Ticemed, un petit pas pour l’union de la Méditerranée
p. 147-165
Texte intégral
Introduction
1Préfaçant Le livre des jours, l’autobiographie de Taha Hussein (1889-1973), un des plus célèbres auteurs égyptiens de la renaissance pan-arabiste du xxe siècle et aveugle dès son plus jeune âge, André Gide (1947) écrivait : « Et l’on doute si, des ténèbres qui l’oppressent, celles de l’ignorance et de la sottise ne sont pas plus épaisses encore et redoutables et mortelles que celles de la cécité. » Associer l’éducation, les technologies et la Méditerranée est un des moyens de répondre à ces auteurs qui ont vu venir le xxie siècle et les crises qui se sont nouées autour de Mare Nostrum. Or Ticemed est, à l’origine, un acronyme qui se décline en quelques mots clés : Technologie, Information, Communication, Éducation et Méditerranée. Un programme de développement des quatre rives de cet ensemble territorial riche d’une longue et confuse histoire.
2L’objet de cet article est de retracer l’évolution des concepts, des pratiques et des réseaux d’influence qui ont accompagné l’histoire des colloques Ticemed depuis la naissance du projet en 2003 jusqu’aux préparatifs de l’édition 2011 en juin à Barcelone.
3La référence à l’union pour la Méditerranée, avec un « u » minuscule, dessine d’emblée le cadre scientifique et politique dans lequel s’inscrit le projet Ticemed : celui d’une coopération en réseau d’acteurs méditerranéens cherchant à mieux se connaître, se comprendre et agir dans le cadre d’une communauté historiquement et géographiquement reconnue. Partant de ce projet essentiellement humaniste, nous allons examiner dans un premier temps le processus de construction incrémentale de Ticemed, puis les productions qui en sont issues et enfin, à travers sa trajectoire constructiviste, les références épistémologiques qui sous-tendent le corpus accumulé lors des sept éditions précédentes.
Un projet en construction incrémentale
Les étapes
Les thématiques annuelles
4Le projet Ticemed est né du terrain. À la fin des années 1990, les percées technologiques ont eu un rôle d’entraînement : les micro-ordinateurs se répandaient dans les bureaux des cadres et dans les salles de classe, l’internet se démocratisait en Europe, les accès devenaient de plus en plus rapides. Les premières applications des Tice avaient pour cible principale la formation permanente. Les instituts privés se sont emparés du marché de la formation à distance. Le contenu pédagogique consistait principalement en une traduction sur le web des techniques d’auto-apprentissage classiques fondées sur les cours textuels et l’auto-évaluation par Qcm. Dans le champ de l’enseignement public en France, cela prenait la forme d’une modernisation du CNED, le Centre national d’enseignement à distance qui est passé, à partir de 1997, de l’envoi par la poste à l’envoi par courriel et site web. Les universités ont commencé à mettre en ligne certains de leurs cours sous forme de document PDF, mais ce sont principalement les centres de formation continue (ou permanente) qui ont suivi le mouvement lancé par les instituts privés. Il est vite apparu que les problématiques pédagogiques allaient être révolutionnées par le changement du support et notamment par la place de plus en plus importante donnée à l’interactivité entre l’apprenant et le matériau didactique. Un besoin d’échange des expériences a poussé les responsables de l’enseignement en ligne à se réunir de façon plus ou moins formelle pour aboutir à une réunion fondatrice du mouvement Ticemed autour des universités méditerranéennes de Toulon, Nice et Marseille en 2003. Cette initiative suivait les constatations de la conférence du consensus sur la Foad (Formation ouverte et à distance) du collectif de Chasseneuil (2000) qui notait que « malgré les enjeux, les incitations des pouvoirs publics et le taux de pénétration des nouvelles technologies, il semble que l’on se situe, en règle générale, encore en phase initiale de développement. Nombre d’initiatives participent, en effet, davantage de démarches individuelles, locales et limitées dans le temps que de démarches organisées, stratégiques et pérennes. Certaines relèvent de l’initiative de pionniers aux marges de leurs organisations d’appartenance. »
5Le principe d’une thématique annuelle a pris corps dès ce moment pour suivre l’évolution des pratiques et, surtout, construire un cadre conceptuel spécifique aux TICE, associant, outre les praticiens, les enseignants chercheurs en Sciences de l’information et de la communication et en Sciences de l’éducation. La première édition à Toulon en 2003 fut ainsi axée sur les conditions économiques de la mise œuvre de ce qu’on appelait alors la Foad (Formation ouverte à distance) dans une perspective de formation continue. Puis la dimension humaine de la Foad est apparue comme la clé du succès de ces techniques. Les éditions suivantes de Ticemed ont pris comme baseline « l’humain dans la formation à distance » et l’ont décliné successivement sur les thèmes du collaboratif (Nice, 2004), de l’évaluation (Gênes, 2006), du changement (Marseille, 2007), de l’interculturel (Sfax, 2008), de la mobilité (Milan, 2009), des représentations et statuts de l’enseignant (Beyrouth, 2010) et enfin de la multiculturalité (Barcelone, 2011).
