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L'impossible Présidence impériale

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François Vergniolle de Chantal

Introduction

Le déclin du Législatif : mythe et réalité

Texto completo

  • 1 Pierre Rosanvallon, Le peuple introuvable, Paris, Gallimard, 1998, p. 11.
  • 2 Le législatif est un pouvoir de représentation (agréger les intérêts sociaux), de décision (voter l (...)

1Le « malaise démocratique » contemporain affecte tous les régimes politiques occidentaux sans exception. La vie démocratique actuelle est marquée, comme le remarquait Pierre Rosanvallon, par la déception. Ses idéaux semblent trahis et défigurés1. Si ce discours du déclin et ce constat de crise n’ont rien de bien neuf en eux-mêmes car ils sont inhérents à la démocratie, ses formes contemporaines sont en revanche plus spécifiques, notamment au niveau institutionnel. Actuellement, les appels récurrents à un leadership politique plus affirmé dans un contexte de profonde instabilité internationale et économique renouvellent les craintes quant au contrôle des pouvoirs exécutifs. Si la plupart des observateurs reconnaissent que les Législatifs ont été encadrés dans leur capacité « décisionnelle » – la compétence générale de faire la loi – depuis la Seconde Guerre mondiale, la suspension – au moins temporaire – de leur capacité de contrôle est, elle, un phénomène relativement plus récent2.

2Ce livre porte sur la crise du Législatif en prenant appui sur l’exemple du Congrès américain, plus précisément de la chambre haute, le Sénat, pour montrer que ladite crise est très largement le produit d’une erreur de perspective, une focalisation exclusive sur l’Exécutif. Certes le contrôle politique avec sanction, le vote de défiance, s’est raréfié en Europe ; mais l’exemple américain est là pour montrer que des formes alternatives de contrôle sont tout aussi efficaces, sans pour autant risquer de fragiliser l’Exécutif.

  • 3 Discours de Nicolas Sarkozy au Havre, 29 mai 2007. Le texte est disponible en ligne.

3En France, la dénonciation des excès du présidentialisme est latente depuis les débuts de la Ve République. François Mitterrand l’a formalisée une première fois avec Le coup d’État permanent dès 1964 ; et, quelques années plus tard, en 1967, André Chandernagor, un élu socialiste, écrivit même un petit ouvrage au titre tout aussi explicite, Un parlement pour quoi faire ? Depuis quelques années, la même interrogation connaît un retour en force, notamment dans le cadre d’une éventuelle VIe République où le Parlement reprendrait toute la place qui lui est due. La dénonciation de « l’hyper-président » fut particulièrement forte durant le mandat de Nicolas Sarkozy. Après sa victoire en 2007, lui-même avait d’ailleurs déclaré « je serai un président qui gouverne. Les Français élisent le président de la République pour qu’il agisse et qu’il décide »3. Les dernières modifications de la Constitution – en particulier celles du Titre 2, relatif aux pouvoirs et à la fonction du président – le placent au cœur de l’activité gouvernementale sans rien lui retirer de ses capacités de chef d’État. Le quinquennat, adopté en 2000, et la réforme constitutionnelle de 2008 (dont un des changements est la limitation à deux du nombre de mandats présidentiels) alignent les rythmes électoraux de la Présidence et de l’Assemblée nationale mais ne limitent en rien la capacité d’action de l’Exécutif. Au contraire, l’inversion du calendrier électoral décidée en 2002 illustre la permanence de la dynamique présidentielle dans nos institutions. La prééminence du président demeure incontestable, même sous la forme « normalisée » voulue par François Hollande depuis 2012.

  • 4 Y. Mény, Y. Surel, Politique comparée, op. cit., p. 249.

