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    Plan détaillé Texte intégral Aux origines de l’usage notionnel des sociétés de la connaissanceLes stratégies : entre individuation et globalisationLe rapport Nord/Sud, entre stratégies des acteurs et stratégies locales face à la globalisationLes conséquences d’une approche communicationnelle de ces objets et questionnements Bibliographie Notes de bas de page Auteur

    Savoirs en action

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    Les sociétés de la connaissance dans un dialogue en tension Nord/Sud, collectif/individuel, en Méditerranée et en Afrique

    Michel Durampart

    p. 37-51

    Texte intégral Bibliographie Bibliographie Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    1Les enjeux énoncés par ce titre nécessitent un recentrage du sujet sur les questions des rôles et positions des acteurs et des stratégies locales et/ou globales. La relation entre technologies et lien social sera ainsi abordée dans une perspective liée à la « société des connaissances ». Le propos sera donc centré sur les stratégies des acteurs orientées par la modification du lien social, sous l’influence des technologies contribuant à la massification des connaissances. Nous pensons en effet que les acteurs ont une capacité à se saisir des technologies pour faire évoluer leur relation au savoir (et la façon dont ils agissent) et que, réciproquement, les technologies influencent et modifient les stratégies des acteurs (modification ou déplacement du lien social, industrialisation des connaissances, nouvelles opportunités et contraintes pour s’exprimer ou se manifester). La tension entre un prisme conduisant à une individualisation des stratégies et l’édification paradoxale d’une mise en commun des formes de savoir dans une société de la connaissance mondialisée est, à cet égard, un enjeu qui exige d’éviter toute perspective déterministe ou dualiste. Des exemples pris dans les pays du sud de la Méditerranée et plus marginalement africains montreront des formes d’hybridations, de métissages mais aussi des effets de « réappropriation » des connaissances et applications mobilisées dans les usages et intégrations des dispositifs technologiques.

    Aux origines de l’usage notionnel des sociétés de la connaissance

    2Il ne faut pas oublier que l’utilisation de références telles que « société de l’information, des savoirs, des connaissances, d’industrialisation de la culture et de la formation » exigent de la part des chercheurs de mettre en œuvre une perspective prudente, pour le moins, ou salutairement critique. L’approche peut s’inscrire dans une tradition qui relie des courants et auteurs : les cultural studies, les travaux et débats posés par Adorno, Debord, mais aussi Chomsky. Pour autant, les recherches multiples sur les sociétés de la connaissance se focalisent vers la fin des années 1990, comme une alternative jugée préférable à la notion de « société de l’information ». L’UNESCO notamment a adopté le terme « société de la connaissance » ou sa variante, « sociétés du savoir », dans le cadre de ses politiques institutionnelles en tentant d’introduire une conception plus complète, qui ne soit pas seulement liée à la dimension économique. Yves Courrier (2005) différencie les deux termes comme suit : la « société de l’information » insiste sur le contenu du travail tandis que la « société de la connaissance » met l’accent sur le fait que les agents économiques doivent posséder des qualifications supérieures qu’ils mettront à contribution dans l’exercice de leurs métiers.

    3Les TIC s’insèrent dans une radicalisation des processus et une pression exercée par les dispositifs, notion qui là encore peut provenir des travaux de M. Foucault mais, plus récemment, être intégrée au sein des SIC chez P. Delcambre (2000), F. Bernard, B. Floris (Bernard et Floris 2000), B. Guyot, M. Durampart (Durampart et Guyot 2000 ; 2003) dans une déconstruction critique. Les principes de convergence et d’intégration sont souverains à cet égard. La convergence est industrielle, technologique mais aussi étroitement dépendante de stratégies d’opérateurs, de diffuseurs, liées à la tension de l’innovation, des marchés, de conquête de positions. L’intégration et la convergence sont les principaux axes novateurs lié aux TIC avec l’agrégation des supports, la segmentation et la personnalisation de l’offre, la compatibilité des standards et la porosité des médias.

