1On pourrait commencer par cette formule assez efficace en matière de bonne conduite : « Tu n’es pas responsable de la tête que tu as, mais tu es responsable de la gueule que tu fais ». Les femmes et les hommes politiques, soumis chaque jour à la publicité de leur visage par le truchement du portrait, savent de quoi il en retourne. La tête qu’ils ont, on ne peut la leur reprocher. Mais la « gueule » qu’ils font leur sera créditée d’un avis favorable ou défavorable. Au délit de « sale gueule » pratiqué par l’arbitraire des nationalismes et stigmatisant une communauté jugée étrangère, on opposera le délit de belle gueule, art de composer son visage à des fins politiques et de rassembler le plus grand nombre autour de son image. On ne saurait ignorer la place que prennent, dans le casting républicain et démocratique, les soins du visage préparé pour sa médiatisation. Maquillé, relooké, plastifié, il y a aujourd’hui une véritable compétence sur la fabrique du portrait politique attendu dans le spectre des média-cultures.

2Afin de ne pas prétendre à une physiognomonie du politique au xxi^e siècle, nous nous concentrerons exclusivement sur des portraits photographiques de candidats à l’élection présidentielle en France en 2007, et plus précisément sur deux photographies de Jean-Claude Coutausse. La première est un sourire de Ségolène Royal le jour de son investiture par le parti socialiste, la seconde est un portrait de Nicolas Sarkozy où le geste de la main accompagne un visage de paroles, entre les deux tours de l’élection présidentielle. En période électorale, les visages sont en campagne pour construire le portrait d’un projet collectif : le visage du candidat sera aussi celui de la France, de la République, de la Nation, du Peuple, de la Patrie, selon les reflets qu’il pourra puiser dans le projet politique qu’il représente.

3Cette lecture de la « tête de l’emploi »1 nous impose un parcours où sémiologie, sciences politiques et esthétique finissent par interroger nos préjugés. Les visages contemporains et leur inscription dans les rituels du politique nous montrent combien le visage et son portrait sont un art, et une communication. Le temps des campagnes électorales transforme les arènes publiques en un grand écran où les visages offerts aux subjectivités médiatiques sont évalués par les électeurs.

Cultures de la démocratie et médiacultures

4Les portraits de candidats à l’élection présidentielle que nous interrogeons s’inscrivent dans les contextes très particuliers d’une démocratie à l’ère des stratégies convergentes médiatiques mondialisées où les arts, l’information et la communication se pensent à 360 degrés. Ce paysage dans lequel apparaissent nos deux images nous demande donc de soumettre au préalable notre hypothèse : culture de la démocratie et médiacultures sont aujourd’hui consubstantielles.

5Par « culture de la démocratie », j’entends m’inscrire dans les travaux de Michael Walzer qui établit une distinction entre culture démocratique et politique démocratique : « Dans la plus grande partie du monde, aujourd’hui, la démocratie est le seul régime politique légitime. Il faut au moins préserver les apparences. Mais la culture démocratique, elle, est beaucoup plus rare. Elle est absente de certaines parties du monde, et elle a parfois du mal à se maintenir même dans les pays où les pratiques démocratiques sont le mieux enracinées : acceptation du pluralisme, droits de l’opposition, système organisé pour remplacer les dirigeants, libertés d’association et de presse »2. J’emprunte le néologisme « médiacultures » à Éric Maigret et Éric Macé, rendu nécessaire « en raison des connotations devenues trop ambivalentes de l’expression culture de masse […]. Le terme médiacultures renvoie donc à la fois aux terrains concrets que sont les industries culturelles, leurs produits et les usages qui en sont faits, et à la forme spécifique de construction sociale de la réalité qu’est la médiation médiatique »3. Néanmoins, c’est dans mon indiscipline – qui est celle d’une sémiologie informée par les sciences politiques et l’esthétique – que je fais miennes leurs propositions.