4Cette évolution n’est pas l’apanage de la France. Tous les régimes européens connaissent une montée en puissance de l’Exécutif. En Grande-Bretagne, berceau du parlementarisme, le Premier ministre jouit d’une large marge d’action pourvu qu’il bénéficie d’une majorité solide au Parlement. Comme l’indiquent Y. Mény et Y. Surel, en moyenne, plus de 95 % des projets de loi déposés par l’Exécutif britannique sont adoptés et 82 % des lois sont d’origine gouvernementale4. En Italie et en Espagne, les Exécutifs se sont aussi constamment renforcés tandis qu’en Allemagne, la stabilité du Chancelier est proverbiale au pays du parlementarisme rationalisé où 70 % des lois sont en moyenne d’origine gouvernementale. En Europe de l’Est, certains pays connaissent même des dérapages inquiétants. La fonction de contrôle semble elle aussi bien amoindrie. Ainsi la limite temporelle de six mois imposée aux commissions d’enquête sous la Ve République française est d’autant plus préoccupante que le contexte partisan tend à vider de leur substance les dispositifs d’investigation et d’alerte. Il en va de même pour l’élaboration des budgets nationaux où l’activité législative est encadrée, notamment en France. En théorie, les Législatifs en Europe bénéficient d’un droit de « vie ou de mort » sur les Exécutifs mais force est de constater que l’usage de cette prérogative est exceptionnel partout.

  • 5 Eric Schickler, Frances E. Lee (dir.), The Oxford Handbook of the American Congress, Oxford, Oxford (...)
  • 6 Voir le chapitre « Legislatures », p. 257-320, de Nelson Polsby in Greenstein, Fred I., Polsby, Nel (...)

5Il existe ainsi une littérature abondante sur la nécessité de revaloriser le pouvoir législatif. Dans cette quête, le cas américain est le plus souvent laissé de côté alors que les États-Unis possèdent le Législatif le plus puissant au monde. Comme le notent Frances Lee et Eric Schickler en introduction au Oxford Handbook of the American Congress, l’originalité de « l’expérience politique » américaine réside précisément dans la préservation d’un Législatif indépendant que l’Exécutif ne peut ni encadrer, ni, a fortiori, subordonner5. Le « parlementarisme rationalisé » qui est le référent en Europe ne permet pas de rendre compte de ce qui se passe aux États-Unis. À l’inverse du parlementarisme européen, les États-Unis pratiquent depuis 1787, date de la rédaction de leur Constitution, une séparation des pouvoirs stricte qui disjoint politiquement l’Exécutif du Législatif. Non seulement la responsabilité politique du premier ne peut jamais être engagée devant le second, mais les rythmes électoraux étant différents, les élus du Congrès ne sont pas incités à faire preuve de solidarité envers le titulaire de la Présidence. L’absence de tout droit de dissolution est loin d’être compensée par le lourd veto présidentiel, de sorte que l’indépendance des élus au Congrès est proverbiale. Cette configuration est directement liée à la naissance des États-Unis. Rejetant le pouvoir d’un Roi, les Américains se dotèrent d’institutions dont le but était justement d’encadrer les abus de l’Exécutif, sous-entendu, d’éviter les dérives si caractéristiques de l’Europe monarchique. C’est pourquoi la Constitution fédérale fait du Congrès une institution puissante. Le tout premier article d’une Constitution très brève – 7 articles – attribue au Congrès une liste de 17 pouvoirs fondamentaux (budget, déclaration de guerre) qu’il peut exercer pleinement, en toute autonomie. Comme le disait Nelson Polsby, un des meilleurs experts américains du Congrès, celui-ci est bien une institution « transformatrice »6, qui peut agir et définir des politiques, en concurrence avec l’Exécutif.

  • 7 En 1974, R. Nixon a préféré démissionner avant que la procédure d’impeachment n’arrive à son terme.
  • 8 Arthur M. Schlesinger Jr., The Imperial Presidency, Boston, Houghton Mifflin, 2nde éd. 2004 (éd. or (...)
  • 9 Juan J. Linz, Arturo Valenzuela (dir.), The Failure of Presidential Democracy. Comparative Perspect (...)