6Quelques idées très fortes sont apparues le long de ce cheminement, qui ne ressortent pas obligatoirement des thématiques affichées. La première est celle de la redistribution des rôles dans le paysage de l’éducation fondée sur les TIC, et notamment l’importance considérable du tuteur, mais aussi la difficulté de faire entrer ces rôles dans les cadres institutionnels (par exemple, la question de la rémunération d’enseignants qui ne sont pas en présence de leurs élèves est toujours à la limite de la légalité en maints endroits). L’autre a été l’internationalisation des problématiques qui a fait peu à peu passer Ticemed de petite association provinciale (la Méditerranée) à un forum à audience mondiale, dont la quasi seule spécificité méditerranéenne serait actuellement de se tenir sur les bords de la Méditerranée !
Le rôle d’entraînement du projet Pegasus et des campus numériques
7À la fin des années 1990 et au début des années 2000, le mouvement de création de cours en ligne par des universités a conduit à de nombreuses tentatives plus ou moins désordonnées et, comme on l’a vu ci-dessus, donnant lieu à des échanges d’expériences purement informels. Devant cette situation, le ministère de l’Éducation nationale et de l’enseignement supérieur a poussé les universités à se grouper en consortium pour bénéficier de soutiens publics à la mise en œuvre de ce que l’on a appelé des « campus numériques » puis, plus tard, des « universités numériques ». Pegasus fut dès le début un de ces campus qui avait la particularité d’être un cours de préparation au Daeu (Diplôme d’accès aux études universitaires), donc à cheval sur le lycée et l’université, mais intégralement dans le logique de la formation permanente, ou tout au long de la vie (http://www.campus-pegasus.org/). Les premiers animateurs de Ticemed dont on peut citer quelques noms venaient tous des campus numériques et particulièrement de Pegasus : A. Guyot, J. Alet, J. F. Auvergne, C. Bansart, J.-C. Carrey, D. Charlot, N. Melis, I. Pouliquen, C. Riqueau, J. Rodriguez, M. Coadou, L. Sebellin, P. Stacchini et plusieurs autres que nous nous excusons de ne pas nommer.
8Cette caractéristique a fortement influencé la philosophie de Ticemed qui s’est affirmée dès les premières années comme un lieu d’ouverture à toutes les disciplines enseignées et à tous les publics, notamment les publics défavorisés ou en situation d’échec (immigrés, handicapés, prisonniers). Cette caractéristique fut également une des raisons de la disparition progressive de Pegasus, aucun groupe de pression constitué ne pouvant le soutenir, par opposition aux campus thématiques tels que Canege en gestion ou l’Université médicale virtuelle francophone (Umvf) en médecine. Ces campus numériques thématiques sont devenus des Universités numériques thématiques (Unt) soutenues par le ministère et disposant d’un réseau institutionnel nommé « Educnet » et accessible à l’adresse suivante : http://www.educnet.education.fr/superieur/unt.
9La diversification progressive des participants et des thématiques a conduit à une ouverture plus large vers l’ensemble des technologies numériques appliquées à l’éducation aussi bien en présentiel qu’en distanciel. Les problématiques de la virtualité, de la mobilité, du handicap ont ainsi complété celle de l’enseignement à distance qui avait été à l’origine du projet.
Le réseau
Les membres individuels
10Le réseau des membres de Ticemed est resté longtemps informel. Comme le dit Cynthia Eid, correspondante libanaise, Ticemed est avant tout un réseau international d’acteurs scientifiques du bassin méditerranéen qui prennent plaisir à se retrouver et à confronter leurs pratiques et leurs visions communicationnelles et didactiques de la formation à distance. Il s’est concrétisé en 2009 par la création d’une association internationale (loi française de 1901) ayant son siège à Toulon et un site institutionnel – http://ticemed.org – où peuvent se lire les annonces des colloques et les statuts. La liste de diffusion compte plus de 800 membres incluant les anciens participants et les personnes ayant manifesté un intérêt pour le projet.
Les institutions : universités, centres de formation continue et autres
11Les universités qui ont participé à l’organisation des colloques deviennent, par leurs animateurs, les membres institutionnels du réseau Ticemed. D’autres comme l’université virtuelle de Tunisie ou l’université de Rabat ont aussi rejoint le réseau. Le Réseau méditerranéen des centres de formation multimédia (Rmcfm) ainsi que le réseau Ludovia sont associés au réseau Ticemed. Mais d’autres instances comme Thot, Algora, Café pédagogique, Educnet, l’Agence universitaire de la francophonie (Auf), les relais scientifiques habituels tels que la Sfsic, Société française des sciences de l’information et de la communication, les rectorats, les Greta, les institutions publiques ou privées soutiennent les manifestations Ticemed.
