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Sciences et médias

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Sébastien Rouquette

La légitimation par la science : un défi pour la démocratie. L’exemple du discours politique sur les essais nucléaires

Laurence Monnoyer-Smith

Note de l’éditeur

Reprise du no 21 de la revue Hermès, Sciences et médias, 1997.

Texte intégral

  • 1 Cet article s’inspire largement du travail de thèse effectué par l’auteure et qui a pour titre « La (...)

1Le recours à la science comme mode de légitimation* du discours politique est un phénomène relativement récurrent, dont on retrouve des traces dans la plupart des idéologies politiques depuis le début du siècle1. Le recours à la science constitue une figure traditionnelle de l’argumentation ainsi que le rappelle Perelman (1970). Il fonctionne comme une « délégation permanente de savoir » (Breton, 1996) accordée à l’orateur par le biais d’une autorité (scientifique, experte) dont on aura au préalable établi la compétence, si besoin est.

  • 2 Silberman, L, « Sociobiology and Sociopolitics », Social Science Information, vol. 34, no 1, 1995, (...)
  • 3 Falger, V. S. E., « Biology as a Scientific Argument in Political Debates : a European Illustration (...)
  • 4 Les deux ne sont pas exclusifs l’un de l’autre. Cf. Trépors, J.-Y., La sociologie de l’expertise, P (...)

2L’utilisation de la science par le politique pose cependant encore aujourd’hui un certain nombre de questions. Ainsi, la société savante European Sociobiological Society a exhorté ses membres, au cours d’une de ses assemblées plénières annuelles en 1982, à lui rapporter toute utilisation politique qui pourrait être faite des travaux scientifiques2. Cette inquiétude prend aujourd’hui une dimension particulièrement alarmante puisque certains politiques américains et européens puisent dans la recherche en biologie des arguments susceptibles de justifier des politiques discriminatoires à l’égard des minorités3. Il serait cependant incomplet de ne voir dans ce phénomène qu’une variante contemporaine du discours d’autorité utilisé par le bon rhéteur politique pour persuader les foules. Il interroge en effet les démocraties dans leur rapport à la participation citoyenne : dans quelle mesure le recours aux scientifiques et aux experts* par les politiques4 constitue-t-il une entrave à la participation politique du profane* qui se voit contraint de faire un effort d’information, souvent hors de portée, au risque de ne pouvoir participer au débat politique ?

3Selon nous, le recours à la science et à l’expertise scientifique comme mode de légitimation du discours politique relève d’une stratégie de fermeture discursive* visant à empêcher le débat public. Cette tendance s’inscrit dans le cadre théorique de la pensée habermassienne portant sur la clôture systémique du politique, telle qu’il la développe dans La théorie de l’agir communicationnel.

4Cependant, la scientifisation du discours politique ne revêt pas selon nous les aspects de fermeture que décrit Habermas, et l’analyse, en tant qu’exemple, du discours politique sur les essais nucléaires montre que cette clôture normative* fait l’objet de larges critiques au sein de l’espace public*.

Habermas, le savant et le politique

5Selon Habermas, le système politique fait partie des domaines d’action formellement organisés, où les mécanismes de coordination par l’intercompréhension sont remplacés par des médias régulateurs et donc vidés de leur efficacité (Habermas, 1987). Dans les sociétés du capitalisme avancé, affirme-t-il, le système politique et administratif est différencié des autres composantes du monde vécu. Celui-ci fonctionnerait à la limite sans aucune référence normative, sans nécessité de légitimation de la part du monde vécu.

6Il reste que, rappelle Habermas, aucun régime démocratique ne peut, au moins officiellement, se passer de la reconnaissance de sa propre légitimité sous peine de se renier. Il est donc amené à soutenir une position théorique particulièrement ambiguë : le politique relève bien d’un fonctionnement systémique, mais la nécessité persiste d’un ancrage dans le « monde vécu » des normes sur lesquelles se base l’action politique, faute de quoi, et c’est sa conclusion, nous entrons dans une ère de crise permanente de légitimité.

  • 5 Pour un exemple de « scientifisation » du discours de la presse : voir Hallin, D. C, « The American (...)
  • 6 Il n’est, bien entendu, pas le seul...

