 Dans Les jeux de l’échange, réalisation matérielle, économie et capitalisme11, il étudie comment émerge ainsi, peu à peu, une circulation capillaire entre les villages et les bourgs puis, à un niveau supérieur, entre les bourgs et la ville ; enfin, comment les grandes cités se donnent la main entre elles et développent les moyens d’échange, bourses, foires, comptoirs et voies de communication. Les premiers systèmes de communication, un tant soit peu performants, permettant de transporter à moindre coût et en grande quantité des marchandises et des hommes se sont édifiés sur l’eau. Les premières grandes civilisations sont nées le long du Nil, de l’Euphrate et du Tigre. Vers l’an 2000 avant J.-C., apparaissent de nouveaux navires équipés d’une quille et d’une voilure permettant de remonter le vent. Il devient alors possible de traverser la mer qui n’était jusque-là qu’un immense désert. Bientôt, des marchandises de toutes sortes, mais aussi les savoirs, les goûts, les représentations du monde s’échangent et fertilisent les civilisations, facilitant leur rayonnement. L’Égypte, la Mésopotamie, l’Asie Mineure, Mycènes et la Crète deviennent cosmopolites, et la Méditerranée un espace économique utilitaire. Car, si la Méditerranée « fait le pêcheur pauvre, elle fait la fortune du commerçant… Depuis les marins phéniciens, qui, poussés par les besoins du négoce, ont reconnu ses côtes les plus lointaines, c’est sur la mer que se sont édifiées les plus belles fortunes et avec elles les civilisations les plus brillantes12 ». Il ajoute que « la décadence, les crises, les malaises de la Méditerranée, ce sont justement les pannes, les insuffisances, les cassures du système circulatoire qui la traversent, la dépassent et l’entourent, et qui des siècles durant l’avaient mise au-dessus d’elle-même13 ».

13Il ne faut jamais négliger le coût des transports. Tant que l’on en reste à l’histoire des élites, le problème ne se pose pas. Elles peuvent voyager sur des chaises à porteur, à dos d’homme ou de cheval, sur des navires à voile, des galères à rame ; le coût énergétique de leurs déplacements ne compte pas, mieux, il est à la mesure de leur puissance. Mais dès lors qu’il s’agit de tous, de circulation quasi organique de la vie collective, de mouvements commerciaux s’adressant aux masses, il faut que les dépenses d’énergie vitale, de force humaine que mobilisent les déplacements restent faibles, dérisoires. Il faut que les économies de travail qu’elles permettent d’un côté, par exemple par la spécialisation des ouvriers employés à des fabrications de grande série, soient inférieures à la mobilisation de forces qu’exige le transport nécessaire à leur distribution.

14Avec la mer, les voies de communication changent de dimension. Elles ne contribuent pas seulement à unir les populations d’un pays mais elles participent également à la dynamique des civilisations cosmopolites, faites de la rencontre entre différents empires. Ce n’est pas par hasard que la Méditerranée est devenue le berceau de la première grande civilisation occidentale ; elle se trouve au centre de pays et de terroirs diversifiés qu’elle mettra durablement en relation. « La mer, c’est autre chose qu’un réservoir nourricier, s’exclame Braudel, d’autant plus que la Méditerranée est pauvre, aux meilleurs moments de sa flotte, sa pêche entière représente le tiers de la seule pêche norvégienne, mais la mer c’est aussi, avant tout, une surface de transport, une surface utile, sinon parfaite.14 »