6La culture de la démocratie, c’est l’ensemble des sphères de justices qui nous permettent de vivre ensemble dans le respect mutuel de nos différences. Mais la culture de la démocratie n’est pas une application des lois. Elle se construit dans les histoires politiques, culturelles, médiatiques des démocraties et demande des soins constants, des adaptations pour que ses valeurs perdurent. Ainsi, il n’y a pas une culture de la démocratie, mais des cultures de la démocratie qui s’écrivent dans les images, les textes et les sons des médiacultures. Par médiacultures, nous entendons l’ensemble des scènes où le factuel et le fictionnel, les arts et les industries culturelles, l’information et la communication maintiennent vivants les langages de nos démocraties. Il s’agit d’une sphère publique où les médias d’information, les médias de communication, les industries culturelles et les arts nous proposent les représentations que nous nous faisons de nos libertés et de nos contraintes.

7Prenons l’exemple de la photographie officielle du président de la République, portrait d’un homme élu par le peuple : elle ne peut se penser hors d’un éclairage sur les médiacultures dans le contexte d’une culture de la démocratie. Image surveillée (on aura mis un soin particulier à sa conception) et surveillante (elle dit le choix de la majorité, elle dit aussi la hiérarchie et ses pouvoirs), accrochée dans les mairies, elle est prise entre deux temps. Celui de l’Histoire où le visage de l’élu s’inscrit dans une galerie de portraits qui condensent la vie politique d’un pays, comme une chronologie indiscutable. Un autre temps occupe ces portraits officiels, celui de leur caractère provisoire. Ces portraits en effet sont comme traversés par les pratiques vivantes, par les langages sans cesse réinventés de la culture de la démocratie. Ainsi, la photographie officielle du président de la République est prise dans une actualité : le temps légal de la durée d’un mandat, les majorités qui évoluent et le processus électoral permettent a priori un renouvellement du personnel et des choix politiques. L’autorité de ce portrait est provisoire parce que nous savons combien les représentations « officielles » sont rattrapées par les langages des médiacultures. Ces croisements provoquent d’heureuses questions et maintiennent vivants les débats publics et leurs controverses. Quand Nicolas Sarkozy programme une sortie amoureuse avec Carla Bruni à Disneyland Paris, toute la presse people s’empare du conte de fée ; le visage du président de la République inscrit dans le portait officiel quitte les sphères de l’autorité pour aller flirter avec celles de la trivialité. Ce même visage occupe alors les cadres dorés républicains et les pages glacées des potins. La face du président y jouxtera les fesses des starlettes mondialisées. C’est précisément dans ces possibles croisements que la culture de la démocratie interroge ses limites, ici celle du populisme. Et cet usage du portrait people qui dévoie l’usage du portrait officiel est débattu, commenté, au sein même des médias et dans les espaces publics. C’est là le prix de la culture de la démocratie prise dans les marchés, leurs économies, et la liberté absolue qu’ils revendiquent. Le consommable et ses profits mordent sur la morale démocratique et ses garanties de justice. Cette contradiction pourtant doit se vivre. Elle peut même être assumée avec un certain cynisme : en choisissant Philippe Warrin, photographe des mondes people et de la téléréalité pour réaliser son portrait officiel, Nicolas Sarkozy sonnait la défaite de la photographie d’auteur au profit des images libérales.

8Contre-exemple caricatural : en Égypte, avant janvier 2011, chaque jour, le portrait de Hosni Moubarak. Certains jours, le portrait de Moubarak jeune puisé dans les archives, sans rapport avec l’actualité : l’usage du portrait s’est figé tout comme le visage du Raïs. Visage sacré, il ne peut être profané par des usages inconsidérés ; les médias sont surveillés, et si les médiacultures trouvent d’étroites marges de liberté, elles ne peuvent mordre dans une culture de la démocratie tout simplement inexistante dans l’imaginaire des dirigeants égyptiens. Visage impassible de l’intouchable, auréolé d’une évanescence divine, le monarque toujours près du Très Haut ne peut que protéger le peuple. Le voilà nommé à vie et son portrait construit un visage figé dans l’éternité. Il arrive que ce visage soit inquiété : au Caire, à Suez, à Alexandrie, le portrait de Moubarak a été lacéré, son effigie pendue sur la place de la liberté.

9Portraits du roi, portraits de l’empereur, portraits du dictateur ne supportent ni la caricature ni les médiacultures entendues comme les jeux de distances et d’échos que s’offrent les démocraties. Le roi, l’empereur et le dictateur ne sont pas choisis. Ils s’imposent jusque dans leurs portraits4. Au contraire, les représentants des démocraties composent leurs visages et les portraits tout en acceptant qu’ils ne maîtrisent pas toutes leurs images promises à l’extrême grand angle déformant des médiacultures et de leur viralité.

