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L'impossible Présidence impériale

 | 
François Vergniolle de Chantal

Conclusion

Du pouvoir d’empêcher

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1Au pays de la Présidence impériale, le Congrès semble invisible. La présidence de G.W. Bush indiquait à nouveau, si besoin en était, que l’Exécutif américain est à même d’imposer ses objectifs, alors que Bush, incapable de rassembler une majorité d’Américains, avait été désigné président par la Cour suprême à l’issue du feuilleton électoral de l’automne 2000. Si un président arrivé au pouvoir dans ces conditions fut néanmoins capable de déclencher en 2003 une « guerre de choix » aux conséquences internationales incalculables, de suspendre les dispositions légales de la justice américaine pour conduire une « guerre contre le terrorisme » et enfin de mener une politique conservatrice sans se soucier de l’opinion de la minorité démocrate, comment peut-on parler d’un contrôle législatif ?

  • 1 R. Scigliano, The Federalist, op. cit., p. 447.

2Le Congrès apparaît comme une institution bien faible face à « l’énergie exécutive » qu’Hamilton, un des Pères Fondateurs de la nation, louait si vivement dans le numéro 70 du Fédéraliste1. Le parcours historique de la nation est souvent découpé par les observateurs en fonction des titulaires de la Présidence, voire des membres de la Cour suprême, mais jamais en fonction du Congrès. Le législatif semble se réduire à une masse inerte au centre du système institutionnel que le président, par ses capacités de leadership, oriente selon son bon plaisir. Dépourvu de tout contrôle politique similaire à celui que les parlements exercent en Europe, le Congrès serait cet éternel boulet que traîne la Présidence.

  • 2 Robert Dahl rappelle en effet que le « Plan de Virginie » qui fut la base de travail initial pour l (...)
  • 3 « The government controls Parliament and not Parliament the government […] ; we live under an elect (...)

3Le modèle parlementaire, que les États-Unis eux-mêmes faillirent adopter lors de la convention fondatrice de Philadelphie en 17872, semblerait bien plus rationnel. Non seulement l’assemblée y contrôle l’Exécutif, mais la souplesse du fonctionnement rend impossibles les blocages qui affectent les institutions américaines. Pourtant le modèle parlementaire n’est en rien une panacée. Si la suprématie du Législatif est assurée puisqu’il détient un droit de vie ou de mort sur l’Exécutif, dans les faits, le résultat est au contraire d’aboutir à une domination complète de l’Exécutif sur le Législatif, en dépit des variations dans les formes institutionnelles. Le même phénomène affecte tous les parlementarismes européens depuis la Seconde Guerre mondiale : l’absence remarquée de toute utilisation de l’arme absolue que constitue le renversement du gouvernement. Ce n’est nulle part plus visible que dans le berceau même du parlementarisme, la Grande-Bretagne : la dernière fois qu’un vote de défiance mena à la démission d’un gouvernement majoritaire aux Communes fut en 1895. Dès 1931, Llyod George affirmait que « [l] e Parlement n’a pas vraiment de contrôle sur l’Exécutif ; c’est une pure fiction ». En 1976, Lord Hailsham (1907-2001) renchérissait en constatant, pour critiquer le gouvernement Labour de James Callaghan : « C’est le gouvernement qui contrôle le Parlement et non pas l’inverse […] ; nous vivons sous une dictature élue qui est théoriquement absolue même si jusqu’à présent elle est tolérable en pratique »3. En France, sous la Ve République, une seule motion de censure a été adoptée, le 5 octobre 1962, renversant le premier gouvernement Pompidou à la suite de la décision du général De Gaulle d’instituer par référendum l’élection du Président de la République au suffrage universel direct. En réponse à cette censure, l’Assemblée fut dissoute par le président. Depuis lors, toutes les motions de censure ont échoué. Cette domination de l’Exécutif a été soulignée maintes fois par la science politique, depuis plusieurs décennies et des deux côtés de l’Atlantique.