15Longtemps la mer n’a été qu’un immense désert où l’homme ne s’aventurait jamais. Tout juste se risquait-il au cabotage le long des côtes, allant de port en port sans jamais perdre de vue la terre, car la Méditerranée, sous ses apparences riantes, est une mer capricieuse. Elle se fâche brusquement, si bien qu’il faut toujours pouvoir trouver un abri près des côtes, et que, même aux meilleurs moments de Venise, la navigation était interdite durant tout l’hiver. Ce sont les peuples de la mer Égée, poussés par un cabotage d’îles en îles, qui auraient révolutionné cette navigation embryonnaire en développant des bateaux allant à rame et à voile, carénés (pour améliorer la résistance de l’embarcation contre les houles violente), mais surtout munis de quilles (pour faciliter l’adhérence et empêcher, autant que possible, le chavirement). Les historiens y voient l’ancêtre des lointains navires phéniciens et grecs, les premiers pouvant transporter jusqu’à 36 tonnes de denrées commerciales, les seconds jusqu’à 120 tonnes ; en comparaison avec les transports sur terre, on change d’échelle. L’essor de la navigation fera de la Méditerranée le premier vrai réseau de communication, sans lequel il n’y aurait pas eu de civilisations antiques15.

16À partir des voies de communication se développent des villes, non plus seulement de gros bourgs qui organisent l’échange, le troc entre villages, mais des agglomérations structurées dans une tout autre perspective, celle du négoce et de la spéculation, à la mesure du monde que dessinent les nouveaux réseaux. Leurs pieds sont encore enracinés dans la terre du pays, mais leur tête est ailleurs, dans la conscience de cet « ailleurs » et des avantages que ces civilisations auraient à tirer des différences que les uns et les autres cultivent laborieusement. Tel bien, ici si rare et prisé, est en abondance là-bas ; telle façon de faire là-bas serait bien utile ici aussi. Et bientôt, les cités accumulent la richesse et, par conséquent, les possibilités d’investir, de se lancer dans d’autres entreprises qui élargiront davantage leur pouvoir d’action. Comme il faut contrôler, comptabiliser, garder la mémoire de toutes les transactions, l’écriture vient à point. Rudimentaire et d’un usage compliqué d’abord, réservée aux princes et aux scribes qui leur sont attachés, elle se simplifie à partir du X^e av. J.-C., au fur et à mesure que les marchands se l’approprient pour leurs activités dans différentes langues, ou que les savants l’utilisent pour accumuler et stocker les connaissances. Dans les palais des princes et des riches marchands débordant sur la ville cosmopolite, une extraordinaire culture d’échanges se met en place, qui emprunte ici et là, qui brasse les modes et les goûts, les religions et les connaissances16.

17Les Phéniciens – qui auraient fondé Tanger – nous en fournissent un bel exemple. Ils sont les premiers à développer un commerce florissant à partir de Tyr, puis des comptoirs, ces villes portuaires qu’ils bâtissent ici et là pour nouer des relations commerciales avec les populations autochtones. Elles occupent une place stratégique pour l’essor des réseaux de communication qui se dessinent progressivement en Méditerranée. Ainsi Tyr, capitale de l’Empire adossée à une montagne hostile, rétive à l’agriculture, est condamnée, pour se nourrir, à développer le commerce d’un artisanat quasi industriel reposant sur la confection en série de produits de luxe destinés à l’exportation. Ainsi les artisans phéniciens se spécialisent-ils dans l’orfèvrerie, la teinture des tissus de laine et la fabrication navale. Les armateurs importent et stockent des denrées alimentaires ou des matières premières depuis les régions agricoles et exportent leur artisanat, ou d’autres produits comme les parfums venus jusqu’à eux par voie de terre, qu’ils distribuent ensuite dans toute la Méditerranée. La récente exposition de l’Institut du monde arabe sur l’art des Phéniciens a bien montré que ces derniers s’inspirent des autres grandes civilisations de la Méditerranée, égyptiennes mais aussi assyriennes, mésopotamiennes et égéennes. Sphinx, griffons, palmettes, scarabées : les artistes reprennent les motifs iconographiques qu’ils réinterprètent, déforment, adaptent au goût de leurs commanditaires ou de leurs destinataires. Souvent, l’aspect décoratif prime au détriment de la valeur symbolique. Ainsi reproduisent-ils des hiéroglyphes pour leur caractère ornemental sans tenir compte de leur signification et introduisent-ils dans leurs créations des fantaisies qui leur sont propres17. Ce qui n’est pas sans rappeler la période actuelle de métissage new-wave des cultures.