Candidature et investiture

10Dans investiture, il y a « vesture ». On est investi d’une responsabilité, on doit en connaître les règles pour y faire habiter notre visage. Les candidats deviennent des dispositifs prêts à recevoir un sens et à en subir les interprétations. Les images qui nous intéressent ici prennent part dans le contexte d’un temps suspendu, celui de la candidature. Ces états de séduction, de compétition et de composition des visages sont des temps ancrés dans le processus démocratique. Un candidat est un individu singulier, il a son caractère, il a sa « gueule », mais il lui faut aussi représenter la majorité d’entre nous. Il devra être en mesure d’incarner et les électeurs qui vont l’élire, et la République garante de ce dispositif de la représentation. Il devra prêter son visage à ces formes plurielles de la représentation. Or, cet équilibre d’incarnations est difficile à trouver5.

11Notre hypothèse distingue donc deux formes très différentes d’incarnation. La première serait une incarnation de type symbolique. Le candidat incarne la France (Charles de Gaulle) ; la République (Ségolène Royal au début de sa campagne en 2007) ; la Nation (Nicolas Sarkozy puis Ségolène Royal ne voulant pas abandonner ce thème au candidat de la droite) ; l’État (Lionel Jospin sinistre et intègre, droit en 2002) ou la Patrie (Jean-Marie Le Pen sous la statue de Jeanne d’Arc). Un visage devient potentiellement une allégorie, et les discours tenus par le candidat se reportent peu à peu sur ses traits. L’ambition présidentielle demande au candidat cette plasticité où le visage singulier abandonne son identité privée au profit d’une figure exemplaire. La seconde forme d’incarnation repose sur les formes classiques de l’identification. Le ou la candidate nous représente, individuellement ou en collectif. Nous nous projetons en son visage ainsi offert et nous adhérons à ses paroles.

12Le second tour de l’élection présidentielle en 2007 aura opposé un candidat et une candidate. Une femme pour la première fois pouvait prétendre à la magistrature suprême. Les formes de l’incarnation prenaient de nouvelles allures, sinon de nouveaux avantages dont ont très bien su tirer parti les communicants de la campagne de Ségolène Royal. Elle s’est ainsi inscrite dans la généalogie des allégories de la République. Une affiche de sa campagne électorale issue du Parti Socialiste reprenait trait pour trait, en bleu blanc rouge, le logotype de la République française, lui-même emprunté au tableau de Delacroix, La Liberté guidant le peuple aux barricades6 (fig. 1).

13En puisant dans l’iconographie républicaine et dans les allégories de la Liberté, les portraits de Ségolène Royal nous disaient sa capacité à nous représenter. Elle pouvait incarner corps et âme, sous les allégories, le peuple de France. Son visage ne lui appartenait plus, il se projetait dans la grande galerie des Mariannes. En épousant les figures traditionnelles de la République et de la Liberté, elle oubliait au passage que ce n’était pas un symbole qu’elle devait représenter, mais les électeurs de 2007. Ségolène Royal, candidate, identifiée aux allégories de la République française, donnait d’elle une image surfaite. En se regardant si belle en ce miroir républicain, elle oubliait peut-être la part d’une incarnation plus charnelle avec le peuple où il faut puiser en ses langues vivantes des médiacultures et en lui, et non pas, déjà, au-dessus de lui.

14Au contraire, les communicants de la campagne électorale de Barack Obama et le choix de certains médias américains auront privilégié une représentation tout à fait originale de l’incarnation fusionnelle qui peut s’établir entre le peuple et le candidat. À plusieurs reprises, lors de sa campagne électorale, Barack Obama a été représenté de dos. Silhouette élégante, saluant de la main droite ses partisans, ces images nous situaient avec lui, face au peuple. Nous étions derrière lui, l’accompagnant à la rencontre des foules démocrates. Cette rhétorique d’un homme seul, de dos, paradoxalement sans visage, nous permettait d’assister à ce moment privilégié de la communion où le public (peuple, spectateurs, foule citoyenne) confie au candidat le pouvoir de le représenter. L’absence du visage de Barack Obama évoquait un jeu de miroirs. Les visages de la foule, les visages du peuple américain, ou les visages des partisans européens comme à Berlin, devenaient autant de visages se reflétant dans celui d’Obama, signant là l’identification du peuple au candidat. Ce visage tourné vers la foule, vu de dos, montrait une rencontre, comme un rituel profane, où le candidat prend un bain de visages et puise sa légitimité dans cette « osmose », sous l’effet d’une influence réciproque.

