1Le commerce équitable est un système de solidarité concrète entre les consommateurs du Nord et les producteurs du Sud. Les acteurs du Nord s’engagent à acheter aux producteurs du Sud leurs produits à un « prix juste » tenant compte des coûts réels de production, en limitant le plus possible les intermédiaires de la commercialisation et en assurant des relations de longue durée. Les producteurs du Sud s’engagent à organiser le travail de production de manière démocratique, en respectant des conditions environnementales et sociales, en contribuant à la mise en place de projets d’intérêt collectif au niveau local.

2Depuis plus de cinquante ans, ces pratiques répondent à deux soucis conjoints : d’une part, le souci des producteurs du Sud d’être acteurs de leur propre développement et, d’autre part, le souci des consommateurs du Nord de pouvoir acheter des produits éthiques. Ainsi, une multiplicité d’acteurs mobilisent, autour d’un projet commun, des pratiques qui ont pour vocation de montrer la faisabilité et la viabilité d’une démarche commerciale répondant à des logiques attentives aux valeurs démocratiques, solidaires et de justice sociale, aussi bien au Nord qu’au Sud.

3Ce chapitre aborde les enjeux du commerce équitable à partir de son histoire, des acteurs qui y participent et des questionnements qu’il engendre. Ceci en le situant dans le cadre plus large de la mondialisation* économique.

Historique et ampleur du phénomène : les acteurs et les critères

4L’histoire du commerce équitable commence en Hollande où, en 1959, une association catholique se spécialise dans l’importation de produits en provenance des pays en développement, vendus par correspondance via les églises et les réseaux tiers-mondistes. Quelques années plus tard, en 1964, des représentants des pays du Sud lancent un cri d’alarme à la conférence de la CNUCED* à l’égard des politiques d’aide au développement des pays du Nord. Ils sollicitent ces derniers pour qu’ils remplacent les aides financières ponctuelles et de court terme par de réelles politiques commerciales avec les pays en développement : « Trade, not aid ». Sur ces idées initiales se sont ensuite greffées d’autres préoccupations portées par des mouvements proches : les environnementalistes et les mouvements pour les Droits de l’Homme. Les uns ont mis en avant l’attention pour l’impact environnemental et les cultures biologiques et les autres ont contribué à développer des dynamiques concernant l’organisation du travail, le rôle des femmes, la démocratie.

Les structures du commerce équitable

5La première expérience hollandaise de vente directe de produits artisanaux du Sud dans un World Shop remonte à 1969 dans une ville néerlandaise. Elle connaîtra un grand succès et donnera lieu à la création d’autres boutiques en Europe. Dès 1973, le café Indio Solidaritätskaffe est importé du Guatemala et ses ventes dépassent celles des articles artisanaux, le commerce s’élargit ainsi aux matières premières. Ces deux types de produits caractériseront par la suite le commerce équitable.

6Dans dix-huit pays européens, on trouve aujourd’hui plus de 3 000 « magasins du monde », qui sont les points de distribution chargés de la vente des produits équitables et qui sont gérés par des bénévoles ou par des salariés. Leur spécificité est que, outre des points de vente, ils sont des lieux privilégiés d’information et de sensibilisation : les produits affichent leur origine (modes et lieux de production) ainsi que le parcours jusqu’au consommateur. Les « magasins du monde » ont, dans ce but, un rôle majeur. Ils sont le dernier intermédiaire entre le produit et le consommateur et ils ont donc la responsabilité de faire jouer au produit un rôle d’ambassadeur. Ainsi, tous les produits vendus sont des produits-projets (Irer, 1997). Cela correspond à un souci de transparence, mais aussi à la volonté de « raconter l’histoire » de chaque produit et de ses producteurs.