18Viennent ensuite les Grecs ; la civilisation hellénistique étend son influence culturelle à toute la Méditerranée. Reviennent les Égyptiens, puis arrivent les Étrusques, qui préparent l’Empire romain. La Méditerranée devient cet immense espace de communication qui fera la dynamique de l’Antiquité, reliant entre eux les ports des grandes cités autant que les colonies implantées sur tous les rivages jusqu’aux confins occidentaux.

19Pour autant, cette circulation reste rudimentaire et coûteuse. La construction et l’entretien des navires épuisent les hommes et les forêts. Dès que l’on s’éloigne des côtes ou des grands fleuves navigables (et autour de la Méditerranée ils ne sont pas si nombreux), la communication demeure lente et chaotique. Les routes sont quasiment inexistantes ; même les grandes voies romaines, tant vantées pour leur efficacité, sont avant tout des routes militaires réservées aux armées et aux scribes de l’Empire, au maintien de l’ordre et à la levée de l’impôt, toutes en côtes, toujours en cours de réparation. Si bien que jusqu’au xix^e siècle, les échanges de quelque importance se limitent au village et au canton. Entre les villes, dans l’économie « monde », ne circulent que des produits de luxe ou d’usage exceptionnel, servant au prestige et au plaisir des élites, à leur domination symbolique ou militaire. Les réseaux de communication n’irriguent que les sociétés établies à leurs abords, les villes des bassins fluviaux ou les ports, laissant d’immenses espaces vides, repliés sur eux-mêmes, à l’écart du temps et du monde. Finalement, les seules choses qui voyagent à peu près bien sont les bêtes en troupeaux et les hommes qui vont vendre leur force de travail ou se déplacent pour livrer bataille, porter des missives, administrer les biens, rendre la justice, etc.

20Les cultures ont toujours été soumises aux influences extérieures. Les progrès techniques se diffusent lentement. Transformant parfois en profondeur les conditions d’existence, ils dynamisent le terroir, lui permettent de mieux utiliser ses ressources, de cultiver, d’approfondir et de révéler ses caractéristiques. Tant que les apports extérieurs restent rares, ils sont toujours « recontextualisés », réappropriés en fonction des cultures locales toujours plus fortes. Les systèmes de domination, d’assujettissement économique (levées d’impôts, réquisitions, etc.) ou culturel (évangélisation, guerres saintes, scolarisation, etc.) tendent à unifier les modes de vie et à structurer de grands ensembles culturels. Mais tout cela reste fragile. Le rayonnement des métropoles s’estompe dès que l’on s’en éloigne. Et quand les grandes civilisations s’effondrent sous le poids des déséquilibres et des convoitises qu’elles suscitent, les pays se referment sur eux-mêmes. Les villes, quand elles demeurent, s’étiolent, s’enclosent de murs, se replient sur leur région, comme les villages sur leur territoire et les familles sur l’autarcie. Et déjà, d’une vallée à l’autre, on ne se comprend plus ; les langues divergent tout comme les traits culturels ou les modes de vie. Chaque communauté ne doit plus compter que sur elle-même pour assurer ses conditions d’existence, exploiter au mieux son environnement.

La diversité culturelle aux risques de la révolution des moyens de communication

21Cependant, un processus est en marche. Les crises, les décadences, les ruptures, même quand elles durent des siècles, n’arrêtent pas le cours de l’histoire : l’essor inexorable des moyens de communication qui nouent les économies et les sociétés entre elles. Il faut des siècles, mille ans, pour rassembler les civilisations de la Méditerranée et les tenir dans la Pax romana avant que ne s’effondre l’Empire, incapable d’assumer les réseaux de communication devenus indispensables à son existence. Il faut mille ans encore pour refermer le grand trou noir mérovingien et sentir le frémissement d’une mutation qui n’adviendra qu’avec la machine à vapeur.