Les productions
Les colloques
12Le premier et plus visible résultat du projet Ticemed est d’être capable de susciter de la part d’universitaires du tour de la Méditerranée l’envie et la capacité à monter des colloques réunissant de 100 à 150 personnes de tous les pays riverains sur des thématiques TICE. Voici une description des différentes productions passées de Ticemed :
17-18 octobre 2003, Toulon
13Pour sa première édition, les ateliers de Ticemed 2003 se sont partagés entre réflexions théoriques et retours d’expérience autour de Tice et Ead en liens avec les enjeux économiques de l’Ead. Cinq sous-thèmes étaient proposés : « Les aspects économiques et quantitatifs de l’Ead », « Le profil des usagers de l’Ead », « L’analyse des publics », « Les expériences pédagogiques en Ead » et enfin « Les montages de projets Ead ».
26-27 novembre 2004, Nice
14Le thème unificateur de cette édition 2004 était celui de L’humain dans l’enseignement en ligne et en particulier du collaboratif à distance. Pour sa deuxième édition, les ateliers de Ticemed 2004 ont réuni les participants répartis en groupes destinés à des réflexions théoriques et de retours d’expérience autour de six thèmes : « Quelle pédagogie pour l’enseignement en ligne ? », « Besoins et profil des usagers de l’enseignement en ligne », « Formation des professionnels de l’enseignement en ligne », « Qualité des produits et des services », « Dispositifs régionaux et e-formation, handicap et e-formation ».
26-27 mai 2006, Gênes (It)
15La troisième édition de Ticemed s’est focalisée à Gênes sur Les enjeux de l’évaluation. Les réflexions ont été menées autour des thèmes suivants : « Pourquoi ? » (Intégration, validation, certification, gestion, remédiation, évolution personnelle et professionnelle, excellence), « Pour qui évaluer ? » (L’apprenant, le formateur, l’institution, le système), « Quoi ? » (Dispositifs, objectifs, contenus, ressources, modèles, gestion, productions, outils, technologies, protocoles didactiques, compétences, connaissances, processus, tutorat), « Comment ? » (Modèles, protocoles, variables prises en compte, typologies, spécificités de la formation à distance, comparaisons internationales, standardisation) et enfin « Valeur propre de l’évaluation ? » (Garanties, qui évalue ? Quelle garantie sur les compétences des évaluateurs ?).
31 mai – 2 juin 2007, Marseille
16La quatrième édition de Ticemed s’est structurée autour de La conduite du changement et a conduit les participants à questionner trois grand thèmes : « Le regard communicationnel et psycho-social » (Le changement dans les représentations sur l’enseignement, l’enseignant et l’apprenant, la dynamique et la diffusion du changement, les nouveaux modes d’appropriation de la formation dans un environnement numérique), « Le regard managérial et politique » (Le changement des modèles économiques induits par la formation dans un environnement numérique, aux différents niveaux décisionnels : micro, méso, macro, et les difficultés d’institutionnalisation du changement) et enfin « Le regard technique et pédagogique » (Le changement dans la gestion des ressources, dans le management de la qualité des dispositifs et/ou services Foad, dans la relation didactique médiatée, et dans la gestion des savoirs).
21-23 avril 2008, Sfax (Tu)
17La cinquième édition de Ticemed avait pour thème général La problématique de l’interculturel. Il s’agissait notamment d’analyser la place de la culture dans le brassage d’informations. Quelle place l’acculturation joue-telle dans ce processus planétaire, surtout pour les cultures « minoritaires » ? Comment encourager le dialogue entre les cultures à travers l’échange des idées et des informations sur Internet ? Comment faire pour que la plupart des langues aient leur place sur la toile ? Comment faire en sorte pour que ce « nouvel ordre mondial » ne se transforme en une culture hégémonique qui appauvrit les autres cultures ? Trois grands sous-thèmes furent abordés : « La formation à distance et la culture », « Le problème des langues dans la formation à distance », « Internet et le phénomène d’acculturation ».
