« Only human » : la représentation de la classe politique dans les docudramas britanniques (2000-2010)
p. 139-148
Texte intégral
1Dans cette étude, je me propose d’analyser la représentation de la classe politique britannique – en particulier Margaret Thatcher et Tony Blair – dans les films de « docudrama »1 produits pour le cinéma et la télévision dans les dix dernières années. Par « docudrama », j’entends le genre de film qui se présente au public comme une fidèle reconstitution dramatique d’événements réels en s’appuyant sur une recherche documentaire, et en se servant de sources audiovisuelles qui confirment l’authenticité de la narration. La dimension fictionnelle de l’œuvre s’exprime d’abord par l’interprétation scénaristique – découpage, rythme, suspense, conflits, retournements – des situations dramatiques ainsi nourries par le réel ; ensuite par l’interprétation psychologique des personnages principaux, d’où l’importance majeure du casting et de l’efficacité des acteurs pour ce genre de production. La fonction principale de l’acteur dans le docudrama étant de rendre nos responsables politiques crédibles comme personnages dramatiques, l’acteur leur donnant une profondeur, une complexité et une « humanité » qui leur manquent souvent dans les représentations audiovisuelles assez artificielles, qui nous sont communiquées en boucle par la télévision, la radio et Internet.
2C’est cet aspect « humain » de la représentation de la classe politique qui m’intéresse en particulier dans le cas du Royaume-Uni contemporain. Je vais ainsi me concentrer sur des films qui racontent la vie – ou plutôt un épisode ou une période de la vie – des responsables politiques sous un angle dramatique privilégiant la dimension personnelle de leur histoire. Or, pour quelqu’un de ma génération, il y a deux personnalités essentielles qui ont dominé la vie politique britannique des trente dernières années : Margaret Thatcher et Tony Blair. Ce sont les deux visages – l’un provocateur, l’autre consensuel – du même processus de changement radical. Depuis 1979, le pays est passé progressivement d’un régime social-démocrate à un régime néolibéral, caractérisé non seulement par la diminution du rôle de l’État dans l’économie, mais aussi par le triomphe d’un esprit mercantile et d’une culture matérialiste, dans tous les domaines de la vie publique et sociale. Margaret Thatcher fut Premier ministre de 1979 à 19902. Pendant cette période de onze ans, elle remporte trois élections successives, en 1979, 1983, et 1987. En novembre 1990, elle est écartée du pouvoir suite à un « coup d’État » interne au parti conservateur. Ses propres ministres, dont certains de ses collaborateurs les plus proches, estimaient qu’elle était devenue tellement impopulaire aux yeux de l’électorat, avec un comportement personnel et politique tellement imprévisible et dictatorial, qu’il fallait à tout prix la remplacer à la tête du gouvernement avant les élections générales prévues pour 1992. C’est ainsi que, sans la dissolution du Parlement, John Major succède à Thatcher comme Premier ministre, en novembre 1990. L’interrègne Major est aussi gris que l’homme lui-même, sur fond de crise financière et de morosité culturelle collective, marqué par une série de scandales sexuels et d’affaires de corruption3. Tel est l’état d’esprit du pays quand Tony Blair arrive en mai 1997, sur le thème victorieux de « Things Can Only Get Better ». Jeune, dynamique, charmant – là où Thatcher avait fait triompher son credo de « conviction politics » à force de confrontation et de division –, Blair gagne, lui aussi, trois élections d’affilée, en 1997, 2001, et 20054. De plus en plus fragilisé politiquement à cause de son soutien absolu à George Bush dans la guerre en Irak, Blair a su s’arrêter avant le déclin, contrairement à Thatcher. En passant la main à son frère ennemi, Gordon Brown, en 2007, il évite ainsi le triste sort du chef charismatique trahi par son propre parti, malgré le succès électoral – sans précédent – qu’il a apporté à celui-ci5. Après la défaite du New Labour en mai 2010, une coalition de conservateurs et de libéraux forme le nouveau gouvernement6. Malgré l’originalité de cet arrangement parlementaire, la coalition poursuit en réalité le programme idéologique commun à Thatcher-Blair, surtout pour ce qui concerne le désengagement de l’État dans la vie économique et sociale du pays.