6Comment expliquer cet oubli apparent dans le débat actuel sur la subordination des Législatifs ? La configuration institutionnelle est ici cruciale. Le cadre constitutionnel américain est en effet si différent de celui qui prévaut en Europe que toute tentative de comparaison semble vouée à l’échec. Dotés d’une séparation stricte des pouvoirs au statut constitutionnel, les États-Unis fonctionnent à l’inverse du parlementarisme européen. Si les démocraties du Vieux Continent reposent sur des pouvoirs distincts, c’est bien leur collaboration qui est la règle, dans la mesure où l’Exécutif procède du Législatif, soit entièrement (Grande-Bretagne, Allemagne, Italie, Espagne), soit partiellement (France) ; la démocratie américaine fonctionne, elle, sans possibilité de sanction équivalente du Congrès sur le président sauf en cas de crise majeure. La sanction politique y est donc par définition atrophiée. Les seules approximations au contrôle politique à l’européenne sont les nominations exécutives et Judiciaires par le président – qui doivent être confirmées par le Sénat – et la procédure de mise en accusation (suivie éventuellement d’une destitution), l’impeachment, qui ne fut utilisée qu’à trois reprises dans l’histoire du pays, en 1868, en 1974, et en 1999, et qui a échoué chaque fois7. Ceci explique sans doute la relative invisibilité de l’expérience américaine en Europe. Mais il faudrait également rajouter un autre élément explicatif : bien loin d’être présenté comme le pays au Législatif le plus puissant du monde, les États-Unis sont au contraire perçus comme possédant l’Exécutif le plus fort de toutes les démocraties occidentales. Le statut international du pays, son rôle fondamental de superpuissance, ont doté le président américain d’une aura d’invincibilité au point qu’Hollywood n’a pas hésité à s’emparer du personnage pour en faire un de ses héros, une évolution que l’on aurait du mal à concevoir en France. Le président est la figure de la puissance américaine non seulement à l’international, mais pour les Américains eux-mêmes. Et le fait est que l’implication grandissante des États-Unis à l’extérieur a eu des répercussions spectaculaires en interne. Comme l’a expliqué le grand historien progressiste Arthur Schlesinger Jr. (1917-2007) dans un livre de référence8, la croissance des pouvoirs présidentiels s’est nourrie des crises, et notamment celles de politique étrangère. Initialement modeste et soumise, pure exécutrice des volontés du Congrès, la Présidence est maintenant « impériale ». L’unité d’action et l’énergie dans l’exécution, pour reprendre les catégories chères à Alexander Hamilton lors du débat de ratification de la Constitution, ont joué en faveur de l’Exécutif, surtout à partir du moment où les États-Unis devinrent le pilier de l’ordre international. Les quinze dernières années, depuis les attentats du 11 septembre 2001 et la « guerre contre le terrorisme » lancée par le président Bush, ne sont que la dernière confirmation de l’intuition d’Arthur Schlesinger. Les États-Unis sont ainsi dotés d’un système « présidentiel » où le titulaire de l’Exécutif est la force motrice de l’ensemble du gouvernement. Mais ce présidentialisme est loin de susciter l’admiration générale. Il implique en effet une tension le plus souvent rédhibitoire pour la stabilité du système : ni le Législatif ni l’Exécutif n’ayant le monopole de la représentation nationale, il existe une concurrence permanente des légitimités entre l’assemblée et la Présidence. Cette articulation double de la souveraineté populaire fut à peu près partout et à toutes les époques résolue par un coup d’État. Juan Linz en a ainsi démontré tous les risques, notamment dans le contexte sud-américain9. En Europe, le précédent de la République de Weimar n’a rien fait pour en conforter l’image. L’histoire française elle-même incite à la prudence : la IIe République fut sans doute la tentative française la plus proche des conceptions institutionnelles américaines – car elle reprenait l’idée d’une séparation stricte entre le Législatif et l’Exécutif – et le résultat ne s’est pas fait attendre. Confronté à l’opposition de la Chambre, le futur Napoléon III, ce « Gulliver ligoté par des Lilliputiens », comme l’écrivit Victor Hugo, n’a pas hésité à mener son coup d’État : le décret qui dissout l’Assemblée nationale et le Conseil d’État expliquait qu’il s’agissait par là de rendre au peuple sa souveraineté…

  • 10 Sacvan Bercovitch, The American Jeremiad, Madison, Wisconsin University Press, 1980.
  • 11 Bruce Ackerman, The Decline and Fall of the American Republic, Cambridge, Mass., The Belknap Press (...)
  • 12 Theodore J. Lowi, The Personal President. Power Invested, Promise Unfulfilled, Ithaca, Cornell Univ (...)

