Homo politicus : Arrêt sur images
p. 151-162
Texte intégral
1Pour quelqu’un qui était un peu isolé dans la recherche sur la communication il y a quelques décennies, il est assez formidable de voir comment cette discipline a su produire – et continue de produire – des travaux nous permettant de cerner le phénomène de la communication politique de façon scientifique. Cette discipline a en effet largement évacué l’éternel débat idéologique, dans lequel elle s’était un peu enfermée, pour aller chercher des données empiriques, les vérifier, les discuter, les internationaliser, etc. Un tel développement des recherches dans ce domaine des sciences sociales est extraordinaire. Cette maturité n’était pas une évidence dans ce pays. Je vous propose, à travers cinq extraits d’archives télévisées, d’évoquer quelques moments importants dans l’histoire de la communication politique et, en creux, les débats historiographiques ayant jalonné ce champ de recherche.
« Discours de Checkers » de Nixon, 23 septembre 1952
2Le premier document est un clin d’œil qui me renvoie à mon propre rapport avec la discipline. Il s’agit du discours dit « de Checkers » prononcé par Nixon en 1952. La manie du professeur que je suis consiste à vouloir dater à tout prix le début de chaque phénomène. J’avais décidé que le point de départ de l’utilisation de la télévision dans la communication politique, c’était ce 23 septembre 1952, qui était à mes yeux un véritable moment historique. Ce discours est très connu et pourtant lorsque mes étudiants new-yorkais m’en parlent, ils me demandent « Qui est Checkers ? » ou bien « Où est Checkers ? ». Resituons en deux mots le contexte. C’est une campagne présidentielle américaine et le candidat républicain est le général Eisenhower. Des rumeurs commencent à se répandre, vite relayées par le Washington Post puis les autres médias, selon lequel le candidat à la vice-présidence d’Eisenhower, un jeune républicain montant du nom de Richard Nixon, aurait éventuellement utilisé à des fins personnelles des fonds récoltés pour sa campagne électorale. Richard Nixon loue donc une demi-heure d’antenne sur les trois grands réseaux de télévision du pays pour venir présenter sa défense. Ce discours est un bijou de communication politique : Nixon est là et il parle. En fait, il ne se défend pas mais explique qui il est, comment il vit et d’où vient cet argent, etc. Le message est le suivant : « Comment, moi, Richard Nixon, bon fils, bon père, bon époux, bon citoyen, bon Tax Payer, je dois mériter votre confiance et être donc sur le ticket du général Eisenhower ». Puis à un moment, Richard Nixon évoque plus directement la question au cœur de la polémique :
Extrait1

3Richard Nixon : « It isn’t very much but Pat and I have the satisfaction that every dime that we’ve got is honestly ours. I should say this – that Pat doesn’t have a mink coat. But she does have a respectable Republican cloth coat. And I always tell her that she’d look good in anything. One other thing I probably should tell you because if we don’t they’ll probably be saying this about me too, we did get something – a gift after the election. A man down in Texas heard Pat on the radio mention the fact that our two youngsters would like to have a dog. And, believe it or not, the day before we left on this campaign trip we got a message from Union Station in Baltimore saying they had a package for us. We went down to get it. You know what it was. It was a little cocker spaniel dog in a crate that he’d sent all the way from Texas. Black and white spotted. And our little girl Tricia, the 6-year old, named it Checkers. And you know, the kids, like all kids, love the dog and I just want to say this right now, that regardless of what they say about it, we’re gonna keep it.2 »
4C’est formidable ! Dès 1952, Nixon a tout compris aux ingrédients qui vont ensuite être utilisés en permanence en matière de communication politique : argumentaire de l’émotion, mise en avant personnelle de ses qualités et de celles de son épouse, utilisation du chien et tout cela se termine de surcroît par de l’interactivité avec les électeurs qui sont invités à envoyer des télégrammes ou passer des appels téléphoniques au siège du parti pour dire si Nixon doit ou non rester dans le ticket républicain. Vous imaginez l’effet immédiat de ce discours ! Le général Eisenhower, qui doutait alors visiblement de son candidat à la vice-présidence, l’accueille désormais à bras ouverts. Le miracle de la télévision a vraiment joué. On observe là une sorte de modèle dans le genre qui, à mon avis, s’il a été égalé, n’a jamais été surpassé.