22Le train et les steamers à hélice représentent la première grande révolution, celle qui va rendre les coûts de transport acceptables, dynamiser l’Occident, l’engager dans une profonde mutation en dépit de deux guerres apocalyptiques. On lui doit « la fin des terroirs » pour reprendre l’expression de Weber18, le déclin du monde rural, la fin de cultures locales millénaires, enracinées, caractérisées par le milieu et bornées par les difficultés de communication. Cette révolution permet en contrepoint l’essor des grands centres industriels qui, avec le fordisme, étendent le règne de la marchandise produite en masse à la société tout entière et conduit, inéluctablement, à la standardisation de nouveaux modes de vie, tandis que l’avènement des mass media, du cinéma et de la télévision anime d’un même élan le cœur des peuples.

23Plus que l’informatique et le téléphone, le croisement de ces deux techniques, grâce aux progrès de la connectique, représente la seconde grande révolution des moyens de communication. En effet, ensemble, ils permettent de tenir à coût zéro, non plus les nations, ni même les masses, mais les individus qui s’émancipent de tout lien communautaire, autrefois indispensable à leur existence.

24La première révolution des moyens de communication tendait à déraciner les populations et à les acculturer à la société de consommation de masse ; mais les communautés parvenaient encore, tant bien que mal, à se reformer, à se rassembler dans les quartiers ouvriers ou les banlieues en marge des bassins industriels, à transformer les plus grandes entreprises en forteresses ouvrières où elles parvenaient à se forger une nouvelle identité. La seconde révolution, celle de la connectique, les fait exploser dans un cosmopolitisme généralisé, en tribus éphémères19, en parcelles d’individu dispersé en mille activités et une multitude d’identités de façade plus ou moins superficielles.

25Les différences atomisées ne sont plus des pays, ni même des nations, mais des hommes dispersés de par le monde, ou même des portions d’individu, des gestes, des pulsions, des bribes de connaissance, des éclairs d’intelligence, réunis ponctuellement, pour des motifs précaires et limités, en segments de consommation, en parts de marchés, en groupes de projet ou de pression, en processus de production, en chaînes d’assemblage, en communautés d’intérêts20. Jusque-là, un voyage engageait physiquement et durablement le sujet tout entier et mobilisait tant de forces pour l’accompagner (marins, palefreniers, voituriers, cheminots, hôteliers ou encore standardistes chargés d’établir la communication) que tout déplacement était exceptionnel. Il faut maintenant si peu d’énergie aux « clic » d’ego derrière son micro-ordinateur connecté à haut débit pour qu’il soit tour à tour, producteur, consommateur, chercheur, flâneur, séducteur et voyeur, se déplaçant d’un bout à l’autre de la planète à la vitesse de la lumière, au fur et à mesure qu’il saute d’un site à l’autre. L’homme voyage comme jamais auparavant, même quand il reste immobile, et cela conduit aussi à stimuler de vrais déplacements en voiture, en avion, en quête de l’autre, pour des rencontres de courte durée, mais toujours fortes et stimulantes. Les affiliations en communautés sont momentanées ; l’homme, libre, écartelé, à l’identité incertaine et fragmentée, passe de l’une à l’autre, avant de poursuivre sa course solitaire.

« L’histoire de la civilisation, résume Daniel Bougnoux, se confond ainsi avec celle d’un détachement progressif du territoire millénaire », mais aussi, ajoute-il, « avec une dématérialisation lente des supports et des produits du travail humain, avec la promotion et la circulation accélérée des signes »21. Car les systèmes de communication ne servent pas seulement à acheminer de la matière, ils conduisent aussi au brassage des populations, à la circulation des idées et des savoirs, à la diffusion des modes de vie, des principes de travail ou des façons de consommer. Dès lors que l’essentiel des produits que l’homme utilise pour son existence provient d’un peu n’importe où, les rapports qu’il entretient avec son terroir ne reposent plus sur aucune nécessité. Les particularités culturelles qui en découlaient se maintiennent autant que se perpétuent les traditions, mais elles vont en s’atténuant et finissent par s’éteindre, en dépit de l’effort désespéré de certains pour en maintenir le souvenir. Progressivement, les cultures se fondent dans un cercle de plus en plus large, jusqu’à celui d’une culture mondiale qui tend à dominer et à devenir exclusive, tandis que le premier cercle, celui de la communauté d’origine, a disparu. Comme si la prédiction de Mc Luhan se révèlait en cours de réalisation : « À l’aube de l’âge électronique, l’englobement de la grande famille humaine tout entière en une seule tribu globale22. »