4On pourrait alors renvoyer dos-à-dos la version américaine de la séparation des pouvoirs et le parlementarisme si ni l’un ni l’autre n’assurent un contrôle législatif pérenne sur l’Exécutif. C’est pourtant à l’Ouest qu’il y a du nouveau. En dépit de l’impression de puissance que donne la Présidence américaine, elle doit en permanence défendre pied-à-pied ses pouvoirs et ses initiatives. Si elle n’a pas de souci à se faire quant à son existence, de par la séparation des pouvoirs, sa capacité d’action est constamment contestée. Certes, le Congrès en tant qu’institution souffre du dilemme inhérent à toute action collective, celui de la coordination, et ce d’autant plus que la discipline partisane demeure moins développée qu’en Europe. C’est pourquoi les confrontations majeures avec l’Exécutif se firent sur un mode convulsif : il faut une crise aiguë doublée d’un véritable miracle organisationnel pour que le Congrès mette en branle un impeachment. Mais les trois exemples historiques de mises en accusation ne constituent pas des précédents suffisants pour y voir une forme de contrôle législatif. Leur caractère exceptionnel les marginalise presque par définition.

  • 4 Charles de Gaulle, conférence de presse du 31 janvier 1964, in Les grands textes de la pratique con (...)

5En fait, le Congrès exerce son contrôle par le biais d’une myriade de contraintes résultant de l’action de ses commissions et des initiatives individuelles de ses membres. À ce niveau le Congrès est hyperactif ; le zèle des entrepreneurs politiques qui le composent multiplie les obstacles pour la Présidence. Aucun membre de l’Exécutif ne souscrira à l’idée que le Congrès serait passif ou aurait abdiqué ses responsabilités. C’est bien plutôt le « micromanagement » par le Congrès qui fera l’objet des récriminations exécutives. Bien souvent, les présidents, protégés par la séparation des pouvoirs, ne restent en place que pour voir leurs initiatives se déliter à cause de l’activisme de tel ou tel membre du Congrès. Les auditions menées par le Congrès sur les attentats du 11 septembre 2001, ou encore celles portant sur la lutte contre le terrorisme, la torture, et l’entrée en guerre contre l’Irak ont patiemment détricoté les actions de la Présidence et préparé le terrain pour l’arrivée de Barack Obama en 2008. Ce dernier s’est lui aussi rapidement trouvé dans une situation où sa réforme de l’assurance maladie lui échappait. Il n’a pu faire adopter qu’une version édulcorée au prix de contorsions procédurales qui ont déplu aux Républicains. Depuis le retour des Républicains au Congrès en 2010, la présidence Obama a été incapable de faire passer son agenda législatif et a dû se tourner vers des outils administratifs pour gouverner. Le Congrès est parfaitement armé pour exercer un contrôle a posteriori des actions de la Présidence. Mais n’est-ce pas suffisant pour permettre à la Présidence d’agir selon son bon vouloir ? Si le président sait saisir l’occasion au bon moment, pourquoi se soucier des débats et des montagnes de papier produits par une enquête du Congrès ? Si l’on met à part la plus ou moins grande sensibilité du titulaire devant le « Jugement de l’Histoire », la réponse est toute simple : le Congrès peut aussi exercer son contrôle a priori. C’est là que le Sénat intervient, beaucoup plus que la Chambre des Représentants. La concentration des contrôles ex ante à la chambre haute – en clair, la prégnance des procédures minoritaires de blocage – est une contrainte si formidable qu’aucun président ne peut les négliger. Le faire serait toujours à ses risques et périls. La possibilité, pour un sénateur, de bloquer à lui seul une mesure présidentielle est une incitation puissante qui pousse le président à anticiper les objections sénatoriales. Autour du veto sénatorial que constitue le filibuster se noue le même jeu d’anticipations mutuelles qui se pratique pour le veto présidentiel. Tout comme le président, les sénateurs ont appris à brandir ce recours procédural d’une façon positive puisque le filibuster force à inclure les attentes des sénateurs dans une proposition. Et tout comme le veto présidentiel, l’emploi effectif du filibuster est bien souvent un aveu d’échec. Le blocage du système est en effet une façon de reconnaître que les anticipations, en amont, n’ont pas permis d’éviter la confrontation. On mesure là toute la différence qu’il y a entre faire vivre un contre-pouvoir et paralyser l’action gouvernementale. Un contre-pouvoir effectif permet d’aboutir à un compromis. Le blocage est un échec. Il accroît les difficultés du cadre institutionnel et impose un coût très élevé, confirmant une fois de plus le diagnostic en demi-teinte fait par De Gaulle sur des institutions politiques américaines qui, selon lui, ne pouvaient fonctionner que « cahin-caha »4. Le filibuster pourrait ainsi être comparé aux votes minoritaires et au droit d’interpellations faisant chuter les gouvernements des IIIe et IVe Républiques en France. Les élus étant ainsi dotés d’une capacité d’influence redoutable, la souveraineté parlementaire et les idéaux républicains étaient saufs. Mais le prix à payer fut une instabilité gouvernementale endémique. La Ve République se construisit précisément sur l’idée que le prix avait été trop élevé, rétrograda le Législatif au point de lui dénier sa maîtrise de la procédure législative, et fit de la France le régime présidentiel que nous connaissons. Les États-Unis, en revanche, sont encore enferrés dans un désordre législatif qui, de ce côté de l’Atlantique, appartient au passé.