28-29 mai 2009, Milan (It)
18La sixième édition de Ticemed a amené à réfléchir à la problématique de L’Ubiquitous learning à partir du constat que l’innovation dans le domaine des TICE a permis le dépassement des contraintes spatiales et temporelles, et qu’elle a créé une ouverture vers des prospectives novatrices pour le monde de la formation au cœur desquelles l’individu joue un rôle central. Cinq thème ont été développés : « Natifs et Immigrants digitaux : quels défis pour la formation ? », « Environnements réels et virtuels : quelle école et quels environnements d’apprentissage ? », « Société en mouvement et miniaturisation des outils de communication toujours connectés et localisables : quel impact de l’informatique nébuleuse – cloud computing – ? », « Codes de communication communs : quelles infrastructures pour la Méditerranée ? », « Formation continue : quels axes de développement de la formation à distance et de l’innovation pour les entreprises et institutions publiques et privées ? ».
11-14 mai 2010, Beyrouth (Li)
19La septième édition de Ticemed a appelé la communauté des chercheurs et praticiens des TICE à se pencher sur Les Représentations et Statuts de l’enseignant à l’ère des TICE en réfléchissant à quatre thèmes principaux, mais non exclusifs : « Le ou les nouveaux paradigmes dans la relation à l’information, la communication, l’interaction entre les acteurs », « Les nouveaux rôles et leurs interrelations : l’enseignant en tant qu’acteur social et acteur d’une nouvelle relation, d’une nouvelle manière de communiquer avec ses étudiants, sa place dans l’institution et la société », « La mise en cause de l’institution et du système éducatif dans la mise en place et le développement des TIC dans l’enseignement », « L’impact des techniques numériques sur l’enseignement, l’enseignant et l’enseigné ; la structuration des TICE dans le secteur privé, les nouveaux supports, les réseaux sociaux ».
8-10 juin 2011, Barcelone (Es)
20Pour terminer, la huitième de Ticemed est construite autour du thème général TIC et construction du lien social dans la multi culturalité. Cette édition a permis aux participants d’explorer six axes de réflexion : « Conditions de l’efficacité de la démarche multiculturelle », « Enseignement et apprentissage dans un contexte multicultural », « Communications dans un projet multicultural », « Vulnérabilité, handicaps et reconnaissance multiculturelles », « Identités culturelles et multi culturalité », « Institutions, organisations, médias et multi culturalité ».
Les publications
21Les règles de sélection des communications se sont faites de plus en plus rigoureuses depuis la création de Ticemed en 2003. Partant d’une cooptation entre praticiens et chercheurs qui se connaissaient, les appels à communication ont été de plus en plus diffusés, amenant chaque année de nouveaux visages, de nouvelles idées et de nouveaux points de vue. Depuis 2007, la sélection se fait en double aveugle et le nombre de communications retenues tourne autour de 70 %. Toutes les manifestations ont fait l’objet jusqu’à l’édition 2009 d’une publication des articles dans la revue en ligne Isdm (http://isdm.univ-tln.fr). On trouve ainsi sur le site les volumes spéciaux no 10 (octobre 2003), no 18 (novembre 2004), no 25 (novembre 2006), no 29 (juillet 2007), no 32 (mai 2008) et no 39 (mai 2010) regroupant plus de 180 articles.
22Des livres ont été publiés comme actes papiers pour le colloque de Milan en 2009 en français et en italien (http://scriptaweb.eu/) ainsi que, pour le colloque de Beyrouth, par les Presses de l’université Antonine, et sont en cours de publications pour le colloque de Barcelone.
23Une lettre d’information est maintenant régulièrement adressée aux membres à partir de la plateforme de gestion des colloques et des actes créée par les membres tunisiens de Ticemed sous la direction du professeur Nejmeddine Hentati :
24Lien : (http://www.ticemedconf.org/home/index.php?option=com_contentetview=categoryetlayout=blogetid=55etItemid=62etlang=fr et http://tools.ticemedconf.org/en/my_profile.php?id_menu=270)
Les références épistémologiques
25Le concept des colloques Ticemed est original à plusieurs titres. Comme évoqué précédemment, il s’appuie sur le positionnement méditerranéen des différentes éditions des colloques depuis 2003, et au-delà, sur la construction d’un réseau d’acteurs fidèles et impliqués quel que soit leur situation géographique autour de la mer méditerranée. Au-delà, il se nourrit depuis sa création de l’évolution constante et rapide de cadres de références épistémologiques variés pour la mise en place de dispositifs socio-techniques dans des contextes d’enseignement ou de formation à distance. Enfin, il a permis, souvent à partir de recherche-action, de capitaliser un nombre important de communication et de participer ainsi aux questionnements d’un certain nombre d’enjeux épistémologiques. L’exploration du corpus produit lors des huit éditions de Ticemed (Toulon, 2003 ; Nice, 2004 ; Gênes, 2006 ; Marseille, 2007 ; Sfax, 2008 ; Milan, 2009 ; Beyrouth, 2010 ; Barcelone, 2011) nous a ainsi permis de révéler plusieurs problématiques théoriques abordées de manière récurrentes.