7Les débats américains sont eux-mêmes marqués par une méfiance vis-à-vis du président. Le discours dominant outre-Atlantique est orienté au pessimisme avec une interrogation lancinante : le système politique américain est-il malade ? Certes, depuis les débuts de la république en 1789, la « jérémiade » nationale ne s’est jamais démentie10. Elle est présente dans tous les domaines, y compris bien sûr la vie politique, totalement imprégnée par une logique commémorative tournée vers la fondation et les Pères de la nation. C’est ainsi que les différentes dimensions de la « crise » institutionnelle des États-Unis occupent non seulement les médias, mais des rayons entiers de publications, universitaires ou pas. Bruce Ackerman, un des plus grands constitutionnalistes américains actuels titrait ainsi un de ses derniers ouvrages La chute de la république américaine11. Pour lui comme pour beaucoup d’autres, le principal symptôme d’une dégénérescence du système politique est le renforcement constant de l’Exécutif au détriment du Législatif. Le président, revendiquant sa légitimité issue du suffrage universel, bouscule l’équilibre délicat de la séparation des pouvoirs pour imposer son programme. Au moins depuis le New Deal des années trente, c’est bien la thématique de la Présidence « impériale » (A. Schlesinger) ou « plébiscitaire » (T. Lowi) qui nourrit les analyses critiques des institutions du pays12. Le Législatif est réduit à un rôle mineur. Le Congrès est devenu une institution réactive, dont la place au sein de la dynamique des pouvoirs est de résister aux initiatives présidentielles sans pour autant formuler une alternative tenable au programme de l’Exécutif. Depuis les années trente, tous les présidents sont forts, même ceux qui sont politiquement affaiblis – Truman en 1948, Nixon dès 1968, Reagan entre 1986 et 1988, Clinton en 1994, G.W. Bush entre 2006 et 2008, et Obama de 2010 à 2016. À l’inverse, tous les Congrès connaissent la même évolution, c’est-à-dire une passivité grandissante face aux desiderata présidentiels. Le combat institutionnel entre le Législatif et l’Exécutif est donc inégal. La démocratie américaine souffrirait de maux similaires à ceux qui caractérisent les régimes européens, de sorte que le détour par les États-Unis ne se justifie pas, sauf pour ajouter un exemple supplémentaire à une liste déjà longue.

  • 13 La citation est tirée des Mémoires de Truman, Memoirs by Harry S. Truman (2 volumes), New York, Dou (...)
  • 14 Richard E. Neustadt, Presidential Power : The Politics of Leadership from Roosevelt to Reagan, New (...)
  • 15 Charles O. Jones, Separate but Equal Branches, New York, Chatham House, 2nd éd. 1999, p. 18 : « Pre (...)
  • 16 Mark A. Peterson, Legislating Together : The White House and Congress from Eisenhower to Reagan, Ca (...)
  • 17 Le personnel du Congrès – celui des membres et de l’institution – a été multiplié par cinq entre 19 (...)
  • 18 Nelson W. Polsby, « The Institutionalization of the U.S. House of Representatives », American Polit (...)

