1Note portant sur l’auteur1

2Remarque préliminaire : tous les acteurs sociaux ne sont pas confrontés de la même manière à la question des rapports sociaux au travail. La plupart ne la pensent pas d’ailleurs dans les mêmes termes. Le patronat, dans sa globalité, vise avant tout « la paix sociale », théorisée parfois en « nouveau levier de compétitivité ». Les syndicats représentatifs de telle ou telle catégorie professionnelle cherchent la préservation des acquis, ou l’élargissement de ceux-ci, pour une fraction du salariat. Les pouvoirs publics, comme d’ailleurs les partis politiques, courent après une nouvelle articulation du social et du politique afin de répondre à la crise de gouvernance de la société.

3Les grandes confédérations syndicales, en l’occurrence la CGT et la CFDT, même si elles sont traversées de courants divers, cherchent une approche globale. La première en tentant de redéfinir « le statut nouveau du travail dans la société », la seconde en privilégiant une approche sociale de « l’intérêt collectif ». CGT et CFDT ne sont pas dans la même situation concrète. La CFDT est engagée depuis quinze ans dans les compromis et assume des responsabilités dans plusieurs grandes institutions sociales (UNE-DIC, CNAMTS...) alors que la CGT cherche encore les voies pour « assumer des accords positifs ». Il serait intéressant de pouvoir croiser les réflexions des deux organisations qui correspondent tout à la fois à deux étapes différentes d’évolution et à deux sensibilités idéologiques distinctes qui n’ont pas vocation à disparaître.

4L’un des problèmes clés qui se pose aujourd’hui à la CGT est de se réinsérer dans un jeu négociatoire auquel elle n’a que marginalement participé au cours de la dernière période. Mais cette approche serait beaucoup trop courte. L’analyse suppose de prendre en compte le fait que c’est tout le champ, les objectifs et le contenu de la négociation qui se transforment. La question est complexe. Elle n’est pas indépendante des autres dimensions du processus de « renouveau syndical » auquel la CGT s’est attelée depuis son 45^e Congrès en décembre 19952.

5Entrer plus directement dans le processus de négociation est un défi qui se pose à l’organisation, en même temps que la société est confrontée à la question du renouvellement de la régulation sociale. Il ne s’agit donc pas pour la CGT de se réinsérer dans un processus qui a sa propre dynamique, mais plutôt de participer à la « rénovation-refondation » de ce processus, tout en faisant évoluer sa propre stratégie. Cela ne va pas sans mal. Les efforts pour se réinsérer dans le dialogue interprofessionnel, à partir de 1993-1994, avaient trouvé un pendant du côté patronal avec les inflexions qu’avait imprimées Jean Gandois au CNPF. Le choix que le patronat semble désormais opérer, teinté de couleurs plus libérales, ne paraît laisser que peu de place à un processus de négociation aux niveaux interprofessionnels et de branche.

6Deuxième remarque préliminaire : n’étant ni sociologue ni juriste, je ne me placerai pas d’un point de vue théorique, mais plutôt du point de vue de l’acteur engagé dans l’action. Cela se traduira par une approche plus normative qu’analytique.

7Que recherche-t-on dans la « nouvelle négociation » ? De manière classique, des compromis permettant de régler des situations sociales individuelles et collectives. Mais aussi une nouvelle dynamique sociale car il s’agit de redonner une capacité aux acteurs à produire une stratégie collective. Pour les salariés dont la richesse principale est leur travail, il s’agit de redonner sens à leur engagement quotidien dans une activité socialement utile et organisée économiquement. Or, un divorce s’est établi entre eux et l’entreprise, accentué par la recherche d’une forte rentabilité contre l’emploi. Mais le divorce s’est installé aussi entre eux et les acteurs chargés de les représenter. C’est ce que montrent très bien les divers sondages et études d’opinion publiés dans la dernière période. Dans plusieurs études récurrentes, les experts expliquent que les salariés ont « un certain optimisme personnel », « comptent sur eux-mêmes pour résoudre les problèmes », mais doutent « de la capacité d’intervention des acteurs sociaux », patronat et syndicats, pour résoudre leurs difficultés3. Ils sont un sur deux à leur « faire confiance pour résoudre les problèmes ». En bas de l’échelle, les partis politiques, qui pourtant devraient emporter une adhésion plus globale, ne recueillent que 15 % de sentiments positifs. L’opinion positive à l’égard des syndicats est plus forte et surtout continûment croissante depuis dix ans. Elle n’est cependant que faiblement majoritaire et reste fragile. Il existe donc un très grand décalage entre une attitude individuelle des salariés et des Français, intégrant des besoins d’évolution et une incapacité à penser collectivement ces mutations. Ce phénomène concerne à la fois les relations du travail classiques et l’organisation sociale, donc la société dans son ensemble. Le syndicalisme a besoin de s’ouvrir sur la société. À l’inverse, la société doit repenser ses rapports au travail. Ces deux niveaux demeurent toujours étroitement dépendants à partir du moment où l’on considère que le travail et la création de richesses sont toujours au centre de la société.

8Or, aujourd’hui, comme l’ont montré nombre de conflits sociaux ces dernières années, les grandes confédérations syndicales ont plus de mal à faire la synthèse des besoins tels qu’ils s’expriment et à les faire converger vers une des exigences communes, acceptées, base de mobilisation mais aussi de compromis (cf. l’ouvrage collectif Syndicalisme : quel second siècle ?, 1995). L’éclatement du syndicalisme en de multiples forces autonomes trouve sans doute ici sa raison principale. Le devenir des grandes confédérations et d’un mouvement syndical rassemblé suppose à l’inverse que soient surmontées ces difficultés.

