Introduction
p. 5-15
Texte intégral
1Les lieux d’où je viens ont conditionné mon approche économique de l’exploitation, l’ébauche d’une histoire la concernant, et les perspectives que je lui devine. Mais l’histoire racontée n’est-elle pas que « le rêve de l’historien1 » qui dépend lui-même du milieu fréquenté, de l’état des choses et des connaissances à un instant donné ?
2Au sein de mon université, il n’y avait pas de ciné-club mais, c’est bien connu et les enquêtes le prouvent2, les étudiants se rendent souvent au cinéma. En incluant la cinémathèque, je n’ai cependant pas dû voir beau coup plus d’un film par jour, ce qui me laisse une grande part de la production à jamais inconnue. D’ailleurs, je ne pense pas être cinéphile3 : j’aime et j’ai (eu) besoin du cinéma, ce qui n’est pas la même chose. Amoureux, donc. J’y découvrirai que pour d’autres aussi, ce n’était pas la vie qui ressemblait parfois au cinéma, mais que la vraie vie, c’était le cinéma4.
3Dès l’année du baccalauréat, j’avais cherché à me rapprocher des films, et donc, pour moi, des salles. Hormis la critique (mais je ne me souviens pas qu’une seule m’ait conduit à aller voir un film, alors pourquoi vouloir en écrire ?), comment me nourrir de films ? Le hasard des rencontres m’a fourni l’opportunité d’exercer le métier d’opérateur-projectionniste. Donc de voir des films toute la journée mais en me rendant rapidement compte que mes goûts différaient de ceux de la majorité du public. Il me faudrait donc les sélectionner ces films, d’où la nécessité d’avoir une salle qui ne pourra être qu’« art et essai » - plus question de passer « n’importe quoi ». Non par mépris tellement en vogue encore pendant de trop nombreuses années du « commercial », mais je suis persuadé, et cela constitue pour moi une différence fondamentale avec la consommation de films à domicile, qu’il y a un contrat entre le (film de) cinéma et le spectateur. Et je ne souhaitais pas servir d’intermédiaire pour n’importe quel type de contrats, mais uniquement pour ceux que j’avais déjà trouvé important de conclure, pour ceux qui avaient déjà été remplis avec moi.
4Par contrat, je veux dire que le film (par l’entremise de son réalisateur) veut quelque chose de moi, que je puis accepter (ou non, ne serait-ce, d’abord, qu’en n’achetant pas mon ticket). Ce faisant, je le reconnais, un dialogue s’établit, et le cinéma contribue alors à m’humaniser, par ce « jeu profondément civilisé avec l’altérité5 ». Peu importe alors la taille de l’écran, la qualité du son ou des fauteuils6, mais il faut que je donne au moins deux choses pour que le contrat soit valide : du temps, et de l’argent. En revanche, la consommation domestique, longtemps quasi gratuite en apparence, n’impose plus le contrat et me permet de tricher avec le film (je puis me lever, détourner mon attention...), et avec le temps (zapping, arrêt, accélération...). Ce qui lui doit son succès.
5Au cinéma donc, comme en psychanalyse, à chaque séance il faut payer pour voir, et je concevais assez qu’une manière d’exercer mon nouveau métier d’exploitant se pouvait d’être le garant de la bonne exécution du contrat.
6« Dans le cinéma, il y a deux catégories de salles : les seigneurs et les manants. Nous, nous sommes des manants privilégiés », m’avait prévenu mon prédécesseur. Et effectivement, ma salle a toujours joué le rôle d’une poubelle de luxe, c’est-à-dire obtenant les films justes après leur passage dans un grand complexe. Ce qui, en ces temps qui allaient devenir de plus en plus difficiles, n’était pas si mal. Mais cela rend une analyse économique traditionnelle assez dérisoire, sauf à s’intéresser de près au fonctionnement mafieux. Car il est certes possible de se demander comment les entreprises de ce secteur réussissent, quelles tactiques elles ont adoptées, sous quelles contraintes. Toutefois, une telle analyse de leurs performances, de leurs conduites et structures occulte des problèmes fondamentaux historiquement inénarrables car trop liés aux degrés de qualité, fiabilité et transparence des sources de renseignement. Et pour tant, des pratiques illégales et anti-concurrentielles7 ont été et bien qu’atténuées demeurent les principaux outils des réels enjeux de pouvoir : la croissance puis la survie des salles.