8Mais ce constat en apparence sans appel demande pourtant à être nuancé pour une raison simple : il y a fort à parier qu’aucun président américain ne reprendrait jamais à son compte ces thèses alarmistes sur le déclin du Congrès. Au contraire, comme l’a écrit le président Truman, « [u] n président chevauche un tigre. S’il ne se maintient pas, il est dévoré »13. Le commentaire ne saurait être plus clair, d’autant qu’il vient d’un président qui avait hérité du pouvoir considérable accumulé par son prédécesseur, et qu’il renforça lui-même. Non seulement la confrontation avec le Congrès est difficile, mais elle est dangereuse. Il y aurait toujours le risque d’un retour en force du Congrès. Il ne saurait être domestiqué à coup sûr. Et le fait est que les présidents américains traitent le Congrès avec la plus grande déférence. B. Obama ne fait pas exception, bien au contraire. Dès les débuts de sa présidence, son attitude par rapport au Congrès, pourtant majoritairement démocrate entre 2008 et 2010, fut prudente, au point de déclencher chez ses partisans des critiques pour son manque de leadership, notamment au moment du débat sur la réforme de l’assurance maladie (healthcare). G.W. Bush lui-même, pourtant symbole par excellence d’une Présidence impériale, n’utilisa son veto que douze fois, et uniquement lors de son second mandat. Richard Neustadt avait très justement souligné dans son ouvrage majeur que le président américain reste d’abord un « négociateur », tout particulièrement avec le Législatif, et ce quelle que soit l’étendue de ses pouvoirs14. Comme l’écrit un des plus grands spécialistes de la dynamique des pouvoirs aux États-Unis, Charles O. Jones, « [c]e ne sont pas les présidents qui adoptent des lois ; ils travaillent avec le Sénat et la Chambre des Représentants et peuvent être tour à tour des associés, des concurrents ou des adversaires »15. L’Exécutif doit s’assurer la collaboration du Congrès, conformément à la volonté des Pères Fondateurs qui voulaient très clairement que le Législatif soit le premier des pouvoirs. Outre les 17 pouvoirs explicites de l’Article 1 section 8, le Congrès bénéficie aussi d’une clause « élastique », la 18e, lui accordant des pouvoirs « nécessaires et propres » (necessary and proper) à l’exécution de ceux décrits dans les 17 autres clauses. À lire la Constitution, le Congrès est bien le centre nerveux du système politique. Ce constat est confirmé par le pouvoir d’impeachment – que l’on peut traduire soit par « mise en accusation » ou « destitution » suivant le stade de la procédure – attribué au Législatif. Le Congrès est en effet la seule des institutions nationales à pouvoir renvoyer, dans les conditions données par la Constitution, les membres de l’Exécutif et du Judiciaire. Chacune des chambres a aussi des compétences qui lui sont propres. Ainsi, la Constitution fait de la chambre basse l’initiatrice du pouvoir budgétaire, tandis que la chambre haute est un partenaire essentiel de la Présidence et du Judiciaire, notamment par ses pouvoirs en politique étrangère et en matière de nominations. Enfin, le Congrès peut enquêter sur les actions de l’Exécutif (investigation) et surveille la mise en œuvre des politiques publiques (oversight). Depuis les années quarante, ces pouvoirs sont devenus les outils privilégiés du Législatif. En effet, à partir du moment où l’Exécutif devenait la principale force d’entraînement et que le Congrès se transformait en partenaire réactif, le mécanisme traditionnel de l’équilibre des pouvoirs se reformula : le Legislative Reorganization Act de 1946 redéfinit les moyens d’action du Congrès dans un contexte de Présidence forte. Suite à la relégation institutionnelle subie par le Congrès, ce sont les procédures routinières qui sont devenues les bases essentielles du contre-pouvoir législatif. Le pouvoir de « surveillance » (oversight) est dorénavant la principale arme du Congrès afin d’exercer, selon les termes de la loi de 1946, une « vigilance constante » (continuous watchfulness) sur l’Exécutif. Toutes ces dispositions ont un relief particulier quand on prend par ailleurs la mesure de l’impact de la séparation des pouvoirs sur le fonctionnement régulier du Congrès. Ainsi, l’Exécutif ne peut introduire lui-même de projet de loi – formellement, il doit passer par un (ou plusieurs) membre(s) du Congrès qui accepte(nt) de se faire le relais de la volonté présidentielle. Le Congrès est libre de définir son règlement interne et son ordre du jour sans intervention extérieure. Le vote du budget national s’apparente à un véritable drame national où l’Exécutif ne peut jamais rien considérer comme acquis. Le Congrès participe ainsi à la définition des politiques nationales, au même titre que la Présidence, de sorte que tous deux « gouvernent ensemble »16. Pour remplir cette mission, le Congrès s’est doté très tôt d’outils de gouvernement, une tendance qui s’est renforcée dans la période contemporaine, par exemple avec la création, en réaction aux excès de la présidence Nixon, du Congressional Budget Office (1974), mais aussi grâce à l’explosion du personnel (staff) travaillant pour les élus, l’institution (notamment les commissions) et les organisations partisanes17. Cette « institutionnalisation » précoce du Congrès, pour reprendre à nouveau un terme de Nelson Polsby, est la caractéristique la plus évidente du Législatif américain et elle est la conséquence directe de la protection institutionnelle dont le Congrès bénéficie grâce à la séparation des pouvoirs18. Celle-ci a donc joué à plein pour préserver les compétences du Congrès. Au total, et comme le disait, avec son goût habituel pour la provocation, le sénateur démocrate de New York, Daniel P. Moynihan (1927-2003), les États-Unis semblent être le seul pays démocratique à avoir une assemblée.