9Cela posé, il faut examiner successivement quatre dimensions de la problématique. Tout d’abord, il est indispensable de faire un retour sur la dimension nationale et la place de la construction sociale française dans l’ensemble européen. Ensuite, il faut examiner quel a été le rôle de l’Etat et ses limites actuelles qui peuvent expliquer le blocage du dialogue social. En troisième lieu, il est indispensable de s’interroger sur les constructions alternatives possibles en prenant en compte les perspectives que se donnent les acteurs. Enfin, pourront être définis quelques principes importants permettant de faire bouger le système.

DES SYSTÈMES NATIONAUX FRAGILISÉS

10L’ensemble des constructions sociales nationales est aujourd’hui fragilisé, même si c’est à des degrés divers. Leur cohérence est ébranlée par le nouveau processus d’ouverture des économies qui diffuse la contrainte au sein même du tissu social. Mais l’accent mis sur cette dimension occulte par trop le rôle central des mutations technologiques dans l’ébranlement des régulations sociales traditionnelles (Reich, 1991). La France occupe-t-elle une place spécifique dans cette crise ? Attention à une approche de la « spécificité française » qui conduirait à des préconisations erronées. Ce concept peut se révéler dangereux suivant la manière dont on le manie. Il ne faut pas, bien sûr, faire des caractéristiques françaises un absolu qu’il faudrait pérenniser et qui serait en quelque sorte un modèle pour l’ensemble des pays européens. Il ne faut pas non plus en faire le « mal intrinsèque » qui, en soi, serait à l’origine de tous les blocages. Cette dernière approche peut donner l’illusion qu’il suffirait d’adopter un autre modèle, fonctionnant bien dans un autre pays, pour sortir la France des difficultés. Récuser, a priori, ces deux approches est indispensable si l’on veut avancer dans la réflexion. Tous les modèles bâtis au lendemain de la grande dépression de l’entre-deux-guerres sont en crise, même si l’avancement de la crise n’est pas le même dans chaque pays (IRES, 1992). De ce point de vue, même le modèle allemand, qui s’est avéré être plus performant, n’échappe pas aux difficultés. Au-delà des déclarations lénifiantes et des réaffirmations conjointes patronat/syndicats, le travail concret avec un certain nombre d’organisations du DGB montre que le modèle allemand, s’il part de bases encore très solides, enviables à beaucoup de points de vue, est, aujourd’hui, moins efficace. Les négociations de branches sont moins productives et parfois contournées, le système d’apprentissage est fragilisé, la participation dans les entreprises est critiquée par le patronat... État et Justice ont de plus en plus de mal à maintenir l’équilibre entre « partenaires ». Mais ne caricaturons pas le paysage syndical européen. La place de la négociation est variable mais s’inscrit partout dans un système mixte. Telle est la leçon des récents accords en Allemagne, en Italie ou en Espagne. La négociation n’a pas été le point de départ, mais plutôt l’aboutissement. Les grandes négociations nationales, qui ont permis de s’attaquer aux grands problèmes sociaux, tel celui des retraites, ont été précédées d’un intense travail législatif, c’est-à-dire de réaffirmation du rôle du politique. Cette intervention a permis de cadrer ensuite les réformes à concrétiser. Multiplier les exemples montrerait que l’on a affaire partout à des modèles plus mixtes qu’on ne le dit, mêlant négociation et intervention publique.

11La réalité française paraît historiquement beaucoup plus complexe qu’on ne la présente parfois. Certes, une partie des règles sociales a une origine publique et constitue le premier pilier de « l’ordre public social ». Mais l’organisation du marché du travail a aussi reposé sur la place des négociations de branches. Les textes fondateurs du 25 mars 1919 et du 24 juin 1936 sont là pour attester de l’ancienneté de la procédure4. C’est le second pilier de la production de normes sociales. La remise en perspective de cette double construction est intéressante. Il faut la réinsérer dans son évolution historique. Certaines circonstances ou comportements ont favorisé l’un ou l’autre des piliers au cours de ces cinquante dernières années. À la Libération, le patronat organisé n’était plus en situation de négocier à cause de sa compromission sous l’occupation. Il a mis plusieurs années avant de se reconstituer en tant qu’interlocuteur. Dans la période suivante, on assiste au développement de négociations importantes dans les branches. Dès 1950 est ouverte la possibilité de négocier dans les entreprises5. Mais le patronat se refuse, bec et ongles, à la décentralisation du dialogue social. Face à des syndicats qui souhaitent la reconnaissance de la réalité syndicale et de la capacité de négocier dans l’entreprise, le patronat n’y voit qu’un risque de débordement. Il fait, en quelque sorte, confiance au pouvoir politique pour réguler le système. Ce n’est qu’en 1968 que les syndicats obtiennent la reconnaissance de la section syndicale dans l’entreprise. Le patronat continue malgré tout à bloquer les négociations. La CGT et la CFDT cherchent une parade et surinvestissent le changement politique comme moyen de dépasser l’obstacle. Le « programme commun de gouvernement » signé en 1972 entre les principaux partis de gauche apparaît comme le sésame politico-revendicatif : hausse du SMIC, réduction du temps de travail, abaissement de l’âge de la retraite, amélioration de la couverture sociale sont les emblèmes de ce texte6. Les tentatives de reprendre les négociations, essentiellement sur des thèmes aussi divers que la formation ou les minima de branches, sont peu productives. La crise économique réduit les marges de jeu. Les négociations salariales se vident progressivement de tout contenu. Ces difficultés doivent être mises en rapport avec la faiblesse des acteurs ; elle paraît à la fois conséquence et cause de ce processus.