7L’importation au Nord des produits du commerce équitable est assurée par de multiples centrales d’achat (ATO*, Alternative Trading Organisations). Les ATOs collaborent directement avec les producteurs du Sud, pour la mise en place des productions et pour le montage des projets. Elles informent les producteurs sur le fonctionnement des marchés internationaux et les consommateurs sur les évolutions des projets locaux. Les centrales s’occupent du suivi des contacts de longue durée avec les producteurs (études de marché, améliorations des productions, évaluation des projets de développement, etc.), et vérifient le respect des engagements sociaux et environnementaux. En Europe il y a plus de cent centrales d’achat, dont les principales sont réunies dans l’European Fair Trade Association, (EFTA*) créée en 1990.

8Compte tenu des nouvelles préoccupations citoyennes concernant l’environnement et les conditions de production dans les pays en développement, ainsi qu’en raison de l’envergure prise par le mouvement, une réflexion est enclenchée sur la nécessité d’élargir la distribution et de mettre les produits du commerce équitable à la disposition de tous les consommateurs par le biais de la grande distribution. C’est ainsi que naît, en 1988, aux Pays-Bas, le premier « label » des produits du commerce équitable : Max Havelaar. D’autres seront créés ailleurs en Europe et, depuis 1997, l’ensemble de ces organisations est réuni sous le nom de FLO* Fair trade Labelling Organisations. Les organisations imposent le respect d’un cahier des charges ainsi que le paiement d’une redevance aux importateurs du Nord qui veulent apposer le label fair trade sur leurs produits. Les produits ainsi labellisés peuvent être vendus dans les grandes surfaces.

Les critères et les règles communes

9Pour affirmer et préserver l’unité du mouvement, des règles régissent la production, la distribution et la commercialisation (labellisation et vente) des produits. Tous les acteurs, au Nord comme au Sud, s’engagent à respecter les critères établis, pour permettre la durabilité de cette expérience.

10En ce qui concerne les critères de sélection des producteurs du commerce équitable, les référents locaux sont, en général, des coopératives de travailleurs, des associations, des groupes familiaux ou communautaires, des organisations non gouvernementales (ONG*). Très souvent, il s’agit de groupes de femmes ou de sujets socialement exclus. Leur dimension est variable, des groupes avec des milliers de travailleurs et des usines avec une dizaine d’ouvriers jusqu’aux petits groupes qui travaillent à domicile (Cies et Coop, 2000). Ces producteurs s’engagent à mettre en place une organisation du travail qui se fonde sur le respect de conditions démocratiques de participation aux décisions concernant la production, la destination des gains et le montage des projets locaux.

11Les acteurs du commerce équitable s’engagent à renverser la logique de l’échange inégal et introduisent une variable éthique pour la définition du prix. Ainsi, un Fair Trade Premium est assuré, c’est-à-dire un plus que le commerce équitable paie sur le prix d’origine des produits pour donner aux producteurs de quoi vivre au-dessus du seuil de pauvreté et de quoi réinvestir pour des projets locaux. Selon la même perspective, les centrales d’achat essayent de garantir de meilleures rémunérations aux producteurs, des marges pour des projets locaux solidaires, des pré investissements pour permettre de financer le démarrage de nouvelles activités ou pour l’introduction de nouvelles productions, notamment bio.

L’amorce d’un espace public international

12Les pratiques du commerce équitable participent à l’amorce d’un espace public* international autour des questions de la consommation et des modes d’organisation du commerce. La progression du commerce équitable dans la dernière décennie est due à l’essor d’une consommation plus critique et engagée (Pleyers, 2011). Elle intègre le fait qu’il ne s’agit pas seulement d’un acte pour les autres, mais avec les autres. Chaque acteur contribuant, de sa place, à un changement sur le long terme.

13Certes l’impact de ce type de commerce est modeste sur le plan quantitatif mais il est surtout qualitatif en termes de sensibilisation et de revendication. En effet, l’intérêt que les consommateurs portent aux questions éthiques soulevées par le commerce équitable a une grande importance, car les effets s’étendent bien au-delà des produits équitables. Cela génère chez le consommateur une prise de conscience de la pression qu’il peut faire sur les agents du commerce international et sur leurs choix de production, de distribution et de vente.