    Les stratégies : entre individuation et globalisation

    4G. Tremblay (2008) a écrit un article résolument critique sur la détermination scientifique dans laquelle pourrait s’inscrire l’étude des industries créatives (rappel sur une conception instrumentée par une vision très libérale issues des industries de l’Entertainment, du mainstream, etc.). Son argumentation tendrait à fonder que ce sont les stratégies au sens très générique et plein qu’il faut prendre en compte.

    5Ces stratégies sont globales : il s’agit de couvrir des filières dans des logiques de complémentarité entre programmes et médias (modèles éditoriaux, de conception), diffusion et distribution (le contrôle des canaux, des flux de diffusion). Il faut aussi s’inscrire dans la convergence, dans l’intégration des supports et une approche mondiale et locale (marchandisation des contenus) au plus près de la demande. Le modèle Europacorp de Luc Besson consiste ainsi à être présent partout, en couvrant l’ensemble de la filière réalisation/distribution et diffusion/commercialisation, mais aussi d’être réactif en agissant sur un seul segment de la diffusion ou du merchandising d’un produit audiovisuel. Il est pourtant possible de soulever l’hypothèse que cette logique globale soit en discussion paradoxale face à une individualisation des usages et donc des contenus favorisés par le Web 2.0. Il se produit autant de stimulations de l’intelligence individuelle, d’adaptation singularisée à de nouvelles propositions dans une pratique collective qui est désignée comme un modèle exemplaire fait d’échanges communautaires.

    Les tensions entre dimensions collective et individuelles, globales et locales

    6Ce prisme collectif/individuel qui tend à renforcer l’accentuation de l’individuation des usages interpelle les grands modèles de la convergence industrielle et technologique. Il est possible, ainsi, de rediscuter « le modèle pivot » de la convergence qui interrogeait cette recomposition des industries de la connaissance par la recherche de l’acteur central (le secteur informatique dans les années 1980-1990 qui régit la convergence avec les industries de l’audiovisuel et des médias). Il s’agit peut-être plus, actuellement, d’une question d’agrégats, d’une polyvalence qui s’ajuste dans des alliances où l’acteur clef peut osciller selon l’évolution du cadre fixée par la recomposition en cours dans les industries du spectacle et du divertissement. Par exemple, la créativité issue des industries de la télévision et d’un bouillonnement dans les séries (showrunners) et sérialisations ont influencé la création du secteur cinématographique (ainsi que les hiérarchies entre médias) et provoque des alliances ainsi qu’une co-influence avec l’univers du jeu vidéonumérique, jusqu’à son déplacement (ou détournement) dans le storytelling usité dans la sphère politique ou dans le cadre de la communication des organisations (communication globale adossée sur le développement durable).

    7Ce phénomène n’est peut-être qu’une autre forme de la radicalisation des démarches de sujétion et construction de l’action collective qui se nourrit d’instabilité, de changement et de remise en cause permanente des acquis comme une nouvelle forme d’orientation de l’activité économique et sociale. Les recherches du collectif GDR Tic (Saint-Laurent-Kogan 2007 : 109-131 ; 167-182) auxquelles nous avons collaboré rappelaient ces nouvelles exigences qu’apprendre au travail avec les TIC, c’est désapprendre et réapprendre en permanence dans un univers d’interdépendance collective, facteur de nouvelles inégalités sociotechniques. Ainsi, les réseaux d’entraide, d’apprentissages situés, soumis aussi à des normes injonctives, stimulent mais aussi questionnent en permanence les processus d’ajustement du travail coopératif, le lien social en situation. L’intelligence stimulée, contrainte et orientée d’un acteur le pousse à fonder sa propre stratégie au regard de stratégies globales.