« Mr Gallup », Cinq Colonnes à la une (RTF, 4 novembre 1960)
5Le deuxième extrait concerne de nouveau les États-Unis. Il s’agit de l’interview de George Gallup, père des sondages politiques et fondateur de la Gallup Organisation en 1958. L’entretien est réalisé par l’équipe du magazine de reportage Cinq colonnes à la une et est diffusé à la télévision française le 4 novembre 1960, à la veille de l’élection présidentielle américaine.
Extrait

6Commentaire Pierre Desgraupes : « Dans quatre jours, la Maison Blanche connaîtra le nom de son prochain locataire : Kennedy ou Nixon. Passionnément, l’Amérique et le monde s’interrogent. Kennedy ? Ou Nixon ? Car notre sort à tous dépend peut-être de ce choix. À Princeton, aux États-Unis, un homme aussi s’interroge de ce choix. C’est son métier de prévoir. Cet homme, c’est George Gallup, dont le nom est devenu synonyme de « statistiques ». De l’université de Princeton où il est professeur, il n’a que la rue à traverser pour gagner son fameux institut dont les sondages intéressent les plus fameuses entreprises du monde entier. C’est à lui que l’envoyé spécial de Cinq colonnes Joseph Pasteur a demandé, à quatre jours des élections : « Kennedy ou Nixon » ?
7Joseph Pasteur : « Vous dites, docteur, que deux éléments majeurs peuvent influencer le comportement des indécis : d’abord le fait que Kennedy est catholique, ensuite le peu d’enthousiasme marqué par l’ensemble de la population à l’égard de l’un comme l’autre des candidats. Mais je crois qu’il y a un troisième élément, qui est nouveau et qui me paraît de nature à influencer davantage encore le comportement de ces indécis : ce sont précisément les débats télévisés entre monsieur Nixon et monsieur Kennedy. Qu’en pensez-vous ?
8George Gallup : Laissez-moi d’abord vous dire qu’il y a non seulement des gens indécis mais qu’il y en a encore qui n’ont pas fait leur choix sur tel ou tel candidat. Dans les derniers jours […] des campagnes de 1956, 1952 et 1948, un grand nombre de gens [ont pu] encore changer d’opinion et leur façon de voter. C’est la première élection depuis 1928 où la question religieuse joue un rôle si important. Cela gêne et aide à la fois monsieur Kennedy, qui est catholique. Un Américain sur quatre… un électeur sur quatre est catholique. Donc il est bien évident que la plupart des catholiques voteront pour Kennedy. […]. Mais d’après les plus récents sondages, il apparaît que les chances de monsieur Nixon ne cessent de baisser et cela à la suite des débats des deux candidats à la télévision. Avec la question religieuse, ces débats télévisés ont été plus décisifs que n’importe quel autre facteur. C’est la première fois qu’avaient lieu ces joutes oratoires télévisées et tout le monde s’accorde à dire que monsieur Kennedy y a été le meilleur. Monsieur Nixon, lui, y a perdu du prestige… et des voix.
9Joseph Pasteur : Est-ce que vous pouvez considérer que votre méthode de sondage est une méthode absolument scientifique alors que vous êtes quand même tenu de compter avec des facteurs essentiellement humains ? Je vous pose cette question car je sais qu’en 1948, vous vous êtes trompés. Vous donniez Dewey vainqueur alors que c’est Truman qui l’a emporté.
10George Gallup : (rire) Il est difficile de prévoir le comportement des hommes. Mais si les simples réactions d’un individu restent un mystère, la façon dont se comportera une multitude répond d’une vérité mathématique. Ce n’est pas exactement vrai mais en 1948, l’erreur que nous avons faite n’était pas due à un facteur humain. Sauf si vous considérez que la stupidité dont nous avons fait preuve était un facteur humain ! En réalité, notre erreur est venue du fait que nous n’avons pas fait de sondages pendant les deux dernières semaines de la campagne. Pour nous, l’élection était jouée. C’est pour cela que nous sommes maintenant tout à fait conscients qu’une élection présidentielle se joue en fait dans les derniers dix jours qui peuvent se révéler catastrophiques pour l’un ou l’autre des candidats.
