1Internet, outil de révolution ou de contrôle ? Ce numéro entend montrer que le lien entretenu par Internet avec la politique ne se laisse pas enfermer dans des réponses tranchées. Support d’expression, Internet l’est assurément. Mais devient-il pour autant support de mobilisation ? Le « réseau* des réseaux » est peuplé de nombreuses plateformes où des usages variés se développent, entretenant des rapports parfois proches, parfois distants avec la politique. Ainsi, les partis politiques se sont emparés d’Internet comme vecteur de leur communication. Mais avec quelle maîtrise et pour quel(s) effet(s) ? Le rapport entre Internet et politique révèle à nouveau la complexité des mécanismes reliant énonciateur et publics.

2Pour dépasser les généralités, il convient d’identifier les imaginaires associés aux techniques d’information et de communication (TIC) et à Internet en particulier. Leur réalité peut alors être interrogée à la lumière des enquêtes de terrain menées sur son emploi dans les différents cadres d’exercice de la politique.

Techniques et imaginaires

3Toute technique véhicule son lot de discours lui attribuant le potentiel de réaliser une nouvelle forme de société. Des travaux historiques ont bien mis en exergue à quel point chaque nouveau moyen de communication, des canaux fluviaux à la télévision, en passant par le Minitel, le télégraphe ou le téléphone, s’accompagne d’un ensemble de discours utopistes ou idéologiques sur son impact sociétal (Mattelart, 1999). Cette production d’imaginaires n’est pas inutile, bien au contraire. Patrice Flichy a ainsi expliqué comment ces discours permettent d’envelopper les dispositifs techniques d’un « projet » social qui mobilise les innovateurs. L’imaginaire est donc un élément constitutif du processus d’innovation et servira aussi à recruter les premiers utilisateurs en leur proposant des raisons d’utilisation sinon difficiles à imaginer tant elles sont nouvelles (Flichy, 1995).

4Les discours tenus se rangent alors souvent dans deux catégories d’opinion radicalement opposées, qualifiées par Umberto Eco d’hyperintégrées ou d’apocalyptiques1. Dans le premier cas, il s’agit de voir dans la technique la solution aux problèmes rencontrés par une société (la solitude par exemple, ou l’isolement, seraient contrecarrés par la seule existence du téléphone portable ou du Web). Dans le second, il s’agit au contraire d’en redouter les impacts néfastes (le jeu vidéo ou les réseaux socionumériques désocialiseraient et rendraient dépendants). Leur point commun est surtout de se référer aux potentiels que recèlent a priori ces techniques aux dépens de ce qui en est réellement fait. On parle de déterminisme technique ou de technicisme pour qualifier cette tendance à penser que les techniques déterminent les utilisations qui pourront en être faites… Et la société qui en découlera.

5Si ces discours émergent naturellement avec toute nouvelle technique, il n’en demeure pas moins qu’ils peuvent être lourds de conséquences, d’autant plus dommageables qu’ils se fondent sur des représentations des usages des TIC en décalage avec la réalité. Pascal Robert a ainsi démontré comment ce qu’il nomme « l’impensé informatique » a contribué à rendre la présence de l’informatique si évidente que son équipement a prévalu à toute interrogation sur son utilité (Robert, 2009). Il s’avère donc essentiel de développer un troisième type de discours que nous qualifierons avec Dominique Wolton (1999), de critique. Celui-ci dénonce tout autant le technicisme que son opposé, le sociologisme, consistant à considérer les techniques comme neutres et en attente d’appropriation par des logiques sociales. Ce discours critique s’avère donc fondamental : il permet de s’affranchir des représentations a priori des techniques. Il devient alors possible de comprendre le rapport complexe liant technique et société, où la formation d’usages relève d’une co-construction entre dynamiques sociales plurielles (touchant aussi bien à l’individu et à son histoire qu’au contexte historique, national et international dans lequel la technique émerge) et affordances* propres à la technique. Cet Essentiel se donne pour objectif de suivre cette démarche pour analyser les rapports entre Internet et politique.