26La rationalité technologique, la standardisation des productions de masse fabriquées et distribuées à échelle planétaire, l’hégémonie des industries culturelles, la ruine des économies et des sociétés traditionnelles, l’urbanisation, etc., conduisent inéluctablement au brassage des cultures et des modes de vie, à l’explosion de la diversité en parcelles de différences qui se combinent entre elles dans un cosmopolitisme généralisé, fertile mais épuisant. La culture mondiale devient un maelström où domine le point de vue des plus puissants et l’intérêt des plus riches, de ceux qui tiennent les rênes du pouvoir et sont en position de force au sein des structures de gouvernance mondiale.

27La première révolution des moyens de communication, celle des transports, déracinait les populations pour les acculturer à la société de consommation de masse. Mais les communautés parvenaient tant bien que mal à se réagréger ou à se réinventer en fonction de l’origine des individus et/ou de leurs intérêts du moment, dans les quartiers périphériques, les banlieues, les bassins industriels, les usines géantes transformées en forteresses ouvrières ; elles étaient susceptibles de se révolter, de s’inventer une nouvelle intégrité, d’affirmer leur identité, de revendiquer. La seconde révolution, celle de la connectique, fait exploser les collectifs en tribus éphémères et virtuelles, s’agrégeant et se défaisant sans cesse, pour des motifs et des intérêts de plus en plus ponctuels et superficiels.

Vers un nouvel espace public mondial

28En même temps, les NTIC offrent à des communautés isolées la possibilité de mieux valoriser leurs compétences ou leur patrimoine, de continuer à vivre en cultivant leurs différences. Elles permettent aussi à des militants dispersés de s’organiser, de renouveler une critique du monde, de la structurer en débats collectifs, planétaires, jusqu’à élaborer des alternatives à la globalisation et à la pensée unique libérale post-moderne, alternatives qui font davantage de place au social, à la défense de la diversité, à la bonne gestion des ressources naturelles, au développement durable, ou même à la décroissance raisonnée. Le mouvement altermondialiste dans sa diversité, et en dépit de ses faiblesses, nous en fournit une belle illustration quand il construit une alternative à la globalisation, à l’unilatéralisme américain, en développant une analyse critique susceptible de fédérer les paysans sans terre du Brésil, les indiens du Chiapas, les petits producteurs de coton de l’Afrique de l’Ouest, les cartoneros de Buenos-Aires, les consommateurs d’eau de Bolivie ou du Sri Lanka, les pauvres urbains de Bangkok, les femmes du secteur informel, les ouvriers des usines délocalisées, etc., ceux que Tony Negri appelle « les multitudes », les nouvelles formes « de résistance micro politiques à l’empire », qui manifestent un puissant « désir de communauté humaine »23 et, pour reprendre les termes du sous-commandant Marcos, « voudraient inventer d’autres mondes possibles, une alternative à la pensée libérale unique »24. Le mouvement associant les plus pauvres, les démunis et les laissés-pour-compte n’aurait certainement pas pu exister sans le secours des NTIC, qui lui ont permis de recenser, d’affilier et de fédérer des groupes isolés, dispersés sur toute la planète dans les endroits les plus reculés et les moins desservis par les infrastructures.

29Il ne s’agit pas de faire l’apologie d’Internet, ni d’adhérer à ce que Proulx appelle « un déterminisme technologique qui conclurait à l’émergence de nouveaux réseaux globaux de solidarité sociale du simple fait de l’existence de réseaux techniques de transmission à l’échelle planétaire », mais simplement de prendre acte avec lui de ce que le Web peut « constituer une infrastructure incomparable pour assurer l’émergence et la perpétuation de réseaux de solidarité entre les individus, les groupes, les associations qui cherchent aujourd’hui à promouvoir la nécessité d’autres logiques, alternatives à celle du marché, pour orienter le développement et les transformations sociales à l’échelle planétaire »25.