Effeuillons la marguerite
3Pour analyser la représentation de Margaret Thatcher dans les « docudramas », nous avons choisi deux films principaux : The Long Walk to Finchley (2008) et Margaret (2009). Tous deux ont été produits par Great Meadow Productions pour la BBC. The Falklands Play (2002), qui nous offre également un portrait humainement très favorable à Thatcher au moment de la Guerre des Malouines, a été écarté de notre corpus, remontant en fait en 1986-1987 (la BBC avait décidé d’en suspendre la production pour des raisons politiques)7.
4The Long Walk to Finchley est le film le plus proche du « biopic » traditionnel de notre corpus. En effet, le film raconte les années de jeunesse et les difficiles débuts de la vie politique de Margaret Hilda Roberts. On y voit une jeune femme d’origine modeste et provinciale, mais politiquement très motivée et ambitieuse, cherchant désespérément une nomination pour devenir candidate conservatrice dans l’univers fortement sexiste de l’Angleterre des années 1950. À la fin du film, elle obtient d’être candidate à Finchley, une circonscription solidement conservatrice dans le nord de Londres, dont elle restera la députée de 1959 à 1992. Le film décrit sa relation très proche avec son père, son mariage à l’homme d’affaires Denis Thatcher, sa relation maternelle avec ses enfants Mark et Carol ainsi que les origines du conflit politique et personnel avec Edward Heath – chef du parti conservateur de 1965 à 1975, et Premier ministre de 1970 à 1974, Edward Heath est cet homme que Thatcher devait battre en 1975 pour devenir la première femme élue chef d’un parti politique dans l’histoire du Royaume-Uni.
5En termes de genre et d’orientation esthétique, on peut décrire The Long Walk to Finchley comme une comédie historique. La structure narrative du film, la distribution des rôles, l’interprétation des acteurs et, surtout, le rythme et le ton de la mise en scène, relèvent essentiellement du genre comique. Le portrait qu’il brosse de la société britannique de l’époque en question est relativement nostalgique, les quelques touches de critique sociale étant d’un registre assez bon enfant. Quant à l’interprétation brillante d’Andrea Riseborough dans le rôle de la jeune Margaret, elle nous paraît toujours positive et sympathique dans son analyse du personnage de Thatcher. Celle-ci est sans discussion l’héroïne du film, le point focal de l’identification affective du spectateur. La future « Dame de Fer » y est présentée comme une jeune femme jolie et drôle dont on suit le parcours dramatique presque comme on lit un roman picaresque. C’est le progrès social d’un personnage essentiellement innocent nous révélant un portrait légèrement satirique mais tolérant des paradoxes de la société en question. La Thatcher de The Long Walk to Finchley est quelqu’un d’assez naïf, une idéaliste dans un monde de brutes, qu’elle va combattre victorieusement, se forgeant ainsi une personnalité politique et une croyance inébranlable dans son propre destin. Le spectateur capable de faire abstraction de la réalité politique des trente dernières années ne peut pas manquer d’apprécier ce personnage, prétexte historique d’un film d’époque essentiellement représentatif des atouts – et des limites – de la production audiovisuelle britannique contemporaine. Ici « l’humanisation » du personnage l’emporte sur l’analyse politique et la mise en contexte historique à tel point que la jeune Margaret Roberts-Thatcher devient presque un personnage fictif, en dehors de toute préoccupation d’ordre documentaire.