    8Il serait pour le coup illusoire d’aborder toutes les questions, vastes et complexes, qui abordent le terrain des stratégies individuelles ou collectives de création que l’on voit émerger dans le multimédia, l’audiovisuel, les arts plastiques et la musique, tout en tenant compte du fait qu’elles questionnent les grands groupes ou réseaux qui les sanctionnent ou les récupèrent. Ces stratégies d’autopromotion, d’autoproduction ou de coproduction partagée, qui font appel à la contribution des publics, interpellent à la fois l’émergence de la viabilité de modèles socio-économiques sur Internet, leur régulation, et le dialogue fertile et réactif qu’elles engagent avec les modes de production et d’édition dominants. Il va donc être question de les aborder à travers quelques paradigmes supportés par des exemples ou constats provenant des sociétés du Sud, et plus particulièrement des sociétés et espaces sociotechniques méditerranéens prolongés par l’étude de quelques singularités observées dans des pays africains. L’approche consistera aussi à distinguer les stratégies des acteurs et celles plus collectives (globales et/ou locales) en tentant de s’écarter d’une conception duale pour privilégier plutôt des liens et tensions fondées dans l’interdépendance des situations et des conceptions.

    Le rapport Nord/Sud, entre stratégies des acteurs et stratégies locales face à la globalisation

    9Le Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI) a été organisé dans la foulée de l’éclatement de la bulle spéculative à partir de l’année 2000. En dépit du rôle clé des technologies de la communication dans l’accélération de la globalisation de l’économie, l’image publique de ces technologies reste davantage associée aux aspects plus « conviviaux » de la globalisation, comme Internet, la téléphonie cellulaire et internationale, la télévision par satellite, etc. La société de l’information a donc joué un rôle d’« ambassadrice de bonne volonté » de la globalisation, dont les « avantages » pourraient être à la portée de tous si seulement il était possible de réduire la « fracture numérique ». Les discours portées par une autre conception qui privilégient les « sociétés de la connaissance » (qui à leur tour peuvent être discutés mais qui ont au moins l’avantage d’affirmer une primature moins univoque et moins unilatérale) renvoient alors à la fois à une contestation d’une approche globalisante et uniforme et à l’affirmation d’une pluralité qui porte son attention sur les dialogues et tensions Nord/Sud (Ambrosi, Peugeot et Pimienta 2005).

    Une autre représentation des sociétés et de leur développement

    10Ces propositions ont été clairement présentées, notamment dans le cadre du SMSI, à Genève en 2003, où la société civile a joué un rôle essentiel en exposant de nouvelles compréhensions et concepts développés en collaboration au cours des mois ayant précédé cet évènement. Elle a également redéfini le thème de la fracture numérique, comme on peut le constater d’après la déclaration finale de la société civile. Pour ces groupes, la fracture numérique se comprend d’après les conditions qui doivent se développer en vue de l’appropriation des technologies et de l’incorporation de celles-ci comme outil à intégrer dans la vie quotidienne afin de transformer la réalité :

    « La répartition géographique inégale des technologies de l’information et de la communication (TIC), conjuguée à l’impossibilité d’accéder à l’information dans laquelle se trouve la majeure partie des habitants de la planète – souvent désignée sous le vocable de « fracture numérique » – n’est autre que le reflet des fractures sociales existantes, qu’il s’agisse de la fracture entre le Nord et le Sud, entre les riches et les pauvres, les hommes et les femmes, les populations urbaines et rurales, ou encore entre ceux qui ont accès à l’information et ceux qui n’y ont pas accès. De telles disparités s’observent non seulement entre cultures différentes, mais aussi au sein d’un même pays. »

    11Ces débats sont retranscrits et reflétés dans des ouvrages comme La « société de l’information » glossaire critique ou La « Société de l’Information », entre mythes et réalités sous l’égide de chercheurs tels que B. Cornu, F. Thibault, J.-L. Fulsack, A. Kiyindou, M. Mathien ou J. Perriault, dont les travaux furent coordonnés par M. Mathien (2005). Ces disparités vont donc être saisies au travers de quelques prismes. Loin d’épuiser les problématiques, les discussions théoriques voire les polémiques, ces quelques strates chercheront plutôt à soulever des questions qui interrogent ces relations imbriquées entre l’état des sociétés de la connaissance du Sud (méditerranéennes et très partiellement africaines) et les singularités, contradictions, qu’elles manifestent entre stratégies et adaptations animées ou contredites par le poids de modèles globaux et mondiaux.