30L’Internet n’est ni bon, ni mauvais en soi. Il a cependant l’avantage sur la plupart des autres médias d’échapper facilement au contrôle et d’être largement accessible à la parole de tous. Il procède à l’inverse de la presse, du cinéma et de la télévision qui exigent toujours de mobiliser des compétences et des moyens importants, ce qui concentre ces médias dans les mains d’oligarchies, réservant l’usage des canaux à une petite minorité accréditée, pour autant qu’elle ne mette pas en question leur autorité. En dépit de la fracture numérique, les communautés les plus pauvres et les plus isolées peuvent utiliser le Web pour y exprimer leur point de vue. Le sous-commandant Marcos, par exemple, l’a abondamment utilisé pour populariser la lutte des indiens du Chiapas.

31Le mouvement Via Campesina, créé en 1992, agit de même pour fédérer les organisations paysannes de petits exploitants et de travailleurs agricoles, de communautés indigènes d’Asie, d’Afrique, d’Amérique et d’Europe, soit une centaine d’organisations et de syndicats de paysans qui représentent des millions de familles rurales dans 70 pays, et compte plus de 200 millions de membres dans le monde. Sur son site Internet, Via Campesina se déclare « un mouvement hautement représentatif des petits et moyens producteurs sur le plan mondial » et se présente comme « une organisation politiquement complexe, multiculturelle et de grande envergure géographique»26. La communication entre tous, la coordination des organisations membres au sein de chaque région, et du mouvement dans son ensemble, n’aurait pas été possible, là encore, sans les NTIC. Celles-ci permettent aussi de préparer et d’organiser de grandes conférences, comme le fameux Forum social mondial qui, tous les trois ans, rassemble les représentants des grands mouvements sociaux pour définir les objectifs et les priorités de l’organisation (le dernier s’est tenu à Belém en 2009). La coordination internationale des mouvements paysans s’efforce, d’une part, d’articuler et de renforcer les organisations membres et, d’autre part, d’influencer les centres de pouvoir que sont les gouvernements et les organisations multilatérales. Elle cherche à réorienter les politiques économiques et agricoles qui affectent les petits et moyens producteurs, quand elles concernent la réforme agraire, la souveraineté alimentaire, la production, la commercialisation, la recherche, les ressources génétiques, la biodiversité et l’environnement. Ainsi, le mouvement, en rupture avec les pratiques diplomatiques conventionnelles des Nations unies, s’est invité lors de la dernière assemblée de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) qui réunissait, à Tunis en juin 2009, 121 gouvernements, pour imposer que les droits des petits agriculteurs soient pris en considération dans chaque aspect du Traité en débat à cette occasion.

32La planète a encore de beaux jours devant elle, si la compassion et les colères momentanées que suscitent les images de misère et d’injustice dont nous abreuvent les médias nourrissent notre intelligence du monde27, si la critique enfle, si elle se rassemble, si elle utilise les NTIC pour créer un espace public planétaire, si elle se structure et se confronte à la complexité du monde, au principe de réalité, pour construire des alternatives à une globalisation univoque. L’homme des Lumières l’a fait au xviii^e siècle, jusqu’à réinventer la démocratie et énoncer les droits de l’homme et du citoyen. Au xix^e siècle, le monde ouvrier, le syndicalisme et les salariés ont réussi à imposer au capitalisme le respect d’un minimum de règles de solidarité collective. Il faut encore que la planète en mutation accélérée parvienne à sanctuariser la diversité, à inventer des espaces et des lieux habités qui cultivent la différence, collectivement, sur la durée, avec l’intelligence du monde et le débat qui doit inévitablement lui être associé. Il s’agit de garantir aux générations futures une diversité de possibles, d’offrir à chacun des occasions d’enrichir son expérience personnelle de vraies rencontres avec d’autres cultures structurées en ensembles collectifs, forts, stables et créatifs.