6Le deuxième film, Margaret, est la suite de The Long Walk to Finchley, mais le ton et le sujet y sont davantage tragiques que comiques. La représentation de la vie politique y est beaucoup plus dure et cynique que la vision presque picaresque des débuts de carrière de Thatcher proposée par le premier film. Dans Margaret, la carrière de Thatcher est abordée par l’autre bout de l’histoire. Nous en sommes à la fin8, en novembre 1990. Le Premier ministre doit se faire réélire à la tête du parti conservateur, face à un rival de poids, son ex-ministre Michael Heseltine. Celui-ci prône un retour à un conservatisme dit « One Nation », plus modéré, plus « social », plus favorable à l’Europe. C’est cette tendance qui va prendre sa revanche sur Thatcher en l’espace de quelques semaines, et c’est cette courte période marquée par la conspiration, la trahison, et la chute du Premier ministre qui va former le point focal dramatique de Margaret. Si la jeune Margaret Roberts de The Long Walk to Finchley s’y caractérisait par sa candeur éthique et son purisme idéologique, la même personne trente ans plus tard nous est présentée dans Margaret comme une femme endurcie, presque sadique dans ses rapports avec ses collaborateurs masculins. Elle est incapable de considérer un point de vue différent du sien, ni d’admettre une autre réalité que la sienne propre. Dans toute tragédie, le pouvoir, et la vie même du personnage principal sont sans cesse sur le fil, menacés par les propres tares psychologiques de celui-ci : ici, c’est l’orgueil (ὕβρις, hybris en grec) qui l’aveugle, l’empêchant de voir un danger ou un piège, pourtant évident pour tous. Or, dans Margaret, tous les éléments tragiques sont présents. Le téléspectateur sait que Thatcher va tomber, et c’est l’attente de cette chute, le plaisir voyeuriste de cette déchéance, qui l’attire et l’attache de façon spectaculaire au drame qui se déroule sous ses yeux.
7L’autre dimension narrative du film qu’il faudrait signaler, c’est l’utilisation de flashbacks, nous rappelant les moments clés dans l’histoire de Thatcher : la victoire sur Heath en 1975, l’arrivée au pouvoir en 1979, la réélection triomphale en 1983 après la guerre des Malouines, etc.. À chaque souvenir, nous voyons la personnalité de Thatcher devenir de plus en plus abrupte. Elle est persuadée de sa propre destinée historique et de son infaillibilité en matière d’idéologie. Cette structure narrative plus complexe et plus ambitieuse que celle de The Long Walk to Finchley utilise les flashbacks surtout pour faire monter la tension, pour différer tout en intensifiant l’arrivée du moment culminant : avant la chute de l’héroïne tragique, spectaculaire mais assez pathétique, nous avons vu les étapes progressives de son ascension au pouvoir. En somme, la représentation de Thatcher dans Margaret est beaucoup plus puissante sur le plan dramatique et plus intimement ancrée dans la réalité politique que celle de The Long Walk to Finchley. Le portrait psychologique du Premier ministre y est certes moins flatteur, moins généreux, mais cette profondeur analytique et cette complexité narrative finissent par donner au personnage du Premier ministre – magnifiquement interprété par l’actrice Lindsay Duncan – une grandeur tragique doublée d’une aura pathétique. Celles-ci pourraient presque faire oublier la cruauté personnelle de Thatcher dans sa conduite envers ses collègues et rivaux ; la violence des changements économiques et sociaux qu’elle a imposés au pays pendant les années 1980, en particulier la souffrance des « victimes sacrificielles » de sa politique : les millions de chômeurs, les familles et les communautés déchirées, les grandes industries démantelées, les régions entières du pays réduites en ruines, et bien d’autres encore. Les auteurs de Margaret ont fait preuve de beaucoup plus d’« humanité », pour ainsi dire, envers leur sujet, que Thatcher n’en a ressenti, ou du moins exprimé, envers une grande partie des citoyens du Royaume-Uni entre 1979 et 1990.
All about tony
8Les trois films sur Tony Blair que nous analysons ici sont The Deal (2003), The Queen (2006) et The Special Relationship (2010). Tous ont été conçus et diffusés dans le cadre des grandes chaînes de télévision publiques et commerciales : The Deal par Granada Television pour Channel 4, The Queen par Granada Television avec Pathé International Pictures et The Special Relationship, par la BBC avec HBO.