    Privilégier des modalités d’accès plutôt que l’accès

    12En Afrique du Nord, notamment en Algérie, le choix a été fait de développer les cyber-centres, choix compensé pour les étudiants par un accès très ouvert et prolongé aux salles informatiques dans les universités. À chaque fois que nous avons testé1 les capacités d’équipement des étudiants, nous arrivions au résultat qu’environ 2 à 3 sur 10 seulement possédaient un ordinateur personnel. Les autres se servent d’un ordinateur familial ou de leur cercle relationnel et font donc un usage important des cyber-centres. Autrement dit, penser à résoudre la fracture numérique revient à envisager des solutions d’apprentissage et d’accessibilité dans un cadre collectif ou à favoriser l’acquisition d’ordinateurs personnels, ce que le gouvernement ne semble pas encore privilégier. Du côté du haut débit, de la puissance d’accès, l’ADSL est de plus en plus répandu en Afrique du Nord, avec des problèmes de stabilité mais aussi de coûts. En outre, la dépendance peut relever des ressources énergétiques. En effet, c’est la stabilité du courant plutôt que la disponibilité du haut débit qui est en cause (baisse de tension, ruptures de modulations, coupures fréquentes). On voit donc bien que tout ne relève pas de la question de l’accès, de la connexion, mais aussi d’un environnement énergétique, économique et de choix politiques. L’entraide, le partage, les relations de proximité deviennent alors des facteurs influents dans l’accès et la maîtrise des technologies. Aides, partage de terminaux, convivialité et sociabilité dans les cyber-centres influent donc autant que le rôle de l’État et des relais industriels. On peut souligner aussi l’influence de l’État en Tunisie qui a pesé fortement dans l’équipement du monde scolaire, bien que c’est sans doute dans ce pays du Maghreb que le contrôle en amont et en aval s’exerçait le plus pesamment sur Internet (du moins jusqu’à un passé très récent balayé par des évènements dont nous suivons tous, entre enthousiasme ou frilosité, le déroulement). Ce phénomène pèse sur le développement d’une société civile tunisienne connectée qui s’était fortement emparée des usages du réseau mais qui l’utilise toujours dans l’appréhension du contrôle et de la répression (on sait maintenant ce qu’il a pu en résulter pour l’émergence controversée d’une démocratie nouvelle).

    13Il faut prendre en compte ce que recouvre la diversité d’emplois et d’usages et d’adaptation des technologies. L’entraide, les médiations, les passeurs compensent justement la faiblesse d’équipements, le manque de formation ou les lacunes d’accès. Réseaux familiaux, amicaux, claniques ou de proximité, forment un tissu où on apprend et se familiarise encore plus au sein de la société civile et communautaire (au sens d’une sociabilité de proximité) que dans les grandes instances, tutelles et organisations gouvernementales. C’est là justement que le soutien public (gouvernemental, ONG, aide au développement, microcrédits) agit souvent le mieux. Il s’agit bien d’économie solidaire, contextuelle, sociabilisée (Durampart 2009 ; 2010).

    Les socles culturels, sociaux et économiques conditionnant les écarts ou inégalités face aux dispositifs techniques

    14Au SMSI de Tunis, il s’est avéré que l’Afrique aurait besoin de former cinq millions d’enseignants d’ici à 2015. On comprend bien que toutes les solutions numériques envisagées – campus numériques, TICE –, devant contribuer à résoudre les questions d’isolement, d’éloignement et d’accès aux centres de formation, doivent aussi résoudre cette équation d’un couplage technique et social. Le risque dans les relations Nord/Sud du point de vue des modèles technologiques et de l’apport des technologies au développement du savoir, puis de l’économie, est d’opérer une pure transposition des solutions et des propositions construites au Nord. C’est aussi le niveau d’appropriation qui est en cause. En Algérie, ayant mené des enquêtes sur des PME, voire des filiales de grands groupes, nous avons constaté que c’est l’ensemble des stratégies (marketing, communicationnelle, de politique d’entreprise) qui freine la mise en place de véritables attitudes prospectives dans la conquête de marchés stratégiques. L’absence fréquente de véritable veille concurrentielle réduit, au mieux, les sites web à des sites institutionnels ou à de simples sites informationnels. Ce n’est pas une situation uniforme, mais c’est bien l’acquisition de réflexes liée à une intelligence collective partagée, à une culture du marché flexible et à une appropriation des technologies dans les mentalités et les habitudes locales, et non de simples emprunts transposés, qui est en jeu.