Internet et l’imaginaire de la participation

6Internet n’est pas en reste sur l’imaginaire qui lui est associé, loin s’en faut2. Celui-ci s’est focalisé, dès ses origines, sur les possibilités de participation qu’il rendrait accessibles à tout individu. L’idée de participation repose sur la supposition d’un accès plus aisé à la connaissance permis par Internet3 ainsi qu’aux possibilités d’expression données aux citoyens par un support plus ouvert que les médias classiques. Se trouvent ainsi synthétisées les utopies transportées par un ensemble de courants d’une cyberculture provenant essentiellement de l’Amérique du Nord, dont Norbert Wiener, l’inventeur de la cybernétique, constitue l’un des inspirateurs majeurs (Breton, 2000). La foi affichée dans la capacité de la technique à transformer le monde se trouve illustrée actuellement par les nombreuses mises en avant de chiffres sur l’accès à Internet, sans réflexion critique sur l’usage qui en est fait. Les techniques dites du web 2.0 n’ont fait que renforcer ce mécanisme en simplifiant encore l’intervention des internautes, que ce soit pour créer un profil sur un réseau socionumérique, commenter un article, charger des contenus multimédias ou partager ses avis sur des domaines aussi variés que la politique, la santé, la consommation, etc. Or, lorsque l’on annonce que le nombre d’internautes dépasse les deux milliards4, on ne pose pas la question de l’exploitation des ressources et services s’y trouvant. Pourtant, Franck Rebillard (2007) montre que les sites d’expression citoyenne donnent finalement la parole aux mêmes élites y ayant déjà accès dans les médias classiques. D’autres auteurs rappellent pour leur part les nuées de blogs sans audience que masquent les quelques exceptions arrivant à regrouper un public plus large5. À travers ces imaginaires, c’est donc toute la question, essentielle, du capital social, culturel, économique et du contexte sociopolitique dans lequel s’inscrit la formation des usages qui se trouve passée sous silence (Wolton, 1999). L’enjeu n’est pas anodin car ces discours de promotion trouvent davantage leur source dans la volonté de promouvoir une économie numérique en berne suite à l’éclatement de la bulle Internet que dans le souci de décrire l’impact réel de ce support de communication.

La démocratie participative sur Internet, enjeux et limites

7La démocratie participative est une manière particulière d’exercer la démocratie, où l’implication directe des citoyens permet de limiter le rôle des représentants élus par le peuple (Crépon, Stiegler, 2007). L’intérêt pour cette forme politique correspond à ce que de nombreux commentateurs perçoivent comme une crise de la représentation. On reproche alors à celle-ci de masquer d’autres formes d’expression de la démocratie (Rosanvallon, 2006) ou d’avoir finalement rendue moins visible l’inégalité de l’accès au débat publique et la pesée sur les décisions de l’État, ce que Daniel Gaxie (2003) nomme le « cens caché ». Les représentants seraient par ailleurs déconnectés des attentes réelles de leurs administrés et trop libres de ne pas les écouter lors de leurs prises de décisions, malgré l’avènement d’une « démocratie des publics », caractérisée par le recours aux sondages d’opinion et aux communicants pour mesurer ces attentes. Bernard Manin (1995) résume bien cette situation paradoxale de la représentation : « le gouvernement représentatif s’est indubitablement démocratisé depuis son établissement au sens où sa base s’est élargie et où l’ensemble représenté s’est immensément étendu. […] En revanche, la démocratisation du lien représentatif, le rapprochement entre représentants et représentés, le poids plus grand des souhaits des gouvernés sur les décisions des gouvernants se sont avérés moins durables qu’on ne l’avait pensé. En ce sens, pourrait-on dire, la démocratie s’est assurément étendue, mais il est au mieux incertain qu’elle se soit approfondie. » Dans ce contexte, il peut paraître ironique que le désir d’un lien plus direct entre les citoyens et l’exercice de la politique passe par la médiation de l’outil technique qu’est Internet. Pourtant, ses caractéristiques plus interactives que les autres médias6 ont laissé espérer qu’il permettrait de résoudre l’apparente incompatibilité entre participation directe et démocratie de masse. La démarche poursuivie par Ségolène Royal à travers son site Désirs d’Avenir lors de la présidentielle de 2007 illustre cette ambition d’impliquer les citoyens en les faisant participer directement à la construction du programme défendu par la candidate7.

8La revue Hermès a plusieurs fois eu l’occasion de s’interroger sur ce désir de rendre l’exercice politique plus direct. Rappelons deux axes fondamentaux. Le premier consiste à souligner en quoi le modèle participatif renvoie à un idéal démocratique hérité du modèle athénien, dont l’application à nos sociétés modernes incommensurablement plus peuplées paraît difficile et dont on oublie souvent qu’il réservait le statut de citoyen à une portion infime de sa population. Le second concerne la capacité d’Internet à encourager cette participation, ce que les nombreuses expériences analysées, sans l’invalider totalement, nuancent fortement, comme les articles regroupés dans cet Essentiel le mettent en lumière.