9La première remarque qui s’impose ici concerne la diminution de l’écart temporel entre les événements historiques et leur représentation dans le « docudrama ». En effet, si nous comparons les films sur Blair et ceux sur Thatcher, nous voyons que les trois portraits de celle-ci sont tous produits entre dix et vingt ans après le départ de la « Dame de Fer ». Au contraire, les deux premiers films sur Blair – The Deal et The Queen – ont été produits respectivement pendant les deuxième et troisième mandats du New Labour, quand Blair était toujours Premier ministre. C’est comme s’il s’agissait de faire le portrait imaginaire mais « en direct », pour ainsi dire, du Premier ministre actuellement au pouvoir. The Special Relationship est postérieur au départ de Blair, alors que le gouvernement britannique était encore travailliste. Tout aussi importante que cette « actualisation » de la représentation de la classe politique est la désacralisation du responsable politique comme sujet dramatique pour les scénaristes et les metteurs en scène. Nous avons déjà constaté que les portraits de Thatcher dans The Long Road to Finchley et Margaret, produits dans les années 2000, s’octroient une assez grande liberté dans la représentation de l’intimité psychologique du personnage. Dans le cas de la trilogie sur Blair, cette tendance semble s’accentuer, et c’est comme si on avait enlevé – pendant son triple mandat – toutes les inhibitions et les tabous qui avaient traditionnellement gêné la représentation de la classe politique.
10Nous pouvons parler de trilogie ici dans un sens très littéral, car les trois films sur Blair sont l’œuvre d’un seul auteur, Peter Morgan, scénariste qui a écrit plusieurs « docudramas » consacrés à des personnalités marquantes de notre époque : Longford (2006), The Last King of Scotland (2006), Frost/Nixon (2008), The Damned United (2009). L’autre personne essentielle qui contribue à la cohérence de cette trilogie, c’est l’acteur Michael Sheen, qui y interprète le rôle de Blair à trois reprises. Celui-ci a également travaillé avec Morgan dans les « docudramas » Frost/Nixon et The Damned United, et s’est spécialisé comme acteur dans l’interprétation de personnages réels (par exemple, Kenneth Williams : Fantabulosa ! [2006]). Enfin, Stephen Frears, sans doute un des cinéastes britanniques les mieux connus de sa génération (My Beautiful Launderette [1985], Sammy and Rosie Get Laid [1987], Dangerous Liaisons [1987]), est l’auteur de la mise en scène de The Deal et de The Queen, le réalisateur de The Special Relationship étant Richard Loncraine.
11Chaque film de la trilogie raconte un épisode clé dans la carrière de Blair : son élection à la tête du parti travailliste (1994), puis sa gestion de la crise politique autour de la mort de la Princesse Diana (1997) et, enfin, son rapport avec le président des États-Unis, en l’occurrence Bill Clinton, sur fond de guerre civile au Kosovo (1999).
12The Deal est l’histoire de l’ascension rapide de Blair dans le parti travailliste entre 1983 et 1994. Après la défaite catastrophique de 1983, Blair, jeune avocat relativement inconnu, arrive à la Chambre des communes. Il se lie d’amitié avec Gordon Brown, le grand espoir des travaillistes de l’époque. Les deux amis sont pris en charge par John Smith, l’homme qui va remplacer Neil Kinnock comme chef du parti en 1992, mais qui meurt d’une crise cardiaque en 1994. À ce moment-là, tandis que depuis toujours Gordon Brown était considéré comme l’homme qui devait un jour prendre la relève pour reconquérir le pouvoir, c’est Blair qui émerge par surprise, se présentant comme l’alternative plus moderniste, plus dynamique et, surtout, plus attirante pour l’électorat centriste et les classes moyennes. Le « deal » du titre du film désigne alors ce renversement de situation sur le plan narratif, ainsi que l’accord tacite mais terriblement ambigu entre les deux hommes, selon lequel c’est Brown qui dans un premier temps donnera la priorité à Blair, en acceptant de devenir le futur ministre des Finances, à condition que celui-ci lui passe la main au début d’un éventuel deuxième quinquennat. Toute la force dramatique du film provient de l’évolution du rapport entre Brown et Blair. Le dénouement tourne d’ailleurs autour de cette tension entre les deux hommes, atteignant alors son paroxysme lors du célèbre déjeuner au restaurant Granita dans le quartier d’Islington dans le nord de Londres.