12La négociation aujourd’hui se décentre et privilégie l’entreprise sous l’impulsion du patronat, grâce à l’ordonnance du 16 janvier 1982 et à la loi quinquennale du 29 décembre 1993 qui ont chacune à leur manière ouvert les vannes de la dérogation. L’entreprise paraît le niveau privilégié où peut se réaliser la recombinaison entre droits sociaux et contraintes économiques. Le patronat a mesuré tout l’intérêt d’une stratégie privilégiant cette approche.

13Il est possible de retenir a priori trois types de négociation possible suivant le niveau et les acteurs : le niveau politique global, dans le cadre des relations avec le gouvernement, l’exemple type étant le sommet social du 10 octobre 1997 ; le niveau interprofessionnel ou de branche, dans une dimension macro-économique et intermédiaire ; et un troisième niveau, dans l’entreprise, à travers la représentation institutionnelle des salariés. On assiste aujourd’hui à l’effacement des deux premières dimensions. La dimension tripartite de négociation politique des partenaires sociaux avec le gouvernement est avant tout la mise en scène d’une décision politique. Les différentes tentatives de relance des négociations au niveau interprofessionnel et des branches, qu’elles soient récentes – les initiatives de Jean Gandois – ou plus anciennes – dans les années 1970, sur la formation professionnelle, par exemple –, ont échoué. Cet effacement correspond à une stratégie que n’hésite pas à exposer le CNPF7. Mais il traduit aussi le fait que le système de relations professionnelles, avant tout organisé dans le cadre national, est touché de plein fouet par la réorganisation des structures productives et financières à l’échelon mondial8. Face à ce double mouvement de déstabilisation, la troisième dimension, celle de la négociation d’entreprise, monte difficilement en puissance, notamment à cause d’un rapport de force déséquilibré, de la faiblesse de l’acteur syndical et de l’absence d’un projet social permettant de donner cohérence à l’ensemble. Ce sont dès lors les conceptions libérales qui l’emportent, transférant systématiquement les risques économiques, techniques et financiers que prend l’entreprise sur les salariés, particulièrement les plus fragiles.

14Les constructions nationales sont toutes, d’une manière générale, fragilisées. Le reconnaître est parfois difficile pour des syndicalistes, quel que soit le pays, car cela paraît mettre en cause le cadre dans lequel se sont inscrites les conquêtes ouvrières. Cette réticence n’est cependant pas fondée, car il ne s’agit pas d’abandonner le champ national qui restera longtemps, au moins dans sa dimension sociale, le terrain pertinent d’intervention. Mais le moment est venu de jouer la partie autrement, en s’ouvrant aux enjeux de régulations économiques et financières internationales et aux expériences étrangères9. Chacun peut y trouver des points intéressants, capables en retour de favoriser une solidarité plus concrète et une convergence, certes lente, mais structurelle des modèles sociaux.

UN ÉTAT DE MOINS EN MOINS CAPABLE D’ANTICIPER

15Si le problème du renouveau de la négociation se pose, c’est, pour une large part, en raison de l’effondrement des capacités de l’État à orienter et à anticiper les choix. Cela conduit à revenir sur l’analyse du diagnostic du blocage français.

16Premier aspect, il faut noter qu’en même temps que la négociation et les acteurs s’affaiblissaient, il y a eu dans la dernière période prolifération des lieux de concertation. Pouvoirs publics et acteurs sociaux ont multiplié le nombre de lieux d’échange, de concertation, au détriment « de la négociation ». L’État a cherché à compenser sa difficulté à maîtriser l’information pertinente en associant les acteurs aux décisions, mais en les maintenant en position totalement subordonnée. Tous les secteurs ont connu ce processus. Après un nouvel échec des politiques publiques, on a commencé par créer une « commission », un « comité », un « conseil », un « observatoire ». Ensuite, ils ont été coiffés d’un « comité supérieur », d’un « conseil supérieur ». On en est, maintenant, au « haut conseil », à la « haute autorité », et au « haut comité ». On empile ainsi les unes sur les autres, ou les unes dans les autres, une série de structures. Suivant le périmètre retenu, c’est-à-dire en ne se limitant pas au seul travail au sens étroit, mais en élargissant au social, en allant jusqu’à l’environnement, il est possible de recenser entre cinq cents et un millier de structures de ce type, au plan national10. Si l’on redescend au niveau départemental, c’est, au bas mot, pour les seules organisations syndicales, plusieurs dizaines de structures dans lesquelles elles sont représentées suivant l’importance du département et sa diversité économique et sociale. Une centaine de milliers de « postes de représentation » sont aussi identifiables, mobilisant 15 000 à 20 000 responsables par organisation. Cette prolifération a correspondu à un phénomène de crise plutôt qu’à un phénomène de renouvellement. Ces structures sont, sans doute pour une part, destinées à valoriser les acteurs concernés, au premier rang desquels les pouvoirs publics. Mais ce n’est pas en mettant en commun toutes les faiblesses que l’on crée une force. Cette représentation institutionnelle constitue un château de cartes extrêmement fragile, s’appuyant de moins en moins sur la réalité.

