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L'impossible Présidence impériale

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François Vergniolle de Chantal

Première partie. À la recherche d'un équilibre républicain : comparaisons franco-américaines

Des républiques sœurs ?

Testo integrale

1Lors des cérémonies officielles, l’argument le plus prévisible des responsables américains et français est de rappeler que les deux « républiques sœurs » nées des convulsions révolutionnaires de la fin du xviiie siècle ne se sont jamais fait la guerre. Et de souligner alors l’affinité profonde qui unirait les deux pays par-delà les brouilles passagères – et toujours superficielles – que constituent l’anti-américanisme français et la francophobie américaine. Comme tous les lieux communs, l’argument repose sur une part de vérité. À l’inverse de tous les autres grands pays européens (Grande-Bretagne, Espagne, Allemagne, Italie), la France est en effet le seul à ne jamais avoir été en conflit armé avec les États-Unis. Mais les « affinités fraternelles » ont sans doute moins à y voir que l’habilité d’un John Adams à éviter d’envenimer la situation pendant la « guerre larvée » (Quasi War) de 1798 ou la prudence pragmatique de Napoléon lorsque, en 1803, il céda aux États-Unis une Louisiane qu’il était de toute façon incapable de gérer. Quelle que soit la raison de l’absence de toute confrontation armée, celle-ci ne signifie pas pour autant que les deux pays se soient ignorés. La France et l’Amérique, du milieu du xviiie aux premières années du xixe, c’est-à-dire pendant les convulsions politiques qui les ont agitées, se sont observées, se sont manipulées, et, au final, créèrent deux modèles républicains destinés à être d’éternels rivaux. Cette imbrication complexe fait de la France et des États-Unis les deux piliers des révolutions des Lumières. Les développements institutionnels de part et d’autre ne se comprennent qu’en référence aux conditions qui ont présidé à la naissance de ces deux modèles républicains, et notamment le jeu d’influence et de perceptions entre les deux pays.

Le temps révolutionnaire : imitations et fascinations

  • 1 Cornelius de Pauw, dans un livre de 1768, Sur les Américains, soutenait ainsi qu’un chien européen (...)

2Avant que ne s’ouvre la période charnière des révolutions atlantiques, les perceptions entre les colonies britanniques en Amérique et la France s’inscrivaient tout simplement dans la rivalité avec la Grande-Bretagne. La guerre « franco-indienne » (French and Indian War), prolongement américain de la guerre de Sept Ans en Europe, confirmait les coloniaux dans leurs craintes : la France était, à l’instar de l’Espagne, une menace. Monarchie catholique, ses territoires – du Québec à la Nouvelle-Orléans – formaient un arc de cercle qui entourait les colonies britanniques et qui était d’autant plus dangereux que les Français bénéficiaient de bonnes relations avec une majorité des tribus indiennes (dont les fameux Hurons). Côté français, les colonies britanniques en Amérique étaient invisibles. Les premiers observateurs français à s’intéresser à l’Amérique du Nord étaient les naturalistes. Ce que l’on a appelé la « querelle du Nouveau Monde », et qui s’apparente plus justement, comme le dit Philippe Roger, à un « procès », fut le fait d’un petit cénacle d’observateurs qui, à partir de récits de seconde main, soulignèrent tous la pauvreté de ce nouveau continent et qui, pour certains, poussèrent leur argument jusqu’à mettre en avant – déjà ! – une « thèse décliniste » selon laquelle tout dépérirait et s’affaiblirait en Amérique1. Les questions politiques restaient secondaires. Dans le meilleur des cas, les spécificités politiques des colonies britanniques étaient abordées dans le cadre de commentaires plus généraux sur la Grande-Bretagne. Ainsi Voltaire, dans ses Lettres philosophiques de 1734, évoque son intérêt pour la gestion de la question religieuse en Grande-Bretagne et mentionne le « premier gouvernement sans prêtres » que constituait alors la Pennsylvanie.

  • 2 R. R. Palmer, The Age of Democratic Revolutions, op. cit., vol. 1, p. 263 : « Seule la France a me (...)
  • 3 La formule est de la Comtesse d’Houdetot (1730-1813) dans un de ses poèmes.

3Avec la fin de la guerre de Sept Ans en 1763 et la montée des troubles dans les colonies à peine deux ans plus tard, la redistribution des enjeux politiques changea la donne. Dans les colonies, la perception de la France resta teintée de méfiance, même si certains, notamment John Adams, commencèrent à voir l’ennemi traditionnel de la Grande-Bretagne comme un allié objectif. Le changement de regard fut néanmoins beaucoup plus sensible en France. Une fois le choc passé de la perte du premier empire colonial français, ces « quelques arpents de neige » suivant l’immortelle description de Voltaire dans son Candide (1759), on assista en effet à une explosion des publications pour analyser les dynamiques politiques à l’œuvre outre-Atlantique. Si la qualité de ces textes est très inégale, oscillant souvent entre le descriptif approximatif et l’idéalisation, il n’en demeure pas moins que cette avalanche de livres est une spécificité française qui n’a pas vraiment d’équivalent dans le reste de l’Europe2. L’abbé Raynal publia ainsi une œuvre majeure en 1770, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, qui connut plusieurs éditions en différentes langues et qui prenait le contrepied des thèses « déclinistes » des naturalistes (qu’il avait initialement soutenues) pour au contraire souligner le potentiel de l’Amérique dans la régénération de l’Europe. Pour un nombre croissant d’auteurs, l’Amérique, avec le début de la guerre d’Indépendance, devenait ce lieu où les idéaux des Lumières étaient en train de se construire. Une perspective que la délégation américaine à Paris, sous la direction de Benjamin Franklin à partir de 1776, n’hésita pas à reprendre afin de présenter le combat américain sous le meilleur jour possible. La popularité de Franklin, ce « législateur d’un monde, et bienfaiteur des deux »3, à la cour est proverbiale. Il réussit à gagner à la cause américaine une partie importante de l’opinion éclairée, en faisant de l’Amérique la fille des Lumières. Il encouragea ainsi la traduction des constitutions américaines en français – ce qui fut fait en 1778 par un aristocrate célèbre, le duc de La Rochefoucauld d’Enville, puis repris par Franklin lui-même pour la seconde édition de 1783. Il conseilla aussi à Mirabeau d’entreprendre son ouvrage sur l’ordre de Cincinnatus. Mais son action à Paris ne se réduisit pas à conforter les élites françaises dans leur fascination pour l’exotisme américain. Dès son arrivée, Franklin encouragea ainsi (notamment par un soutien financier) la publication d’un nouveau journal intitulé Affaires de l’Angleterre et de l’Amérique, qui publia des rapports réguliers sur le déroulement des événements, des textes de responsables américains et des documents officiels.

  • 4 Une évolution assez spectaculaire si l’on se souvient de l’attitude anti-française de Franklin dan (...)

4À partir de 1778, année de l’alliance entre les colonies en lutte et la monarchie française, le phénomène s’accéléra, et ce d’autant plus facilement que le sentiment anti-anglais était plus que jamais vivace. Côté américain, en revanche, la France demeurait un simple contrepoids à l’omnipotence britannique. Dans l’Amérique révolutionnaire, revendiquant pleinement ses idées whig, la France est le pays de la monarchie absolue, où les droits des sujets sont précaires et où l’État est organiquement lié au « papisme » dont la Glorieuse Révolution avait libéré l’Angleterre et ses colonies un siècle auparavant ; le brillant de la cour de Versailles n’était que le masque de la corruption. Lui-même porteur de ces préjugés, Franklin, tout comme un nombre grandissant de responsables américains, eut néanmoins suffisamment de réalisme pour comprendre tout l’intérêt de la participation française. Il plaida auprès du roi et de son ministre, le Comte de Vergennes (1719-1787), la cause d’une alliance dirigée contre la Grande-Bretagne, qu’il s’agirait de réduire en la privant de ses colonies, et il fit ainsi miroiter aux yeux des responsables français un avenir de puissance, ce qui les conduisit d’abord à la neutralité, puis à l’engagement actif4.

  • 5 Mably et John Adams s’étaient rencontrés en 1782 lors des négociations de paix. B. Manin traite de (...)
  • 6 Brissot était un enthousiaste de l’expérience américaine, mais dont l’exubérance et l’arrivisme su (...)
  • 7 D. Lacorne, L’invention de la république, op. cit., p. 18.