    15Il s’agit bien alors d’un enjeu de communication dans un contexte de diffusion. Par exemple, les étudiants en Afrique du Nord mettent l’accent sur cette recherche d’informations et ces ressources qui pallient le manque de bibliothèques universitaires dûment constituées et qui favorise l’autonomie ou l’esprit critique, alors que certains de leurs enseignants ne les encouragent pas en ce sens, voire tiennent des discours très critiques sur Internet (Durampart et Guyot 2009). C’est bien un modèle de substitution qui s’affirme. De fait, les étudiants algériens revendiquent bien cette entrée dans la modernité avec une soif d’aide à l’accès au savoir (d’autant plus avide qu’elle est moins favorisée et disponible qu’au Nord) leur permettant de se confronter à d’autres, de se désenclaver, de comparer les sources et d’entrer en contact avec des experts ou des facilitateurs. En ce sens, ils ressemblent bien aux étudiants du Nord avec des réflexes consommateurs (possession généralisée de téléphones portables) même si, par exemple, au Burkina Faso, moins d’1 % des étudiants interrogés ont un lien Internet personnel. Ces constats montrent bien, par ailleurs, de quelle population il s’agit : plus jeune, souvent plus masculine, plus active et plus alphabétisée.

    16C’est donc bien l’économie de la formation, de l’éducation, de l’alphabétisation et de l’apprentissage qui est en jeu avant tout dans des contextes sociaux, culturels, politiques et religieux constituant des disparités dans lesquelles il faut fonder les solutions adaptées. Dans tous les cas, il nous semble bien que c’est la question des modèles qui est en cause et qui démontre bien que la plasticité des technologies de l’information et de la communication a ses limites (beaucoup de concepteurs d’outils de formation à distance parlent de co-production de la situation d’apprentissage sans inclure ce que cela suppose comme aptitudes, compétences et disponibilités de la part de l’apprenant).

    La confrontation des modèles et des contextes

    17L’organisation d’une formalisation incessante des sociétés de la connaissance se construit surtout au Nord, selon des intérêts et des stratégies occidentales. Il faudrait presque considérer comme un adage que les modèles sont au Nord alors que les ajustements (nomadisme, hybridation, contingences informelles, diversité culturelle et économique) sont au Sud. Toute considération, là encore, des « fractures numériques » sont à prendre en compte dans ces inégalités flagrantes qu’on ne peut plus prendre au pied de la lettre et de façon unilatérale. On peut s’interroger sur une certaine désinvolture des promoteurs de ces outils ou méthodes. La pression du « rattrapage technologique » envisagée de façon différente, mais aussi prégnante, du côté de l’Afrique du Nord ou de l’Occident a tendance à brouiller quelque peu les démarches et les conceptions. Ceci conduit d’ailleurs à des situations pour le moins contrastées.