Internet, un objet politique

9Finalement, Internet constitue un objet politique selon deux dimensions. Comme toute technologie, il n’est pas neutre politiquement. Il encourage une certaine vision du social plus ou moins concordante avec les cultures politiques locales. Les textes de F. Christopher Arterton et Nicolas Benvegnu éclairent particulièrement cette dialectique entre une technique et l’espace social dans lequel elle est exploitée. En tant que support de communication, Internet se trouve instrumentalisé, au même titre que les autres médias (Stenger, 2012). Le texte de Frédérick Bastien et Fabienne Greffet pointe l’écart qui peut alors se creuser entre le potentiel interactif de l’outil et son exploitation dans le cadre de logiques de partis traditionnelles favorisant la communication unilatérale8.

10Par ailleurs, support stratégique d’information et de diffusion de ressources tout comme axe central d’une économie numérisée9, Internet devient aussi l’objet d’enjeux politiques forts quant à son encadrement. Les textes de Valérie Schafer et Jacques Perriault décrivent comment institutions publiques, privées et société civile* s’entendent ou s’opposent pour déterminer ce que sera l’Internet de demain.

Le rôle de la revue Hermès

11Revue d’analyse critique de la politique, Hermès10 s’est immédiatement intéressée à l’usage des TIC en démocratie, comme en témoigne le double volume (n^o 26/27, 2000) intitulé www.democratie-locale.fr. Bien que l’éventail des TIC passées en revue dépasse Internet, ce dernier y occupe une place centrale. Sa vocation supposée à apporter « plus » de démocratie en se combinant harmonieusement à son exercice local11, est discutée. Surtout, son rôle de révélateur – et non d’initiateur – de problématiques profondes (dans ce cas la capacité du local à refonder la politique de manière plus générale) est bien souligné. Les TIC ont toujours été mobilisées pour poser à nouveau des questions bien plus anciennes qui les dépassent largement : la tension entre liberté et égalité, la représentativité, la participation du citoyen au débat public, etc. Les textes laissent apparaître l’accueil contrasté des expériences de démocratie électronique que tous les auteurs expliquent par la surdétermination de facteurs socioculturels complexes. En définitive, Internet vient s’ajouter à de nombreux autres supports, techniques ou non, de l’exercice démocratique, sans s’y substituer.

12L’actualité des questions posées, il y a désormais plus de dix ans, a été révélée dans un numéro plus récent (n^o 47, Paroles publiques, communiquer dans la cité, 2007). Si le sujet dépasse ici encore Internet, de nombreux articles approfondissent son analyse. Témoignage de l’attention croissante portée à ce support, il est désormais évoqué au sein de toutes les parties du dossier, consacrées respectivement aux modes de circulation des paroles publiques, aux identités et médiations et au passage du débat à l’action. Si les nouvelles techniques s’accumulent sur les anciennes en complexifiant par stratification le rapport des citoyens aux médias, c’est par leurs caractéristiques propres permettant une diversité des modes de participation à la vie politique qui « échappent ou peuvent échapper aux contraintes fixées par la science politique canonique : l’exigence de l’égalité entre les participants, la délégation à des représentants, la transparence des procédures et la connaissance (supposée) partagée des formes de clôture de la discussion12 ».

13Pour autant, les acteurs étudiés n’envisagent jamais la démocratie participative comme un moyen de remplacer la démocratie représentative. Tout au plus permet-elle, dans certains cas, de la stimuler, voire de la régénérer. Par ailleurs, le dossier éclaire les risques de récupération « cosmétique » de ces formes de participation par des partis politiques ne modifiant en rien leur fonctionnement classique hiérarchisé. Le fait est que si des espaces d’expression alternatifs existent sur Internet, il n’en reste pas moins que les espaces de délibération en ligne, officiels et reconnus, demeurent très encadrés par les partis. Au final, c’est donc un ensemble d’éléments contextuels, de formes de discours employées, de statuts des intervenants qui font que les espaces de discussion plus facilement ouverts en ligne se changent en véritables espaces de délibération.

14Les réflexions de ces deux grands dossiers ont été régulièrement confirmées par de nombreux articles et varias proposant des lectures d’événements ou des études de cas interrogeant le rôle pris par Internet dans différentes situations politiques, comme les capacités de mobilisation autour d’un événement (Hermèsn^o 37, 59), la construction d’une identité collective (Hermèsn^o 40, 51, 56), la réalité et l’économie d’une société de la connaissance (Hermèsn^o 44, 45).