7Selon Habermas, les conséquences de la systémisation du politique sont la rationalisation et la technicisation de la sphère politique. La multiplication des procédures de consultation, des jugements d’experts, des formules d’incantation juridique, etc. éloigne progressivement le citoyen du politique et opacifie les relations de légitimation (Habermas, 1997a, b). L’action instrumentale et stratégique, devenue modèle de l’action systémique, s’exprime dans les discours politiques par la mise en valeur des dimensions techniques et stratégiques des problèmes abordés5. Le recours à l’expertise scientifique et technique est devenu un nouveau mode de légitimation du discours politique6 qui joue sur une conception positiviste de la science. De la sorte, le citoyen se trouve de facto exclu du processus décisionnel et, plus grave, du débat public, du fait de son incapacité à contrer un jugement d’expert. Le discours politique n’en reste pas moins légitimé par l’aura scientifique de laquelle il se pare et sur laquelle le citoyen n’a pas de prise. En résumé, on peut dire que la technicisation du discours politique met en place une légitimité de laquelle le citoyen se trouve de fait, exclu.

  • 7 Une littérature abondante sur le sujet rend compte de la croissance du phénomène de l’expertise dan (...)
  • 8 Memmi, D., « Savants et maîtres à penser », Actes de la recherche en sciences sociales, no 76/77, 1 (...)

8Cette approche est, par ailleurs, largement reprise par une série d’études empiriques* qui mettent en évidence le poids de plus en plus important des scientifiques et des experts au sein de la sphère politique dans le processus décisionnel7. Ainsi, comme le souligne D. Memmi : « La production des normes prétend s’abriter de plus en plus derrière le savoir [...]. Le sage “faiseur de loi”, le juriste, le sociologue ou le psychanalyste s’y voit attribuer publiquement la charge d’élaborer les principes de la régulation à venir. Ce ne serait plus tant la représentation politique d’intérêts sociaux différents que la confrontation équilibrée des savoirs et des disciplines qui est censée conférer aux décisions la valeur de l’universalité et, par là, de légitimité8. » Le transfert de légitimité de l’autorité scientifique vers l’autorité politique qui la consulte facilite bien, selon Habermas, l’accroissement d’efficience* des systèmes dont la complexité nécessite toujours davantage l’intervention de spécialistes. Une conséquence de cette évolution est la clôture normative qu’il opère vis-à-vis du monde vécu : nécessité systémique ou opération stratégique, elle contraint la population à s’en remettre aux analyses des savants consultés par le pouvoir politique.

9Comment peut donc s’organiser empiriquement la légitimation du politique, en particulier si le discours politique technicisé n’invite pas à une participation au débat public, même par leader d’opinion interposé ? Un des inconvénients de la théorie habermassienne réside dans la faiblesse de sa démonstration empirique : on a du mal à imaginer comment, sur le terrain, les citoyens ne tombent pas dans une apathie politique généralisée, vu la difficulté que suppose une participation populaire.

Experts et expertise scientifique dans le discours politique : l’exemple des essais nucléaires

  • 9 Nous avons constitué un corpus contenant la quasi-totalité des articles publiés sur les essais nucl (...)

10Pour illustrer notre point de vue, nous proposons d’aller sur le terrain afin de confronter les analyses habermassiennes sur la légitimation du système politique au discours politique sur les essais nucléaires depuis 19589. On cherchera ainsi à montrer que si l’on peut ainsi bien constater l’émergence relativement récente d’un discours expert en politique, il serait erroné de n’y voir que le phénomène de colonisation du monde vécu par les impératifs de système. La forte dimension stratégique et rhétorique du discours politique fait en effet désormais l’objet d’une dénonciation populaire. Et c’est précisément de ces formes de contestations sporadiques que peuvent émerger une production normative légitimante en laquelle Habermas, semble-t-il, ne croit plus.

L’expert et l’expertise

  • 10 Restier-Melleray, C., « Experts et expertise scientifique, le cas de la France », Revue Française d (...)
  • 11 Telle est du moins la définition idéale.