7Certes, « la concentration de l’exploitation permet la domination du marché, en éliminant toute concurrence8 », et nous nous trouvons sur un marché non transparent de type oligopolistique. La présence d’un faible nombre de vendeurs (distributeurs) face à un nombre de plus en plus restreint d’acheteurs importants (les circuits d’exploitants) peut être, et a été, étudié, ainsi que leurs dysfonctionnements et perturbations sur le marché. Mais ces études présupposent encore une rationalité des agents économiques, qui défendent au mieux leurs intérêts, et s’ils abusent de leur position dominante, des actions correctrices (juridiques, législatrices...) peuvent être menées. Il en va tout autrement lorsqu’un client important (programmateur de salles) intervient et exerce un chantage auprès d’un fournisseur (distributeur), pour lui interdire de louer un produit-film à un autre exploitant. Non pas parce que ce dernier pourrait économiquement lui nuire en étant sur sa zone de chalandise, mais simplement parce que son comportement, un jour, ailleurs, lui a déplu, ou qu’il se trouve non loin d’une zone qu’il juge historiquement lui appartenir. Dans l’exploitation, ces pratiques ont été hebdomadaires durant (au moins) deux décennies. Cependant, n’ayant pas trouvé de concept de « marché caractériel » ni d’étude sur la féodalité au temps des monopoles, je ne me risquerai pas à l’élaboration d’une histoire passionnelle de l’exploitation, aux visées politiques peut-être pas inintéressantes, mais aux sources incertaines et qui risquerait fort de « manquer de sérieux9 ». C’est peut-être l’une des causes de l’absence de biographie d’exploitants, et de la rareté des mono graphies de salles de cinéma françaises10.
8À l’avoir accueilli et écouté quotidiennement, le public me semble, au plan national, en cette période comme dans les précédentes, prédéterminer le niveau et le mode de l’offre, même si une complexe relation dialectique intervient rapidement. Et, en l’occurrence, qu’il ait été conduit en dix ans à de nouveau diminuer de moitié sa fréquentation en salles a profondément modifié les perceptions et les conduites des acteurs sur ce marché, à commencer par l’élimination définitive du cinquième des établissements. Même si les engagements concernant les ententes rencontrent toujours des » difficultés persistantes de fonctionnement11 », les pratiques se sont, lentement et légèrement, modifiées. Mais peu sous l’effet de la réglementation, la bonne volonté éventuelle des acteurs ou des interventions des autorités publiques via le CNC. Or, une histoire positive, savante et objective ne retiendra que les traces laissées par les acteurs, apparemment d’autant plus intéressantes qu’elles sont quantifiables et clairement repérables. Toutefois, les désillusions hebdomadaires devant des résultats en chute permanente, ou l’impuissance à enrayer un phénomène de désaffection qu’il faut se borner à enregistrer, n’existent nulle part ailleurs que dans l’esprit des professionnels contemporains. La « motivation » échappe donc à l’analyse économique, même s’il lui est possible d’en mesurer (parfois) les effets ; il faut ensuite recourir à l’interprétation, ce qui conduit encore à sortir de son champ.
9Il s’ensuit que, en cet exemple comme en tant d’autres (explication de la baisse de fréquentation, hausse des prix...), la tentation est grande de transformer une logique d’événements qui se succèdent à des moments repérables ou datables, en une logique scientifique explicative, bref de « transformer une consécution de faits en relations causales12 ». J’ai essayé de ne pas y succomber.
10À la croisée de l’art et du commerce, les gens de l’exploitation présentent une hétérogénéité très grande, selon que leur sensibilité - et leurs besoins - penchent vers le premier ou le second terme, avec tous les dosages intermédiaires possibles. La dichotomie, certes un peu réductrice, entre ceux qui ont des idées, des vrais projets mais qui ont beaucoup de mal à les réaliser par incapacité à les faire sortir du monde des idées13, et ceux qui, plus ancrés dans la réalité matérielle, connaissent les lois de l’argent, les jeux de pouvoir, mais les utilisent à des fins souvent égoïstes et parfois critiquables, se retrouve naturellement au sein de l’exploitation. Elle recoupe assez bien d’autres oppositions internes : établissements municipaux/privés, salle de recherche/commerciale, associations régionales d’art et essai/syndicats, défense des salles/des films, exploitants se rendant à Cannes/au congrès de la fédération... Elles aboutissent quel que fois à des affrontements internes dont la stérilité n’a d’égale que la jouissance des uns et des autres à ne pas communiquer, à commencer par leur vécu. À ne pas vouloir diminuer ces divisions qui lui profitent certainement, en bloquant les innovations et les points de vue contradictoires, la poignée de dirigeants que l’on retrouve dans toutes les instances porte cependant une lourde responsabilité quant au devenir de la profession.