    18L’une d’entre elles réside dans les questions liées à la langue. L’anglais concerne globalement 75 % des informations disponibles sur Internet. Si l’enjeu de la culture et de l’alphabétisation est fondamental, on peut alors considérer l’étrangeté du postulat consistant à penser que les TICE seraient un moyen d’appuyer le développement alors que leur structuration linguistique constitue de fait un barrage à l’accès. Pourtant, les États africains mettent à chaque fois l’accent, qu’il s’agisse de conférences de Tokyo, de Bamako ou de Rabat sur la nécessité de proposer des contenus, des savoirs et des services dans les langues nationales ou dans une dynamique multi linguiste (constats produit dans le cadre du REFAD lors d’une table d’échanges d’expertises et d’expériences pédagogiques en formation à distance le 27 février 2003). Des initiatives volontaristes sont prises en ce sens et on peut considérer l’évolution récente des positions de l’ICANN sur la présence des diverses langues du Sud dans l’Internet à condition qu’elle contribue à soutenir l’élaboration d’une démarche de conception se voulant à la fois technologiquement adaptée et mettant à profit de nouvelles formes d’apprentissage ; comme semble bien le confirmer l’étude délivrée au sein du SED (Lamy et Richer 2005 : 41). C’est donc la question des normes et des marchés, avec leur cortège de dispositions, de protections de brevets et de licences, voulus au Nord face à une complexité des aspérités quant aux adaptations et contraintes au Sud, avec des situations qui, là encore, ne peuvent être transposées mécaniquement.

    Les enjeux des normes, des marchés et des conceptions

    19Des travaux comme ceux de M. Arnaud (2006) ou de chercheurs qui agissaient dans le GDRI NetSUD ont souligné que la course aux brevets, aux normes, à la protection, à la lutte contre le piratage et le téléchargement abusif au nom des meilleures intentions, peuvent freiner la propagation des savoirs numériques et électroniques du Sud. Ces normes, protections, peuvent même assujettir les pays du Sud à un modèle économique qui freine leurs capacités à s’approprier des connaissances pour les mettre en œuvre dans le tissu social.

    20Ceci permet de venir aux conflictualités entre normes et lien social. Nous insistons, puisque c’est une partie du cœur de notre travail depuis quelques années, que ces normes techniques induisent des normes sociales. Elles doivent s’élaborer dans la prise en compte d’un contexte sociotechnique qui révèle des normes d’usage comme nous l’avions défendu dans un article de la revue Hermès (Durampart 2009 : 221-229), en tout cas au sein de l’organisation du travail, des réseaux sociaux et du partage de connaissances. C’est-à-dire que les utilisations qui relèvent aussi, pour une part, d’une expérimentation empirique des technologies produisent un continent tacite d’ajustements et d’appropriations, qui rediscutent les normes référentielles et peuvent les réorienter, les transformer. Il est donc intéressant de regarder ce dialogue souvent tronqué entre des normes officielles et des normes d’usages qui se tissent dans les rapports sociaux.

    21La propriété intellectuelle, la rétribution des auteurs et créateurs, le copiage, le piratage sont des priorités qui fluctuent si l’on considère les pays d’Afrique du Nord, les régions méditerranéennes et, de façon très cruciale, l’Asie. Il ne suffit pas de mettre en accusation et de vouer aux gémonies l’économie parallèle, illicite. Il faut bien considérer qu’il existe pour ces régions du monde, une « économie souterraine de la communication » (Mattelard 2007), de la même façon qu’on évoque souvent abusivement (avec une transposition de modèles souvent rapides et pas toujours pertinents) une économie informelle pour l’Afrique. On ne peut prendre en compte ces vrais enjeux en les posant uniquement sous l’angle d’une nécessaire lutte contre des actes illicites. On doit aussi considérer que ce sont aussi les germes d’une économie larvée, émergente, qui s’est diffusée et ramifiée au sein d’une population qui fonde sa survie dans cette infra économie, et que la régulation doit se faire aussi et avant tout du côté de l’aide à la formalisation, au passage de l’illicite vers le plus licite, et non seulement du côté de la répression ou de la normalisation. Autrement dit, la co-régulation, la co-construction, sont bien au cœur de l’évolution des relations économiques, commerciales, sociales et culturelles, et ce peut être une véritable dynamique dans un cadre méditerranéen qui pourrait servir d’exemple. On est bien en face de modifications d’attitudes et de pratiques qui invitent à la recherche de modèles hybrides, de co-réglementation, de nécessités de débats ouverts nécessitant une éducation aux débats. On ne peut laisser aux seuls spécialistes, aux grands acteurs et opérateurs, aux ayants droit le privilège des orientations et des choix, la primauté des décisions. Cela suppose aussi d’imaginer comment on opère les conditions d’une réflexion qui défend autant qu’elle fait évoluer la perception de droits à la source vers une contribution répartie tout au long du cheminement de la valeur dans le parcours d’un usager dans les réseaux. La réflexion des chercheurs qui travaillent sur cette question soulignent bien qu’au Nord, et encore plus au Sud, des régulations doivent être pensées à partir de l’action de la puissance publique sur la base d’un compromis avec les producteurs et éditeurs privés. L’absence d’initiatives risque d’handicaper encore plus les pays en développement en ne leur donnant que le recours d’avoir à se battre contre des barrières érigées au nom de la protection des droits.