11On peut caractériser un expert de la façon suivante, en reprenant la définition de C. Restier-Melleray10 : c’est un individu ou un groupe d’individus à qui la légitimité est conférée par une instance d’autorité qui le mandate ; il est choisi en fonction de la compétence qui lui est reconnue (détention d’un savoir et d’un savoir-faire éprouvé) ; il est extérieur à l’instance commanditaire de la mission et indépendant de celle-ci11.

12Déjà constatée au milieu des années soixante-dix dans le domaine de l’énergie nucléaire, le monopole politico-administratif de l’expertise s’observe également dans le nucléaire militaire.

  • 12 Restier-Melleray, C., op. cit., août 1990, p. 558.

13C’est ce qui explique que, pendant longtemps, la population n’a pas exigé des autorités qu’elles fournissent d’autres éléments que des réponses laconiques sur les retombées radioactives autour des sites de tirs expérimentaux. Si l’existence des experts n’est pas un phénomène récent, en revanche leur utilisation comme autorité légitimante du pouvoir prend une dimension importante depuis peu. La prolifération des experts dans le champ politique accompagne en effet le développement de L’État providence : caractéristique des technocraties modernes et des systèmes complexes, leur présence relève de la rationalisation des processus décisionnels en politique (Ewald, 1986). On constate ainsi que la pratique française de l’expertise reste marquée, dans le domaine nucléaire plus qu’ailleurs, par son utilisation exclusive par l’administration et l’exécutif, comme le note C. Restier-Melleray : « Les pouvoirs publics français font appel aux compétences des scientifiques, mais il s’agit pour l’essentiel de recourir aux experts en tant qu’individus et non de mettre en œuvre des procédures (de débats et de confrontations scientifiques) telles qu’elles viennent d’être décrites12. » Ainsi, l’objectif du recours à l’expertise est moins comparable à l’advocacy américaine qui consiste à demander l’engagement officiel de scientifiques pour appuyer une revendication ou une décision politique, que de légitimer après coup cette décision.

  • 13 Ce constat n’est pas nouveau, et nous n’insisterons pas. On pourra consulter Barret-Kriegel, B., L’ (...)
  • 14 En particulier les missions Tazieff de 1982, Atkinson de 1983 et Cousteau de 1987.

14L’expertise technique, en particulier en France, reste l’apanage de grands corps d’ingénieurs, très intégrés au processus décisionnel, rarement personnellement nommés, et consultés à chaque grand choix technico-industriel13. Toutes les expertises scientifiques réalisées à la demande des deux derniers présidents de la République se sont ainsi déroulées dans des conditions de non-transparence, selon des procédures mal définies, dans des délais très brefs14.

Le masque de l’expertise : la construction d’une légitimité scientifique

15En ce qui concerne les essais nucléaires, on peut noter que le recours à l’expertise et à la science comme mode de légitimation apparaît lorsque s’effritent les autres ressources légitimantes du pouvoir politique.

16Un double événement accélère à partir de cette date la tendance au recours à l’expertise : en 1987, les États-Unis abandonnent officiellement leur projet d’Initiative de Défense Stratégique et les négociations pour l’option zéro et double zéro sont entamées entre les deux grands. Par ailleurs, les rumeurs qui courent depuis 1981 sur l’existence de fissures dans l’atoll, causées par la multiplication des tirs souterrains, prennent de l’ampleur. La presse s’en fait désormais l’écho ouvertement. Le ministre de la Défense en convient, mais tient à rassurer les populations : il renvoie l’analyse des conséquences des fissures à des spécialistes accrédités, tout en consentant néanmoins à faire réaliser une troisième expertise sur les lieux : elle est dirigée par le Commandant Cousteau.

17La mission Cousteau est autorisée à assister à un essai.

  • 15 Mission scientifique de la Calypso sur le site d’expérimentations nucléaires de Mururoa, Fondation (...)
  • 16 « Radioactivité, essais nucléaires, le droit de savoir », Revue d’information du CRII-RAD 3, octobr (...)