Un humanisme méditerranéen
L’humain dans l’enseignement médiaté
26Espace large, ouvert à la navigation, la mer Méditerranée est bordée de rivages de toutes parts. Cette forme particulière amène inexorablement le voyageur à rencontrer autrui, celui qui se trouve sur l’autre rive. L’histoire montre ainsi à quel point ce bassin a été un espace de rencontres et d’interpénétration des cultures. S’il y a diversité, il y a aussi sans doute un destin commun et la nécessité de renforcer les liens existants et de dessiner « par-delà les frontières et les clivages de tous ordres un projet de rencontre intellectuelle entre des hommes de bonne volonté » (Audisio 1936). À sa manière, Ticemed participe de cette démarche en menant des réflexions de fond autour de l’impact des nouveaux dispositifs sociotechniques d’information et de communication sur les relations entre les hommes dans des contextes pédagogiques. À la croisée de la didactique et des TICE, quelle est la place de l’humain dans ces dispositifs ? Comment dans des contextes variés autour de la Méditerranée, sont médiatées les relations entre les acteurs de ces situations de communication spécifiques ? Comment s’articule le couple médiation-médiatisation1 et, surtout, a-t-il le même sens selon la rive sur laquelle on se trouve ?
27Pour tenter de répondre à ces questions, de nombreuses communications de Ticemed mettent en évidence les problèmes d’isolement des acteurs dans les programmes pédagogiques à distance, et soulignent le rôle central de la médiation car celle-ci concerne la relation, elle assure le lien entre l’enseignant et l’apprenant (Peraya 2000). Les retours d’expériences présentés depuis 2003 démontrent aussi la nécessité de mettre l’accent sur la médiation des savoirs plutôt que sur une médiatisation accrue des dispositifs et des contenus. Pour autant, la vraie richesse, et sans doute l’enjeu, de Ticemed porte sur la confrontation des regards et des points de vue en tirant le meilleur parti des cultures et des pratiques différentes. En effet, si beaucoup d’auteurs de Ticemed issus des pays du Sud s’appuient pour l’essentiel sur des références théoriques du Nord, les années successives d’échanges et de témoignages croisés ont permis de dépasser ces références communes pour mettre en évidence des différences, et dans le même temps des complémentarités d’approches sur ces questions. Certains auteurs du sud, reprenant un slogan développé dans les années 1990 par les auteurs du Nord critiques des TIC (Guichard 2003) n’hésitent pas à parler de fracture numérique en raison du fossé qui sépare les moyens en équipements et en coûts d’accès à internet entre les pays du Nord et du Sud (Allouch et Benjaddou 2006). En contrepartie, ils montrent aussi comment grâce à des expériences humaines originales telle la coopération décentralisée avec du bénévolat associatif (Keita 2008), ils font preuve de créativité et d’innovation pour lutter contre ces déficits en moyens (souvent technologiques). Il apparaît dès lors que les propositions du Sud complètent par leur « réalisme » et leur capacité d’adaptation celles du Nord. Plutôt que de parler de fracture technologique, il semble dès lors plus adapté de parler de fracture sociale car c’est sans doute là que subsistent les plus gros problèmes.
L’interculturalité
28Si nombre d’expériences TICE passées au Nord ont été plus portées par une convergence d’intérêts économiques et politiques que par un réel besoin pédagogique (Moeglin 2005), il s’agit souvent pour les pays du Sud d’accompagner par les TICE l’augmentation considérable et récente du nombre d’étudiants. Dans certains cas, il s’agit aussi de lutter contre les flux de migrations d’étudiants attirés par les sirènes de l’Occident. De nombreux dispositifs étudiés par les auteurs de Ticemed témoignent d’expériences hybrides entre pays du nord et pays du sud, et mettent en exergue des problématiques fortes d’interculturalité. Si ces mises en place de formations à distance doivent relever ici aussi de manière récurrente le défi de l’isolement des acteurs, elles sont aussi très souvent accentuées par la distance culturelle entre les acteurs. Dès lors, la formation à distance ne doit pas être vue comme un outil moderne importé dans les pays émergents, en quelque sorte un outil de « colonisation », mais comme un formidable outil d’échange symétrique, de coopération interculturelle et d’enrichissement mutuel (Aoun et al. 2008). Les dispositifs d’enseignement à distance doivent « accompagner » l’enseignement traditionnel. Le défi consiste alors à brasser les acteurs et à dépasser les différences culturelles, notamment en terme de langues car l’échiquier international e-learning montre une dominance, sinon un monopole des anglophones, tant au niveau technologique qu’à celui de la