15Pendant sa campagne, Barack Obama avait trouvé une formule savoureuse concernant la question de la représentation : « I am like a Rorschach test »7. Son visage, offert mille fois (meeting, télévision, affiches), n’était pas un visage mais une tache dans laquelle chacun pouvait lire ses désirs, exprimer ses projections, son histoire. Or, cette somme d’individus interprétant le visage de Barack Obama selon leurs parcours permettait néanmoins de se réunir en un peuple américain. Toutes et tous, métis, noirs et blancs, musulmans, chrétiens et laïques, enfants de familles séparées ou pères de familles unies, Américains de longue date et cosmopolites, projetaient en lui une figure charismatique qui offrait des territoires multiples et contradictoires à l’identification. Contrairement à la représentation allégorique où le candidat incarne le symbole de la communauté des électeurs, la représentation charismatique d’Obama permettait à chacun de s’identifier selon ses goûts pour former une communauté fictive mais efficace8. Obama ceint d’un Keffieh, Obama sous les traits d’une sérigraphie d’Andy Warhol, elle-même reprise sur une robe de Jean-Charles Castelbajac lors d’un défilé de mode, ou visage logotype en posters, affiches, badges, les visages des candidats épousent tous les supports et toutes les formes offertes par la communication à 360°. Visage viral, et non pas visage figé, les candidats investissent différemment les incarnations plurielles qu’ils doivent épouser, et se doivent d’accepter d’être modelés dans la plasticité des formes culturelles, contemporaines à leur candidature.

Le visage comme dispositif

16André Rouillé, à la suite des travaux de Gilles Deleuze et de Félix Guattari sur la « visagéité »9, écrit : « Un visage ne se réduit pas à des yeux, ni même à une tête. Il déborde largement les apparences et les morphologies. Ce n’est pas un attribut de nature dont les humains seraient universellement dotés. Le visage est socialement produit […]. Les secteurs stratégiques de l’information, de la presse, de la télévision, du cinéma, et désormais d’internet et des réseaux sociaux tels que Facebook, fonctionnent comme un immense théâtre et marché des visages. […] Le visage est donc bien plus qu’une configuration physique ou corporelle, c’est un dispositif sémiotique par lequel le sujet parle, pense, ressent, agit et communique. Un dispositif sur lequel s’inscrivent des signes (traits, lignes, rides, géométries) – une signifiance ; et où se logent de la conscience et des passions – une subjectivation »10.

17Le visage comme dispositif sémiotique peut s’entendre comme un étrange paradoxe. Nos lectures quotidiennes du visage ne déplient que rarement l’ensemble du contexte social, culturel et politique qui nous permet d’interpréter le visage d’autrui. Il est rare aussi que nous établissions un rapport entre notre jugement moral de la personne que nous dévisageons et les traits qui composent son visage. Or, nous le savons intuitivement, l’interprétation d’un visage dépend du dispositif dans lequel il se donne à voir. Mais voilà : notre perception du visage, comme celle de tous les langages, repose sur un étrange contrat.

18Nous voulons que les signes soient pris dans des univers « Naturels »11, qui permettent au politique de construire des discours de vérité, aux majorités de dicter la règle et à tout un chacun de s’installer dans la certitude de la conformité. Le visage se donnerait comme une garantie de nature et comme une certification de sa conformité ou de sa non-conformité aux normes du présent politique. Dans leur Histoire du visage, Jean-Jacques Courtine et Claudine Haroche interrogent les manuels de rhétorique et les ouvrages de physiognomonie : « Livres de civilités et arts de la conversation le rappellent inlassablement du xvi^e au xviii^e siècle : le visage est au cœur des perceptions de soi, des sensibilités à l’autre, des rituels de la société civile, des formes du politique »12. Le visage est considéré comme « l’âme toute entière répandue au dehors »13. Cette lecture reste de nos jours un exercice partagé : chaque électeur évalue le visage du candidat comme un signe, et l’espace public bruisse de jugements sur la capacité du candidat à correspondre à la tête de l’emploi. Mais ces visages pourtant sont portés à notre connaissance, sur la scène publique, par l’intelligence des dispositifs qui les exposent et la compétence de leur communication.