11Joseph Pasteur : Docteur Gallup, je suppose que le but de ma visite ne vous surprendra pas. Je suis venu tout spécialement de Paris pour vous demander de nous dire, à trois jours du scrutin, quel est le résultat de votre dernier sondage en vue des élections présidentielles ?
12George Gallup : Monsieur Pasteur, il y a eu un changement stupéfiant pendant cette dernière semaine. Sur la base de nos sondages de la semaine dernière, nous nous apercevons que le sénateur Kennedy a pris une grande avance. Les derniers chiffres donnent 51 % des voix pour Kennedy, 45 % pour Nixon et 4 % d’indécis. Maintenant il ne nous reste plus qu’un seul sondage à publier avant le résultat final. »
13Ce document est intéressant car les images de Gallup sont très rares. L’homme existe et n’est pas seulement le nom d’une société ! Et George Gallup est tout de même le père de l’ensemble de la discipline. J’ai noté deux ou trois choses significatives. Il est d’abord intéressant que les journalistes français de 1960 nous présentent Gallup, non pas comme le propriétaire d’une société privée de sondages, mais comme un professeur d’université – Joseph Pasteur l’appelle d’ailleurs « docteur » au cours de l’entretien – et que ces mêmes journalistes donnent à la société de sondage en question le nom d’« Institut ». « Professeur », « Institut » : on assoit dès ce moment le sondage dans une espèce de vérité scientifique. On ne parle pas à partir de la notion de compagnies privées ou d’entreprises ordinaires. Ce sont des sociétés qui ont un lien avec le monde académique et qui méritent donc un autre regard. C’est d’ailleurs de cette façon que Gallup a fait la connaissance en France de Jean Stoetzel, professeur de psychologie sociale à la Sorbonne, et a demandé à ce dernier de lancer les sondages dans l’Hexagone. Stoetzel a mis en place cette activité en se présentant lui-même comme un professeur d’université – ce qu’il était – et en appelant également « Institut » le premier institut de cette espèce : l’Institut français d’opinion publique (IFOP), qui est resté pendant trente ans le seul institut de sondages en France. Dans cet extrait, Gallup ne parle pas comme sondeur mais comme politologue : il explique l’importance des débats télévisés, le déplacement du vote catholique, etc. Il y a donc un lien très fort entre cette activité où l’on mesure l’opinion des individus et l’analyse du comportement électoral des individus et de la société.
14L’élection présidentielle de 1960 est aussi le moment où le débat télévisé commence à marquer de façon puissante les campagnes électorales. Cela entraîne une profusion de littérature approximative de la part d’observateurs qui nous expliquent pourquoi Nixon – il faut se rappeler que c’est lors du premier des quatre débats que l’on a pu observer le déplacement des votes en faveur de Kennedy – est désavantagé à l’écran (éclairage médiocre, rasage négligé, etc.). Mais on voit apparaître au même moment de plus en plus de littérature scientifique sur l’importance des débats, comme l’ouvrage de Sidney Kraus, The Great Debates : Background, Perspective, Effects (Indiana University Press, 1962). Cette forte présence des sondages marque un moment de rupture très important à la fois pour l’histoire de la discipline et pour l’histoire politique américaine. En anticipant la victoire du candidat Kennedy, les sondages ont beaucoup contribué à asseoir leur réputation et leur crédibilité, même si cela a été encore plus serré que ne le prédisait Gallup dans l’interview puisque Kennedy n’a été élu qu’avec 113 000 voix d’avance sur son rival.
15Il est également intéressant de relever que Gallup parle de « stupidité » des sondages. On pouvait encore croire en 1960 qu’il était possible d’arrêter de mesurer quinze jours avant le scrutin. Les politologues ont appris depuis que l’essentiel du choix électoral se joue dans les derniers jours qui précèdent le vote. Les sondages réalisés à la sortie des urnes révèlent que 13 à 15 % de Français se décident le jour même du vote. Certes, la décision ne vient jamais de nulle part et les gens sont guidés antérieurement dans leur choix, comme pour le prénom d’un enfant. Rien n’est plus intime et en même temps dicté par les choix sociaux. Il était donc juste, comme l’a souligné Gallup, de considérer comme « stupide » le fait de ne pas observer les comportements électoraux dans les quinze derniers jours.