L’impact sur le marché conventionnel

14Pour satisfaire les exigences éthiques des consommateurs, éveillés par l’impact des campagnes de sensibilisation, les multinationales ont dû faire des efforts pour intégrer des clauses sociales et environnementales. Aux États-Unis des entreprises comme Nike ou Coca-Cola ont été déstabilisées par la pression des consommateurs s’opposant à leurs politiques sociales dans leur entreprise ou chez leurs sous-traitants étrangers (discriminations raciales, travail des enfants). Des campagnes de sensibilisation ont contribué à donner aux consommateurs les instruments pour prendre acte de leur droit de revendication aussi bien auprès des grandes marques qu’à l’égard de certaines institutions nationales et internationales. Les campagnes de sensibilisation « Jubilé 2000 pour l’élimination de la dette », « De l’éthique sur l’étiquette », « Made in Dignity », ainsi que d’autres, ont posé aux institutions des questions négligées auparavant. L’information a joué, ainsi, un rôle fondamental de responsabilisation et a activé une très vaste zone de « résistance sociale » (Perna, 1998). Une réalisation concrète de ce changement au niveau institutionnel est la Résolution A4-198/98, approuvée par le Parlement européen en 1998. Elle a le mérite de reconnaître au commerce équitable une place dans la politique de coopération au développement de l’Union européenne. Elle a eu un effet levier sur l’engagement direct de certains États membres, dont la France, dans la mise en place de dispositions nationales visant le soutien du commerce équitable. Dans ce sens, nombre d’administrations et de collectivités locales ont aujourd’hui choisi de le promouvoir, soit par des clauses lui accordant une place dans les marchés publics soit par des actes symboliques comme la consommation de café équitable, qui en est le produit symbole. À un échelon plus large, l’objectif est de réussir à porter un nouveau regard sur les échanges internationaux et les modes de consommation.

L’impact sur le développement local au Sud

15Parallèlement à ces évolutions au Nord, certains pas sont franchis dans les pays du Sud, notamment en ce qui concerne les modes de production, l’établissement des prix à la vente, la valorisation des traditions et le développement local. Ainsi, certains producteurs arrivent à améliorer leurs conditions de vie et celles de leurs familles. Et cela ne passe pas inaperçu au niveau communautaire. L’effet d’imitation est très important et mobilise d’autres producteurs pour agir dans le même sens ou pour revendiquer les mêmes conditions de travail ou de rémunération que celles pratiquées par le commerce équitable. En effet, l’écart avec les rapports commerciaux usuels est assez important. Rappelons que le prix auquel la production est achetée ne couvre pas toujours ses coûts réels et le producteur ne touche qu’une faible partie du prix de vente sur les marchés occidentaux. Pour le café, par exemple : 87 % du prix payé pour un paquet restent dans les circuits commerciaux du Nord, les 13 % restant reviennent au Sud, dont 10 % pour les intermédiaires et seulement 3 ou 4 % sont destinés aux producteurs.

16De plus, les fluctuations constantes des prix des matières premières, l’exploitation de la main d’œuvre ainsi que le rôle des intermédiaires des échanges commerciaux, engendrent des cercles vicieux. L’appauvrissement limite les pouvoirs de négociation des producteurs du Sud et détermine le sous-développement, par manque d’investissement local : « Les producteurs ne gagnent pas beaucoup, non pas à cause des prix bas du marché, mais au contraire, les produits ont des prix bas car les producteurs sont très mal payés1. »

17En général, les acquis sociaux des travailleurs des organisations du commerce équitable observés apportent des avantages à la communauté. En effet, bien que les effets soient très variables en fonction de la taille et de la typologie de l’organisation, les travailleurs participent davantage à la gestion de l’entreprise et au développement social de leur communauté. Ils ont, par ailleurs, des salaires plus convenables, ils sont plus syndiqués et les droits de la femme sont mieux respectés. Ces acquis ne doivent cependant pas faire oublier les incertitudes pesant sur le devenir de ces expériences.