5L’important travail de « communication » mené par Franklin lors de son séjour à Paris eut des conséquences immédiates sur la teneur du débat public en France. La première synthèse sur les événements américains, Abrégé de la révolution de l’Amérique angloise, écrite par Paul-Ulric du Buisson, parut l’année de l’alliance. Elle fut suivie de six autres jusqu’en 1787, en particulier celle de l’abbé Raynal, Révolution de l’Amérique (1781). Les participants français à la guerre d’Indépendance furent aussi une source de témoignages dont l’impact n’est pas à négliger. Il s’agissait en effet le plus souvent d’aristocrates de vieille noblesse que Louis XVI avait envoyés. Parmi ces anciens combattants de la guerre d’Indépendance, on trouve par exemple le comte Mathieu de Montmorency, Pierre Samuel Dupont de Nemours, le duc de La Rochefoucauld d’Enville, mais aussi le marquis de Lafayette, le vicomte de Noailles (qui proposa la fin des privilèges et des droits seigneuriaux le 4 août 1789), le marquis de Ségur, le marquis de Chastellux (qui rédigea ses Voyages en Amérique en 1785), le comte de Rochambeau, ou encore les frères de Lameth (Théodore, Charles et Alexandre). Plusieurs grands noms se lancèrent également dans le genre de l’essai. Ainsi l’abbé Mably rendit publique sa correspondance avec John Adams sous le titre d’Observations sur le gouvernement et les loix des États-Unis d’Amérique (1787), ce qui fut la défense la plus explicite des thèses du gouvernement mixte5 ; Mirabeau, qui publia ses Considérations sur l’ordre de Cincinnatus la même année ; Condorcet, qui écrivit en 1786 De l’influence de la Révolution d’Amérique sur l’Europe, et Brissot, avec De la France et des États-Unis l’année suivante6. À partir de 1785, avec le départ de Franklin, la délégation américaine à Paris ne resta pas inactive pour autant. Jefferson, moins populaire que son prédécesseur, plus distant, et surtout en poste après la conclusion de la guerre, chercha d’abord à corriger les erreurs de la perception française des États-Unis et notamment à combattre les restes de la thèse « décliniste ». Rédigées sur la demande de François Barbé-Marbois, un membre de la délégation française à Philadelphie, ses Notes sur la Virginie (qui parurent d’abord en français, traduites par l’Abbé Morellet, en 1785, avant d’être publiées à Londres en 1787) doivent se comprendre ainsi ; de même, lorsqu’un ami de Virginie, immigré de Toscane en 1773, Philip Mazzei, vint le rejoindre à Paris, Jefferson réussit à le convaincre de rédiger un ouvrage pour contrer les idées les plus extravagantes d’un Raynal ainsi que les thèses favorables au gouvernement mixte d’un Mably. Jefferson avait à Paris un agenda double : nationaliste d’une part, et républicain d’autre part. Ses objectifs furent atteints une première fois en 1788 avec la publication de Recherches historiques et politiques sur les États-Unis en rien moins que quatre volumes. Jefferson travailla aussi avec Jean-Nicolas Demeunier pour rédiger les articles sur l’Amérique dont celui-ci s’occupait pour l’Encyclopédie méthodique (quatre volumes publiés entre 1784 et 1788). En fin de compte, le plus célèbre de ces pamphlets des années 1780 est sans doute celui qui fut rédigé sans la tutelle, plus ou moins forte, d’un Américain à Paris. De nos jours, seules demeurent en effet comme une référence Les Lettres d’un cultivateur américain par Hector St John de Crèvecœur, traduites en français par l’auteur en 1784. Tous ces ouvrages et ces récits vantaient plus ou moins l’expérience américaine, tout comme de nombreux clubs et sociétés américanophiles. Ainsi, et comme le constate Denis Lacorne, « les Français n’ignorèrent pas l’expérience américaine »7.

  • 8 Lettre de Turgot à monsieur Price, 22 mars 1778. Turgot avait écrit cette lettre après avoir lu se (...)
  • 9 Il ne faisait que reprendre et développer des thèses déjà contenues dans son pamphlet de 1776 Thou (...)

6Ce fut pourtant un ouvrage publié en Grande-Bretagne qui s’invita avec fracas dans le débat « américaniste ». Le révérend Richard Price, un philosophe anglais, mathématicien et économiste, grand admirateur de l’indépendance américaine, publia en 1784 un ouvrage intitulé Observations on the Importance of the American Revolution and the Means of Making It a Benefit to the World – et traduit en français la même année – en annexe duquel il inséra une lettre que Turgot, le second contrôleur des finances de Louis XVI, ami et protecteur de Condorcet et de Dupont de Nemours, lui avait adressée au tout début du printemps 17788. Turgot y évoquait sa méfiance vis-à-vis des constitutions américaines, car il les trouvait encore trop marquées par l’influence anglaise : « Je ne suis point content, je l’avoue, des Constitutions qui ont été rédigées jusqu’à présent par les différents États américains. […] Je vois dans le plus grand nombre l’imitation sans objet des usages de l’Angleterre […] On s’occupe de balancer ces différents pouvoirs ; comme si cet équilibre de forces, qu’on a pu croire nécessaire pour balancer l’énorme prépondérance de la Royauté, pouvait être de quelque usage dans des Républiques fondées sur l’égalité de tous les citoyens ; et comme si tout ce qui établit différents corps n’était pas source de divisions. En voulant prévenir des dangers chimériques, on en fait naître de réels ». La critique était acerbe et ne laissa pas insensible un des leaders de la révolution américaine, John Adams. Lui-même chaud partisan de la « balance des pouvoirs » et d’un certain équilibre entre les institutions, il publia en 1787 et en 1788, en réponse à la publication de la lettre de Turgot par Richard Price, un imposant traité en trois volumes pour défendre non seulement les principes d’équilibre institutionnel, mais, plus précisément, ce qu’il considérait comme « sa » Constitution du Massachusetts – car l’Assemblée de l’État l’avait sollicité pour rédiger un projet. La Constitution du Massachusetts de 1780, à l’inverse de celle de la Pennsylvanie, considérée par beaucoup comme la plus républicaine de l’époque, reposait sur une conception « mixte » du pouvoir où chaque institution pouvait bloquer l’action des autres et tempérer les excès éventuels. Dans cette Defence of the Constitutions of Government of the United States John Adams défendait donc la nécessité d’un Législatif bicaméral ainsi qu’un gouverneur doté des outils institutionnels nécessaires, comme un veto, pour faire face à la chambre basse9. Cet opus, qui fut le livre de chevet de bien des conventionnels à Philadelphie, eut des conséquences bien différentes sur les constituants français lorsque, cinq ans plus tard, il fut enfin traduit.

7L’avalanche de publications françaises sur les États-Unis indépendants avant les débuts de la Révolution illustre les enjeux de pouvoir et les manipulations réciproques. Aussi bien côté américain que côté français, la littérature américanophile était instrumentalisée par les uns et les autres pour atteindre des objectifs bien précis. Ainsi Jefferson et Adams avaient des intentions bien différentes et des conceptions divergentes sur l’avenir des États-Unis. S’ils se retrouvaient, par réflexe nationaliste, pour évacuer les thèses « déclinistes » si présentes en France, ils défendaient des modèles politiques opposés que leur engagement ultérieur auprès des Républicains (pour Jefferson) et des Fédéralistes (pour Adams) ne fit que confirmer. De même, côté français, les républiques américaines devinrent un élément clé du discours public car chaque camp y puisait des arguments pour conforter son point de vue. L’expérience américaine était un précédent qui légitimait l’entreprise des constituants, mais eux-mêmes étaient convaincus que la France allait bien au-delà de ce qui se faisait en Amérique.

  • 10 Marcel Gauchet, « droits de l’homme », in François Furet, Mona Ozouf, Dictionnaire critique de la (...)
  • 11 La démission collective de Lord North et de ses ministres en 1782, suite à son échec de la guerre (...)
  • 12 L’adage souvent cité de l’abbé Sieyès, ce que les Français ont de plus proche de Thomas Paine, est (...)

8Lorsque les États Généraux se réunirent à Versailles en mai 1789, le débat autour des républiques américaines, dans le prolongement des années précédentes, fut donc passionné : « non seulement le modèle américain est dans toutes les têtes, mais c’est par rapport à lui que les constituants français se posent et se pensent »10. L’engouement intellectuel ne se démentait pas. Dans les premiers mois, le débat se structura autour de deux pôles opposés : d’une part la Constitution du Massachusetts de 1780, pour sa modération et son gouvernement mixte, et d’autre part, la Constitution de Pennsylvanie de 1776, donnant plus de pouvoir direct au peuple, moins influencée par la Grande-Bretagne et surtout attribuée – à tort – à Benjamin Franklin, qui n’avait fait que participer à sa rédaction. Dès le départ, il n’y avait donc pas d’unanimité dans la perception française de « la » référence américaine. Ce qui fascinait en revanche tous les admirateurs des républiques américaines – le plus souvent des aristocrates de vieille noblesse – était l’exemplarité des nouvelles constitutions. Pour eux, dans la lignée des écrits des années 1780, les républiques américaines dans leur ensemble, modérées ou pas, offraient ce terrain fascinant – et prometteur – où les idées nouvelles, celles des Lumières, étaient mises en pratique. C’était donc en Amérique que les théories éclairées qui avaient circulé sur le Vieux Continent seraient en train de se réaliser. Par ailleurs, les États-Unis innovaient en préférant la République. Au contraire de la Grande-Bretagne, ils offraient le spectacle d’un pays qui faisait preuve d’un volontarisme rationaliste pour construire de nouvelles institutions capables de protéger une société égalitaire. Ce « constructivisme » des Américains exerçait une attraction certaine sur quelques membres parmi les plus influents de la Constituante. Que le peuple puisse de lui-même se doter d’une Constitution était au cœur de cette séduction exercée par les républiques américaines en France. Le terme de « convention » passa d’ailleurs en français – et dans l’histoire nationale – à partir de l’exemple de la convention de Philadelphie et de ses antécédents. À cette fascination moderne pour la lointaine Amérique répondait la vieille tradition anglomane. Les plus modérés de la Constituante, les futurs « monarchiens », étaient favorables à la voie britannique, dont le savant équilibre des pouvoirs, résultat d’une lente sédimentation institutionnelle remontant au Moyen Âge, serait pour eux sans doute plus respectueux de la tradition monarchique française. Le gouvernement mixte à l’anglaise était ainsi une référence majeure pour les plus centristes. Il concurrençait d’autant plus les constitutions américaines que pour beaucoup, celles-ci n’en étaient qu’un dérivé artificiel et fragile, à l’instar de celle du Massachusetts. Au milieu du xviiie siècle, l’Angleterre avait incarné pour beaucoup d’intellectuels – de Montesquieu à Voltaire – la liberté politique, de sorte qu’au tout début de la Constituante, certains modérés n’avaient pas hésité à traduire en propositions concrètes leurs sympathies pour les institutions d’outre-Manche. L’anglomanie était une réalité aussi forte que la fascination pour l’expérience américaine. À l’époque, l’ouvrage d’un Genevois, Jean-Louis de Lolme, avait d’ailleurs connu un véritable succès en vantant les mérites de la constitution anglaise et plus précisément l’action positive du monarque. Sa Constitution d’Angleterre ou État du gouvernement anglais comparé avec la forme républicaine et avec les autres monarchies d’Europe (publié à Amsterdam en 1771) fut rééditée de nombreuses fois en France, au point de conférer à l’auteur une réputation à l’égale d’un autre Genevois, Rousseau. Mais la fascination pour la Grande-Bretagne suscitait aussi de très fortes oppositions et l’évolution possible vers ce que nous appelons maintenant le parlementarisme n’était, à quelques exceptions près, comme Mirabeau, pas comprise ou était perçue comme trop fragile11. Beaucoup de constituants français voyaient dans les institutions britanniques un système archaïque, voire immoral du fait de ses caractéristiques aristocratiques – le bicamérisme par exemple12 – et d’une corruption électorale généralisée.