« Minitel et Communication politique », Journal télévisé TF1, 20 h, 6 avril 1988
Extrait
16Commentaire : « 1988 : la campagne électorale s’enrichit. Le minitel, c’est la campagne à domicile, le meeting au coin du feu. Mille cinq cents appels par jour pour Chirac. À 98 centimes la minute, une ligne directe avec votre candidat préféré, des invitations aux meetings, des jeux… Tout sur Chirac mais on ne gagne rien. Deviner son âge, le prénom de ses filles et puis la rubrique “Réagissez” pour taper sur l’un ou sur l’autre. Lancé il y a deux mois pour soutenir la candidature de François Mitterrand, le “3615 code Tonton” s’est transformé en boîte aux lettres. Deux mille cinq cents appels par jour : la recette sera versée à l’abbé Pierre. On peut tutoyer “Tonton”, l’interroger, l’encourager. Huit appels sur dix viennent de province. Trois millions cinq cent mille minitels en France sont autant d’électeurs à convaincre. Chaque semaine, Libération invite un homme politique à répondre aux questions de ses lecteurs : pas plus de dix lignes pour répondre. Adieu la langue de bois ! 3615 taper “Méhaignerie”. »

17Sonore Pierre Méhaignerie : « Je crois que les hommes politiques – au moins les membres du gouvernement – devraient demain avoir chaque semaine deux heures de contact direct avec les Français. »
18Commentaire : « Le 8 mai au soir, chacune des messageries espère être débordée d’appels. En attendant, il paraît que des amitiés se nouent entre militants. Le 3615, ou le rassemblement avant l’heure ! »
19Ces images sont amusantes. On avait en effet oublié que nous avions eu cette invention française inouïe, unique au monde : le minitel, le « 3615 Tonton »… À travers ce reportage qui nous prouve que notre appréhension permanente de ce que l’on croit être la modernité vieillit d’une façon insensée, il y a aussi cette recherche éperdue, de la part des hommes politiques, du contact avec l’électeur, avec le citoyen. C’est un problème évidemment jamais résolu, peut-être insoluble. De ce point de vue, la déclaration de Méhaignerie qui souhaiterait obliger les hommes politiques et surtout les membres du gouvernement à avoir deux heures de contact avec les Français par semaine est extraordinaire. Elle rappelle un peu la création des stages de l’ENA : le fait d’avoir un contact régulier avec le public devait donner enfin la possibilité de comprendre les Français. Il est évident que le contact via le minitel était une activité d’une chaleur assez peu remplaçable. Cette naïveté de penser le lien par la machine – décuplée par Internet – est touchante. Aujourd’hui, lorsqu’un journal propose à des responsables politiques de « chater » avec les lecteurs, ils accourent. Ils auront à cette occasion un contact avec, dans le meilleur des cas, une trentaine de personnes mais ils auront surtout l’impression, grâce à la magie de la technologie, d’avoir enfin le « vrai » contact avec les « vrais gens », ce qu’ils n’ont pas lorsqu’il s’agit de la télévision ou des meetings. Le mythe qui s’est installé en France de l’utilisation d’Internet par Obama – hypothèse peu convaincante, réfutée par les recherches – fait que le nombre de réseaux militants autour des candidats qui essaient de réfléchir à l’utilisation d’Internet dans la présidentielle de 2012 laisse augurer des choses qui vaudront le coup d’être regardées de près dans les campagnes à venir.
« Sondages politiques », Journal télévisé TF1, 20 h, 6 avril 1988
Extrait

20Commentaire : « Courbes, flèches, données brutes, données corrigées, cote de popularité, intentions de vote : le vocabulaire des sondages s’étale dans tous les journaux et on ne peut pas l’ignorer. Les candidats les décortiquent, les électeurs les digèrent. En 1981, une centaine de sondages politiques ont été publiés. Depuis le début de l’année – c’est-à-dire en trois mois – nous en sommes à 96, dont 55 pour le seul mois de mars.