6S’il fallut un changement de régime en France après une succession de crises, la scène américaine apparaît plus tranquille. Le débat porte sur l’estimation des coûts induits par le filibuster et ses métastases. À partir d’un certain seuil, par exemple quand les devoirs constitutionnels du Sénat ne sont plus remplis, ces coûts peuvent devenir insoutenables et déclencher une reprise en main par le Leadership sénatorial, comme ce fut le cas à l’automne 2013. Les sénateurs font face au même risque que le président quand il abuse de ses compétences et que ses « débordements » (overreach) entraînent des réactions des contre-pouvoirs. L’abus procédural peut lui aussi susciter un effet en retour qui compromet les pouvoirs des sénateurs.

  • 5 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Livre IV, chapitre 5 « Du Tribunat », p. 162-164 dans l’é (...)

7Il est donc de l’intérêt du Sénat en tant qu’institution de ne pas réduire son action à un pouvoir de la négative. C’est le jeu des anticipations mutuelles entre les sénateurs et leurs partenaires qui fait du Sénat un contrepouvoir effectif en incluant dans les calculs stratégiques des acteurs la menace, toujours possible, d’un filibuster. La « faculté d’empêcher » ne résume pas le rôle institutionnel du Sénat, même si elle en est la plus visible. Rousseau, dans Du contrat social, consacrait un chapitre au pouvoir des Tribuns de la Rome antique qui, d’une seule formule – « Veto, intercedo », « je m’oppose, j’interviens » – pouvaient, au nom du peuple, empêcher les autres pouvoirs d’agir5. Ces tribuns étaient des magistrats chargés de protéger le peuple de l’oppression des grands, de défendre ses droits et sa liberté contre les entreprises des Consuls. Ils garantissaient ainsi le bon fonctionnement d’ensemble des pouvoirs constituants de la république romaine. À leur image, les sénateurs sont en effet en mesure d’influencer les initiatives de la Présidence et, ce faisant, d’exercer un contrôle a priori sur l’Exécutif. Au total, et à la différence des parlements européens, le Congrès américain peut donc fonctionner comme un redoutable outil de contrôle de l’Exécutif. Il exerce une pression constante, en amont et en aval, sur la moindre tentative présidentielle, tout en demeurant un partenaire de gouvernement pour l’Exécutif. Le constat que W. Bagehot faisait à propos des débats du Congrès – aimablement qualifiés de « prologues sans action » (prologues without a play) – semble dorénavant s’appliquer davantage aux parlements européens. Le Congrès, et tout particulièrement le Sénat, conserve une capacité d’action qui en fait le Législatif le plus puissant au monde.

Notas

1 R. Scigliano, The Federalist, op. cit., p. 447.

2 Robert Dahl rappelle en effet que le « Plan de Virginie » qui fut la base de travail initial pour l’ensemble du débat de la convention proposait que le futur exécutif national soit choisi par l’assemblée. Comme il l’écrit, « [t]he United States came within a hair’s breadth of adopting a kind of parliamentary system », p. 80 in Robert A. Dahl, Pluralist Democracy in the United States : Conflict and Consent, Chicago, Rand McNally and Co., 1967.

3 « The government controls Parliament and not Parliament the government […] ; we live under an elective dictatorship absolute in theory, if hitherto thought tolerable in practice » : Lord Hailsham, « Elective Dictatorship », p. 496-500, Listener, 21 octobre 1976. Souligné par moi. Llyod George (Parliament has really no control over the Executive ; it is a pure fiction) est cité p. 465 in A. Schlesinger, The Imperial Presidency, op. cit.

4 Charles de Gaulle, conférence de presse du 31 janvier 1964, in Les grands textes de la pratique constitutionnelle de la Ve République, textes rassemblés par Didier Mauss, Paris, La Documentation Française, 1998, p. 43.

5 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Livre IV, chapitre 5 « Du Tribunat », p. 162-164 dans l’édition Garnier Flammarion de 2001.

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