  • 13 Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers-Etat, Paris, Flammarion, 1988 (éd. orig. 1789), p. 113. Jacques-Pie (...)
  • 14 Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers-Etat, ibidem, p. 115 et 116, note 1.

9Les débuts de la période révolutionnaire étant caractérisés par ce jeu complexe de manipulations réciproques et d’illusions mutuelles, où se croisaient références étrangères et impératifs politiques, toute généralisation devient dès lors difficile. On peut, en revanche, identifier un glissement intellectuel et sémantique pendant les premières années de la Révolution française – jusqu’à la proclamation de la République en 1792 – qui conduisit, sous la pression des événements, à évacuer les références étrangères pour mieux les dépasser. Pour la France en pleine fièvre révolutionnaire l’enjeu est vite devenu d’extirper toute possibilité de retour d’une quelconque forme d’aristocratie et ce faisant, de tourner le dos à toutes les expériences passées et extérieures, ouvrant ainsi la voie à la spécificité du développement politique national. Dès 1789, Sieyès mettait en garde contre « l’esprit d’imitation » qui n’est « pas propre à nous bien conduire ». Brissot écrira en 1791, « nous avons aussi conquis notre liberté. Il ne s’agit donc pas d’apprendre des Américains la manière de la conquérir ; mais il faut apprendre d’eux le secret de la conserver »13. Sieyès rejetait en bloc la référence britannique et ce qu’il considérait être ses excroissances américaines. Pour lui, il ne faisait aucun doute que les constitutions américaines étaient encore bien trop proches du modèle anglais. Le défi pour les constituants français était alors de dépasser à la fois la Grande-Bretagne et les nouveaux États américains afin d’aller plus loin sur la voie d’un républicanisme « authentique » dépourvu de toute trace d’aristocratie. Dans son fameux pamphlet de 1789, Qu’est-ce-que le Tiers-Etat ?, Sieyès avait des mots durs vis-à-vis de l’Angleterre dont il assimilait la constitution à un « monument de superstitions gothiques » produit « du hasard et des circonstances bien plus que des lumières » ; il y décrivait la « balance des pouvoirs », censée résumer l’esprit de la constitution anglaise, comme une « lutte de gladiateurs » absurde entre le Législatif et l’Exécutif14.

  • 15 L’ouvrage fut envoyé à Jefferson à Paris. Déjà échaudé par le texte de l’abbé Mably, Observations (...)
  • 16 Dans une lettre du 2 juin 1787 que Benjamin Rush écrit à Richard Price, il explique que « [l] e li (...)
  • 17 La pensée politique des anti-fédéralistes a été très bien étudiée au cours des dernières années. P (...)

10C’est dans ce contexte que circula en 1789 la traduction d’un ouvrage américain qui, oublié aux États-Unis, eut des conséquences politiques sensibles à ce stade du débat français. John Stevens, un riche propriétaire du New Jersey, avait publié en 1787 à Philadelphie un pamphlet signé d’un « New Jersey Farmer » et intitulé Observations on Government, including some Animadversations on Mr. Adams ’Defence and on Mr. De Lolme’s Constitution of England. Cet ouvrage était une critique en règle de la position de John Adams telle qu’exprimée dans ses Thoughts on Governement (1776) et sa Defence of the Constitutions of the United States15. Il y rejetait le « gouvernement mixte » à l’anglaise, notamment le bicamérisme, exprimant ainsi une opinion qui serait au cœur de l’opposition « anti-fédéraliste » au projet de Constitution lors des débats de ratification aux États-Unis. En France, cette prise de position en faveur d’un républicanisme exigeant, strict, donnait des armes aux partisans de l’abolition des ordres et des privilèges. Si la Defence of the Constitutions de John Adams eut un poids non-négligeable sur les conventionnels de Philadelphie lors du long été de 178716, en France, beaucoup de membres de la Constituante eurent d’abord l’occasion de se familiariser avec les Observations on Government signée d’un simple New Jersey Farmer. Ainsi, les constituants français lurent entre 1789 et 1791, à un moment crucial de leur histoire politique, une réfutation des thèses de John Adams avant même d’avoir pu en prendre véritablement connaissance. Lorsque la Defence of the Constitutions fut enfin traduite en français, en 1792, son argument fut perçu comme une justification de l’ancien ordre aristocratique, jetant ainsi le doute sur la notion même de « gouvernement mixte ». Sur ce point, il existe un parallèle évident entre cette évolution en France et la critique, aux États-Unis, menée par les anti-fédéralistes contre le projet de Constitution17. Pour eux aussi, le savant dosage d’équilibre entre les pouvoirs défendu par les partisans de la Constitution n’était rien d’autre qu’un masque pour justifier la domination des élites et revenir sur les conquêtes républicaines de la guerre d’Indépendance. La symétrie du débat public, au moment de la révolution, entre la France et les États-Unis, apparaît très tôt, avec ce chassé-croisé autour de l’œuvre de John Adams.

  • 18 La phrase complète est : « […] l’ancienneté d’une loi ne prouve autre chose, sinon qu’elle est anc (...)
  • 19 On lira à ce propos l’article « Constitution » par Keith M. Baker dans le Dictionnaire critique de (...)
  • 20 Par exemple, les délégués étaient unanimes dans leur choix de George Washington comme premier prés (...)
  • 21 Ainsi de la controverse entre l’Allemand G. Jellinek et E. Boutmy au début du xxe siècle. Avec com (...)

11L’effet conjoint de la circulation de Observations on Government et de la Defence fut de radicaliser les positions sur la scène française. Si les anglophiles monarchiens virent dans le travail de John Adams une confirmation du statut prééminent de la constitution anglaise, ils n’étaient déjà plus crédibles aux yeux d’une majorité de leurs collègues, non seulement au sein de la Constituante, mais plus encore dans la Convention. Quant aux républiques américaines, seule trouvait grâce la Constitution de Pennsylvanie, celle qui était le plus évidemment en rupture avec l’héritage britannique. Les débats de la Constituante furent donc caractérisés par des références ponctuelles, mais fréquentes, aux républiques américaines – avec un hommage de plus en plus vibrant à la Pennsylvanie – et un effacement graduel du modèle britannique. Comme l’a fameusement déclaré Rabaut Saint-Étienne à la Constituante, « notre histoire n’est pas notre code », scellant ainsi le rejet de l’anglomanie pendant la Révolution18. Mais cet hommage récurrent aux précédents américains perdit en substance ce qu’il gagna en régularité et en visibilité. Au final, les constituants français ne reprirent rien des républiques américaines – y compris de Pennsylvanie – mis à part des principes généraux qui étaient discutés des deux côtés de l’Atlantique – et de la Manche – depuis plusieurs décennies. Les constituants rédigèrent puis adoptèrent une « Constitution » en 1791 – le terme perd à ce moment sa signification traditionnelle pour adopter le sens américain19 – qui reprenait certes les catégories d’outre-Atlantique, c’est-à-dire qu’elle reposait sur la limitation et la séparation des pouvoirs, mais qui différait fondamentalement des précédents américains au niveau de leur articulation. De plus, la Constituante, première assemblée de l’histoire française, n’avait que peu de points communs avec la convention américaine de Philadelphie qui s’était tenue en 1787. Non seulement celle-ci rassemblait un faible nombre de personnes, tenues au secret le plus strict pendant quelques semaines, mais surtout, la tâche de ses membres était beaucoup plus simple en ce qu’ils n’avaient pas à rompre avec dix siècles de monarchie. La séparation de la Grande-Bretagne avait déjà été accomplie par la guerre d’Indépendance. Leur tâche était donc essentiellement institutionnelle et constitutionnelle. Elle fut d’autant plus aisée que leurs divisions étaient bien moindres que celles des élus français20. Au total, les constituants français dessinèrent une voie spécifiquement nationale dont les emprunts à l’extérieur, et notamment aux républiques américaines, sont superficiels. La prégnance de la référence américaine dans le débat français, un thème dont l’histoire est déjà ancienne21, est bien évidemment au cœur de la relation qu’entretiennent les deux républiques révolutionnaires, mais se décline sur le mode de la fierté nationale, ce qui complique l’analyse. En fonction de l’horizon temporel dans lequel on s’inscrit, on peut apporter deux types de réponse, mais sans revenir sur l’originalité de la voie française par rapport aux événements américains. Le temps long incite à voir la révolution américaine comme une mise en œuvre des débats européens qui ont fait les Lumières, à l’instar de la Révolution française. Les deux événements révolutionnaires sont ici sur un pied d’égalité. En revanche, à plus court terme, dans le cycle des événements de la décennie 1780, les expériences américaines étant chronologiquement antérieures aux soubresauts révolutionnaires français, elles devinrent un précédent précieux pour les constituants français en leur permettant de renforcer leur légitimité.

