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Les Liaisons surnaturelles

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Christophe Pons

Pour ne pas conclure

Texte intégral

1Les hommes ont toujours produit en grande quantité des êtres de la surnature. Depuis l’aube de l’humanité, ils cheminent avec ces compagnons de route. Depuis le début, avec eux, ils écrivent l’histoire de leur différence, l’histoire de ce qui les distingue de l’animalité. Comment auraient-ils pu se passer de leur compagnie ? Pendant une courte période, les sciences sociales crurent que le temps où les chemins allaient se séparer était enfin venu. Fausse alerte. Mais ces sciences s’en persuadèrent suffisamment pour s’étonner de leur persistance, et plus encore de leur regain d’influence aux côtés des hommes. Car notre époque historique leur est manifestement favorable. Partout, les cosmologies coutumières, naguère faites d’une grande tradition religieuse baignée d’une culture locale, sont en métamorphoses. Les églises traditionnelles sont destituées dans leur légitimité historique, et de nouvelles prétentions se font jour.

2Cette étude d’ethnologie appréhende la question des relations entre les hommes et les êtres de la surnature à partir d’une population circonscrite, attenante à une société spécifique, et issue de son histoire, de ses structures de longue durée, de sa culture. Ainsi, au travers des médiums, une catégorie singulière d’individus que cette société produit en grand nombre, cet ouvrage nous parle d’abord de l’Islande. Mais à un cran supérieur, ce livre porte aussi sur le protestantisme moderne et sur les identités religieuses qui émergent à présent sous ce chapeau général. Car sans aucun doute, les médiums sont le fruit d’une attitude religieuse singulière, héritière du protestantisme, et qui nous dit quelque chose du rapport au religieux aujourd’hui. Au xxie siècle, ses formes modernes deviendraient de plus en plus intimes, et accéléreraient des modalités quasi mystiques de relations avec des êtres surnaturels.

3À leur mesure, les médiums d’Islande nous ont donné matière pour comprendre cette métamorphose de nature historique et anthropologique qui les dépasse de très loin. Ils sont paradigmatiques d’un phénomène global qui concerne les identités religieuses contemporaines. En effet, un peu partout sur la terre, des hommes et des femmes s’engagent en religion comme au siècle précédent on s’engageait en politique : avec militantisme. Au demeurant, la plupart ne sont pas des médiums mais plutôt des monothéistes ascétiques. Cependant, ils ont un curieux point commun avec les médiums ; un point commun qui, paradoxalement, est aussi leur point de divergence radicale. Il s’agit de la dimension profondément individuelle et intime de leur engagement spirituel qui repose, pour l’essentiel, sur une connivence de grande proximité avec des êtres choisis de la surnature. C’est un aspect essentiel. Pour tous ces militants religieux, c’est peut-être le plus essentiel. Chez beaucoup de chrétiens, l’être choisi est Jésus. Aujourd’hui, Jésus est probablement l’existant de la surnature qui remporte le plus grand nombre d’alliances mystiques. Mais pour les chrétiens, cette alliance est exclusive de sorte que c’est sur ce point qu’ils se distinguent tout à fait des médiums. Chez ces derniers en revanche, il n’y a pas d’exclusivité de l’alliance qui rende impensable tout autre existant. Jésus, on l’a vu, peut tout à fait prendre place parmi d’autres existants au sein d’une cosmologie plurielle. Il ne saurait remettre en cause ce principe de multiplication boulimique des alliances que les médiums apprécient tellement. Hormis cet aspect essentiel, tous ces militants sont pris d’une même fièvre mystique ou, pour être plus précis, d’une même crise de mysticisme. La tendance au mysticisme serait donc ce trait singulier de notre époque historique, particulièrement à l’œuvre dans les multiples confessions issues du protestantisme moderne, mais profitant moins aux grandes traditions ecclésiales qu’aux courants dissidents de l’ésotérisme moderne et du christianisme enthousiaste.