17Dans ce système négociation/concertation, le seul vrai pouvoir est devenu progressivement non pas un pouvoir de construction, mais un pouvoir de blocage des acteurs. Peu de ces organismes se sont attaqués réellement dans leur domaine respectif à des élaborations sociales et économiques. On remarque qu’à l’intérieur du système de négociation, la seule action possible s’avérait être relative à la capacité de blocage des initiatives. La division syndicale aidant une telle configuration est manifeste dans la négociation collective. L’accord concernant le temps de travail dans la métallurgie, signé en 1998 par l’UIMM, FO, la CGC et la CFTC, illustre cette situation (Le Duigou et Le Bris, 1998). Il ne se caractérise guère par l’innovation tant en matière économique que sociale. Par contre, il s’oppose a priori à tout effort convergent pour la création d’emplois, et vise à s’opposer au mouvement initié autour de la loi Aubry, quelles que soient ses limites. Il cherche à réduire la capacité des acteurs à dégager des solutions innovantes dans les entreprises en matière de réduction et d’aménagement du temps de travail. Il ne fera que retarder ou empêcher des accords plus intéressants qui devraient se conclure dans le secteur au niveau des entreprises. Plus institutionnellement, le mécanisme de « dérogation » et de « droit de veto » que met en place la loi quinquennale de 1993 institutionnalise cette répartition des rôles et enferme la stratégie syndicale dans une alternative d’acceptation d’un rapport de force défavorable ou d’opposition vigoureuse et intransigeante.

18Face à une pression forte des logiques économiques et financières, alors que le syndicalisme est affaibli, le gouvernement et plus globalement la puissance publique ne peuvent plus jouer un rôle dynamique. Pendant longtemps, le déblocage se réalisait via l’intervention publique. Le seul acteur en mesure de dépasser les antagonismes et d’anticiper était l’État. L’élément nouveau, c’est que cet État est devenu impuissant à prévoir et à résoudre les problèmes.

19L’exemple de la réduction du temps de travail semble s’inscrire en faux contre cette opinion. Ce n’est pas certain et la perspective de la seconde loi semble révéler les limites d’un choix d’octobre 1997. Il faut dès lors regarder les choses de plus près. L’issue du « sommet social » du 10 octobre 1997 sur les salaires, l’emploi et la réduction du temps de travail, n’a pas été déterminée par le « dialogue social », quelles qu’aient été les discussions préalables. Elle est marquée par un choix politique du gouvernement. On peut, comme c’est le cas de la CGT, le considérer comme positif. Cela n’ôte rien au constat selon lequel la négociation menée dans le cadre de la loi Robien n’avait pas été capable de produire un processus large de réduction/aménagement du temps de travail, débouchant sur plus d’emplois (cf. « Le bilan de la loi Robien », note du CCEES-CGT, 1998). Le passage par la loi s’est imposé comme seule solution. La volonté de relancer ensuite la négociation dans ce cadre se heurte naturellement à beaucoup d’obstacles malgré le système d’incitation.

20La seconde loi est condamnée à être fortement coercitive si l’on veut un résultat tangible sur l’emploi, ou à être laxiste si l’on veut ménager les directions d’entreprises. L’équilibre paraît bien hypothétique.

21L’expérience de la réduction du temps de travail demeurera sans doute ambivalente. Elle aurait pu être l’amorce d’une véritable inflexion de la dynamique de dialogue social. Si cela est gagné dans quelques entreprises, le mouvement reste minoritaire. Et rien ne servirait de prolonger le délai de mise en œuvre de la réduction du temps de travail pour essayer d’engranger plus d’accords. Seul un système d’incitation discriminant vis-à-vis des entreprises qui concluront un accord créateur d’emplois peut permettre d’améliorer substantiellement le processus. L’application de la loi sur la réduction du temps de travail marquera sans aucun doute les limites structurelles d’un certain type d’intervention publique.

22Si les pouvoirs publics peinent à trouver une articulation entre leur action et celle des acteurs sociaux, c’est sans doute en raison d’un « déficit d’avenir11 ». La capacité de prospective semble échapper à l’État. La crise est profonde. Nous assistons aujourd’hui à une formidable inversion dans l’appréhension de l’avenir. La puissance publique a un horizon court qui n’est même plus l’année budgétaire, mais le semestre ou le mois. Cela transparaît dans la gestion du secteur public12. Les choix de la direction du Trésor vis-à-vis des entreprises publiques sont en cause. Le ministère des Finances a depuis plus de vingt ans fait prévaloir l’idée d’un secteur public avant tout prolongement de la gestion étatique : on a fait s’endetter les entreprises publiques pour le compte de l’État dans les années 1970 ; on a fait contribuer les services publics à la politique de désinflation, via la politique tarifaire, de manière plus ample que nécessaire. On a fait rendre des bénéfices dans les années 1980 lorsque le budget ne pouvait plus boucler ses fins de mois. Tout cela s’est opéré au détriment d’une politique de développement à moyen et long terme et d’une nécessaire ouverture des gestions sur la société.

23Nous avons ainsi un horizon de l’État, borné à quelques mois, et, paradoxalement, des mécanismes de marché qui cherchent à anticiper et font des « paris d’avenir ». Dans les marchés à risque, les capitaux misent sur des technologies. Certes, il y a une dimension spéculative dans ce pari. Mais force est d’admettre que cela s’oppose à l’idée que seule la collectivité, la puissance publique peuvent avoir une vision à long terme. La gestion court-termiste collective interdit aux acteurs sociaux et économiques d’avoir les repères stables indispensables. Elle fait courir de nombreux risques et il est grave que l’État en soit victime. Mais il est aussi évident qu’il n’en sortira pas du jour au lendemain.