  • 22 Voir sur ce point la deuxième partie de l’ouvrage de P. Roger, L’ennemi américain, op. cit., « Le (...)

12Qu’en est-il de la perception des événements français côté américain ? Si la multiplication des références américaines en France alla de pair avec une perte de substance, le développement fut inverse aux États-Unis. Très vite, la France révolutionnaire ne fut plus une source d’inspiration pour les Américains et la simple mention des événements français devint anathème. De 1778, date de l’alliance, à 1793, date de la rupture entre les deux pays, on ne peut qu’être frappé par la dégradation spectaculaire du regard américain sur la France. Contrepoids essentiel à la toute-puissance britannique, la France, lorsqu’elle entra dans la Révolution, devint l’objet d’une division politique très vive aux États-Unis entre Fédéralistes, méfiants vis-à-vis des excès révolutionnaires, et Républicains francophiles, favorables à la Révolution. Derrière le débat sur la conduite à tenir vis-à-vis de la Révolution française, l’enjeu était à nouveau la proximité plus ou moins grande avec la Grande-Bretagne. Les Républicains, sous la conduite de Jefferson, échouèrent à imposer leur volonté de rapprochement avec la France révolutionnaire. G. Washington, en 1793, déclara unilatéralement la neutralité des États-Unis, mettant ainsi un terme à l’alliance de la guerre d’Indépendance et permettant la signature d’un Traité avec la Grande-Bretagne l’année suivante. À l’occasion de la rupture révolutionnaire, la perception américaine de la France renoua avec des préjugés hérités du whiggisme : sa révolution, tout comme sa monarchie, se veut absolue et ce faisant, elle bafoue sans hésiter les libertés individuelles qu’elle prétend défendre. L’hystérie anti-française des Fédéralistes les plus conservateurs (High Federalists) après la Terreur et surtout à la fin des années 1790 fut le premier épisode d’une tradition francophobe qui facilita un rapprochement rapide avec la Grande-Bretagne. Si la monarchie française avait pu être un contrepoids, la France révolutionnaire, en revanche, fut l’objet d’un rejet viscéral par la droite américaine. Il y a là un vrai contraste avec la perception française de l’Amérique qui, au contraire, demeura intellectuelle, voire spéculative. La révolution américaine n’a jamais donné naissance à un clivage au sein de l’opinion publique française qui soit équivalent à l’intense polarisation américaine des années 1790 autour de la Révolution française. De Voltaire à Raymond Aron, en passant par Tocqueville, la perception française des États-Unis est conditionnée par celle des élites culturelles. À l’inverse des pays européens qui ont envoyé des centaines de milliers, voire des millions, d’immigrants et où « l’oncle d’Amérique » peut correspondre à une réalité familiale, rien de ceci n’est vrai en France sur une vaste échelle. Le « Rêve américain » y est resté une formule creuse sur laquelle les beaux esprits nationaux exercent volontiers leur lucidité voire leur cynisme. Ce faisant, l’image de l’Amérique en France a été l’objet de biais et de distorsions, notamment idéologiques après la Seconde Guerre mondiale, qui révèlent moins une quelconque réalité américaine que les phantasmes de leurs auteurs22.

Les deux universalismes

  • 23 P. Higonnet, Sister Republics, op. cit., p. 1.
  • 24 Les historiens et les sociologues ont certes démontré depuis très longtemps les limites de cette l (...)
  • 25 On peut noter ici que la Constitution fédérale de 1787 a eu peu d’influence dans les débats frança (...)

13Si la Révolution française a construit une troisième voie entre la Grande-Bretagne et les États-Unis en se proposant de dépasser les accomplissements américain et britannique, elle n’en reste pas moins liée davantage au précédent d’outre-Atlantique. Le parallèle entre les révolutions américaine et française se joue au moins à deux niveaux. D’abord les événements en eux-mêmes : les mêmes individus se sont trouvés plus ou moins impliqués dans l’action. Benjamin Franklin et Thomas Jefferson, mais aussi le marquis de Lafayette, surnommé le « héros de deux mondes », Thomas Paine, auteur de Common Sense en 1776, et député à la Convention en 1792, Gouverneur Morris, un acteur essentiel de la convention de Philadelphie qui fut aussi délégué à Paris pendant la Terreur (entre 1792 et 1794), Jœl Barlow, un diplomate à Paris de 1788 à 1792, le comte de Saint Simon, qui combattit au côté des « insurgents » américains etc. Mais il y a un second niveau, celui des principes politiques, et là aussi, le parallèle est frappant. Les deux révolutions sont en effet l’incarnation des mêmes idéaux : la souveraineté populaire, la nation, les droits de l’homme, la représentation politique, la méfiance vis-à-vis de toute religion officielle, en bref, et pour s’en tenir à une appréciation globale, ce que le sens commun actuel entend par république23. Elles partagent aussi une volonté commune de construire un ordre politique neuf, à tout le moins si l’on s’en tient à un strict point de vue constitutionnel : au « We The People » qui ouvre la Constitution de 1787 répondent les actions de la Constituante et de la Convention françaises au nom de la nation24. Les débats atlantiques autour de l’adoption d’une Déclaration des Droits illustrent ce point. En France, ce fut le marquis de Lafayette qui, le premier, présenta à la Constituante un projet de déclaration universelle des droits en bonne et due forme le 11 juillet 1789, sur les conseils de Thomas Jefferson. À l’inverse de la Magna Carta de 1215 ou du Bill of Rights anglais de 1688, les déclarations des droits n’étaient pas le résultat d’une négociation, d’un contrat ou d’une concession arrachés par certains éléments de la société au pouvoir politique. Elles furent définies indépendamment de tout ordre social existant. De ce point de vue, les révolutions franco-américaines furent une rupture. La déclaration des droits était, en France comme aux États-Unis, à l’origine d’un nouvel ordre, non seulement constitutionnel, mais aussi politique et social25. Il y eut à chaque fois accord entre les positions française et américaine sur un grand principe : la supériorité du droit naturel sur le droit positif et son rôle de précédent absolu. C’est pourquoi les trois premières constitutions françaises, suivant les exemples américains, furent précédées d’une déclaration solennelle, introduite par un préambule.

14La proximité – temporelle et intellectuelle – entre les deux révolutions appelle mécaniquement la rivalité. Si la question de l’influence du précédent américain en France est sans doute un faux débat, celui de l’influence, en retour, de la Révolution française sur la scène politique américaine est bien réel. Dans l’imaginaire commun du tournant des xviiie et xixe siècles, 1789 éclipsa 1776, 1783, 1787 ou 1791… L’imprécision des dates pour situer la révolution américaine parle d’elle-même. La Révolution française a tellement marqué les esprits à l’échelle mondiale que le statut révolutionnaire des événements américains eux-mêmes a été mis en doute. Peut-on parler à leur propos d’une révolution ? N’était-ce pas simplement une lutte coloniale pour l’indépendance ? La naissance des États-Unis était-elle une rupture ou bien, comme le soutenait Burke dès 1790 dans Reflections on the Revolution in France, une « révolution » au sens classique de « retour » vers des principes traditionnels ? Ces questions sont récurrentes depuis plus de deux siècles. Elles ont très tôt donné naissance à une lecture conservatrice de la fondation des États-Unis qui tend à exagérer les différences avec la France.

  • 26 Cité p. 188 in R.R. Palmer, The Age of the Democratic Revolution, vol. 1, op. cit., La traduction (...)
  • 27 Le Fédéraliste no 14, p. 83-85, in Robert Scigliano, The Federalist, New York, The Modern Library, (...)