11Comme « les faits n’existent pas isolément14 » mais qu’il faut bien délimiter le sujet d’une étude, celle-ci ne portera pas sur la personnalité d’exploitants, mais sur l’exploitation française depuis ses origines. Une chronologie étant en effet possible, une histoire doit pouvoir l’être également. Volontairement, celle que je proposerai ne se référera pas aux films, fonds du commerce de cette profession, aucun d’entre eux n’ayant réelle ment marqué son évolution. Il aurait certes été possible d’établir un lien avec l’évolution du genre cinématographique (durée, esthétique, genre des films...), mais, outre qu’il se serait agi d’un autre travail, présentement ce parallèle aurait été beaucoup plus illustratif que causal.
12Prétendre synthétiser un siècle d’une activité, même sous le seul angle économique, serait évidemment présomptueux, d’autant qu’il s’agit d’un domaine qui, en France et à notre connaissance, n’a jamais été exploré. Ce qui, pour un centenaire, paraît décidément bien curieux. Est-ce du fait de l’infamie portée sur tous les petits commerces, indispensables, mais à qui on ne prête un intérêt que pour l’argent ? Et pourtant, jusque récemment, sans argent pas de films, et sans salles pas de cinéma. Cette cécité durable, sur des métiers jugés moins nobles que ceux de la création « pure », exhale de tels relents idéologiques qu’on ne doit pas s’étonner que leur méconnaissance induise tant d’apriori et de discours convenus à l’égard de cette profession.
13Certes, l’histoire des salles (et/ou de leurs propriétaires) est moins aisée et repérable que celle des films : que de difficultés à qui voudrait établir une fiche technique sur chacune d’entre elles ! Et hors l’aspect architectural, les conséquences visibles en sont effectivement peu repérables. Mais si l’histoire du cinéma est mal aimée, que dire de celle des salles et de leurs directeurs ? Le mépris pour cet objet indigne d’histoire se double d’une crainte (de se salir ?) quand il s’agit non plus d’une proximité, mais de plonger dans le commerce. De toute la filière cinématographique, la branche de l’exploitation est celle qui a subi le plus de critiques, de la part du plus grand nombre de gens15. Son passé douteux de forain, puis d’épicier escroc (tous ont recollé les billets déjà vendus et monté le chauffage avant l’entracte pour vendre leurs esquimaux)16, et enfin de gros commerçant cupide (ne donnant pas leur chance aux films d’auteurs forcément talentueux) ou de boutiquier inculte... tout cela lui colle évidemment un peu à la peau.
14Mais ne serait-ce pas simplement la nécessité, pour cette profession, de prendre l’argent du public qui constitue, d’abord, le fondement de l’imaginaire social la concernant ? À tous ces gens à qui l’on est obligé de montrer, et de leur payer, notre plaisir, ne leur reproche-t-on pas simple ment d’exister et d’avoir besoin d’eux ? Comment des chercheurs sérieux pourraient-ils dès lors s’intéresser aux exploitants ?
15II est par ailleurs inévitable que de nombreux griefs leur soient adressés, voire que la responsabilité du déclin du spectacle en salles leur soit attribué. Mais c’est leur prêter largement plus d’influence qu’ils n’en possèdent sur leur propre marché. S’il n’est pas possible qu’un événement soit saisi « directement et entièrement17 », il convient alors de s’étonner de ce qui semble aller de soi : le regard ne doit pas oublier que sa vue est partielle. J’ai donc essayé d’inverser les lieux les plus communs pour aller voir si leur face occultée méritait vraiment de le rester. En particulier, si les exploitants français ont une part de responsabilité dans leurs actuelles difficultés, elle ne réside peut-être pas dans les griefs traditionnellement portés à leur encontre. En outre, j’essaierai de montrer que leur politique tarifaire a constitué pour eux et le cinéma français la meilleure stratégie de survie possible.