33Nous sommes encore dans une période où la majorité des habitants de la planète vit, ou a vécu, dans des sociétés préindustrielles, même dans les pays les plus développés. Les traces de ce monde ancien abondent et perdurent (l’UNESCO recense encore 6 000 communautés et autant de langues), bien qu’elles soient globalement en train de s’effacer. La prise de conscience quant à la nécessité de préserver la diversité des cultures est lente. Elle vient bien après celle de la biodiversité, mais elle progresse heureusement depuis quelques années, comme en témoigne la déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle, adoptée le 2 novembre 2001.

34Faut-il accepter le mouvement inexorable d’érosion accélérée des cultures issues des terroirs ? Doit-on se contenter d’en conserver quelques traces ici et là, folklorisées à l’intention de touristes toujours pressés d’aller voir ailleurs, et accepter comme une évidence leur disparition inéluctable ? Allons-nous, en une génération ou deux, épuiser les ressources que représente la diversité des cultures locales séculaires, comme nous sommes en train de le faire avec les énergies fossiles millénaires, le pétrole notamment ?

35Dans les années 1970, les écologistes dénonçaient le pillage des ressources naturelles, en expliquant qu’en quelques décennies, avec une telle croissance de la consommation et du gaspillage, nous étions en train de piller les gisements de matière première et de polluer irrémédiablement la planète. Une prise de conscience collective, planétaire, trop lente, a néanmoins permis, depuis, d’infléchir les prévisions les plus alarmantes28. Pour défendre la diversité du vivant, les écologistes ont obtenu de sanctuariser des espaces où se reproduisent les espèces les plus menacées. La défense de la diversité des cultures se pose avec la même acuité. Mais la prise de conscience reste encore élémentaire.

Aménagement du territoire et défense des terroirs

36Protégés, patrimonialisés, objets d’une prise de conscience collective sur la richesse qu’ils représentent pour la défense de la diversité, les terroirs, ou ce qu’il en reste, servent de substrat à l’enracinement de projets culturels de développement local originaux. Par opposition au concept d’aménagement du territoire planifié depuis « le haut » par l’État technocratique dans la perspective de réalisations gigantesques, le développement local travaille sur de petits projets à la rentabilité aléatoire, souvent dans des zones isolées, en déshérence faute d’industries de pointe ou d’atouts touristiques exceptionnels, susceptibles d’intéresser les gros investisseurs institutionnels. Il s’efforce d’associer les populations dans leurs différentes composantes (élus locaux, acteurs économiques et culturels, associations, etc.), de recenser les potentialités, techniques, humaines, économiques et culturelles, d’un territoire, de fédérer les ressources et les initiatives pour les mettre en synergie et les dynamiser. Il fait émerger une représentation forte et originale du territoire, dans une perspective culturelle (identitaire), économique (développer des activités nouvelles), sociale (créer de l’emploi, permettre aux populations de vivre sur place) et d’amélioration de la qualité de la vie (entre autres, aménagement et protection de l’environnement, sociabilité, entraide et loisirs).