4En partant des identités individuelles des médiums d’Islande, et de leur évolution dans le temps, nous avons essayé de montrer comment cette métamorphose s’appuyait sur un processus moderne d’individuation. Nous avons parlé d’individuation pour user volontairement de la forme indigène de cette notion : celle qui renvoie à un mythe moderne du soi qui serait enfoui au fond de nous même, que nous ne connaîtrions pas, mais qu’une démarche spirituelle pourrait nous permettre de découvrir et de nous révéler à nous même. Ce processus d’invention de soi repose, en premier lieu, sur le récit comme acte d’autonomisation : se dire, ou s’inventer, est le droit que les médiums islandais se sont accordé contre l’avis des spirites officiels qui les contrôlaient. Dès lors, cette mise en mots de leurs aventures, depuis l’enfant jusqu’à l’homme fait, fut aussi leur instrument de libération vis-à-vis des courants officiels de l’ésotérisme moderne, et des cadres anciens des représentations coutumières. C’est là qu’une imagination créatrice, bricoleuse et artisanale, a ardemment besogné. Car en ouvrant la porte de leur for intérieur pour y découvrir qui ils sont, les médiums ont fait de bien curieuses rencontres. Les êtres du monde spirituel se sont émancipés et multipliés. Ils ne sont plus seulement ces entités coutumières, naguère engoncées dans des statuts et fonctions étriqués : figures flottantes de la spectralité lignagère, ou bien aïeux attentifs d’héritage onomastique direct. Ils sont désormais bien plus nombreux et cumulent des origines et des nationalités diverses. En libérant leur prose, les médiums ont ainsi repeuplé la cosmologie des êtres de l’autre monde, et défriché des territoires inconnus de la contrée de l’au-delà. En un siècle, leur production fut énorme : agents, espaces, pratiques. Une constellation d’inventions a procédé par ruptures et continuités, selon un principe inhérent aux créations syncrétiques. De sorte qu’on peut y lire les diverses traces d’influences chrétienne, néo-chamanique, néo-hindouiste, néo-mystique, etc. Un point remarquable est le processus d’acceptabilité sociale. Car enfin, toutes ces inventions ont bel et bien pénétré la société locale. Le grand hôpital, les esprits électeurs ou les hordes de médecins thérapeutes, ces nouveautés issues des cosmologies privatives des médiums, ont peu à peu été accréditées par la société islandaise qui en retient désormais les thèmes et les accepte grosso modo au sein d’une cosmologie coutumière relookée. Ceci interroge dès lors les modalités du croire et ses supports primordiaux : les séances, étonnantes mises en scène théâtrales du travail rituel.

5Mais plus encore, ce sont aussi les modalités relationnelles avec ces êtres de la surnature qui ont été changées. Pour saisir la portée de ces métamorphoses, il fallait reprendre le fil de leur évolution et l’inscrire dans un projet d’anthropologie des liaisons surnaturelles. Ce livre s’est simplement efforcé de poser une pierre à l’édifice monumental de ce projet. Avec les médiums, témoins contemporains de la catégorie religieuse de l’ésotérisme moderne, nous avons tenté d’appréhender la richesse d’une notion peu considérée : le médiumnisme. Dans la discipline anthropologique, le médiumnisme n’a jamais vraiment retenu l’attention car il semblait être une catégorie ambivalente, rétive à toute essentialisation. Souvent même le mot fut synonyme d’intercesseur, sans renvoyer à un quelconque idéal-type. Son défaut, qui lui valut de rester à la marge des grands concepts, fut son imprécision ou, précisément, sa tendance à les cumuler tous : possession volontaire et involontaire, exorcisme et adorcisme, transe, chamanisme, mystique... Pourtant, cette hybridité est à présent ce qui lui confère son caractère heuristique. D’emblée, les médiums nous ont révélé un joyeux patchwork qui décline, à proportions variables, des identités de néo-chamans, néo-possédés, néo-guérisseurs ou néo-voyants de village, néo-mystiques, etc. Et ce feuilletage conceptuel, qui renvoie à des modalités relationnelles différentielles entre l’intercesseur et ses existants, s’enrichit encore des questions de genre, ainsi que des valences de filiation, alliance, identification et, peut être aussi, de confusion… En tous les cas, ces liaisons surnaturelles complexes témoignent bien de notre époque historique moderne où les identités s’inventent, et se réinventent, selon un dosage varié des formules classiques d’antan. L’intérêt du médiumnisme, et de ses agents privilégiés que sont les médiums, est ainsi d’offrir à l’analyse cette riche palette de formes relationnelles, avec laquelle chaque protagoniste peint par touche son auto-portrait. Mais d’ores et déjà, d’autres agents, également concernés par la même thématique, ont pointé leur nez : les chrétiens enthousiastes des nouvelles églises évangéliques, néo-pentecôtistes et charismatiques. À maintes reprises, avec eux des passerelles se sont révélées, confirmant l’étendue – et l’heuristique de compréhension – de ces formes modernes de liaison avec les êtres surnaturels.

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