16Pour expliquer les variations de la venue en salles des spectateurs, de par son intimité avec le cinéma, chacun se sent autorisé à livrer son opinion définitive sur les causes de la baisse de fréquentation. D’où le poids des discours convenus, de l’expérience personnelle subjective mal analysée, de la recherche d’un bouc émissaire qui peut se nommer télévision18, ou exploitant, à travers la hausse des prix19 et leur politique mercantile20. Mais en un demi-siècle, aucune explication scientifique n’a été jusqu’à présent élaborée, et ne pourra probablement jamais l’être. Car ce problème sort non seulement du cadre strictement économique, mais j’essaierai de montrer qu’il ne relève ni de la filière cinématographique, ni même de celle de l’audiovisuelle. Et pourtant, l’avenir de l’exploitation y est étroitement lié.
17De l’exploitation, mais pas des exploitants, car leur sort m’apparaît définitivement scellé. À la faveur de la dernière baisse de fréquentation, la montée en puissance des salles fonctionnant hors marché a introduit de nouvelles visions et de nouveaux agents au sein de la profession. Salariés communaux ou associatifs, ce ne sont plus des exploitants liés financièrement au devenir de leur salle. Également, la concentration du secteur signifie le développement d’entreprises nationales, internationales et régionales, plaçant des directeurs salariés interchangeables, employés à l’administration de leurs établissements. S’il faut une fonction de direction à la tête de chaque théâtre cinématographique, ces emplois peuvent être assimilés à la profession de directeur de salle, mais ils ne correspondent plus au métier21 de l’exploitant.
18Derrière une apparente facilité générique, le concept d’exploitant de théâtre cinématographique n’est pas si aisé à éclairer. D’autant moins d’ailleurs que, s’il a su faire parler de lui, cet exploitant a toujours été minoritaire dans la représentation des images animées. Cependant, je le définirai comme étant :
- un commerçant, c’est-à-dire qu’il se situe sur un marché économique (celui des attractions, des loisirs, culturel ou de l’audiovisuel) au sein duquel il garantit une prestation à des clients, en échange d’une rémunération qui le fait vivre. Sont donc exclus ceux qui tirent l’exclusivité de leur revenu d’un autre champ économique (fonctionnaires municipaux...) ;
- louant un espace avec tout le matériel (technique, de confort...) nécessaire ;
- en vue d’une projection sur un écran, qui implique une distance physique et la création d’un certain état, de spectateur ;
- publique, collective et payante, ceux qui ne font pas profession de ce commerce (en raison d’une quasi-gratuité), n’exercent pas le même métier ;
- d’images animées ; le film, support de son commerce, a constitué cette nouvelle profession, la différenciant des autres « exhibiteurs » (forains, artistes...).
19Cette définition, restrictive, indique en creux les champs de la diffusion cinématographique qui ne seront pas explorés : cinéma éducateur, patronages, ciné-clubs, projections scolaires, projections publiques à usage privé ou domestique...
20Les différents savoir-faire des exploitants ont assez peu varié au cours de leur premier siècle d’existence, même s’ils ont dû s’adapter aux évolutions sociologiques et urbaines : choix d’une zone de chalandise adaptée ; maîtrise de l’outil technique et des moyens d’attirer les spectateurs ; négociation de son approvisionnement en films ; et surtout capacité de les sélectionner afin de maximiser, à chaque renouvellement de son pro gramme, la venue des spectateurs. Pour l’exploitant, la salle de cinéma est une source de rentabilité22 et de profit, et il œuvre chaque semaine afin d’optimiser l’adéquation entre son offre (le film) et la demande potentielle (le public).
21Mais, a contrario, en raison du double statut du film - commercial et culturel - l’étude de l’exploitation cinématographique française réintroduit des agents (directeur de salle municipale, bénévole d’association subventionnée...) pour lesquels cette adéquation hebdomadaire ne doit pas se faire prioritairement dans un souci économique, mais dans une exigence respectueuse des œuvres. Ils contribuent, dans leur agrégation avec leurs collègues ayant donc la même profession (diriger une salle de cinéma) mais pas le même métier (d’exploitant), à l’histoire et au maintien de cette activité.