13La structure narrative assez complexe du film s’organise autour de ce déjeuner mythique, qui sert de présent dramatique du récit par rapport à une série de flashbacks qui nous racontent la longue histoire de la relation Brown-Blair depuis 1983. Si la structure est similaire à celle de Margaret, il faut signaler une distinction importante : quelle que soit la tension dramatique de la fin de The Deal, nous sommes très loin de la tonalité tragique et de la grandeur du personnage que nous avons constatées dans Margaret. À un certain niveau, la première collaboration Morgan-Frears-Sheen est la simple histoire d’un malentendu qui démarre dans un restaurant d’Islington. Dans la dernière scène du film, qui se passe au Granita, Blair peut seulement hausser les épaules et sourire de manière presque gênée face au désarroi de son ami, quand il lui déclare que Brown a manqué sa chance en 1992 et que « maintenant c’est à [s]on tour ». Mais c’est cette banalité – ce côté « only human » – qui caractérise tout l’esprit de l’écriture dramatique de Morgan dans cette trilogie, et c’est sûrement cette humanité ordinaire qui est à la fois le ressort technique et le secret psychologique derrière l’interprétation de Sheen. L’acteur a parfaitement saisi que l’image médiatique et idéologique de Blair reposait sur l’idée qu’il était « a normal guy », un homme ordinaire, un père de famille moyen, ni plus intelligent ni plus malin que le citoyen à qui il demandait de lui faire confiance. Le Blair de Sheen est brillant parce qu’il a su incarner ce charme vide, cette banalité charismatique. C’est tout le contraire de l’image de Thatcher, à la fois plus grandiose et plus grotesque. Une actrice interprétant Thatcher est en quelque sorte condamnée à se calquer sur cette image très forte et très reconnaissable (voir Meryl Streep dans La Dame de Fer, 2011). Or, toute tentative d’imiter Blair directement serait vouée à l’échec, elle deviendrait vite absurde – en dehors du contexte d’un sketch comique de quelques minutes – tandis que la stratégie de Sheen évite ce piège parce qu’il n’imite pas un modèle. Il reprend seulement quelques tics, quelques expressions de Blair, puis il « crée son personnage » comme si celui-ci était une pure invention dramatique. L’interprétation de Sheen est intéressante également parce qu’il s’agit justement de la période où Blair lui-même créait son personnage politique.
14Nous retrouvons essentiellement les mêmes qualités d’écriture et d’interprétation dans The Queen et The Special Relationship. De la part de Morgan, nous reconnaissons l’arc narratif déjà présent dans The Deal, qui doit beaucoup à l’idée dramatique de base du film classique hollywoodien All About Eve (1950) de Joseph L. Mankiewicz. Chaque film nous montre l’évolution d’un Tony Blair qui au début de l’histoire se comporte très modestement comme le partenaire moins expérimenté vis-à-vis d’une figure d’autorité (Gordon Brown ; la Reine Elisabeth II ; le Président Clinton) dans une relation de pouvoir ancrée dans de longues traditions historiques (le parti travailliste ; la monarchie constitutionnelle ; le « rapport privilégié » entre les États-unis et le Royaume-Uni). Cependant, sur fond de crise collective – le décès de John Smith, l’accident de Diana, la guerre au Kosovo –, c’est petit à petit le néophyte qui prend le dessus, ayant bien cerné la situation dans un premier temps, se montrant ensuite plus lucide, plus ouvert et surtout prêt à prendre des risques. Brown est trop rigide, la Reine trop traditionnaliste, et le Président américain coincé par un énième scandale sexuel et un Congrès politiquement très hostile. À la fin de chaque film, le personnage plus âgé doit reconnaître que Blair l’a dépassé. Non pas parce que celui-ci serait plus rusé ou plus cynique, mais plutôt parce que « son moment (historique) est arrivé ». Brown a laissé passer sa chance, la Reine ne comprend plus ses loyaux sujets et Clinton s’est trompé historiquement en croyant que le consensus géopolitique serait désormais de centre-gauche, alors que c’était la droite américaine pure et dure qui allait revenir en force aux États-Unis.