Les enjeux pour l’avenir

18Cet espace civique international n’est pas à l’écart d’affrontements et de négociations en son sein. Les acteurs, tout en étant liés par l’objectif commun de coopérer pour le changement de logiques commerciales inégalitaires, sont confrontés à la difficulté de garder une cohérence d’ensemble. Les questionnements se multiplient avec le développement exponentiel du commerce équitable.

Un espace public de confrontation

19Les circuits dans lesquels se place le commerce équitable entrent en relation directe avec les grands flux du commerce international. À l’origine de ce choix, il y a une approche du développement s’appuyant sur le constat suivant : par le biais des échanges internationaux, se joue la croissance économique des pays. Mais pour certains acteurs, ce n’est pas le commerce international qui produit des effets de développement mais plutôt l’activation locale de flux commerciaux autocentrés. Les impacts peuvent ainsi être visibles sur le long terme du fait d’un processus de détachement progressif de la dépendance à l’exportation et donc aux fluctuations de la demande sur les marchés étrangers. Si l’on pense le commerce équitable comme modèle de développement local, les producteurs du Sud sont véritablement les protagonistes de leur développement. Par ailleurs, il est clair que les mêmes critères qui régissent le commerce équitable avec les pays du Sud, doivent s’étendre à certaines réalités productives du Nord, grâce à la synergie entre plusieurs dynamiques solidaires au niveau local : commerce équitable et soutenable, micro-crédit, entreprises sociales et économie solidaire. Cette approche n’est toutefois pas partagée par tous et elle provoque des réticences chez ceux qui conçoivent le commerce équitable dans une optique humanitaire.

Entre militantisme et performance

20D’autres questions se posent par rapport aux possibles évolutions du mouvement. De nombreux acteurs du commerce équitable cherchent à maintenir une dimension associative et militante. Ils sont très attentifs aux campagnes de sensibilisation et cherchent moins à se doter de modèles de commercialisation, pour toucher des publics plus larges. En revanche, d’autres souhaitent un renforcement du marketing, une image de marque commune, la professionnalisation des ventes, des rapports plus directs avec la grande distribution. À l’heure actuelle, ces organisations ont des exigences difficiles à concilier. Elles doivent être attentives aux besoins des producteurs sans pour autant oublier les règles du marché, qui impliquent une adaptation à certains paramètres commerciaux classiques. En effet, l’attrait et la fidélisation de possibles acheteurs passent par des campagnes de sensibilisation, des actions localisées au sein des magasins aussi bien que par des actions de marketing et gestion, des accommodations aux goûts des clients.

21Des multiples positions, aussi justifiées les unes que les autres, témoignent de la difficulté à animer des démarches qui ont pour vocation de produire des changements tangibles. Des interrogations telles que : s’agit-il de permettre aux consommateurs d’acheter de manière critique des produits « socialement propres », ou, prioritairement, d’intervenir pour satisfaire les besoins de producteurs en les aidant à vendre leurs produits tout en respectant leur travail ? Comment répondre à la demande, d’une part, des consommateurs qui veulent un choix plus large et varié de produits et, d’autre part, des producteurs qui exigent une meilleure promotion de leurs produits ? Comment respecter l’authenticité des produits sans nuire à la commercialisation à long terme sur les marchés ? Comment faire pour ne pas céder aux logiques mercantilistes tout en restant une alternative crédible ? Différentes réponses sont possibles car au sein du mouvement existent des logiques d’action contrastées : plutôt commerciale, plutôt politique, plutôt militante, plutôt gestionnaire.

22Ces confrontations internes nous paraissent nécessaires lorsque se dessinent plus clairement les enjeux de ce réseau civique international, rassembleur d’acteurs aussi motivés les uns que les autres à trouver des réponses respectueuses des exigences éthiques de tous, au Nord comme au Sud. Le débat public autour d’un commerce plus juste est à élargir. À l’heure où les crises engendrées par la mondialisation économique perturbent l’ensemble de l’opinion publique, le commerce équitable a l’avantage de bénéficier d’un réseau d’acteurs mobilisés de part et d’autre du globe. Par le biais de son action commerciale alternative, il a réussi à s’approprier un rôle de dénonciation et de veille à l’échelle internationale.