24Cette situation contribue à modifier le contenu de l’action publique et son rapport avec les forces sociales, économiques, financières. On dérive vers une situation de lobby ou l’État gère, au lieu et place de l’intérêt général, des intérêts particuliers. L’État devient l’arbitre des intérêts particuliers et les acteurs sont de plus en plus incités à se comporter en porteurs d’intérêts particuliers. C’est une dimension importante d’une problématique qui s’impose aux organisations syndicales. Les syndicats vont-ils être porteurs d’un intérêt particulier de telle ou telle catégorie salariale ou vont-ils être porteurs d’un intérêt général des salariés dans leurs différentes dimensions : producteurs, consommateurs, usagers, citoyens... ? Il apparaît clairement que le rôle des syndicats est de chercher à rendre compatibles les intérêts particuliers avec l’intérêt général. Les syndicats, par nature, représentent des catégories identifiées de salariés. Mais la négociation ne peut pas se faire sans prise en compte d’enjeux d’ensemble dans lesquels s’insèrent ces intérêts spécifiques. Aujourd’hui, gérer les « clientèles » est devenu la dominante dans la société. Il suffirait d’égrener les lignes budgétaires, les choix fiscaux, d’examiner la nature et l’ampleur des décisions dérogatoires pour se rendre compte que le travail essentiel du politique consiste à donner satisfaction à des intérêts particuliers dans un équilibre savant. Les organisations représentatives sont peu ou prou conduites à jouer le jeu et à essayer de peser sur les arbitrages. Il s’agit en fait d’un processus qui traduit une dérive des organisations vers le lobbying. Nous sommes en présence d’un État dont l’action se limite peu à peu à essayer de gérer une série de contraintes sur lesquelles il n’a que peu de prises. Faut-il dès lors renoncer à l’intervention publique ou tout au moins la réduire fortement ? Telle n’est pas notre vision. Négociation et action publique ne s’opposent pas comme deux pôles antagonistes, en tout cas tels que le présentent certains tenants de l’approche libérale ou ceux qui, au contraire, survalorisent la souveraineté13.

POUR UNE NOUVELLE PLACE DU SOCIAL

25Le développement de la négociation ne peut pas résulter du recul de l’État. Une construction mixte est indispensable, qui transforme à la fois le contenu actuel de la négociation et le contenu de l’action publique. En ce sens, le couple libéralisme économique/négociation sociale ne peut pas fonctionner de manière satisfaisante. De nouvelles marges de négociation s’ouvrent, aujourd’hui au niveau microsocial, mais elles ont besoin de s’intégrer dans des stratégies globales. Qu’on aborde le problème au travers d’une lecture économique ou qu’on privilégie l’analyse sociologique, on retrouve la même hypothèse et la même problématique.

26L’existence de ces marges de négociation au niveau microsocial est évidente. L’entreprise est en effet une entité proche de la production et en relation contradictoire avec le marché. Elle en dépend, mais cherche aussi les moyens de le maîtriser. La production avec ses enjeux et ses contraintes est étroitement liée au marché, mais a sa propre logique et le tout débouche sur des formes institutionnelles régulatrices (Coase, 1997). Un mouvement de développement des accords d’entreprise est aujourd’hui perceptible. Il montre tous les enjeux à traiter à ce niveau déterminé. En même temps, ce mouvement peut déboucher sur le meilleur comme sur le pire. Ce sera le pire et l’émiettement si chacun privilégie son intérêt particulier. Deux questions s’imposent alors. Tout d’abord, quelle peut être la base micro-économique du développement de la négociation ? Une nouvelle articulation entre, d’une part le besoin d’efficacité de la production matérielle et de service, et d’autre part, de nouvelles aspirations des salariés, visant non seulement à organiser leur vie mais aussi à maîtriser leur activité y compris leur travail et sa finalité, doit être trouvée. En même temps, on doit s’interroger sur la manière d’insérer ces nouveaux compromis dans un processus économique plus global. Celui-ci est marqué par deux mutations essentielles : la révolution informationnelle et l’internationalisation des processus productifs et financiers. Il est impossible de rejeter ces deux transformations, d’ailleurs liées. Simplement, on ne peut pas les accepter telles qu’elles nous sont présentées. Nous avons l’ambition de vouloir peser sur les processus eux-mêmes et la manière dont ils s’opèrent. Est-on capable de les aborder en faisant prévaloir des intérêts communs, collectifs ? Il s’agit ici d’un enjeu majeur pour ne pas tomber dans les débats « Pour ou contre la révolution technologique » ou « Pour ou contre la mondialisation ». On voit ce sur quoi ils pourraient déboucher. Les ravages d’une idéologie d’extrême droite, dans les entreprises, sur le thème de la « défense de l’emploi national contre la mondialisation », sont parfois préoccupants. Le débat est souvent difficile sur ces terrains et dépasse désormais la confrontation avec les courants politiques extrêmes. Le discours national-conservateur ne convainc pas uniquement dans les couches sociales marginalisées ou dans les entreprises technologiquement ou socialement attardées, mais aussi dans des secteurs de pointe. Dans tel atelier d’une usine d’aéronautique a circulé une pétition contre « l’immigration et le mondialisme » sans que les responsables syndicaux puissent convaincre de s’y opposer. La maîtrise sociale ne peut se limiter au seul cadre de travail quotidien. Il est indispensable d’insérer ces « nouveaux compromis microsociaux » dans une stratégie plus globale portée par les acteurs syndicaux.

27En second lieu, il est indispensable que l’État se réforme. L’enjeu n’est pas que l’État restreigne son champ d’action avec d’un côté un « État stratège », le reste des problèmes étant traité par la négociation14. L’État a un nouveau rôle actif à jouer qui ne se limite pas à éclairer et accompagner les mutations. Un État stratège, c’est mieux qu’un État arbitre, mais c’est encore insuffisant. Il faudrait que l’État reste inséré dans le jeu social, mais avec des profondes transformations. Cela pose deux séries de problèmes. La première a trait à la décentralisation. En effet, la décentralisation est restée à mi-chemin alors même qu’elle constitue un enjeu pour la négociation sociale. S’il n’y a pas de pouvoir décentralisé, sur quoi peut s’articuler la négociation sociale ? Ce qui pose tout le problème de la « territorialisation » de l’action de l’État, le problème de l’émiettement des collectivités, voire de la création d’institutions nouvelles. Dans le bassin d’emploi n’y a-t-il pas une nouvelle cohérence publique et sociale à établir ?