15Malgré ces caractéristiques communes entre The Deal, The Queen et The Special Relationship en termes de structure dramatique, les trois Blair de Morgan-Sheen sont aussi évolutifs, selon le contexte historique dans lequel le personnage se trouve. D’abord, c’est le monde relativement enfermé du parti travailliste. Puis c’est la politique intérieure et le rapport entre les institutions gouvernementales et le peuple britannique. Enfin, c’est la scène internationale, et les théâtres de guerre, non seulement au Kosovo, mais implicitement aussi en Afghanistan et en Irak. Cette dernière phase de la carrière de Blair, entièrement marquée par sa décision personnelle de soutenir jusqu’au bout le président Bush, est évoquée de manière suggestive à la fin de The Special Relationship. D’abord par la bouche de Clinton, qui essaie de prévenir Blair que la droite américaine est beaucoup plus agressive et cynique que ne le laisse croire l’aspect souriant et faussement idiot de Bush. Ensuite par la dernière séquence du film, qui nous montre des images d’archives du véritable Tony Blair à côté du Président lors de leur première conférence de presse commune. L’emploi de cette technique formelle de « réflexivité » nous révèle, à la fin du film, le modèle réel du personnage joué par Sheen, suivi d’un autre signe de distanciation : The Special Relationship finit en arrêt sur image, avec la chanson de Conway Twitty, « Lonely Blue Boy » (1960), dont le titre et les deux premiers vers (« my name should be trouble/my name should be woe ») ne laissent aucun doute sur les intentions satiriques de Morgan.
16Dans une certaine mesure, il est dommage que l’auteur décide d’abandonner sa préférence pour la reconstitution dramatique à ce moment ultime de son projet, surtout parce que la séquence d’archive est sélectionnée et montée uniquement pour ridiculiser les deux personnes représentées (quelque chose qu’il a rigoureusement évité ailleurs dans la trilogie). Mais en même temps, c’est peut-être un geste de reconnaissance des limites de son projet, et des limites du docudrama. Devant l’immensité des horreurs de la guerre en perspective, Morgan doit reconnaître en effet que la reconstitution dramatique de la vie politique – avec ses présuppositions éthiques de compréhension moralement relativiste, de fine analyse psychologique et de respect de la personne humaine – n’est plus le choix esthétique pertinent, et que désormais seul le geste satirique et un peu désabusé peut rendre compte de l’impuissance des valeurs humanistes.