21Sonore François Gazier (président de la Commission des sondages) : « Ces temps-ci, nous sommes avertis de plusieurs sondages tous les jours. Pas un seul ! Cinq, six quelquefois ! Par rafale, on les voit arriver. Et les effets, naturellement, diminuent, au fur et à mesure que leur nombre augmente ».
22Commentaire : « “Effets” : voilà le maître mot lâché. À quoi servent les sondages ? Éléments d’information ou facteurs d’influence ? Radioscopie politique ou engourdissement de l’opinion ? »
23Sonore Michel Brulé (Institut BVA) : « On voit qu’un même chiffre est susceptible de faire réagir deux électeurs différemment. Par exemple, à l’heure actuelle, on voit que Jacques Chirac est passé devant Raymond Barre. Certaines personnes de l’électorat de la majorité, quand vous leur montrez ces chiffres, ont tendance à aller au secours de la victoire et avoir tendance à dire : “Je vais voter Chirac”. D’autres réagissent en disant : “Raymond Barre est en difficulté, je vais lui apporter mon soutien”. Donc il n’y a pas d’influence très nette pour la bonne raison que personne ne sait bien répondre à la question : “Quel chiffre faudrait-il publier si l’on voudrait [sic] avantager sérieusement tel candidat ou désavantager tel autre ?” »…
24Commentaire : « Reste le problème plus global des électeurs qui ne savent absolument pas qui ils vont élire. On estime communément qu’ils représentent 20 à 30 % du nombre des votants. Une catégorie a priori très réceptive qui pourrait se laisser influencer ».
25Sonore Jean-Marc Lerch (Institut Ipsos) : « Les électeurs indécis sont d’abord indécis entre le fait d’aller voter ou de ne pas aller voter. Ça, c’est un vrai problème et un vrai sujet d’indécision. Ensuite, il y a des gens qui vont hésiter jusqu’au bout entre tel ou tel candidat mais vont peut-être choisir comme au tapis vert : au hasard. Et ces gens-là nous échappent. »
26Dans le reportage, on remarque François Gazier, président de la Commission des sondages de l’époque. Cet homme a joué un rôle important : on lui doit d’avoir donné une certaine noblesse à une commission qui était alors accusée d’être un simple instrument aux mains d’un pouvoir contrôlant ce secteur d’activité. Il lui a donné une véritable indépendance. Cela ne l’empêche pas, cependant, de se tromper en indiquant que lorsque les sondages se multiplient, ils perdent leur effet, ce qui ne semble pas s’être vérifié au cours des campagnes électorales successives – au contraire.
27Michel Brulé, que l’on voit ensuite et qui est le « B » de « BVA », revient sur cette idée couramment reprise dans la littérature scientifique du double effet des sondages (l’effet d’entraînement et l’effet underdog3), ayant l’air de se laver les mains lorsqu’il explique que les sondages n’ont pas vraiment d’effets sur le vote. Nous savons que c’est beaucoup plus compliqué que cela. Dans certaines situations, notamment lors de la campagne présidentielle de 1988, il semble bien qu’il puisse y avoir une influence des sondages dans la prise de décision d’un certain nombre d’électeurs. Si on prend le cas Giscard-Chaban en 1974 ou Chirac-Barre en 1988, ce sont précisément deux exemples qui illustrent ce fait. Dans le duel Giscard-Chaban, c’est Chaban, considéré comme le successeur naturel de Pompidou, qui part en tête – avec, certes, une très légère avance. Finalement, les électeurs se disent que l’élection n’est pas jouée et que le résultat peut changer. Je pense que c’est à partir de la publication des sondages sur l’écart assez serré entre les deux hommes que les tendances se sont inversées. C’est un peu le même mécanisme qui s’est produit avec le match Chirac-Barre. Les sondages aident les électeurs un peu indécis dans un camp à choisir le candidat le mieux placé, ou dont on se dit qu’il est décidément celui qui peut l’emporter.