28En second lieu, il y a un besoin de redéploiement, du haut en bas de l’organisation étatique, des institutions publiques existantes. Leur organisation, verticale et cloisonnée, est l’une des principales sources d’inefficacité. Cet aspect est bien connu. Des personnes, un groupe social veulent s’engager dans un projet de création d’activité. Ils auront à discuter avec dix ou vingt interlocuteurs publics, en même temps ; chacun a sa logique, ses prérogatives, ses priorités. La coordination se fait toujours à des niveaux supérieurs et non au niveau local. Une transformation de l’État, non pas pour qu’il se retire, mais pour qu’il se réinsère, d’une nouvelle manière, en aidant les acteurs à reprendre la maîtrise de leur situation et de leur avenir, est un besoin urgent.

29Enfin, cette nouvelle place du social implique une réflexion des acteurs sociaux sur leur rapport au politique (Le Duigou, 1995). C’est une question cruciale. Il faut désormais récuser l’approche en termes de champs spécifiques d’intervention : le social d’un côté et le politique de l’autre. On peut discuter sur l’histoire et la naissance de l’un et de l’autre, la manière dont ils se sont confortés et ont été utilisés (Donzelot, 1984). En tout état de cause, cela ne correspond plus à l’interpénétration qu’il y a, aujourd’hui, entre les champs politique et social. Si on restait sur le schéma historique de compétence limitée, on déboucherait sur une trilogie désormais inacceptable. Le politique est chargé de la cohérence ; par conséquent, il assure une suprématie sur l’ensemble ; le social gère une redistribution et est cantonné au débat sur l’exclusion et les inégalités ; le patronat, lui, dirige l’entreprise et l’économie en général. La question posée aux acteurs sociaux est la suivante : peuvent-ils s’ériger en interlocuteurs du pouvoir politique, non seulement, comme par le passé, en porteurs d’exigences sociales, ce qui a été leur démarche dominante, sauf quelques exceptions historiques ou localisées, ou peuvent-ils être en même temps des intermédiaires susceptibles de construire un dialogue social et civique, c’est-à-dire d’avoir une situation à l’égal des acteurs politiques sans pour autant qu’il y ait confusion entre les rôles ? Le MEDEF, pour le patronat, profitant de l’affaiblissement structurel de la droite, s’érige en interlocuteur de ce type. Mais en niant concomitamment le besoin de négocier avec les syndicats renvoyés à leur rôle purement social, il s’affaiblit15. Le syndicalisme, en recul et divisé, n’est pas encore en mesure de se projeter sur ce terrain. Les progrès de l’unité dans la dernière période peuvent cependant indiquer un mouvement vers un syndicalisme rassemblé, plus ouvert sur la société et ses débats. Mais le politique ne favorise pas cette évolution. Il ne le veut pas vraiment parce que dans le processus de mondialisation et de construction européenne, le social reste le dernier élément dont il pense avoir la maîtrise. Le social est, pour le politique, le « dernier carré de souveraineté ». Le politique, aujourd’hui, qui ne veut pas de ce partage des pouvoirs sera un des obstacles principaux à l’évolution. D’un côté, l’État n’est plus capable de prévoir et de débloquer le dialogue social ; de l’autre côté, ce même État bloque les évolutions structurelles des acteurs. N’est-ce pas, au-delà des discours lénifiants sur le thème : « Il faut renforcer les organisations sociales et syndicales... », le fond du problème ?

QUELLES FINALITÉS À LA NÉGOCIATION SOCIALE ?

30S’il est de bon ton de valoriser la négociation sociale, il faut en regarder le contexte et les conditions16. Ce n’est pas simple parce qu’il ne s’agit pas d’ajuster un système existant, il s’agit, véritablement, de le transformer. On retrouve là la problématique générale de toute transformation d’un système, qui est très difficile, puisque, pour une part, sa transformation dépend de la capacité des acteurs à construire quelque chose d’autre. La mutation est, par nature, extrêmement difficile à gagner. C’est pour cela qu’il faut prendre le problème très en amont et redébattre des finalités de la négociation et du dialogue social.

31Il y a tout d’abord besoin d’approfondir la réflexion sur la production de normes sociales. Aujourd’hui, le débat porte beaucoup sur les modalités de production de la norme. Est-ce qu’il s’agit d’une prérogative inaliénable de la puissance publique ou peut-elle relever de la négociation ? Le choix n’est pas sans importance. Denis Kessler, vice-président du MEDEF, accuse : « L’État interfère trop dans le dialogue social17 », mais on ne voit pas quelle place l’organisation patronale assigne véritablement à la négociation, plutôt définie négativement, relativement à l’action publique contestée. Le débat ne doit pas s’épuiser dans cette opposition entre négociation et rôle de la puissance publique. Soyons réalistes et pragmatiques. La négociation était facile quand il y avait du « grain à moudre » ; c’était le cas avec un PIB qui, bon an mal an, augmentait de 3 à 5 % par an. Aujourd’hui, cela voudrait dire que nous aurions chaque année 400 milliards de francs dont il faudrait discuter l’affectation entre le financement des retraites, la santé, les augmentations de salaire, les investissements et les budgets publics ! Non seulement nous n’avons pas ces 400 milliards, mais, compte tenu d’un certain nombre de contraintes dont la moindre n’est pas l’exigence de profit, il n’est pas sûr qu’existe chaque année une valeur ajoutée disponible supplémentaire. La croissance de la richesse est largement hypothéquée par la norme de profit et les dettes accumulées qui, chaque année que ce soit dans l’État ou dans l’économie, ont un droit de préemption sur toute richesse supplémentaire créée18. Par conséquent, la négociation doit porter non seulement sur la répartition sociale, mais aussi sur la capacité à produire plus de richesse, surtout si l’on veut répondre à l’aspiration à travailler moins et à abaisser la durée du travail. Il est indispensable de repenser une articulation à l’économie et de faire le lien avec la nature des normes de production et de gestion (Lojkine, 1998). L’enjeu de l’objectif de la négociation est beaucoup plus large que le seul débat sur le processus juridique d’élaboration des règles. Un débat sur le champ et la nature des normes à produire est donc nécessaire.