37Les éléments patrimoniaux matériels et immatériels censés incarner les cultures locales sont convoqués à l’appui de la nouvelle politique de développement local29. Il faut non seulement les restaurer, mais encore les instaurer comme témoins symboliques, censés représenter l’identité du site. L’enjeu est de taille : « Le retour à des valeurs identitaires », écrit Scardigli, devient dans l’Europe des régions une richesse « une valeur d’échange »30 car, ajoute Wolton, « l’identité qui pendant longtemps a fait obstacle à la communication est aujourd’hui, au contraire, devenue la condition de la communication »31. Peu à peu, la protection de l’environnement et des paysages, la mise en valeur d’ensembles patrimoniaux, le maintien ou l’instauration de manifestations culturelles originales, la revalorisation des produits du terroir, de spécialités culinaires ou de fabrications artisanales et industrielles locales réputées, le tourisme vert, culturel ou d’affaires deviennent des axes forts des politiques d’aménagement et de développement économique des régions. Ces aspirations finissent par mobiliser l’ensemble des forces vives d’un territoire – élus, chefs d’entreprises, animateurs d’association, artistes, érudits, chercheurs, experts en communication – pour dégager, préserver et faire vivre ce qui fait l’originalité de leur ville, de leur profession, de leur région, ce qui la rend unique. « La diversité n’est pas la résultante des forces abstraites, elle est l’œuvre des acteurs sociaux […] poursuivant dans leur action quotidienne un véritable projet de société, qui prolonge cette histoire spécifique. Ainsi, l’identité d’une région, c’est à la fois le passé vécu par ses acteurs et un avenir voulu par eux32. » La mise en valeur du patrimoine local devient, plus qu’une entreprise de sauvegarde ou de conservation, une véritable base de développement local. Et pour l’humanité, une des voies possibles de défense de la diversité des cultures.

38L’Internet contribue fortement à l’existence et à la viabilité de ces petits projets qui avaient jusque-là bien des difficultés à se faire connaître, à nouer et à maintenir le lien avec leurs partenaires, visiteurs, amateurs ou acheteurs. Dans l’hôtellerie, par exemple, seules les grandes chaînes d’ampleur internationale avaient les moyens d’entrer en contact avec leur clientèle potentielle, de financer une centrale de réservation et des catalogues de promotion de leurs activités, forcément standardisées parce qu’il aurait été de toute façon impossible de les décrire dans leur diversité. Le Web offre la chance aux acteurs de projets touristiques alternatifs, même les plus petits, d’avoir un site où ils peuvent communiquer sur leurs caractéristiques et leurs attraits, et celle d’être repérés grâce aux moteurs de recherche depuis n’importe où dans le monde. Ils peuvent ainsi entrer en contact avec une clientèle préparant ses prochaines vacances, et lui donner la possibilité d’effectuer une réservation en ligne.

Identité de la Méditerranée

39Dans cette nouvelle dynamique, la Méditerranée occupe une place de choix, inégalée et inégalable. Partout affleurent les vestiges des civilisations anciennes qui y ont rayonné. Partout, on peut lire le travail modeste et acharné, sempiternel, des communautés qui ont façonné ces paysages. La Méditerranée, n’est-ce pas d’abord l’histoire des hommes qui ont habité cette terre, s’efforçant tantôt de se prémunir contre la sécheresse de l’été, les pluies torrentielles, le souffle lancinant des vents, tantôt d’exploiter les potentialités climatiques et physiques de chaque territoire pour en tirer le meilleur, inventant des façons de cultiver, d’élever, de fabriquer, de construire, de boire et de manger, de festoyer ou d’enterrer ses morts, de célébrer les dieux et d’exprimer la puissance des princes ? Des façons tellement différentes d’habiter et de vivre ensemble.

40Mais la Méditerranée, c’est encore autre chose, elle qui a été le premier espace de communication monde, mare nostrum, la mer au milieu des terres, le premier grand espace de circulation des biens, des hommes et des savoirs, de brassage des cultures et des peuples établis sur ses rivages, qui a porté les civilisations antiques à leur meilleur niveau et, comme le disait si bien Braudel, les tenait au-dessus d’elles-mêmes avant qu’elles ne s’effondrent de trop d’injustice, de déséquilibres, d’assujettissement à la compétition et à la distinction des élites.

41La Méditerranée résume le grand défi de notre époque, la protection de la diversité des cultures et la dynamique de leur rencontre. Elle est cet effet d’ombre et de lumière, cette fascination des couleurs trop vives et si douces à vivre, cet alanguissement du temps d’où surgissent des zones d’hyperactivité, ce mélange d’authenticité et de superficialité exubérante, la réputation de fabrications artisanales séculaires et l’imaginaire des technologies les plus sophistiquées, cet ancrage dans le passé en même temps que cette capacité à se projeter dans l’avenir.