dynamique de normalisation (Sghidi et Ouerghi 2008). Cela engendre alors des problématiques linguistiques que ce soit à l’écrit ou à l’oral (Dumas 2010). Un autre défi porte sur les méthodologies employées au sein des dispositifs et sur la capacité des acteurs à faire cohabiter des visions différentes en particulier sur l’organisation des projets. Les perceptions des échelles de temps et de hiérarchies peuvent êtres très éloignées et engendrer de nombreux conflits. D’un autre côté, ces expériences favorisent aussi l’accès de médias locaux à internet et la diffusion de contenus en ligne. Ils contribuent à la diversification du réseau, à la circulation de « cultures », à des usages disséminés à travers le monde et donc à des possibilités de rencontres, d’échanges et de dialogues sans tenir compte des frontières (Smati et Molinier 2008). L’usage massif des forums de discussions et maintenant des réseaux sociaux illustre très bien ces questions. Si la question de la langue se pose parfois, l’enjeu est sans doute de communiquer à tout prix et d’assumer ce risque quel que soit son pays, le contexte éducationnel voire politique : « Sur un forum, on est en situation d’acculturation et d’interculturation, mais dans un contexte d’égalité et de liberté. Les internautes sont les seuls responsables de leurs acculturations. Ils sont devant un dilemme : se valoriser ou se soumettre à l’estimation de l’autre. » (Youssef et Boutin 2008) Enfin, les événements récents en Tunisie et en Égypte montrent l’attractivité importante des dispositifs en ligne pour les jeunes générations. Un monde de flux semble se substituer à un monde de territoires (Fleury 2002). Que l’on se place alors du point de vue des étudiants ou des institutions, le clivage mis en évidence entre les natifs digitaux et les immigrants digitaux (Prensky 2010) doit s’effacer au profit du partage entre générations et territoires.
Un constructivisme bottom up
29La formation à distance, quelles qu’en soient les limites exposées tout au long des sept éditions précédentes de Ticemed, est une réalité dans un nombre majoritaire d’institutions des pays du Nord. Il en sera de même très vite dans la majeure partie des pays du Sud. Cette évolution est due au développement récent et très rapide des technologies sans fil de type Wifi dans des pays généralement moins bien dotés en réseaux physiques. Par ailleurs, plusieurs communications de Ticemed montrent qu’une partie des travaux récents menés dans les pays du Sud mettent en œuvre des activités de projets et s’inspirent du développement croissant d’expérimentations socioconstructivistes (Henri et Lundgren-Cayrol 2001) dans la mise en place de formations à distance (Bos-Ciussi 2007), certains allant même jusqu’à dire que « le manque d’intégration du projet au sein du cursus a été l’élément le plus difficile à surmonter » (Vicari et Lupi 2007). Ainsi, il apparaît stratégique que les enseignants (surtout issus des nouvelles générations dites natives digitales) apprennent à utiliser les modèles pédagogiques (transmissif, constructiviste, socioconstructiviste, etc.) pour tirer le meilleur usage didactique de ces dispositifs socio-techniques récents (Hadhri 2009). Selon Isnard-Charvin, « l’éducation numérique permet le développement des acquisitions en profitant des atouts de l’usage du web 2.0, de ses aspects collaboratifs et socioconstructivistes afin de poursuivre les objectifs éducatifs, philosophiques, humains, essentiels et primordiaux de démocratie, d’éducation, et de paix » (Inard-Charvin 2009). D’autres travaux manifestent de l’intérêt pour des approches de type recherche-action. Elles s’inscrivent dans le cadre d’approches qualitatives inductives qui sont certes chronophages mais qui tirent dans le même temps le meilleur parti des contextes étudiés (Glaser et Strauss 1967). De notre point de vue, cette évolution ouvre le champs à de nouvelles offres de formation fondées sur des formes de socioconstructivisme qui mettent en interrelation des activités d’apprentissage prises en charge par des acteurs distants dans des logiques de processus ascendants ou bottom-up (Bonfils et Dumas 2007). Plus récemment, la multiplication des réseaux sociaux et leur utilisation au quotidien par des millions d’utilisateurs de par le monde, est susceptible de renforcer cette tendance car elle devrait permettre l’instauration de réseaux de travail collaboratif et dynamique entre professeurs et élèves et ainsi l’adoption de pratiques relevant d’approches socioconstructivistes (Rizza et Mahmoud 2009). À ceux qui douteraient encore de l’habilité des citoyens du Sud à s’approprier la technologie des réseaux sociaux, il faut rappeler combien ces derniers ont servi la diffusion des nouvelles et des actions dans les révolutions Nord-Africaines de 2010-2011.