32Le « contrat social » change d’enjeu, ce qui modifie le contrat de travail lui-même. Hier, il s’agissait pour le salarié d’échanger des possibilités de consommation contre une mise à disposition de sa force de travail. L’action ouvrière, conjuguée aux exigences économiques, a permis d’organiser cet échange par nature déséquilibrée au profit de l’employeur. La couverture des risques sociaux s’est élargie et renforcée. Mais nous n’étions pas sortis du « compromis de productivité » classique (Salais, 1994). Aujourd’hui, nous sommes en présence d’autres aspirations, que ce soit du côté de l’entreprise ou du côté du salarié : accomplissement individuel, nouvelles formes de solidarité, nouvelles formes de production avec un engagement qui ne se mesure pas simplement au temps de travail, mais qui est beaucoup plus profond du côté du salarié. Souplesse, besoin de compétences plus large, capacité de travail collectif du côté de l’entreprise. Tout cela rejaillit sur les conditions macro-économiques de production des richesses. C’est un premier aspect essentiel.

33Si l’on revient sur la nature des normes, il faut désormais considérer que c’est un système qui doit être adaptable et évolutif. D’où le besoin d’une évolution de la nature des droits sociaux, avec notamment des combinaisons nouvelles de « droits-garanties » et de « droits-pouvoirs ». L’obtention de « pouvoirs » pour les salariés ne vise pas à restreindre les droits réels. Au contraire. C’est un moyen de les rendre effectifs. Les circonstances nous font revenir sur un vieux débat du syndicalisme. Au début du siècle, il était l’objet d’un affrontement entre Victor Griffuelles, responsable de la CGT, et Jean Jaurès, leader socialiste. Griffuelles disait : « Le syndicat ne doit s’occuper que des droits sociaux. » Jaurès lui répondait : « Il n’y a pas de droits sociaux sans création de richesses correspondante et sans intervention des salariés sur l’organisation de la production. » Le débat s’est développé dans la CGT et dans tout le mouvement ouvrier, se terminant par la victoire de la thèse de Jean Jaurès et la relativisation de la conception d’un syndicalisme de pure contestation (Mouriaux, 1982). Il y a donc bien une correspondance entre les droits et les capacités collectives de création de richesses. Précisons les données actuelles du débat. La notion de « richesse » ne se réduit pas à la production matérielle. C’est désormais quelque chose de plus complexe qui inclut bien sûr les services, le renouvellement du cadre de vie, et différentes fonctions sociales. Cela dit, ce débat a été un tournant dans le mouvement syndical, et il se repose aujourd’hui, dans des conditions nouvelles.

34Il faut en second lieu organiser l’intervention des salariés et de tous les acteurs concernés. La délégation de pouvoir est aujourd’hui trop forte et devient contre-productive. Il ne s’agit pas de prôner je ne sais quelle démocratie directe bien difficile à mettre en œuvre, mais de permettre une réelle participation des salariés aux choix qui les concernent. Il y a besoin de créer des espaces de délibération à tous les niveaux. Là aussi, le risque est d’être schématique. Aujourd’hui, on continue à vivre une importante dichotomie entre les compromis réels passés dans la négociation ou dans la décision publique et leur expression formalisée. En fait, il y a toujours eu d’un côté l’exaltation de la contradiction salarié/employeur, salarié/gouvernement qui se nourrissait du vécu des syndiqués et de leurs camarades, et, de l’autre côté, un rôle du syndicat qui, même quand il se réclamait de tradition révolutionnaire, était un rôle de « régulation du conflit ». Dès le démarrage d’un conflit, la question que se pose un responsable syndical, et cela sans nullement trahir la volonté des salariés, est de savoir comment il sera possible de trouver une issue.

35Le problème réside dans le fait que cette « régulation du conflit » n’était pas explicitée dans l’accord. On pouvait dès lors avoir une succession d’affrontements récurrents sans construction d’une véritable finalité. Cela a continué à fonctionner, tant que les idéologies pouvaient fournir une légitimité extérieure aux conflits : idéologies révolutionnaires, gestion sociale catholique traditionnelle, ou dogmes libéraux du point de vue du patronat. À partir du moment où ces idéologies ont vu leur prégnance diminuer, la négociation ne pouvait plus fonctionner de la même manière.

36Il y a désormais besoin d’expliciter les bases d’accords, de désaccords et les véritables enjeux qu’ils recouvrent. Il s’agit donc, d’une certaine manière, de bâtir un nouveau cadre d’expression du conflit du travail classique. Il ne s’agit pas de rêver à un consensus introuvable. Le conflit ne disparaît pas, mais il s’incarne dans des enjeux imbriqués qui nécessitent un travail de mise en cohérence. Là aussi, évitons les faux débats. L’idée de « partenariat social » peut séduire. Elle ignorerait par trop les sources de conflit existant aujourd’hui qui trouvent leurs racines dans les dominations sociales exercées. Qu’elles soient parfois encadrées, qu’elles soient plus complexes et plus diverses ne les supprime pas.