« Plateau Roland Cayrol », Journal télévisé d’Antenne 2, 13 h, 4 mars 1986
Extrait

28Plateau Hervé Claude : « Cette campagne électorale, nous allons en reparler avec notre invité Roland Cayrol qui vient de publier ce livre… La Nouvelle communication politique, chez Larousse. […] Roland Cayrol, comment est-ce que vous jugez cette campagne ? »
29Roland Cayrol : « Écoutez, tout le monde dit qu’elle est ennuyeuse alors je vais dire aussi qu’elle est ennuyeuse ! C’est vrai quand même qu’à chaque campagne législative, je ne sais pas si vous vous rappelez, on dit : “On s’ennuie un peu”. On a le sentiment en France que les campagnes durent tellement longtemps que, quand on arrive pendant la campagne officielle, tout a été dit. Surtout que dans les campagnes présidentielles, qui, elles, motivent beaucoup plus les gens […], on a le sentiment que l’on aborde le moins possible le fond, qu’on ne veut pas faire de promesses parce que l’on sait ensuite que c’est très difficile de respecter ses engagements. »
30Hervé Claude : « C’est pour cela à votre avis qu’on la juge ennuyeuse ? »
31Roland Cayrol : « Je crois, oui, que c’est ce mélange d’hommes politiques déjà vus, disant des phrases déjà dites, faisant attention à la télévision de ne pas en dire trop pour ne pas choquer ceux qui pourraient peut-être quand même voter pour eux. »
32Hervé Claude : « Alors est-ce que ce n’est pas aussi parce que les hommes politiques se trompent aussi soit de cible, soit de méthode ? Prenons les méthodes, par exemple. Les hommes de communication nous disent partout qu’il faut utiliser le marketing en politique. Est-ce que cela n’est pas, au fond, une erreur ? »
33Roland Cayrol : « Vous savez, la raison pour laquelle j’ai écrit ce livre, c’est que moi je suis un petit peu en amont et en aval de ceux qui font de la communication. Je fais des sondages, donc j’aide des gens de communication à savoir quel est le tableau de bord de l’opinion. Et puis je suis politologue, c’est-à-dire que j’étudie ensuite les effets de leur travail. Et j’ai eu le sentiment qu’il fallait dire : “Attention : à trop faire de marketing politique, vous finissez par jeter le bébé avec l’eau du bain”. On finit par ne plus entendre le discours politique à force de voir les efforts de séduction. »
34Hervé Claude : « C’est la forme qui cache le fond… »
35Roland Cayrol : « Oui. À force de vouloir séduire et non pas convaincre, faire passer un message en ne choquant surtout personne, on finit par ne plus faire passer de messages du tout ! »
36Hervé Claude : « Et ça ce voit dans quoi ? Dans les affiches ? Dans les discours ? »
37Roland Cayrol : « Ça se voit dans tout, avant même la campagne électorale, dans les émissions régulières. Maintenant, on s’attend à voir les hommes politiques chanter, on les voit dans leur cuisine, on voit leur femme, leurs gosses… Ils ne parlent plus de politique, ne disent plus de choses sérieuses sur le chômage, l’inflation, les problèmes de la vie concrète des gens. Mais la politique, cela intéresse beaucoup plus les gens qu’on ne le croit s’il y a un rapport entre la politique et leurs problèmes quotidiens. Or, désormais, ce sont les problèmes quotidiens des hommes politiques que l’on voit. Avec la campagne électorale, c’est très frappant. […] C’est un petit peu cette espèce de campagne trop marketée qui finit par troubler beaucoup de gens et même les éloigner du discours politique. Le but des hommes de marketing, c’est d’amener des gens à la politique. Je me demande juste si à force de jouer sur les trucs les plus évidents de la publicité, on ne finit pas par éloigner les gens du discours politique et des politiciens. »
38Hervé Claude : « Est-ce que cela traduit une américanisation de la vie politique française ? »
39Roland Cayrol : « À mon avis c’est pire que cela. On dit souvent que la France est derrière l’Amérique mais je pense qu’on l’a rattrapée sur bien des points et on l’a dépassée. Vous savez, le genre de pitreries auxquelles se livrent nos hommes politiques, les hommes politiques américains, souvent, n’oseraient pas s’y livrer. La politique, c’est vrai, cela suppose un certain nombre de gags, de parler vrai, de parler clair aux gens. Tout de même, c’est une chose sérieuse et les Américains savent qu’il y a un moment au-delà duquel il ne faut pas aller plus loin. Et le président Reagan n’est pas allé aussi loin dans le show que beaucoup de nos hommes politiques. »
40Au-delà du côté douloureux de constater que vingt-cinq ans ont passé, on observe que si cette époque ne comptait pas Internet et les téléphones portables, les problèmes que l’on connaît aujourd’hui étaient les mêmes : la peopolisation, le marketing politique, la question de savoir si la forme domine le fond, etc. Je suis frappé de voir à quel point le regard que l’on a sur les problèmes posés par l’évolution des campagnes électorales est déjà en vigueur, alors même que les moyens ne sont pas installés. Les publicitaires se posent toujours la même question : comment trouver des arguments de séduction qui puissent remplacer des arguments de conviction ? Comment faire pour que l’émotion, comme dit toujours Jacques Séguéla, passe dans une campagne électorale ?