18L’explosion a eu lieu le 21 juin 1987 et la Calypso pénètre dans le lagon dès le lendemain pour y prélever de l’eau, des sédiments et du plancton. Mais, comme il sera noté dans le rapport (non publié par les autorités officielles) : « Au cours de la mission, des prélèvements d’échantillons d’eau, de sédiments et de plancton ont été autorisés en dehors des zones les plus actives qui avaient été contaminées par les tirs atmosphériques sur barge et ballon15. » Les analyses révèlent la présence d’iode 131 : cette contamination ne peut être attribuée qu’à une émission récente, puisque la période radioactive de l’iode 131 n’est que de huit jours : il y a donc fuite. Ces informations ne sont pas publiées et Cousteau, deux ans plus tard, s’enflamme : « À la suite de notre enquête sur Mururoa, nous avons obtenu la promesse que les données purement biologiques, géologiques et géographiques seraient enfin dégagées du tampon du secret-défense et publiées. Nous attendons encore.... Pourquoi ces falsifications, ces retards, ces censures16 ?»

  • 17 Le Monde, 12 novembre 1988.

19L’utilisation des résultats est ainsi limitée aux contenus positifs qu’ils peuvent renfermer, se protégeant par ailleurs derrière la notoriété des personnes ayant effectué l’expertise. On peut ainsi lire, chose étonnante, dans Le Monde que « le Commandant Cousteau est convaincu de l’innocuité* des essais nucléaires de la France en Polynésie [...] que les traces de césium 131 sont négligeables17

  • 18 Le Monde, le 21 mai 1990.

20Cette évolution dans l’argumentation du discours politique s’explique d’autant mieux que l’opposition aux essais est essentiellement d’origine associative et dans la mouvance écologiste : les principaux griefs, que sont les dangers de la pollution radioactive et l’existence de fissures au sein de l’atoll, ne relèvent pas du débat politique, mais bien de constatations scientifiques. En choisissant un tel terrain, les associations de lutte contre les essais participent au glissement thématique de l’argumentation et se voient elles-mêmes enfermées dans un domaine auquel elles ne peuvent jamais avoir accès totalement, pour cause de secret-défense. Cette rétention d’information ne filtre toutefois pas jusqu’au public puisque les expertises réalisées sont couvertes par un discours politique d’ouverture à la science et aux spécialistes de tous bords. Ainsi, F. Mitterrand, dans un discours prononcé en 1990 en Polynésie certifie que « l’on a bien organisé ce que l’on appelle une opération de transparence, et on a bien fait. On a ouvert les portes pour que les spécialistes de l’environnement, en particulier, puissent apprécier véritablement l’effet des essais nucléaires [...] il faut que ceux qui en ont la compétence puissent s’informer [...]. Les précautions prises sont multiples, la question de la santé publique et de l’environnement n’est plus posée. Si elle se posait, nous ouvririons l’information au maximum18 ». Forts de la transparence affichée – à partir de cette date, les essais sont annoncés à l’avance par le gouvernement et non plus après coup par les Néo-Zélandais qui les détectent – et des résultats ambigus des expertises – mais utilisés comme autant de preuves de l’innocuité des essais –, les choix des Premiers ministres successifs sont couverts par une forte légitimité scientifique qui comprend, d’une part, l’égalité d’accès à l’information et, d’autre part, la publication des résultats. En effet, l’atoll est largement ouvert aux journalistes, qui viennent effectuer des plongées et des mesures : la large diffusion des résultats « scientifiques » convainc l’opinion.

  • 19 Le Monde, 14 juin 1995.

21La reprise des essais par le nouveau président J. Chirac après le moratoire décidé par F. Mitterrand, est sujet à bien davantage de controverses du fait du ralliement de toute la gauche à l’arrêt des essais. Le nouveau chef de l’État fait directement appel aux experts du CEA pour justifier sa décision au point que ceux-ci apparaissent comme les véritables décideurs aux yeux des journalistes. La querelle qui s’installe en France contraint le gouvernement à faire appel aux autorités scientifiques avec une vigueur renforcée. Le 13 juin 1995, en annonçant sa décision, J. Chirac affirme que « les essais n’ont strictement aucune conséquence écologique, [...] des missions l’ont montré dans le passé et tout organisme compétent pourra le constater19 ».

22Pourtant, aucune mission n’est autorisée à se rendre à Mururoa et les seuls experts consultés sont les mêmes que ceux qui avaient déjà remis un rapport à É. Balladur, lors de son passage à Matignon.