Conclusion
17Cette étude de la représentation de la classe politique dans les docudramas pourrait s’élargir à d’autres exemples du même phénomène. Par exemple, les portraits intimes de deux ministres de Blair, David Blunkett (A Very Social Secretary [2005]) et Mo Mowlam (Mo [2010]) ; l’histoire de l’affaire David Kelly (The Government Inspector [2005]), ou la série télévisée adaptée des journaux d’Alan Clark, ministre sous Thatcher (The Alan Clark Diaries [2004]). On pourrait comparer ces docudramas à proprement parler avec les séries de pure fiction qui prennent la vie politique comme toile de fond pour raconter des histoires totalement inventées : pour les années Thatcher, les séries House of Cards (1990), To Play The King (1993) et The Final Cut (1995) ; pour les années Blair, The Project (2002). Il faudrait également considérer les films de « politique-fiction » inspirés par une hypothèse spéculative plutôt qu’une réalité historique : pour Thatcher, A Very British Coup (1988), Dunrulin (1990) ; pour Blair, The Trial of Tony Blair (2007), In the Loop (2009), The Ghost (2010). Cette interprétation fantaisiste de la vie politique se rapproche de la production télévisuelle d’esprit satirique : que ce soit l’émission à sketches comiques pour Spitting Image (1984-1996), Rory Bremner – Who Else ? (1992-1998), et Bremner, Bird and Fortune (1999-2007) ; ou les séries comiques comme Yes, Minister (1980-1982), Yes, Prime Minister (1986-1988), et The Thick of It (2005-2009). Enfin, toutes ces formes d’interprétation plus ou moins fictionnelles de la vie politique doivent être confrontées aux diverses formes documentaires. Dans le style objectif et historique, signalons Thatcher : The Downing Street Years (1993) et Tory ! Tory ! Tory ! (2006) pour Thatcher ; The Blair Years (2007) et The Rise and Fall of Tony Blair (2007) pour Blair. En ce qui concerne le documentaire d’auteur, plus subjectif, le remarquable Tracking Down Maggie : The Unofficial Biography of Margaret Thatcher (1994) de Nick Broomfield est un classique du genre, tandis que Mandelson : The Real PM ? (2010) de Hannah Rothschild brosse un curieux portrait de l’insaisissable Peter Mandelson, le « Troisième Homme » du New Labour, pendant la campagne électorale de mai 2010.
Bibliographie
Références bibliographiques
Campbell, J., Margaret Thatcher : The Grocer’s Daughter, Londres, Pimlico, 2000.
Campbell, J., Margaret Thatcher : The Iron Lady, Londres, Pimlico, 2003.
Rawnsley, A., Servants of the People, Londres, Penguin, 2001 [2000].
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Seldon, A., Blair, Londres, The Free Press, 2005 [2004].
Seldon, A., Blair Unbound, Londres, Simon & Schuster, 2007.
Sergeant, J., Maggie : Her Fatal Legacy, Londres, Pan, 2005.
Snowdon, P., Back from the Brink : The Extraordinary Fall and Rise of the Conservative Party, Londres, Harper Press, 2010.
Veyrat-Masson, I., Télévision et histoire, la confusion des genres. Docudramas, docufictions et fictions du réel, Paris, Bruxelles, INA-De Boeck, 2007.
Young, H., One of Us : The Life of Margaret Thatcher, Londres, Macmillan, 1989.
Notes de bas de page
1 Pour une définition et une typologie des genres mélangeant des éléments de fiction et de documentaires, voir Veyrat-Masson, I., Télévision et histoire, la confusion des genres. Docudramas, docufictions et fictions du réel, Bruxelles, INA-De Boeck, 2007.
2 Campbell, J., Margaret Thatcher : The Grocer’s Daughter, Londres, Pimlico, 2000 ; Campbell, J., Margaret Thatcher : The Iron Lady, Londres, Pimlico, 2003 ; Young, H., One of Us : The Life of Margaret Thatcher, Londres, Macmillan, 1989.
3 Sergeant, J., Maggie : Her Fatal Legacy, Londres, Pan, 2005.
4 Seldon, A., Blair, Londres, The Free Press, 2005 [2004] ; Seldon, A., Blair Unbound, Londres, Simon & Schuster, 2007.
5 Rawnsley, A., Servants of the People, Londres, Penguin, 2001 [2000] ; Rawnsley, A., The End of the Party, Londres, Penguin, 2010.
6 Snowdon, P., Back from the Brink : The Extraordinary Fall and Rise of the Conservative Party, Londres, Harper Press, 2010.
7 Depuis la rédaction de cet article, un nouveau « biopic » sur la vie de Margaret Thatcher est sorti, à savoir The Iron Lady (2011). Le film, une co-production franco-britannique avec l’actrice américaine Meryl Streep dans le rôle principal, confirme la tendance « humanisante » dont il est question dans notre étude.
8 Voir Thatcher : The Final Days (1991) pour un autre téléfilm qui reconstitue les mêmes événements, mais sans l’intensité tragique de Margaret.
Auteur
Reader à Birkbeck College – University of London (Royaume-Uni).
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