15En 1800, lorsque John Quincy Adams, fils de John Adams et lui-même futur président, traduisit de l’allemand vers l’anglais le texte de Friedrich von Gentz paru dans le Historisches Journal, Der Ursprung und die Grundsätze der Amerikanischen Revolution, verglichen mit dem Ursprung und den Grundsätzen der Französischen (Sur l’origine et le caractère de la Révolution Américaine, comparés à l’origine et au caractère de la Révolution Française), il écrivit dans sa préface que ce petit ouvrage sauve la révolution américaine en ce qu’il écarte « la honte et le soupçon d’avoir comme origine les mêmes principes que la révolution française » (from the disgraceful imputation of having proceeded from the same principles as the French)26. Dans cette perspective, la Révolution française fut un choc non seulement politique, mais surtout social qui, selon F. von Gentz, était indésirable ; la révolution américaine, en revanche, s’est limitée à des questions politiques et constitutionnelles, sans bouleverser l’ordre social, avec comme objectif de réaffirmer ce que les Américains croyaient être leurs droits traditionnels hérités de la Grande-Bretagne. L’argument repose sur une certaine réalité des perceptions de l’époque, mais il tend à négliger que les Pères Fondateurs américains n’ont pas passé beaucoup de temps à se « construire » des origines. En effet, au fur et à mesure de l’éloignement avec la Grande-Bretagne pendant les années 1770 et 1780, la surenchère révolutionnaire et nationaliste se généralisa. Une fois l’indépendance acquise, le langage politique devint celui de la rupture et de la nouveauté. On ne parlait publiquement que des « libertés américaines » (et non plus anglaises) conquises contre les armées sanguinaires du tyran britannique. Madison lui-même, dans le numéro 14 du Fédéraliste, souligne que les Américains n’ont pas de vénération aveugle pour le passé, et il en fait un motif de gloire27.

  • 28 Richard Kuisel, Le miroir américain, Paris, Lattès, trad. fr. 1996 (éd. orig. 1993).
  • 29 Pierre Rosanvallon, L’État en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, coll. « Points Histoire », (...)
  • 30 Denis Lacorne, « Malentendus multiculturels : France, États-Unis, Canada », p. 119-133, in La dist (...)
  • 31 Pierre Rosanvallon, Le modèle politique français, Paris, Seuil, 2004.
  • 32 Fédéraliste no 10, in R. Scigliano, The Federalist, op. cit., p. 53-61.
  • 33 Ibidem, p. 60.
  • 34 P. Higonnet, Sister Republics, op. cit., p. 272.

16La controverse autour de la nature des révolutions américaine et française, riche en rebondissements et en raffinements, ne change rien au simple constat selon lequel la France et les États-Unis ont, ensemble, ouvert la voie à leur modernité politique. Ce faisant, les deux pays partagent une même aspiration à l’universel. Mais cet élan fondateur commun a trop tendance à créer un faux sentiment de transparence. Si les catégories sont en effet souvent les mêmes de part et d’autre de l’Atlantique, leur contenu est fort différent, voire opposé. Le différentiel de puissance actuel entre les deux pays ne change rien à la nature, fondamentalement narcissique, du lien entre la France et les États-Unis. L’observation de la vie politique et sociale américaine, vue de France, s’apparente à regarder dans un miroir : tout est familier, et pourtant, tout se meut à l’inverse de ce que nous connaissons28. L’inversion symétrique des catégories trouve son origine dans le déroulement des événements révolutionnaires de part et d’autre de l’Atlantique. En France, le ferment contestataire fut d’abord et avant tout social. Les révolutionnaires cherchèrent à instrumentaliser les pouvoirs publics – l’État – pour corriger les inégalités radicales de la société. Il s’agissait de promouvoir l’égalité entre les individus, mais aussi de faire en sorte qu’aucun corps intermédiaire – assimilé à une forme d’aristocratie – ne vienne plus jamais entraver le lien entre le peuple et ses représentants. Cet amalgame entre la critique des privilèges et le rejet de tous les corps intermédiaires a eu des répercussions majeures. Comme le dit Pierre Rosanvallon, l’État en France, à partir de la Révolution, s’est construit – et pensé – comme « l’instituteur du social »29. La suppression brutale de tous les corps intermédiaires avec le décret du 14 juin 1791 (la « loi » Le Chapelier) a eu comme conséquence directe d’ériger l’État en instance de production du social. Il a été amené à combler le vide de sociabilité et le déficit de régulation engendrés par la destruction des anciennes corporations. L’État en France se comprend ainsi comme un acteur décisif du social. Aux États-Unis, le lien entre l’État et la société fut compris de façon inverse. « L’État » a une forme institutionnelle opposée à celle qui domine en France. Les rivalités entre les États (states) et le pouvoir central (d’abord les deux « Continental Congress », puis, à partir de 1787, le « government ») ont abouti à la définition d’un système « fédéral » dans lequel les pouvoirs sont répartis par la Constitution entre deux niveaux de gouvernement, chacun étant suprême dans sa sphère d’action. Sur la scène politique française cette conception ne s’est jamais implantée. Comme l’a fait remarquer Denis Lacorne, la Révolution a ôté toute légitimité à la notion de fédéralisme en idéologisant son contenu. La décentralisation, le partage de la souveraineté, le fédéralisme étaient des notions contraires à l’esprit jacobin, au point même de constituer un « crime » inédit, le « crime du fédéralisme »30. Là comme ailleurs, tout pouvoir local fut assimilé à un reste d’aristocratie et instantanément délégitimé. Les corps intermédiaires sont une maladie dans l’État ; ils sont a priori suspectés de contrarier ou de parasiter l’accès à la généralité. Aux États-Unis, l’État central – fédéral – s’est surimposé aux États fédérés – states – au terme d’un difficile combat politique. Cet État est né dans la suspicion et le rejet. Il évoquait trop la tutelle monarchique britannique que les Américains venaient de rejeter. Il est donc resté un élément étranger à la société civile. Les Américains ont accepté son action comme un arbitre ou un juge, mais la conception française de l’État comme « instituteur du social » est impensable. La société civile aux États-Unis est considérée comme autonome et surtout autosuffisante – ce qui est à rebours de la perception française. L’inversion des rôles respectifs de l’État et de la société civile entre les deux universalismes est au cœur de la fascination mutuelle entretenue par les deux républiques. De là découle une lecture qui oppose terme à terme, et de façon systématique, les deux références française et américaine. À partir du rôle décisif reconnu à l’État, le modèle politique français s’est décliné sur le mode de la généralité, que ce soit comme forme sociale (la recherche de l’unité), comme qualité démocratique (le principe d’immédiateté) ou comme mode de régulation (le culte de la loi)31. La culture politique de la généralité est le noyau du jacobinisme français : la particularité, voilà l’ennemi. Au cœur de cette conception, le rejet initial – révolutionnaire – de toute forme d’aristocratie, qui aboutit à une marginalisation systématique de tout corps intermédiaire ou de tout particularisme qui viendrait entâcher la réconciliation entre l’individu enfin émancipé et l’État qui en est le garant. Ce rejet compulsif des « corporations » dans la culture révolutionnaire française vient en écho aux méfiances exprimées par Madison contre les « factions » dans le numéro 10 du Fédéraliste32. Il reconnaît dans ce texte classique de la philosophie politique que lesdites « factions » – synonymes d’intérêts particuliers – sont décriées par tous, car elles capturent le bien commun et le détournent. À l’instar du discours révolutionnaire français, la question des groupes intermédiaires – entre l’État et les citoyens – était donc bien présente en Amérique. Mais alors que Le Chapelier interdit l’expression de ces groupes, la solution américaine fut d’en favoriser le développement afin qu’ils s’annulent les uns les autres. La « grande république » américaine avait trouvé une solution au problème classique du détournement de la liberté républicaine par des intérêts minoritaires. Au lieu de restreindre le champ d’application du républicanisme à des petites sociétés homogènes, il était possible – et souhaitable – « d’étendre la sphère » de la république afin que la diversité des factions les neutralise. Cette extension constitue même une garantie pour la pérennité du républicanisme : « Si l’on étend la sphère sociale afin qu’elle comprenne une plus grande variété de partis et d’intérêts différents, il devient moins probable qu’une majorité ait un motif commun pour violer les droits des autres citoyens »33. De ce point de vue, Le Chapelier et Madison partageaient les mêmes objectifs, mais, face à un problème similaire, ils apportèrent des réponses opposées. Le républicanisme se décline depuis lors dans une version moniste – française – ou pluraliste – américaine. Comme le constate Patrice Higonnet, « [l]es traditions politiques française et américaine sont peut-être les deux faces d’une même pièce »34.

17Depuis leur moment fondateur commun à la fin du xviiie siècle, les deux républiques ont suivi des chemins distincts, chacune revendiquant un modèle universel qu’elle ne rechigne pas à imposer le cas échéant. Des « républiques sœurs » instituées par Bonaparte en Italie du Nord à la démocratisation forcée de l’Irak par les Américains, en passant par leur interventionnisme constant en Amérique du Sud, la logique fut la même : imposer par les armes un « modèle » de liberté. La France et les États-Unis partagent ce trait singulier qui lie leur impérialisme et une sorte « d’éducation politique » à la liberté, le plus souvent pour le plus grand malheur des pays qui en sont l’objet. Leur prétention commune à l’universel se décline aussi sur le mode de la rivalité, car les deux traditions républicaines nées à la fin du xviiie siècle reposent sur une articulation inverse des rapports entre l’État et la société civile, d’où découle une cascade de distinctions et souvent d’incompréhensions. Tout ceci dessine un espace intellectuel et politique mutuel où fascination et rivalités se disputent la prééminence. Le thème des « républiques sœurs » met ainsi systématiquement l’accent sur les oppositions entre deux modèles aux prétentions universalistes concurrentes.