  • 20 Le Monde, 8 juin 1995.

23Cette domination des experts dans le débat national qui s’ouvre est largement dénoncée par la gauche : « Il faut savoir résister à la pression des experts et des technocrates [...] être chef de l’État c’est aussi savoir dire “non” à des experts qui poussent toujours dans le mauvais sens20. » On entre alors dans une période de querelle de spécialistes, inégale pourtant puisque des autorités indépendantes ne sont pas amenées à se prononcer officiellement.

Critique des experts et revendications démocratiques

  • 21 Le Monde, 24 août 1995.

24Sur un plan plus théorique, nous en déduisons que la sphère politique met en place des structures qui permettent une politique prolongée, non soumise aux aléas des revendications des populations. La nécessité de participation démocratique oblige cependant le président et son gouvernement à élaborer des stratégies argumentaires créatrices de consensus. Cependant, en s’engageant sur le terrain de la transparence, ces derniers entrent dans une logique de confrontation propre à la controverse scientifique qui ne peut pas s’accommoder de secrets, de rétention d’information et de contraintes militaires. La mobilisation importante suscitée lors de la dernière campagne de tir se solde pourtant par un relatif recul du président de la République : non seulement, le nombre de tirs est finalement diminué, mais, gravement mis en cause pour la trop grande prééminence accordée aux jugements d’expertise, il en vient à avancer un autre type d’argument, celui de la sécurité européenne. Jamais évoqué avant le mois de juillet 1995, l’idée qu’une dissuasion française efficace pourrait constituer un élément important d’une défense européenne surprend et ne convainc pas. Ainsi, F. Duve, député du Bundestag et président de la Commission des Droits de l’Homme à l’OESCE, exprime sa perplexité : « Européaniser la force de frappe ? Alain Juppé alors qu’il était ministre des Affaires étrangères, avait évoqué, au mois de janvier 1995, la possibilité de soumettre à concertation la composante nucléaire. M. Chirac, a rayé d’un trait de plume cette option par sa décision solitaire21

25On retiendra pour terminer l’échec des deux stratégies argumentaires développées par le pouvoir politique. La première voulait pallier l’ouverture à la discussion, puis clore la polémique qui s’enclenche, en enfermant le discours politique dans les arguments d’une forte technicité : la légitimation de la décision par l’expertise scientifique et technique empêche la tenue d’un véritable débat, dans le sens habermassien du terme. Cette position est d’autant plus cynique qu’elle s’accompagne de l’affirmation d’une ouverture et d’une transparence de l’État sans précédent, comme si l’information donnée au public – et on sait à quel point elle fut incomplète, voire tronquée – allait permettre à tous de se faire une opinion. Il ne s’agit pas bien sûr ici de prendre position pour ou contre les essais nucléaires, mais seulement de noter que les conditions d’un débat ne peuvent pas être réunies à partir du moment où toutes les questions politiques fondamentales sont évacuées au profit de dimensions techniques qui échappent à la compréhension populaire. On a pu constater que la position technicisante extrême du gouvernement lors de la polémique sur la reprise des essais nucléaires a conduit à l’impasse. Les revendications démocratiques des contestataires se sont donc avérées plus puissantes que les velléités de clôture normative du pouvoir politique.

26La seconde stratégie permet, après le désaveu des arguments d’ordre technique, un retour du débat politique ; elle échoue également à cause de son caractère tardif et visiblement opportuniste. Il faut néanmoins reconnaître que, malgré cela, les essais nucléaires ont bien eu lieu et que donc le système politique a fonctionné, faisant prévaloir les positions du système sur celles de la société civile. Est-ce à dire que la polémique est sans effet sur le système et que celui-ci empêche toute expression normative ? Nous ne le pensons pas : preuve en est que le gouvernement a dû, tout de même, renoncer à deux essais nucléaires sur les huit initialement prévus (et les dix demandés par les experts).

27Il reste que, dans un contexte où le système politique fonctionne désormais de façon relativement fermée, le seul recours disponible du monde vécu reste le conflit et la négociation, comme le montre le grand débat de l’été 1995. Il faut y voir un signe de vitalité démocratique et concevoir les rapports entre système et monde vécu sous cet angle. Là où Habermas conçoit des interactions systémiques, il est plus adapté d’imaginer de nouveaux modes de médiation* du conflit.