22Afin d’essayer de comprendre la place que pourrait continuer d’occuper dans nos cités le théâtre cinématographique, le présent ouvrage a été divisé en deux parties, chacune d’entre elles accueillant quatre chapitres.
23La première partie est constituée des principaux rappels historiques de la vie économique des salles de cinéma françaises. Pour un événement culturel comme le spectacle cinématographique, il existe certes des dates charnières, mais qui ont été préparées par un avant (plus ou moins long, plus ou moins intense et plus ou moins répandu) et qui seront suivies d’un après. Le vécu de ces périodes - qui s’avèrent être de transition compte, bien entendu, tout autant. S’il est rassurant de se raccrocher à des dates précises, elles doivent être entendues ici comme points de repère commodes, mais en aucun cas comme sas précis, points de rupture absolus entre une époque et une autre.
24Le premier chapitre concerne la mise en place de ce nouveau commerce. L’apparition de cette profession (1889-1909) ayant déjà été large ment traitée par ailleurs23, nous ne nous y attarderons pas, si ce n’est pour souligner combien les acteurs de cette pré-histoire ont fortement influencé le mode de propagation de ce nouveau spectacle. La première décennie du cinématographe coïncide donc avec la phase d’introduction de ce spectacle sur le marché des attractions et des loisirs, et s’achève à la fin de la vente des films et la généralisation de leur location. Cette modification du marché des films correspondait avant tout à une volonté de récupérer des marges sur le produit, ainsi qu’à des tentations monopolistiques (1909-1938), par ailleurs largement répandues dans le monde industriel de l’époque, à commencer par Edison aux États-Unis. La première sous période de la phase de croissance du cinéma en salles sera marquée par la révolution du parlant qui va modifier l’architecture des salles24, et par les tentatives des autorités politiques à s’intéresser de près aux dysfonctionnements du cinéma25.
25Le deuxième chapitre débute avec la Seconde Guerre mondiale qui va constituer la chance de l’exploitation, puisque du strict point de vue de ses intérêts objectifs, la majorité de la corporation a pu se réjouir de l’Occupation (1939-1945). En moins de six mois, le régime de Vichy va faire passer ce secteur d’un libéralisme anarchique à une tutelle économique fortement dirigiste, les mesures les plus importantes étant toujours en vigueur de nos jours.
26L’apogée du commerce (1945-1957) des films en salles sera néanmoins vécu comme une période difficile par leurs principaux bénéficiaires, et c’est durant cette phase de maturité du marché que va commencer à naître l’idée d’un cinéma cher et d’un lien avec la baisse des entrées. Mais dès la fin de la guerre, les comportements et les attentes du consommateur de cinéma ont déjà commencé à se modifier pour d’autres causes, d’abord dans la capitale et sa banlieue.
27Un troisième chapitre étudiera la concentration des structures au sein de l’exploitation. En effet, comme lors de toute période de déclin (1958 1968) dont les causes ont déjà été analysées26 la concurrence va s’exacerber, les entreprises ayant tendance à se regrouper sur un marché qui se rétrécit. Perdant leur monopole de la diffusion des images animées, les exploitants modifient sous la contrainte la manière d’exercer leur métier. Des ententes de programmation se mettent en place, et les multiples salles de quartier vont faire place à quelques quartiers de salles, créant de vastes zones géographiques sans cinéma.
28Dans cette phase de vieillissement du spectacle cinématographique, la chute de fréquentation va marquer une pause d’une douzaine d’années, l’exploitation se redéployant pour passer des salles multiples aux multi-salles (1969-1981), marquant le déclin des mono-salles27. Le fonds de sou tien financier à l’industrie cinématographique va permettre ce passage à la deuxième génération de salles, et favoriser la constitution (1970-1974) de groupes nationaux qui vont procéder à des investissements d’une ampleur jusqu’alors inconnue, passer des accords de programmation et s’assurer rapidement des positions oligopolistiques sur le marché, utilisant des pratiques anticoncurrentielles face aux autres exploitants..
29Mais pour l’exploitation contemporaine (1982-1995), dont les principales structures seront étudiées dans le quatrième chapitre, la fréquentation s’est remise à chuter, marquant la fin d’une spécificité française, faisant disparaître de nombreux secteurs à la marge de l’exploitation classique, laminant sa petite exploitation privée et développant un secteur parapublic.