Portraits d’actualité en campagne électorale

19Je ne résisterai pas au plaisir d’ironiser sur les portraits des leaders nord-coréens, le père Kim Il-sung, le fils Kim Jong-il et le petit-fils Kim Jong-un, que les délégués du Parti du travail de la République populaire démocratique de Corée se doivent d’élire le 30 décembre 2011. Un régime de successions héréditaires et ses portraits offerts à la dévotion, où l’on attend avec Jacques Prévert, après Kim Jong-un, Kim Jong-deux, Kim Jong-trois, Kim Jong-quatre… Visages lisses, sans expressions particulières, intemporels, là où l’inatteignable et l’incontestable se reproduisent entre eux. Ici, point d’élections mais des successions, une dynastie, une dictature et ses visages impénétrables ; pas d’images prises dans les médiacultures et la culture de la démocratie, mais des icônes religieuses. Le rituel consiste à favoriser la prosternation de tous devant l’Un. Le contexte économique, social, policier et culturel en Corée du Nord, malgré toutes formes de résistances et d’évitements, finit par asservir un peuple soumis à l’image « éternelle » de ses dirigeants.

20Les portraits réalisés par Jean-Claude Coutausse pendant la campagne électorale pour le journal Le Monde sont des portraits d’actualité. Ils sont pris dans une temporalité particulière qui est à l’opposé des « éternités » construites par les pouvoirs autoritaires. La photographie d’actualité n’est pas non plus une photographie officielle faite pour durer dans les archives républicaines. Elle est prise dans un temps présent, surprend les quotidiens politiques, participe à la construction du récit médiatique et du débat public. Ce sont ces possibles échanges, cette réactivité politique, médiatique et publique qui construisent le temps de l’actualité. Cette dernière ne s’écrit pas dans l’Histoire de la dynastie, elle s’invente chaque jour, en flux tendu, elle se partage et se remodèle, elle se joue sur les scènes du présent et cherche l’accord juste des repères communs. Les portraits de Jean-Claude Coutausse sont pris dans le grand récit républicain de la campagne électorale qui s’écrit dans le registre des stratégies politiques et dans l’évolution de l’écoute des intentions de vote des électeurs. Il s’inscrit comme un temps fort dans l’agenda des démocraties et monopolise toutes les sphères publiques et médiatiques le temps de sa dramaturgie. Les portraits d’actualité en campagne participent à l’écriture de ce récit réactif aux communications du politique et aux opinions publiques.

21La première photographie de Jean-Claude Coutausse qui nous intéresse est prise le dimanche 26 novembre 2006. Nous ne sommes pas dans la campagne officielle, mais ce jour-là, le congrès du Parti socialiste investit officiellement sa candidate. Isabelle Mandraud, qui va suivre la campagne de Ségolène Royal pour Le Monde, raconte par une métaphore sonore l’ambiance à la Mutualité : « Dans la salle, tout le monde ne parle pas le “Royal”. Mais l’ambiance, malgré la mauvaise qualité de la sono, y est »14. Dans la même page, des extraits du discours de Ségolène Royal se terminent par cette citation : « J’ai de la résistance, de la force, de l’obstination et du courage parce que c’est vous qui me les donnez ». L’investiture, c’est en effet cette force et cette autorité données par un groupe à l’un de ses représentants. La photographie de Coutausse qui accompagne l’article est une déclaration d’indépendance et de distance de la part du journal et du photographe. Coupé à la limite du cadre, en bas de l’image, un petit visage de Ségolène Royal, souriante. Mais, occupant plus de la moitié de l’image, au premier plan, le sourire et le nez de la candidate. Cette photographie est un « cassage de gueule » en règle. Ce portrait, fait de deux visages en un, cette distance, ce refus d’une imagerie consentante remplacée par une caricature résistante, ce petit sourire du premier visage qui devient quasi carnassier en gros plan, c’est là par les langages de l’image un rejet des conventions et du visuellement correct. Dans ce décadrage où le visage apparaît deux fois, où deux « coups de points de vues » différents sont assénés, nos repères chancellent, mais notre complicité de lecteur savoure. Cette photographie, au moment de l’investiture, ce visage comme une déchirure, nous l’entendons bien comme un espace public médiatique implicite ancré dans la culture de la démocratie. Le journal Le Monde, sa rédaction, le photographe et le lecteur forment une communauté d’interprétations, refusant ici la fabrication de l’icône, lui préférant cette esthétique de l’indépendance, sinon de la défiance.