  • 19 Ce fut le 7 septembre 1787 que James Wilson s’exprima sur ce point. Cité in Max Farrand, The Record (...)
  • 20 Gregory Wawro, « The Supermajority Senate », p. 426-450, in E. Schickler, F. E. Lee (dir.), The Ame (...)

9La puissance constitutionnelle et institutionnelle du Congrès américain demande néanmoins à être qualifiée. Certes, le pouvoir du Congrès est crucial – et de ce point de vue, les États-Unis peuvent aussi bien être qualifiés de régime « présidentiel » que « congressionnel » –, mais c’est surtout sa nature bicamérale qui en fait une dimension essentielle de l’équilibre institutionnel américain. Si les rédacteurs de la Constitution étaient tous favorables à un régime républicain, où le Législatif est la pierre d’angle de l’ensemble, cela ne signifiait pas pour autant que le Congrès devait être omnipotent. Au contraire, les Pères Fondateurs étaient obsédés par la crainte que le Législatif ne s’accapare l’essentiel des pouvoirs, comme cela avait été le cas au niveau des États pendant les années 1780, avec comme double conséquence l’instabilité et l’impuissance. Ce que Madison dénonçait comme le « vortex » législatif dans le numéro 48 du Fédéraliste devait être encadré. C’était là le rôle de la Présidence, du Judiciaire, ainsi que de la chambre haute qui était, comme le disait un des Pères Fondateurs, James Wilson, lors de la convention de Philadelphie, un « conseil de l’Exécutif »19. En divisant le Législatif en deux assemblées, les fondateurs y reproduisirent en interne la mécanique des « freins et contrepoids » (checks and balances) qui caractérise par ailleurs les relations entre les trois pouvoirs. Le Sénat devait assister le président face à une chambre basse incontrôlable, une alliance illustrée par le lien constitutionnel attribuant la présidence de la chambre haute au Vice-Président. Or ce schéma originel n’est plus du tout d’actualité. Bien au contraire, le rapport entre les deux chambres est maintenant inversé. C’est en effet la Chambre des Représentants qui est le principal outil de gouvernement pour le président. La discipline résultant de son fonctionnement majoritaire permet en effet à l’Exécutif de travailler de façon constructive avec la chambre basse, sans que cela garantisse une absence totale de tensions. Le Sénat en revanche représente un obstacle – souvent rédhibitoire – pour tous les présidents, et ce quelle que soit sa majorité et l’alignement partisan qui en résulte avec la Présidence. La systématisation des procédures d’obstruction au sein de la chambre haute est à présent un donné de la vie politique américaine : ainsi le filibuster, la possibilité pour un sénateur individuel de parler sans discontinuer à moins qu’une majorité extraordinaire de ses collègues ne votent pour y mettre un terme, qui était exceptionnel jusqu’aux années soixante, est maintenant une pratique routinière20. Dans ces conditions, et à l’inverse de la Chambre des Représentants, qui peut être, notamment en cas d’alignement partisan avec la Présidence, un auxiliaire armé de l’Exécutif, le Sénat semble en position de faire vivre ses compétences constitutionnelles spécifiques en ayant constamment recours à ses procédures internes. Dans une perspective institutionnelle comparative, le Sénat est donc la chambre qui apparaît aujourd’hui la mieux à même de défendre son indépendance.

  • 21 À titre de comparaison, le taux de réélection actuel des sénateurs dépasse à peine les 80 % et a pu (...)