    22On voit, par exemple, en Afrique de l’Ouest notamment, une économie volatile et dynamique de la musique vivante. Dans certaines régions, les musiciens ont su s’emparer des nouveaux supports – DVD, multi média, web – tout en réactivant une forme de création artisanale et collective : le village musical. Celui-ci profite à la fois des nouveaux supports mais revitalise aussi des formes ancestrales et locales de la création collective en situation devant des publics (des répétitions devant et avec le public et une succession de concerts et jam sessions, prévus ou improvisés). Ces villages peuvent être envisagés comme des forums sociaux vivants, mélangeant hybridation et appropriation des techniques dans l’espace social, dans des conditions précaires et fragiles mais qui commencent à bousculer le schéma de production et de diffusion établie, voire à le compléter ou le concurrencer. À ce sujet, il semblerait bien, et cela est valable pour la France, que la musique vivante sache mieux réagir et se mobiliser que les industries de l’image face à cette remise en cause des modèles classiques de la rémunération de la chaîne des droits depuis les créateurs jusqu’aux producteurs et diffuseurs ou institutions garantes. D’autre part, en revenant à une vision méditerranéenne des sociétés de la connaissance, il est important d’envisager le rôle des passeurs, des médiations nomades, sociabilisées, informelles et formelles qui peuvent favoriser une harmonisation des relations entre technologies et société. Par ailleurs, on ne pourra jamais reprocher ni déplorer que les plus pauvres détiennent de plus en plus d’outils et de moyens de transgression face aux obsessions de contrôle et de maitrise des pays du Nord, et plus spécifiquement de l’Europe.

    Les conséquences d’une approche communicationnelle de ces objets et questionnements

    23Ces grandes questions des accès, modèles, ajustements et normes agissent de façon plus infra-sociétale dans cette question du lien social qui s’insère ainsi dans une réflexion sur les agissements, appropriations, individualisés des acteurs dans des espaces sociotechniques.

    Le lien social transfiguré, reconfiguré, formaté, déplacé

    24La prégnance actuelle de l’invocation des réseaux sociaux, qui sont un des moteurs du Web 2.0 et qui préfigure le monde d’objets que nous promet l’avènement du Web 3.0 (sémantique, tissé d’ontologies), tend à faire considérer à certains experts, comme à certains scientifiques, une forme de déplacement naturel des liens sociaux physiques vers les liens sociaux en réseaux techniques. Ces liens déplacés seraient alors plus dynamiques, plus interactifs et plus réactifs, générateurs de formes d’innovation dans les processus relationnels, de participation d’engagement. Il conviendrait ne pas oublier quelques éléments sur lesquels nous nous interrogeons. Ce déplacement ne peut s’exempter du formatage, des cadres d’interaction fixés, du cadrage qui se produit dans l’inscription du lien social en réseaux d’information et de communication. Ainsi les travaux stimulants (Jauréguiberry et Proulx 2002) sur la sociabilité de la vie quotidienne montrent que nul n’est totalement disjoint de la réalité quotidienne, d’un environnement, d’un contexte social lorsqu’il est en activité, en dialogue avec une machine.