37La situation n’ouvre pas sur l’hypothèse d’un consensus introuvable, mais bien sur une thématique de la responsabilité sociale. C’est là que la négociation prend une place très importante, en particulier en s’appuyant sur des espaces de délibération, qu’il faut développer dans l’entreprise à l’initiative des comités d’entreprise, des délégués du personnel, mais aussi à l’occasion des grandes négociations afin de déterminer les mandats des négociateurs ou de valider les positions qu’ils auraient prises.

38Cela concerne aussi les rapports de l’entreprise avec l’extérieur, salariés des entreprises sous-traitantes ou clientes, salariés de la zone d’activité, autres acteurs sociaux et syndicaux sur le territoire. Des Bourses du travail d’un type nouveau ne pourraient-elles pas être le support de telles concertations et délibérations collectives ? Un effort global de prospective concertée est en tout cas indispensable aux différents niveaux. La négociation associée à la délibération permet de rendre plus prévisibles et plus rationnels les comportements et de mieux identifier les enjeux. C’est bien la démonstration à construire qu’apportent deux conflits récents, dans lesquels le non-respect de la parole donnée a conduit à un affrontement de grande ampleur.

39Le problème du conflit des routiers de l’automne 1997 est parti de la non-application d’un accord précédent. Pour les traminots de Rouen, à la même époque, c’est aussi la non-application d’un accord qui a déclenché un conflit. Ensuite, le conflit s’est déplacé entre l’Etat et l’entreprise. Dans le cas des traminots de Rouen, l’entreprise estimait que l’État n’avait pas payé la subvention promise19. La négociation doit permettre de « rationaliser les comportements », ce qu’elle ne fait pas toujours, mais qu’elle peut réaliser. Elle ne peut cependant être un enfermement corporatiste ou professionnel. Dans ce but, il est nécessaire de créer des espaces de délibération articulant entreprise et société. Il n’y en a pas assez, tant au niveau local qu’au niveau national ou au niveau européen. Pour cette dernière dimension, le bilan du fonctionnement des comités de groupe européens apparaît contradictoire. Les résultats concrets sont loin des promesses initiales, et tout justifie que les pratiques concrètes soient approfondies.

40Enfin, en troisième lieu, la négociation sociale doit intégrer un souci de prospective. Elle ne peut pas se limiter à la résolution de problèmes dans leur dimension immédiate. Il est indispensable, par rapport à la pratique courante de la négociation qui traite des problèmes du jour, au maximum de l’année, d’allonger l’horizon. Prenons à titre d’exemple le cas des Pays-Bas. Le succès du « modèle hollandais » n’est peut-être pas là où l’on pense, dans la flexibilité consacrée, mais plutôt dans un effort de prospective stratégique. Le principal atout de la négociation sociale aux Pays-Bas vient du fait qu’elle s’inscrit dans un effort collectif, du pays tout entier, de planification prospective. C’est un des rares pays qui a aujourd’hui une démarche explicitée de prospective. Elle transparaît dans les discussions européennes. On retrouve ainsi chez les spécialistes hollandais une forte tradition de prospective statistique qui n’est pas sans rappeler la culture française des années 1950 et 1960. L’expérience et la structuration très forte du système hollandais lui permet de se donner une vision, à long terme, à laquelle peuvent se référer les acteurs, dans leur comportement. S’il faut s’inspirer de quelque chose dans le « modèle hollandais », c’est de cet effort de prospective. Nous sommes, aujourd’hui, dans une société déchirée. Elle est faite de beaucoup de peurs et de conflits d’intérêts, qui empêchent de se porter vers l’avenir. Or, aujourd’hui, on s’acharne à vouloir résoudre des problèmes immédiats en disant : « On traitera ensuite les autres ». Pour traiter les problèmes immédiats, il faut traiter les problèmes à moyen long/terme. L’exemple de l’entreprise EDF est très parlant : la difficulté à développer un véritable dialogue social efficace dans cette entreprise ne bute pas tant sur des « comportements passéistes » de tel ou tel syndicat que sur la difficulté à définir une stratégie d’avenir porteuse de confiance et de mobilisation20. Il y a eu jusque-là une situation de blocage interne. Cela vient, pour une large part, d’un questionnement, d’ailleurs non explicité, sur la stratégie de l’entreprise et son insertion dans un contexte international et européen de forte concurrence.

41Au fond, il s’agit de redonner sens au travail, ce qui suppose de redéfinir un nouveau système de règles et de permettre aux acteurs d’assumer ces nouvelles responsabilités.

42On pourrait rêver à un projet philanthropique qui, partant de là, aurait comme priorité la satisfaction des aspirations des salariés, avec le risque d’entraîner à la faillite l’entreprise si celle-ci est incapable d’assurer le renouvellement de ses ressources. S’il s’agissait simplement de donner l’illusion d’une écoute des salariés, la démarche pourrait s’apparenter au paternalisme, situation bien connue dans certaines grandes entreprises dont la gestion était imprégnée de catholicisme social. La question posée aujourd’hui est bien plus complexe. La prise de responsabilité des salariés est devenue une condition de la performance économique21. S’enclenche alors une démarche plus égalitaire « fondée sur une éthique de l’interactivité de chacun à l’opposé de la subordination inscrite dans le contrat salarial22 ». Le principe d’autorité ne suffit plus.

43C’est ce qui justifie tout à la fois un nouveau statut du salarié au travail et un nouveau contrat social développant les droits et les responsabilités des citoyens. C’est sur cette base que peut s’organiser le « rassemblement du syndicalisme ».