18Cette opposition en miroirs, qui semble en effet, comme deux miroirs disposés en face l’un de l’autre, se décliner à perte de vue, tend néanmoins à sous-estimer les affinités politiques entre les deux rives de l’Atlantique. Leurs actes de naissance révolutionnaire avaient déjà placé les deux pays dans une situation où leurs responsables politiques devaient répondre à des questions identiques : comment exprimer la volonté populaire ? Comment incarner les choix du peuple ? Comment éviter la dégénérescence des institutions républicaines ? Comment contenir un retour éventuel à la monarchie ? Comment bloquer les dérives aristocratiques ? Dans les décennies qui suivirent les événements révolutionnaires, la France comme les États-Unis durent faire face à des questionnements et des défis institutionnels qui se répondaient. Certes, la stabilité politique et constitutionnelle des États-Unis offre un contraste éclatant avec la multiplicité des régimes politiques français et la crise de légitimité quasi-permanente qu’elle illustre. Mais le républicanisme français, tout comme son équivalent d’outre-Atlantique, se sont développés en tentant de résoudre les mêmes questions institutionnelles de fond : comment assurer la centralité du Législatif tout en évitant sa prééminence, d’une part, et, d’autre part, comment instituer un Exécutif fort qui demeure responsable devant le peuple ? Dans les deux cas, la réponse fut de démocratiser les organes législatif et exécutif, mais selon des modalités et des temporalités différentes. Les États-Unis furent pionniers. En intégrant une Présidence élue face à un Congrès lui aussi élu, les fondateurs de 1787 bouleversaient la doxa républicaine de l’époque où le Prince était supposé être une menace constante pour des institutions libres. Cette légitimité démocratique de la Présidence est même devenue une ressource incontestable de pouvoir depuis le début du xxe siècle ; c’est à la même époque que le Congrès acheva aussi son ouverture démocratique avec l’élection des sénateurs au suffrage universel direct. En France, le parcours institutionnel et politique fut plus complexe. Le Législatif fut démocratisé dès les élections d’août-septembre 1791, même si le suffrage masculin était censitaire et à deux degrés. Plus de quatre millions d’électeurs étaient néanmoins créés, soit beaucoup plus qu’en Grande-Bretagne à la même époque. Cette première Assemblée nationale législative, fut aussi caractérisée par une méfiance grandissante vis-à-vis du roi, c’est-à-dire de l’Exécutif, de sorte que la mutation démocratique de l’Exécutif fut beaucoup plus compliquée en France. Les révolutionnaires français, confrontés à l’héritage de dix siècles de monarchie, s’étaient méfiés d’un Exécutif trop fort dès la Constitution de 1791, une tendance qui ne fit que s’amplifier et dont le Directoire de 1795 fut l’illustration inefficace et caricaturale. Mais ce fut le même élan révolutionnaire qui donna naissance à la tradition bonapartiste du chef charismatique dont la légitimité est assurée par son lien direct avec le peuple. Autrement dit, la mutation démocratique de l’Exécutif en France prit une forme plébiscitaire dès l’Empire napoléonien, ce qui en fit un anathème pour les républicains. L’épisode de la Révolution de 1848 et de la IIe République renforça ce parti-pris, de sorte que le républicanisme qui s’installa à partir de 1871 et jusqu’en 1958 s’incarna dans un parlementarisme intégral au détriment de l’Exécutif. L’apport de la Ve République fut de corriger ce déséquilibre en créant un Exécutif élu dont la rupture avec le Législatif devint complète lorsque l’élection présidentielle au suffrage universel fut entérinée en 1962. Depuis lors, les deux pays sont dotés d’une formule institutionnelle similaire où démocratie et républicanisme sont réconciliés, avec plus ou moins de succès, car les deux pouvoirs politiques disposent de leur propre légitimité populaire.

  • 35 J’emprunte l’expression à P. Raynaud, Trois révolutions de la liberté. Angleterre, Amérique, Franc (...)
  • 36 Margaret Thatcher, House of Common Speech, Hansard HC 888/304-17, 11 mars 1975. Disponible en lign (...)

19Les « trois révolutions de la liberté »35, en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en France, fournissent le cadre historique et théorique de la démocratie moderne, mais seules les deux dernières furent des constructivismes républicains et forment ainsi un contraste avec le cas anglais. À partir de la fin du xviie siècle, le régime politique de la Grande-Bretagne évolua lentement de la monarchie au parlementarisme jusqu’à ce que le pas soit définitivement franchi au milieu du xixe siècle. Cette relative continuité historique depuis 1688 – date de l’adoption du Bill of Rights anglais – place le parlementarisme dans la continuité d’un gouvernement où l’aristocratie et le monarque ne furent plus contestés jusqu’à ce que leur pouvoir traditionnel soit vidé de toute substance – en 1911, les Lords perdirent toute influence. Dans ce cadre d’un progressif affaiblissement des élites historiques, la seule institution qui fut démocratisée et bénéficia de la pleine légitimité du suffrage universel, fut la Chambre des Communes. La culture politique britannique valorise le Parlement, dont la souveraineté est entière, et ses élus, qui détiennent la plénitude du pouvoir législatif (pas de veto de l’Exécutif) et qui désignent en leur sein un Premier ministre, reléguant ainsi le monarque à un rôle cérémoniel. De même, toutes les formes de démocratie directe – du référendum à l’initiative populaire – sont considérées comme dangereuses. Comme le disait Thatcher, le référendum est « l’arme des dictateurs et des démagogues »36.

  • 37 Si la France change de Constitution très facilement, c’est l’inverse aux États-Unis puisque le tex (...)
  • 38 R. Scigliano, The Federalist, op. cit., no 1, p. 3, puis no 85, p. 565 : « [...] it seems to have (...)

20Il n’en va pas de même pour les républicanismes français et américain. À l’inverse de la Grande-Bretagne, la France et les États-Unis ont, à partir de la fin du xviiie siècle, tâtonné sans pouvoir s’appuyer sur des précédents nationaux, et ce pendant plusieurs décennies. Malgré leurs différences de configuration, les équilibres institutionnels qui se sont établis ont suscité des débats qui viennent en écho les uns aux autres, car ils résultent de la similitude des défis institutionnels auxquels les deux pays ont fait face. Le « tabularasisme » initial des deux pays a généré une proximité des débats institutionnels dans le processus d’enracinement du républicanisme. La France et les États-Unis ayant tous deux rejeté le pouvoir monarchique – dès 1776 aux États-Unis et en 1792 en France – dans un contexte politique et social de dénonciation des élites politiques traditionnelles – les aristocrates surtout, mais aussi l’Église Catholique en France – la construction de leur républicanisme prit une voie différente de celle de la Grande-Bretagne. La culture politique issue des révolutions aux États-Unis et en France est construite sur la nécessité de légitimer par le suffrage populaire à la fois l’Exécutif et le Législatif et non pas uniquement le Parlement comme en Grande-Bretagne. Les deux volontarismes – américain et français – se sont ainsi heurtés aux mêmes difficultés. Dans les deux cas, le Législatif fut d’abord le principal organe de la République. Le « gouvernement du Congrès » (congressional government) dénoncé par Woodrow Wilson en 1885 présente des affinités avec le régime d’assemblée des IIIe e et IV Républiques en France. Dans un second temps, c’est l’Exécutif – définitivement « impérial » aux États-Unis à partir des années soixante, et « monarchique » en France à partir de 1958 – qui devient source de préoccupations37. Cette similitude dans les questionnements institutionnels n’est pas une comparaison. Les contextes, les acteurs, les dates, l’articulation entre les pouvoirs sont par trop différents pour la permettre de façon systématique. Il s’agit simplement ici de souligner que les deux républiques sœur de la fin du xviiie ont été confrontées, depuis plus deux siècles, à la question de la définition et de la construction d’un équilibre institutionnel satisfaisant entre Législatif et Exécutif, tous deux élus, ancrés dans la société et bénéficiant ainsi de leur légitimité démocratique propre. Comment articuler les deux pouvoirs politiques censés exercer la souveraineté populaire ? Comment permettre l’expression libre de la société tout en assurant l’exécution de sa volonté ? Ces questions sont revenues avec une régularité de métronome dans l’histoire politique des deux nations. C’est au moment des changements de régime que l’intensité de ces interrogations fut sensible pour tous. La ratification de la Constitution américaine en est l’exemple paradigmatique. Comme le disait Hamilton, avec une emphase certaine, au tout début du processus : « Il semble que c’est au peuple de ce pays [les États-Unis] qu’ait été réservé la responsabilité de trancher, par sa conduite et son exemple, cette question fondamentale : les sociétés humaines sont-elles capables de se donner un gouvernement par réflexion et par choix ou bien sont-elles condamnées à jamais à ne dépendre que du hasard et de la force pour recevoir leurs Constitutions politiques » ? La tâche était périlleuse et difficile comme le reconnaissait à nouveau Hamilton alors même que la Constitution était sur le point d’être adoptée : « Le choix d’une Constitution, en temps de paix profonde, par le consentement volontaire de tout un peuple, est un prodige, dont je désire l’accomplissement en tremblant d’anxiété »38. En France, on trouverait sans doute des déclarations tout aussi grandiloquentes dans les débats révolutionnaires, puis ceux de 1848 ou de 1958. D’un côté comme de l’autre de l’Atlantique, le « tabularasisme » constitutif des expériences républicaines française et américaine a engendré un retour régulier des interrogations politiques fondamentales. L’ingénierie institutionnelle est le point commun des deux républiques sœurs : bien loin d’être opposées dans une symétrie quelque peu forcée, les deux communautés politiques se sont bâties sur la résolution volontariste des mêmes défis institutionnels légués par leurs révolutions.