30La seconde partie s’efforcera de mettre en relief les forces et faiblesses de l’exploitation contemporaine.
31Les dysfonctionnements du marché et le souci d’un meilleur aménage ment du territoire vont pousser l’État français à renforcer son dispositif réglementaire et financier au début des années quatre-vingt (cinquième chapitre). Malgré une réelle volonté initiale, ses efforts et les effets resteront limités, ce que l’examen de l’évolution des fréquentations et exploitations étrangères (sixième chapitre) rend peu surprenant. À la même époque, certains pays industrialisés entamèrent la construction de salles d’un nouveau type : les multiplexes. Cette troisième génération de salles possède plusieurs caractéristiques : un accroissement de l’offre grâce à un nombre d’écrans plus élevé que pour les complexes habituels28 ; une qua lité haut de gamme des équipements29 ; un parking ; la présence de pro duits annexes esthétiquement mis en valeur et permettant de générer un chiffre d’affaires conséquent30... Ces hypermarchés cinématographiques attirent indéniablement de nouveaux spectateurs qui avaient été déçus par les anciennes salles, mais leur succès provoque une désaffection de cinémas se situant sur leur zone de chalandise31.
32La diffusion massive de l’offre de films à domicile a émoussé la curiosité, élevé le niveau d’exigence pour une sortie en salles, changé le regard porté sur le cinéma. La tendance mondiale d’une désappétence du spectacle cinématographique en salles force alors à s’éloigner radicalement de facteurs explicatifs mettant principalement en cause les modalités de l’offre (comme le niveau du prix de places) pour se pencher sur cette mutation de la demande (septième chapitre).
33D’autres métiers sont certes apparus, mais celui d’exploitant s’éclipse. Si plus du quart du parc fonctionne aujourd’hui en dehors des règles du marché, outre l’impact provoqué sur la concurrence, ces interventions durant les années quatre-vingt ont surtout signifié la disparition de la quasi-totalité des petits exploitants privés, qui représentaient jusqu’alors le gros des effectifs de l’exploitation. À l’autre bout de l’échelle, les circuits ont continué leur concentration, et les moyennes et grandes exploitations voient ainsi leur champ économique se rétrécir par leurs deux extrémités, limitant les stratégies possibles de survie qui seront esquissées en un der nier et huitième chapitre.
34En quelques années le film est passé d’un statut d’objet commercial évoquant, à sa manière, les êtres humains et leur monde, à celui d’un pro duit d’appel, en faveur de la publicité dans le cas des diffusions à domicile, pour la restauration légère ou les jeux vidéos dans celui des salles. Cette transformation radicale n’est pas demeurée sans effets sur le produit lui-même, sur sa conception, sa forme ou sa perception. Ces changements s’inscrivent naturellement dans le cadre d’une mutation dépassant largement le cadre strictement cinématographique, et si elle ne pourra être qu’effleurée, il conviendra en revanche de montrer en quoi elle signifie la proche disparition de la totalité de ces commerçants, communément dénommés exploitants de théâtres cinématographiques.
Notes de bas de page
1 G. Duby et Guy Lardreau, Dialogues, Paris, Flammarion, 1980, p. 49.
2 Institut français d’opinion publique (IFOP), « La fréquentation et l’image du cinéma en 1970 », in : Bulletin du CNC, n 126, décembre 1970 ; du Centre d’études des supports de publicité (CESP), « Étude du cinéma en 1973 » et « Le public des salles, 1979 » ; et de la Sofres, « Le public du cinéma et la fréquentation des salles », 1986.
3 « Chaque cinéphile prend un plaisir immense à ce rite masochiste, organisé autour d’une souffrance extatique : sa position face à l’écran [...]. » Jean Douchet, in : Vertigo, n°10, 1993.
4 S. Daney, La Rampe, Paris, Gallimard-Les Cahiers du cinéma, 1983.
5 Serge Daney, Devant la recrudescence des vols de sacs à main, Lyon, Aléas, 1991, p. 258
6 Jusqu’au seuil d’inconfort qui dévie mon regard intérieur. Ce n’est que si le contrat n’est pas rempli que je me retournerai, d’abord sur ce type d’éléments matériels, ensuite peut-être sur la salle, et puis surtout, nous y reviendrons, sur le cinéma en tant qu’art.