L’importance du tutorat et de la médiation
30Pour prolonger notre réflexion, la question du rôle et de l’importance du tuteur a emergé dès les années 2002-2003 dans le cercle Ticemed, et est régulièrement abordée dans les communications de Ticemed. Celles-ci soulèvent de nombreuses questions, notamment du fait que le rôle du tuteur est trop souvent négligé au profit de nombreuses études qui traitent principalement du public étudiant. Or, la question du rôle du tutorat est essentielle pour plusieurs raisons. Les apprenants voient tout d’abord dans cette fonction une dimension métacognitive mais aussi, et de plus en plus à distance, des dimensions sociales et motivationnelles centrales. Ils voient le tuteur comme un accompagnateur affectif et motivationnel car c’est la dimension relationnelle qui importe le plus à leurs yeux dans un système de tutorat. Les étudiants ont le sentiment qu’ils ne peuvent pas progresser seuls et à distance (Ezzina 2006). Les tuteurs quant à eux se considèrent comme des organisateurs du travail de l’apprenant et des accompagnateurs en termes de choix et de régulation des stratégies et des méthodes (Zitouni 2009). Nous le voyons bien, les différences de points de vue sont importantes et démontrent qu’il y a une place centrale pour les fonctions de médiation sociale et relationnelle dans les dispositifs. Le tutorat peut aussi être un facteur important d’intégration, de sentiment d’appartenance et partant de là pour les étudiants déterminant pour la réussite de la formation et l’obtention d’un diplôme à distance. « C’est dans l’acte d’apprendre, la construction et l’appropriation du savoir plus que dans le savoir lui-même que les étudiants contribuent à leur développement personnel, le tutorat apportant ainsi une dimension complémentaire à l’enseignement et à la relation enseignant-étudiants. » (Bertschy et Gasté 2006) La question du rôle du tuteur est aussi en pleine redéfinition au niveau de l’institution. De nombreuses difficultés persistent sur la prise en compte à leur juste valeur des modalités pédagogiques tant dans leurs dimensions logistiques que financières (comment rémunérer par exemple les heures de tutorat asynchrones à distance ?). Mais au-delà de ces questions, c’est le rôle même du tuteur en tant que représentant de l’autorité dans ses dimensions hiérarchiques et intitutionnelles qui est constamment remis en cause par les étudiants au sein des dispositifs en ligne, et ce qu’ils appartiennent aux dispositifs classiques comme la plateforme pédagogique Moodle ou à des dispositifs plus innovants du type des réseaux sociaux voire des environnements immersifs (Bonfils 2007). Ceux-ci n’hésitent pas à en effet à mobiliser des dispositifs non-institutionnels et personnels pour leurs pratiques. Ils sont en train d’inventer une nouvelle « culture numérique » dont les codes leur sont spécifiques (Lardellier 2006 : 231). Cette culture numérique (le concept restant à définir) bénéficie aussi d’une offre inégalée de dispositifs relationnels (Facebook, Skype, etc.) qui évoluent sans cesse, qui sont pour une large part gratuits ou peu coûteux et qui sont adoptés spontanément par une grande majorité d’étudiants (Bonfils et Peraya 2010). Ainsi l’espace virtuel se révèle un « entre-deux ». Il se situe alors dans un espace semi-public entre sphère publique institutionnelle et sphère privée estudiantine qui peut participer par la médiation à une dynamique d’opposition à un schéma normatif, au sens de la lutte contre les dispositifs que dénoncait déjà Foucault dans son panopticum de « Surveiller et punir » (Foucault 1993). C’est une forme d’usage de la raison dans l’espace public au sens où l’espace virtuel devient la sphère des personnes privées rassemblées en un public contestataire (Habermas 1978). Si nous insistons sur ces aspects, c’est que là aussi nous voyons un lien direct entre des pratiques constatées dans des dispositifs de formation à distance, le rôle stratégique de la médiation et les récents événements dans le monde arabe qui ont été initiés par les réseaux sociaux.
La place de la parole ?
31Un dernier aspect qui nous semble au cœur des échanges Nord-Sud concerne la question de la culture et la place de la parole dans le développement croissant des dispositifs de formation à distance autour de la Méditerranée. Les pays du Sud sont en effet confrontés depuis plusieurs années à la massification de la formation. Pour répondre à ces besoins, la mise en place de dispositifs e-learning est apparue comme une réponse possible à cette problématique. Suivant une démarche fréquente dans les pays du Nord, beaucoup de dispositifs ont focalisé leur attention sur le développement de contenus et d’environnements informatiques. Les stratégies adoptées espéraient développer des solutions centrales « administratives » et généralisables (Mhiri 2008). Ces expérimentations ont mis en exergue des problèmes récurrents déjà constatés dans les pays du nord et par exemple que plusieurs approches d’usages opposent régulièrement les utilisateurs en fonction de leur culture professionnelle d’origine. Il semble aussi que la différence fondamentale se situe entre des « discours plutôt anthropocentrés des enseignants dirigés vers le scénario pédagogique et ceux plutôt technocentrés des équipes techniques trop souvent orientées vers l’outil » (Simonian 2007). Ainsi, si les technologies éducatives peuvent répondre par les outils à la massification de la formation en procédant à la normalisation de comportements, à la production d’attitudes standardisées chez les apprenants, et chez les enseignants, elles doivent aussi permettre l’individualisation de la formation afin d’éviter d’engendrer des clivages forts entre utilisateurs et par conséquence l’échec de formations.