Note

1 Cornelius de Pauw, dans un livre de 1768, Sur les Américains, soutenait ainsi qu’un chien européen transplanté en Amérique devenait anémique au point de ne plus avoir la force d’aboyer. Bon nombre de grands esprits de l’époque souscrivent peu ou prou à cette thèse, comme Buffon, Raynal ou même Voltaire. Il ne s’agit donc pas d’une perspective portée par quelques marginaux, mais au contraire d’une espèce de sens commun assez largement partagé. On lira sur ce point l’ouvrage de James W. Ceaser, Reconstructing America. The Symbol of America in Modern Thought, New Haven, Yale University Press, 1997. Pour complément, voir Philippe Roger, L’ennemi américain, Paris, Seuil, 2002, et en particulier les pages 22 à 49.

2 R. R. Palmer, The Age of Democratic Revolutions, op. cit., vol. 1, p. 263 : « Seule la France a mené un débat approfondi du gouvernement américain » (It is only in France that a detailed discussion of American government seems to have taken place). Je renvoie plus généralement au chapitre « Europe and the American Revolution » de ce même volume (p. 239-282) dont je reprends ici de nombreux éléments. On peut aussi se reporter à l’ouvrage de Denis Lacorne, L’invention de la république américaine, Paris, Hachette, 2nd éd. 2008.

3 La formule est de la Comtesse d’Houdetot (1730-1813) dans un de ses poèmes.

4 Une évolution assez spectaculaire si l’on se souvient de l’attitude anti-française de Franklin dans les années 1750 au moment de la guerre de Sept Ans. Je renvoie au numéro 95 de la collection Etudes Anglaises, dirigé par Gérard Hugues et Daniel Royot, Benjamin Franklin. Des Lumières à nos jours, juin 1991, Paris, Didier Érudition, 144 p. Voir aussi l’article de Ran Halévi dans Le Débat, « France-Amérique : La scène primitive d’une mésintelligence pacifique », no 129, mars-avril 2004, p. 27-48.

5 Mably et John Adams s’étaient rencontrés en 1782 lors des négociations de paix. B. Manin traite de manière extensive de ce concept classique de philosophie politique qui remonte à Aristote et qui se perpétue depuis lors – B. Manin argumente d’ailleurs pour faire du « gouvernement représentatif » le gouvernement mixte des Modernes. Selon lui (p. 66-67), la constitution mixte est un régime qui combine des traits monarchiques, aristocratiques et démocratiques, chacun s’incarnant dans un pouvoir. L’ensemble se limite et s’équilibre, évitant ainsi les abus de pouvoir. Pour plus de détails, Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 2nd éd. 2008.

6 Brissot était un enthousiaste de l’expérience américaine, mais dont l’exubérance et l’arrivisme suscitaient une certaine méfiance. Il fonda, en 1787, une « société gallo-américaine », qui fit long feu puis, après un séjour américain de quelques mois occupés à spéculer sur des terrains dans l’Ohio, il rentra en France à l’automne 1788 où il devint un propagandiste de la démocratie, de l’égalité, et du pouvoir du peuple. Pour plus de détails sur les textes eux-mêmes, je renvoie à Carine Lounissi, « Penser la révolution américaine en France (1778-1788). Enjeux philosophiques et historiographiques », Cercles, no 16, vol. 2, 2006, p. 97-113. Voir aussi Durand Echeverria, Everett C. Wilkie, The French Image of America : A Chronological and Subject Bibliography of French Books Printed Before 1816 Relating to the British North American Colonies and the United States, 2 volumes, Londres, Scarecrow Press, 1994.

7 D. Lacorne, L’invention de la république, op. cit., p. 18.

8 Lettre de Turgot à monsieur Price, 22 mars 1778. Turgot avait écrit cette lettre après avoir lu ses Observations on Civil Society (1776) dont Benjamin Franklin lui avait prêté un exemplaire. Le texte de cette fameuse lettre est disponible en ligne.

9 Il ne faisait que reprendre et développer des thèses déjà contenues dans son pamphlet de 1776 Thoughts on Government, rédigé en opposition au Common Sense de Thomas Paine et à la demande de certains amis de Caroline du Nord, alors en train de se doter d’une nouvelle constitution. C’est néanmoins l’ouvrage de Paine qui reste sans contexte l’ultime best-seller de la révolution avec 500 000 exemplaires vendus pour une population américaine de 3 millions d’habitants.

10 Marcel Gauchet, « droits de l’homme », in François Furet, Mona Ozouf, Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1988, vol. 4 « Idées », p. 124.

11 La démission collective de Lord North et de ses ministres en 1782, suite à son échec de la guerre d’Indépendance américaine, est un des précédents fondamentaux à l’affirmation du parlementarisme britannique à partir du milieu du xixe siècle. Mais dans les années 1780, ce précédent restait fragile : George III, avant de perdre définitivement ses facultés aux alentours de 1788-1789, considérait qu’il était son propre Premier ministre et Lord North se faisait son exécutant fidèle. George III a été le dernier monarque à soutenir une conception extensive et activiste de la fonction monarchique, mais, pour les révolutionnaires français et américains de la fin des années 1780, il n’y avait aucun moyen de le savoir. Je renvoie à l’ouvrage de Denis Baranger sur l’élaboration de la constitution coutumière britannique : Parlementarisme des origines, Paris, PUF, 1999.

12 L’adage souvent cité de l’abbé Sieyès, ce que les Français ont de plus proche de Thomas Paine, est sans ambiguïtés : « une seconde Chambre en conflit avec la Chambre populaire est inadmissible, et une seconde Chambre en accord avec la Chambre populaire est inutile ». Sur la pensée de Sieyès, je renvoie à Pasquale Pasquino, Sieyès et l’invention de la Constitution en France, Paris, Odile Jacob, 1998. L’abbé faisait remarquer, à ceux pour qui une chambre haute était nécessaire à une délibération de qualité, qu’il était suffisant de demander à la chambre législative une double délibération, séparée de quelques mois, pour éviter des décisions précipitées.

13 Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers-Etat, Paris, Flammarion, 1988 (éd. orig. 1789), p. 113. Jacques-Pierre Brissot, Nouveau voyage dans les États-Unis de l’Amérique septentrionale fait en 1788, 3 volumes, 1791. Le texte est disponible en ligne. La citation est à la toute première page de la préface du volume 1.

14 Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers-Etat, ibidem, p. 115 et 116, note 1.

15 L’ouvrage fut envoyé à Jefferson à Paris. Déjà échaudé par le texte de l’abbé Mably, Observations sur le gouvernement et les loix des États-Unis d’Amérique (1787), Jefferson contacta Condorcet, lui aussi peu convaincu par Mably, et Dupont de Nemours, afin de traduire le pamphlet de John Stevens. Voir à ce propos R.R. Palmer, The Age of the Democratic Revolution, vol. 1, op. cit., p. 267-68 & p. 279-281. Condorcet et Dupont de Nemours enfoncèrent le clou dans leur préface de la traduction française d’un autre ouvrage américain, celui de William Livingston, Examen du gouvernement d’Angleterre comparé aux Constitutions des États-Unis, publié à Londres en 1789. Ils y exposent les fondements de leur opposition au système politique britannique.

16 Dans une lettre du 2 juin 1787 que Benjamin Rush écrit à Richard Price, il explique que « [l] e livre de M. Adams [Defence of the Constitutions] a répandu parmi nous des principes si excellents, qu’il est vraisemblable que nous adopterons une Assemblée fédérale forte et complexe (compounded). En faisant un tel don à notre pays, notre illustre ministre nous a rendu un bien plus grand service que s’il nous avait obtenu des alliances avec toutes les nations d’Europe ». Cité in M. Farrand, Records, vol. 3, p. 33, op. cit.

17 La pensée politique des anti-fédéralistes a été très bien étudiée au cours des dernières années. Parmi une bibliographie maintenant abondante, je renvoie à Herbert J. Storing, What the Anti-Federalists Were For. The Political Thought of the Opponents of the Constitution, Chicago, University of Chicago Press, 1981. Il s’agit du volume 1 de l’encyclopédie qui en compte 7 rassemblant l’ensemble des textes anti-fédéralistes. Je me permets aussi de renvoyer à François Vergniolle de Chantal, Le féréralisme américan en question, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 2006.

18 La phrase complète est : « […] l’ancienneté d’une loi ne prouve autre chose, sinon qu’elle est ancienne. On s’appuie de l’histoire ; mais l’histoire n’est pas notre code. Nous devons nous défier de la manie de prouver ce qui doit se faire par ce qui s’est fait, car c’est précisément de ce qui s’est fait que nous nous plaignons », dans Considérations sur les intérêts du Tiers-Etat. Le texte complet est disponible sur le site de la Bibliothèque nationale de France : http ://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k417646. La défaite des monarchiens anglophiles, et notamment de Mirabeau, fut consacrée, au cours des très longs débats de la Constituante, par un vote massif en septembre 1789 qui rejeta un Législatif bicaméral : la division en deux assemblées était perçue comme un moyen de redonner du pouvoir au clergé et aux aristocrates, et ainsi d’institutionnaliser le pouvoir des élites traditionnelles.