    25Ceci revient donc à inscrire cette activité comme une opération qui déplace le lien social en reformatant et recomposant son inscription sans pour autant se désaccorder totalement d’un lien social inscrit dans l’espace social, physique et matériel. On est face à un lien social transformé qui doit être interrogé dans sa contiguïté/continuité avec un lien social originel. Mais c’est aussi une approche qui ne se satisfait ni d’une approche duale (l’homme et la machine, la technique contre le social), ni d’une approche globale (l’innovation technologique moteur des transformations sociales). Elle met à jour des paradoxes, des affrontements dans cette lignée des transformations sociotechniques.

    Une approche contextuelle : définitoire et appropriée

    26Sur ce fatras de notions, qui renvoie à des modèles d’influence, de réification, on peut poser une exigence pour les SIC sans pour autant prétendre concurrencer les sciences du langage, la sociolinguistique et les philosophes, qu’il faut par ailleurs connaître et fréquenter. Il s’agit d’opérer un travail de légitimation et d’explicitation, de dégagement des notions de leur acception injonctive et déterministe, pour les reposer sinon dans leur acception critique, au moins dans leur inscription située scientifiquement et dans le dialogue sciences/sociétés. Des sciences donc génératives d’un dégagement de sens remis en situation et en explicitation. Elles peuvent alors établir des relations aux inférences, influences, sans dualisme, ni attitude dialogique mais plutôt avec un regard fusionnel et paradoxal, qui considère les mises en tension, les contradictions, liées à ces changements.

    27Finalement, on peut se demander à propos de ces objets et sujets si les SIC ne se comporteraient pas comme les sciences de l’ingénieur, tout en conservant le primat des sciences humaines et sociales. Elles agiraient comme une science de synthèse qui regarde aux interstices et qui relie entre eux des focales d’observations par une perspective communicationnelle. Il faut bien se poser la question des modèles mis en place et des imaginaires qu’ils provoquent indirectement. Veut-on sortir d’une spirale symétrique où, à l’efficience technologique servant la sécurité, la protection et les intérêts des pays occidentaux, répond inlassablement la capacité d’ingéniosité infra-sociétale des citoyens du Sud qui organisent alors le détournement, le contournement, la transgression, obsédés par la recherche de failles du système (au risque de mettre en jeu leur vie pour survivre) ? Favorise-t-on du co-développement, une hybridation des intérêts mutuels, une co-coopération, en tenant compte d’une place nécessairement différenciée et singulière et pourtant convergente de l’évolution des sociétés du Sud face aux mutations des sociétés du Nord ? Là encore, une réflexion et des actions animées par une approche communicationnelle du cadre méditerranéen peuvent faire progresser une conciliation de ces différences si lointaines dans leur nature et pourtant si proches dans leur raison d’être.

    Bibliographie

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    Arnaud, M. (2006). Propriété intellectuelle et accès public au savoir en ligne. Hermès, n° 45(2), 61. https://doi.org/10.4267/2042/24035
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    Arnaud, Michel. “Propriété intellectuelle et accès public au savoir en ligne”. Hermès n° 45, no. 2 (2006): 61. https://doi.org/10.4267/2042/24035.
    DURAMPART, Michel. “Les TIC Dans Les Organisations : Des Partenaires Difficiles à contrôler”. Hermès, no. 54 (2009). https://doi.org/10.4267/2042/31763.
    Miège, Bernard. “L’information–communication, Objet De Connaissance”. []. De Boeck Supérieur, 2004. https://doi.org/10.3917/dbu.miege.2004.01.
    Arnaud, Michel. “Propriété intellectuelle et accès public au savoir en ligne”. Hermès, vol. n° 45, no. 2, 2006, p. 61. Crossref, https://doi.org/10.4267/2042/24035.
    DURAMPART, Michel. “Les TIC Dans Les Organisations : Des Partenaires Difficiles à contrôler”. Hermès, no. 54, 2009. Crossref, https://doi.org/10.4267/2042/31763.
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    Notes de bas de page

    1 Séjours effectués comme professeur invité ou impliqué dans des programmes de formation et de recherche en Kabylie (Université de Skikda ou de Bejaia).

    Auteur

    • Michel Durampart
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