15Cependant, l’expression la plus palpable des implications politiques de l’encadrement d’Internet se trouve dans les contextes non démocratiques où un pouvoir étatique filtre, limite et/ou censure son emploi. Le n^o 55 de la revue, en consacrant son dossier à la Société civile et Internet en Chine et Asie Orientale, y accorde une large visibilité. À travers les possibilités d’émancipation exploitées par les dissidents chinois et le contrôle omniprésent du pouvoir, se trouve actualisée une nouvelle expression de la dialectique émancipation/manipulation abordée plus largement à propos des rapports entre médias et politique dans l’Essentiel Médias et opinion publique (Mercier, 2012).

Présentation des articles

16Le texte de F. Christopher Arterton a pour objectif de fournir dès les premières pages un recul historique sur le sujet de cet Essentiel : si Internet mobilise aujourd’hui l’attention des commentateurs, il ne doit pas occulter le débat plus ancien et plus large à propos des relations entre politique et technique. À ce titre, il ne fait que prolonger la réflexion concernant les outils sociotechniques impliqués dans le fonctionnement de la démocratie, du crieur public aux forums électroniques, en passant par les tracts ou les interventions télévisuelles.

17L’analyse comparative des campagnes législatives de 2007 en France et au Québec permet à Frédérick Bastien et Fabienne Greffet d’illustrer l’emploi par les partis politiques du support Internet. Le potentiel d’interactivité que recèle le réseau, s’il n’est pas ignoré, apparaît malgré tout bien moins exploité que la fonction de diffusion top-down d’informations, retrouvée sur d’autres médias. Les partis profitent alors d’un support d’expression directe, non filtrée par le commentaire journalistique, mais ne paraissent pas si désireux de partager cette expression avec les citoyens.

18Faisant écho aux conclusions de F. Christopher Arterton, l’exemple décrit par Nicolas Benvegnu sur l’emploi des TIC dans une perspective de démocratie locale convainc que, s’il présente des caractéristiques facilitant la participation des citoyens impliqués, Internet apporte des améliorations très modérées à l’exercice de la démocratie locale. Facilitant parfois la participation, il ne paraît en revanche pas en mesure de stimuler l’engagement des citoyens ne se sentant pas impliqués.

19Impliqués, les promoteurs de visions alternatives de la société13 le sont. L’idéologie* de la participation véhicule alors un imaginaire de détournement par des contre-pouvoirs qui trouveraient en Internet un moyen d’expression alternatif leur permettant d’accéder à l’espace public*. Le texte de Fabien Granjon analyse ces formes de productions alternatives. À travers une analyse nuancée, il identifie les formes d’expression qu’il rend plus visibles tout en s’attachant à rappeler la pluralité des espaces publics médiatiques composant nos sociétés, dont Internet n’actualise que certaines formes et qui rend illusoire le fait de prêter un pouvoir révolutionnaire à ce support pris isolément.

20Ces résultats sont donc à lire en gardant à l’esprit qu’Internet constitue une certaine actualisation sociotechnique d’une conception de l’« être ensemble ». C’est ce que Dominique Wolton rappelle en conclusion de cet ouvrage, en soulignant la logique communautaire sur laquelle se fonde le réseau des réseaux. En encourageant à retrouver le même, cette logique, non critiquable en soi et même adaptée aux sociétés individualisées dans lesquelles nous vivons, peut, si elle se généralise, se révéler un danger pour la constitution du collectif nécessairement différencié, hétéroclite que constitue une société. L’auteur veille aussi à replacer ce phénomène propre à Internet au sein de l’espace médiatique global.

21Environnement technique ayant donné naissance à l’idée d’une « démocratie technique », les normes encadrant Internet prennent elles-mêmes une dimension politique et sociétale. Jacques Perriault s’attache à le rappeler en expliquant le fonctionnement de l’ISO (International Standards Organization) à travers l’exemple de la négociation des normes et standards pour l’apprentissage en ligne.

22Plus largement, ce que sera l’Internet de l’avenir, et surtout ce qu’il sera possible d’y faire, passent par les décisions prises dans le cadre de sa gouvernance. C’est pourquoi la connaissance de cet encadrement constitue un enjeu fondamental pour les utilisateurs, s’ils veulent pouvoir se constituer en force de propositions face aux intérêts gouvernementaux et industriels s’y exprimant14. Le texte de Valérie Schafer entreprend de présenter les organes de gouvernance de l’Internet. Les différents niveaux, du plus local au plus global, sont décrits avec le souci permanent de rendre visibles leurs liens et les tensions qui peuvent en découler.

23Sous les pixels… les forces et les faiblesses de la société démocratique !