22La seconde photographie est celle du portrait ambigu que Jean-Claude Coutausse dresse de Nicolas Sarkozy15. Nous sommes entre les deux tours de l’élection présidentielle, rien n’est encore joué, la tension monte. Sur fond noir, pris en contre-plongée, flou, son visage est « contre-exposé ». Mais au premier plan, sa main, ou plutôt son index, dirigé légèrement au-dessus de nous accompagne la parole, désigne, accuse ! En titre : « Nicolas Sarkozy contre-attaque et se pose en porte parole du peuple »16. En attaque : « S’estimant vilipendé par les élites, le candidat UMP, en meeting [...] a joué l’homme blessé ». Sous forme de Verbatim, gros plan sur une partie du texte : « Procès stalinien ! fascistes ! mensonges !, a tonné le candidat en réponse aux accusations dont il est l’objet ». La photographie pourrait être prise comme l’illustration de l’article : l’index appuierait la charge du candidat contre les élites et défendrait les intérêts du peuple dans une rhétorique de la gestuelle menaçante. Mais l’image justement est ailleurs : elle condense l’idée du pouvoir sans prétendre appartenir à l’iconographie du pouvoir. Silhouette de profil, le visage de Nicolas Sarkozy est scellé sur fond noir, nez de caractère, yeux baissés de celui qui lit, concentré, lèvres prononcées, ce visage est fait de paroles appuyées et des gestes qui les accompagnent. Il est photographié comme un « dispositif ». Il est fait de paroles déclaratives et du geste qui désigne. Il est fait de ce paradigme de l’index pointé (accusation, désignation) et de ce flou qui laisse sa part d’ombre aux traits du visage. On est loin, avec Coutausse, des images surveillées que dénoncent les photographes consignés derrière un cordon sanitaire, lorsque les responsables de la communication des campagnes veulent contrôler et fabriquer l’image idéalisée qu’il faut donner du candidat. On se souvient de l’épisode camarguais, le 20 avril 2007, 48 heures avant le premier tour de l’élection : « Le candidat sur le cheval Univers et la presse en charrette pour une ballade en Camargue », titrait Le Monde17. « Les photographes et cameramen, à la recherche d’un équilibre introuvable, entament leur safari photo. Monsieur Sarkozy passe devant les taureaux : photos. Monsieur Sarkozy fait un pas de galop : photos »18. Entre gêne et hilarité, selon les mots de Philippe Ridet qui signe l’article, les journalistes sont pris au piège des agendas des candidats, de leurs stratégies de communications et de la place qui leur est allouée pour produire l’image attendue. Le travail de Coutausse interroge cette place, la déplace. Le service photo, la rédaction et les deux millions de lecteurs du Monde préfèrerons cette honnêteté subjective et ses complicités aux objectivités communicantes.

Le visage du peuple

23Le visage médiatisé comme pure construction sociale, comme dispositif, comme lieu discursif pourtant ne me satisfait pas complètement. Nous cherchons aussi dans les visages des candidats les marques et les traces de leurs fragilités ou de leurs convictions. Les visages de la République en campagne sont solides : ils ne doutent pas, ils sourient, face-façade, mais ils croisent et des miroirs déformants, et des usages impertinents. Et le peuple, puisqu’il nous faut bien l’imaginer, attend parfois au détour d’une image, que les masques tombent.

24« Dans les démocraties, le peuple est introuvable par définition, écrit Pierre Rosanvallon. Il est multiforme, en recomposition permanente. Il faut donc essayer de le saisir de façon plurielle : à travers des principes qui le rassemble, à travers sa manifestation électorale numérique, ou encore à travers les forces sociales vives qui lui donnent à un certain moment un visage. Ce sont autant d’expressions du peuple qui doivent trouver leur représentation spécifique »19. Ce visage du peuple esquissé par Pierre Rosanvallon, voilà l’autre face de la démocratie. Dans ces deux portraits, celui du peuple et celui des candidats, s’imaginent encore les démocraties.