32Enfin, comment ne pas tenir compte dans ce contexte d’industrialisation de la formation, de la longue tradition orale chez les peuples qui bordent Mare Nostrum. Pour paraphraser Senghor, « des peuples de la perception et des sens, des êtres de la parole animés de forces vitales et capables d’une approche particulière du monde, d’une approche essentiellement émotive » (Towa 1971). Il y a là de notre point de vue une dimension très particulière de la parole qui peut impacter les usages ou non usages des dispositifs sociotechniques et qui se situe pour nous à l’articulation entre écriture et oralité, entre Nord et Sud. La parole qui demande du temps et de la disponibilité apparait en effet comme un facteur déterminant chez les étudiants notamment sur leurs attentes en termes de partage d’expérience et de confrontation de points de vue avec les tuteurs : « L’apprenant a rarement l’occasion d’exposer sa vision du contenu, de défendre oralement ses idées, de développer une argumentation solide et de déployer sa créativité. » (Boukelif et Tifour 2006) Mais la mise en ligne de réflexions ou d’expériences représente aussi un effort important d’écriture qui est peu privilégié spontanément par les étudiants et les tuteurs. On peut alors se demander si c’est le manque de temps qui retient généralement les utilisateurs – ou la nécessaire formalisation qu’impose l’écrit – car l’on constate que cette pratique d’échanges d’expérience ou de problèmes rencontrés se fait très régulièrement à l’oral de manière synchrone, et ce de manière informelle (Peyrelong et Follet 2004). Pour conclure sur ses aspects à la lumière du succès des dispositifs de type réseaux sociaux dans les événements récents dans le monde arabe, il apparait nécessaire d’aller encore plus loin – quels que soient les pays Nord ou Sud – sur la prise en compte de la place et de la transformation des modes de la parole au sein des futurs dispositifs sociotechniques de formation à distance.
Conclusion : les perspectives d’avenir
33Ticemed est un projet perpétuellement inachevé. Plusieurs perspectives sont ouvertes, liées soit à ses insuffisances actuelles, soit à des opportunités nouvelles.
34Le multilinguisme est une profession de foi à laquelle les membres de Ticemed sont généralement attachés. Cependant, la mise en œuvre est difficile, même pour les langues romanes dont l’intercompréhension est possible, faisable et tentée (Dumas 2010). Le français reste dominant pour des raisons historiques. Pour être vraiment méditerranéen, Ticemed devrait considérer aussi l’inclusion de l’arabe dans le pool des langues pratiquées. C’est une question ouverte, qui se résout souvent par l’utilisation de l’anglais comme support minimal d’intercommunication.
35Comme le souligne un des promoteurs et animateurs de Ticemed, Sergio Poli de l’université de Gênes, le réseau de liens personnels, complices et amicaux ne s’est pas traduit jusqu’ici par des projets ambitieux de coopération transnationaux. Pourtant, tous les ingrédients de la constitution de consortiums européens sont réunis : pluridisciplinarité, cohérence conceptuelle, multiplicité des nationalités, avec forte représentation du Sud. Cette institutionnalisation pourrait prendre notamment la forme de programmes de recherches européens et de programmes d’enseignements avec diplomation multiple (par exemple doctorats en cotutelle ou masters européens).
36Au moment de la rédaction de cet article, le monde arabe méditerranéen est le cadre de bouleversements de société dont un des facteurs principaux de déclenchement fut l’utilisation des TIC et des réseaux sociaux par les jeunes diplômés issus directement des classes auxquelles s’intéresse Ticemed. Il y a là un espoir humain à fortifier et un champ de recherche à explorer pour les années qui viennent. L’union de la Méditerranée pourrait prendre un grand « U ».
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Pour Meunier et Peraya, les deux notions de médiatisation et de médiation s’ancrent technologiquement dans ces notions de média (Meunier et Peraya 2005). La médiatisation est alors entendue au sens de mise en forme de supports propres à un média et qui passent par des processus de représentations matérielles, d’outils sémiocognitifs. La médiation est portée par un courant de psychologues et de sémiologues qui s’appuient sur une relecture des travaux de Vygostky et des différents courants qui mettent en évidence l’importance des processus de médiation au sein de l’activité humaine (Belisle, Bianchi et Jourdan 1999). La médiation concerne ainsi la relation, elle assure le lien entre l’enseignant et l’apprenant.
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