7 J.-M. Galabert, médiateur du cinéma, « Premier rapport d’activité », Paris, mai 1984.
8 H. Mercillon, Cinéma et Monopoles, Paris, Armand Colin, 1954, p. 56.
9 Michèle Lagny, De l’histoire du cinéma, Paris, Armand Colin, 1992.
10 Il en existe de partielles, par exemple concernant le Rex et le Gaumont-Palace à Paris. Une autre (Cinéma permanent, de Remo Forlani et J.-C. Bailly, Paris, La Nompareille, 1991) n’a fait que se servir de l’Action-Christine dans une optique plus poétique.
11 Jacques Vistel, médiateur du cinéma, « Rapport d’activité », Paris, septembre 1989.
12 M. Lagny, op. cit., p. 44.
13 Laurent Creton, in : Faire un film... et l’argent ?, actes du colloque, Vaucresson, 5-6 décembre 1992.
14 P. Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1979.
15 On admire les acteurs ; on pardonne aux réalisateurs (ce sont des artistes) ; on méprisait les techniciens et on glose sur certaines catégories aujourd’hui (effets spéciaux..) ; on respecte les producteurs (qui gagnent beaucoup d’argent, mais permettent à tant de talents d’éclore !) ; on ignorait l’existence des distributeurs jusqu’à ce qu’on les accuse de saboter la sortie des (petits, forcément) films.
16 Les Sièges de l’Alcazar, film de Luc Moullet
17 P. Veyne, op.cit., p. 14.
18 G. Sadoul, Le Cinéma français 1890-1962, Paris, Flammarion, 1962 ; J.-P. Jeancolas, Le Cinéma des Français, la Ve République, Paris, Stock-Cinéma, 1979.
19 R. Bonnell, Le Cinéma exploité, Paris, éd. du Seuil, 1978 ; P. Sorlin, European Cinémas, European Societies, New York, London, Routledge, 1991.
20 M. Lagny, op. cit., p. 212.
21 Le métier peut se définir comme un ensemble de compétences et de savoir-faire maîtrisés et articulés, généralement pour s’assurer une position compétitive. Une même profession engendre souvent des pratiques fort dissemblables, et plusieurs entreprises - ou individus peuvent ainsi exercer des métiers distincts au sein d’un même domaine d’activité.
22 En gestion privée, un seuil compris entre 40 000 et 50 000 entrées annuelles est indispensable pour équilibrer les comptes. En 1994, les trois quarts des exploitations ont enregistré moins de 50 000 entrées annuelles, la moitié moins de 20 000.
23 Notamment par : G. Sadoul, Histoire générale du cinéma, t. 1, Denoël, 1977 ; Histoire comparée du cinéma, de J. Deslandes, Casterman, 1968 ; Le Cinéma des origines à nos jours, sous la direction de G. M. Coissac, Éditions du Cygne, 1932 ; Cinématographe, invention du siècle, d’E. Toulet, Gallimard, 1988 ; « Chronologie commentée de l’invention du cinéma », de V. Pinel, in : 1895, 4e trimestre 1992.
24 F. Lacloche, Architectures de cinéma, Éditions du Moniteur, Paris, 1981.
25 Article du député H. Clerc (août 1933), rapport de M. Petsche (juillet 1935), rapport G. De Carmoy (juillet 1936), discours du ministre J. Zay (février 1937)...
26 René Bonnell, Le Cinéma exploité, Paris, Éditions du Seuil, 1978.
27 Représentant 100 % des écrans jusqu’en 1967, la première génération de salles comptera autant d’écrans que la seconde en 1981, pour ne représenter plus que le tiers du parc dix ans plus tard.
28 Au moins 10 écrans. Le plus grand d’Europe, le Kinépolis de Bruxelles en possédant 24.
29 Le son (THX ou Dolby SR) et l’image (grands écrans de plus de 10 m de base) sont irréprochables, les éléments de décoration soignés...
30 En moyenne 7 à 8 francs de consommation bar-confiserie par client, contre 2 à 3 francs pour une salle habituelle. Dans les multiplexes allemands, la marge confiserie est déjà égale à la part exploitant sur le film
31 40 % de spectateurs en moins pour les autres salles de Bruxelles, 37 % à Toulon un an après la construction du premier multiplexe français par Pathé, 45 % au centre-ville de Metz après l’ouverture de celui du groupe Bert...
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