19 On lira à ce propos l’article « Constitution » par Keith M. Baker dans le Dictionnaire critique de la révolution française, vol. 2 « institutions et créations », F. Furet, M. Ozouf (dir.), p. 183-185. Classiquement, la « Constitution » d’un État faisait référence au simple ordre établi – c’est ce qu’on trouve chez Aristote avec la notion de politeia ou encore chez Montesquieu lorsqu’il parle de la constitution anglaise. Les révolutions américaine puis française donnent au terme son sens moderne, celui d’établissement de nouvelles institutions.

20 Par exemple, les délégués étaient unanimes dans leur choix de George Washington comme premier président. Je tire cette remarque de François Furet et Ran Halévi, La monarchie républicaine. La Constitution de 1791, Paris, Fayard, 1996, p. 12.

21 Ainsi de la controverse entre l’Allemand G. Jellinek et E. Boutmy au début du xxe siècle. Avec comme arrière-plan l’affrontement franco-allemand, Jellinek cherchait, dans un ouvrage de 1902, à démontrer les racines protestantes des déclarations des droits américaines (notamment celle de Virginie) qui, elles-mêmes, influencèrent la déclaration universelle française. Boutmy, dans un article publié la même année, rejeta cette supériorité revendiquée de la culture germanique et identifia les différences de filiation entre la genèse des déclarations américaines et française. Cet épisode est bien documenté par Stéphane Rials dans La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 1989, p. 355-364.

22 Voir sur ce point la deuxième partie de l’ouvrage de P. Roger, L’ennemi américain, op. cit., « Le parti-pris des clercs », p. 339-576. Une version plus rapide, mais saisissante, est fournie dans l’article de Michel Winock, « Les Français sont-ils anti-américains », p. 62-66, du dossier no 56 de la revue L’Histoire, été 2012.

23 P. Higonnet, Sister Republics, op. cit., p. 1.

24 Les historiens et les sociologues ont certes démontré depuis très longtemps les limites de cette lecture juridique. Les Américains de la fin du xviiie avaient pour beaucoup le sentiment de restaurer un ordre traditionnel que la Grande-Bretagne était en train d’oublier. On doit lire sur ce point les travaux décisifs de Bernard Bailyn, notamment The Ideological Origins of the American Revolution (Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1992 [1967]) et The Origins of American Politics (New York, Random House, 1973 [1969]), ainsi que ceux de Gordon Wood, La création de la république américaine, Paris, Belin, trad. fr. 1991 (éd. orig. 1969). L’idée d’une rupture n’est devenue consensuelle qu’après les événements révolutionnaires eux-mêmes. Dans le cas français, les continuités avec l’Ancien Régime sont importantes, comme l’a écrit Tocqueville, dès 1856, avec L’Ancien régime et la révolution. Il n’en demeure pas moins que le processus de construction constitutionnelle, dans les deux cas, est bien, comme l’écrit S. Rials, « tabularasiste », in La Déclaration des droits de l’homme, op. cit., p. 371.

25 On peut noter ici que la Constitution fédérale de 1787 a eu peu d’influence dans les débats français, à l’inverse des constitutions des États, sans doute en partie parce qu’elle était dépourvue de toute déclaration des droits (la proposition de George Mason, le principal auteur de la Déclaration des droits de Virginie ayant été rejetée cinq jours avant la fin de la convention). Une première traduction du « projet de Constitution » parut en France en novembre 1787. Une deuxième fut publiée en janvier 1789 avec l’acte final de la convention de ratification de Virginie du 25 juin 1788, auquel fut joint un projet virginien de déclaration des droits. Cité par D. Lacorne, L’invention de la république, op. cit., p. 196-197. Je renvoie aussi au livre de Marcel Gauchet, La révolution des droits de l’homme, Paris, Gallimard, 1989.

26 Cité p. 188 in R.R. Palmer, The Age of the Democratic Revolution, vol. 1, op. cit., La traduction de John Quincy Adams a été rééditée par le Liberty Fund en 2009 et est disponible en ligne : http://files.libertyfund.org/files/2376/Gentz_AmericanRevolution1575_LFeBk.pdf. L’ouvrage classique d’Hannah Arendt, Essai sur la révolution, op. cit., est l’avatar le plus connu de ce vieil argument établissant un contraste entre les excès – sociaux – de la Révolution française et la modération – politique – de la république américaine. Sans surprise, le thème est repris outre-Atlantique par les conservateurs.

27 Le Fédéraliste no 14, p. 83-85, in Robert Scigliano, The Federalist, New York, The Modern Library, 2001. Les Federalist Papers sont une série d’articles publiés dans la presse de l’État de New York lors du débat de ratification de la Constitution entre 1787 et 1788. Ces 85 articles furent rédigés par trois auteurs, Alexander Hamilton, James Madison, et John Jay, tous fervents partisans du projet constitutionnel, sous le nom de plume de Publius, un défenseur de la république romaine. Publiés en livre dès 1788, ils constituent maintenant le commentaire classique, et constamment cité, de la Constitution. En anglais, je renvoie à l’édition de la Modern Library, en 2001, avec une préface de Robert Scigliano ; en français, la traduction de 1988 chez Economica, avec une préface d’André Tunc, est médiocre. Je renvoie plutôt à celle établie sous la direction d’Anne Amiel et parue en 2012 chez Classiques Garnier dans la collection « PolitiqueS ». Quant à l’idée de rupture sur laquelle se termine le numéro de 14 du Fédéraliste, elle sera reprise par la majorité des admirateurs étrangers de la révolution américaine : Filippo Mazzei ou Tom Paine qui, dans son Common Sense, écrivait que les Américains disposent d’un pouvoir sans précédent, celui de « commencer le monde à nouveau » (start the world all over again), un thème qu’il reprit aussi dans The Rights of Man (1792). Beaucoup plus tard, dans les années 1810, Jefferson donna une énorme importance aux travaux de son vieil ami, Destutt de Tracy, qui allaient dans le même sens. Dans ses Commentaires sur l’Esprit des Lois de Montesquieu (un ouvrage dédié à Jefferson, et d’abord publié en anglais à Philadelphie en 1811 avant de l’être à Paris en 1819), Destutt de Tracy se lançait dans une défense et illustration du système politique américain. Ce texte reprend en effet la philosophie politique du Fédéraliste et cherche à la populariser en Europe, avec comme objectif de transformer l’expérience locale américaine en modèle universel.

28 Richard Kuisel, Le miroir américain, Paris, Lattès, trad. fr. 1996 (éd. orig. 1993).

29 Pierre Rosanvallon, L’État en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, coll. « Points Histoire », p. 95-134.

30 Denis Lacorne, « Malentendus multiculturels : France, États-Unis, Canada », p. 119-133, in La distinction canadienne au tournant du XXe siècle, Presses de l’Université d’Ottawa, 2003. Denis Lacorne cite par exemple ce propos de Robespierre à ses adversaires girondins : « Nos accusateurs voulaient nous donner un gouvernement étranger à nos mœurs, étranger à nos principes d’égalité ; nous avons soupçonné qu’on voulait faire de la République française un amas de Républiques fédératives qui seraient sans cesse la proie des guerres civiles », p. 120. Pour une mise en perspective plus générale, on lira François Vergniolle de Chantal, Fédéralisme et antifédéralisme, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2005.

31 Pierre Rosanvallon, Le modèle politique français, Paris, Seuil, 2004.

32 Fédéraliste no 10, in R. Scigliano, The Federalist, op. cit., p. 53-61.

33 Ibidem, p. 60.

34 P. Higonnet, Sister Republics, op. cit., p. 272.

35 J’emprunte l’expression à P. Raynaud, Trois révolutions de la liberté. Angleterre, Amérique, France, op. cit.

36 Margaret Thatcher, House of Common Speech, Hansard HC 888/304-17, 11 mars 1975. Disponible en ligne : www.margareth.thatcher.org/document/102649. Citation originale reprise de Clement Atlee en 1945 : « a splendid weapon for dictators and demagogues ».

37 Si la France change de Constitution très facilement, c’est l’inverse aux États-Unis puisque le texte de 1787 est le noyau originel de la Constitution actuelle, qui fut tout de même modifiée vingt-sept fois par des amendements. Cependant, la stabilité constitutionnelle des États-Unis s’est accommodée de deux régimes tout à fait différents : « congressionnel » au xixe siècle, le système politique est devenu « présidentiel » au xxe sans que les pouvoirs constitutionnels soient changés. Les dynamiques politiques se sont modifiées, mais le cadre est resté à peu près identique. À la valse des formes institutionnelles en France répond l’altération des liens entre pouvoirs dans l’histoire américaine.

38 R. Scigliano, The Federalist, op. cit., no 1, p. 3, puis no 85, p. 565 : « [...] it seems to have been reserved to the people of this country, to decide by their conduct and example, the important question, whether societies of men are really capable or not of establishing good government from reflection and choice, or Constitutions on accident and force. » [...] « The establishment of a Constitution, in time of profound peace, by the voluntary consent of a whole people, is a prodigy, to the completion of which I look forward with trembling anxiety. »

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