41Je me souviens qu’un dimanche après-midi de janvier 2006, Didier Barbelivien, invité de Michel Drucker, avait sélectionné Nicolas Sarkozy pour être l’une des personnalités conviées. Celui-ci avait dit à son ami auteur-compositeur-interprète qu’au fond, ils faisaient le même métier. Face à la surprise de Barbelivien et de Drucker, il avait précisé : « Oui, notre métier c’est de faire naître des émotions dans le public ». Faire naître des émotions dans le public : quand on vient dire cette conception de la politique à la télévision, cela prouve à mon avis le niveau à la fois du désarroi politique et la façon dont la politique a changé par la force de ces évolutions.
42Comment faire pour aborder quand même les enjeux politiques malgré cette pression ? Ma conviction est qu’ici réside le défi posé aux hommes de communication politique et de marketing publicitaire. Je pense que l’élection présidentielle de 2012, de ce point de vue, a été un défi important. Nous suivons le discours des experts et nous savons les difficultés financières de l’État. Personne ne croit plus que les caisses soient pleines. Mais dans ces conditions, nous sommes devant une nécessité pour les candidats politiques de présenter des choix, de montrer ce que vont être les priorités, les points sur lesquels ils s’engagent pour les années à venir. La mission des marketeurs politiques, au-delà de l’inévitable côté people, est d’arriver à faire passer l’explication de ces choix pour la société.
Notes de bas de page
1 Ce discours est disponible [en ligne], http://www.youtube.com/watch?v=S4UEv_jjPL0 (1re partie) et http://www.youtube.com/watch?v=XhQD2UFCIbY&feature=fvwrel (2e partie).
2 « Ce n’est pas grand chose, mais Pat et moi avons la satisfaction de savoir que chaque sou que nous avons a été honnêtement gagné. Je dois vous dire que Pat n’a pas de manteau de vison, mais qu’elle a un simple manteau tout ce qu’il y a de plus républicain – et je lui dis toujours qu’elle est belle dans n’importe quoi. Une autre chose que je devrais probablement vous dire, car si je ne le fais pas d’autres le feront, c’est que nous avons reçu un cadeau après l’élection. Un homme du Texas a entendu Pat dire à la radio que nos deux jeunes enfants aimeraient avoir un chien. Et croyez-le ou non, la veille de notre départ pour cette campagne, on a reçu un message d’Union Station à Baltimore disant qu’ils avaient un colis pour nous. On est allé le chercher – vous savez ce que c’était : un petit cocker anglais dans une caisse que cet homme avait envoyé depuis le Texas. Et notre petite fille Tricia – celle qui a six ans – l’a appelé Checkers. Et vous savez, les enfants, comme tous les enfants, aiment ce chien et je tiens à dire clairement que, quoi qu’en disent certains, nous allons le garder. »
3 Phénomène qui permet au candidat le moins bien placé de susciter un courant d’adhésion.
Auteur
Directeur de recherche associé au CEVIPOF (Sciences-Po), ancien directeur de l’institut CSA.
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