Bibliographie

Références bibliographiques

Breton, P., L’argumentation dans la communication, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 1996.

Ewald, F., L’État-Providence, Paris, Fayard, 1986.

GerstlÉ, J., La communication politique, Paris, PUF, coll. « Que Sais-je ? », 2e édition 1993.

Habermas, J., La théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard, 1987.
Droit et démocratie, Paris, NRF essais, 1997a.
Droit et Morale, Paris, Seuil, 1997b.

Perelman, C., Traité de l’argumentation, la nouvelle rhétorique, Bruxelles, Édition de l’Institut de sociologie de l’Université Libre, 1970 (2e éd.).

Notes

1 Cet article s’inspire largement du travail de thèse effectué par l’auteure et qui a pour titre « La communication en politique entre système et monde vécu ou comment appréhender la légitimité dans les sociétés contemporaines ? », Thèse soutenue à l’Université du Mirail à Toulouse le 10 janvier 1997.

2 Silberman, L, « Sociobiology and Sociopolitics », Social Science Information, vol. 34, no 1, 1995, p. 79-86.

3 Falger, V. S. E., « Biology as a Scientific Argument in Political Debates : a European Illustration », Social Science Information, vol. 34, no 2, 1995, p. 321-332.

4 Les deux ne sont pas exclusifs l’un de l’autre. Cf. Trépors, J.-Y., La sociologie de l’expertise, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1996.

5 Pour un exemple de « scientifisation » du discours de la presse : voir Hallin, D. C, « The American News Media : a Critical Theory Perspective », in Forester J. (dir.), Criticaltheory and Public Life, Cambridge, The MIT Press, 1988.

6 Il n’est, bien entendu, pas le seul...

7 Une littérature abondante sur le sujet rend compte de la croissance du phénomène de l’expertise dans la prise de décision politique.

8 Memmi, D., « Savants et maîtres à penser », Actes de la recherche en sciences sociales, no 76/77, 1989, p. 82.

9 Nous avons constitué un corpus contenant la quasi-totalité des articles publiés sur les essais nucléaires en France dans Le Monde et Le Figaro, depuis 1958 ainsi que l’ensemble des discours d’investiture des Premiers ministres depuis 1974, date à laquelle cette procédure devient une tradition parlementaire.

10 Restier-Melleray, C., « Experts et expertise scientifique, le cas de la France », Revue Française de science politique, août 1990, p. 512.

11 Telle est du moins la définition idéale.

12 Restier-Melleray, C., op. cit., août 1990, p. 558.

13 Ce constat n’est pas nouveau, et nous n’insisterons pas. On pourra consulter Barret-Kriegel, B., L’État et la démocratie, Paris, La Documentation française, 1985, p. 16 sq. Rouban L., L’État et la science ; Schinn, T., Savoir scientifique et pouvoir social. L’École polytechnique, 1794-1914, Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences Politiques, 1980 ; Bourdieu, P., Noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, 1989 ; Les experts sont formels : controverses scientifiques et décisions politique dans le domaine de l’environnement, Colloque international d’Arc et Senans, 11-13 septembre 1989.

14 En particulier les missions Tazieff de 1982, Atkinson de 1983 et Cousteau de 1987.

15 Mission scientifique de la Calypso sur le site d’expérimentations nucléaires de Mururoa, Fondation Cousteau, novembre 1988, p. 43.

16 « Radioactivité, essais nucléaires, le droit de savoir », Revue d’information du CRII-RAD 3, octobre 1995, p. 18.

17 Le Monde, 12 novembre 1988.

18 Le Monde, le 21 mai 1990.

19 Le Monde, 14 juin 1995.

20 Le Monde, 8 juin 1995.

21 Le Monde, 24 août 1995.

Auteur

Professeur en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Technologie de Compiègne. Elle y dirige le mineur « Communication des connaissances technologiques », qui rassemble des enseignements portant à la fois sur la communication scientifique, la démocratie technique et le débat public. Membre de plusieurs commissions particulières de débat public, elle a particulièrement analysé certains des dispositifs numériques mis en œuvre par ces dernières.

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