10Cette inversion de la dynamique interne au Législatif américain se double d’une modification du rapport à l’opinion publique. Dans la conception initiale, celle de la fondation, le Sénat devait prendre de la hauteur par rapport aux pressions populaires. La longueur du mandat des sénateurs, leur mode indirect de désignation, leur renouvellement par tiers, autant de dispositions visant à isoler la haute assemblée des exubérances démocratiques qui devaient être représentées dans la chambre basse où la brièveté des mandats – deux ans – garantissait une sensibilité immédiate aux volontés populaires. De même, le Sénat incarnait la nature fédérale de l’Union. La représentation égalitaire – avec deux sénateurs par État – assurait que les petits États auraient autant d’influence que les plus grands. La chambre basse représentait elle la population de l’Union dans son ensemble, sans considération pour la légitimité territoriale caractéristique du fédéralisme. Le point de vue des États était donc incorporé dans les institutions nationales par le biais du Sénat. Rien de tout ceci ne correspond plus à la dynamique actuelle. La haute assemblée est devenue plus réactive à l’opinion publique que la Chambre des Représentants où le taux de réélection peut dépasser les 95 %21. Les changements de majorité à la chambre basse sont rares. Si la Chambre des Représentants est passée du côté républicain en 2010 après avoir été démocrate depuis 2006, cette succession rapide ne doit pas faire illusion. Le basculement précédent avait eu lieu en 1994 et celui d’avant en 1954 ! Au pays de la limitation du mandat présidentiel, les représentants sont loin de s’appliquer la même règle. Le Sénat présente un profil légèrement différent puisque, sur la période contemporaine, il a changé de majorité plus facilement que la chambre basse. Lui aussi démocrate à partir de 1954, il devint républicain dès 1980 – indiquant par là une sensibilité plus grande aux évolutions nationales puisque c’est également l’année où Reagan arrive à la Présidence – avant de repasser aux Démocrates entre 1986 et 1994 ainsi que, brièvement, entre 2001 et 2002, puis entre 2006 et 2014. Par ailleurs, le Sénat n’est pas la chambre des États, maintenant moins que jamais. Les sénateurs sont moins des « ambassadeurs » de leur État que des élus aux responsabilités nationales, voire internationales, et qui peuvent parfois parler d’égal à égal avec le président. Au total, le Sénat offre le spectacle paradoxal d’une assemblée dans laquelle se jouent à la fois la nationalisation de la vie politique du pays et l’avenir du Législatif. À l’origine prévu pour représenter les États et pour seconder l’Exécutif face à la Chambre des Représentants, le Sénat agit de nos jours exactement à l’inverse.

11L’objet de cet essai n’est pas d’ajouter un élément supplémentaire à la longue liste des publications « déclinistes » sur la crise du Législatif. Il s’agit bien plutôt de tempérer les discours alarmistes en soulignant que la pratique américaine est instructive pour les régimes parlementaires européens où les Exécutifs ont développé une panoplie de moyens pour subordonner les Législatifs dans un contexte où la sanction politique – le renversement du gouvernement – est rare. Dans le cadre de la séparation des pouvoirs, le Congrès ne dispose que d’un contrôle politique atrophié, mais il a développé des formes alternatives contraignantes. La généralisation des contrôles sans renvoi de l’Exécutif est la principale ressource du Congrès, mais surtout du Sénat. La chambre haute cumule en effet des contrôles a posteriori, classiques, qui sont ceux que lui donnent la Constitution et le Legislative Reorganization Act d’après-guerre (vote sur les nominations, les lois, les traités, le budget, la guerre, surveillance, enquêtes) et des contrôles a priori, qui résultent de la pression exercée sur l’Exécutif par la myriade de procédures minoritaires, comme le filibuster. La Présidence doit anticiper les obstacles en amont afin d’éviter un échec au Sénat. La Chambre des Représentants est loin d’être une simple « chambre d’enregistrement », mais c’est bien dans la chambre haute que se sont systématisés des pouvoirs de contrôle constituant une pression constante, directe et multiforme sur l’Exécutif. La chambre haute est ainsi un obstacle souvent insurmontable, non seulement dans son rôle législatif, mais aussi dans son rôle exécutif (par exemple sur les nominations). Et ce d’autant qu’elle bénéficie de la pleine légitimité du suffrage universel.

12Marie-France Toinet, une pionnière de l’étude de la vie politique américaine en France, considérait qu’il n’y avait pas de bonne science politique qui ne soit comparée, une perspective sur laquelle repose cet ouvrage afin de cerner l’apport du Sénat américain pour comprendre l’avenir du contrôle législatif : « la plus grande assemblée délibérative au monde » (the world’s greatest deliberative body) illustre en effet comment un contrôle efficace peut s’instaurer en dehors de la logique parlementaire, même si ce mode de fonctionnement peut imposer des coûts élevés – certains diront insoutenables – au système politique dans son ensemble.

Notas

1 Pierre Rosanvallon, Le peuple introuvable, Paris, Gallimard, 1998, p. 11.

2 Le législatif est un pouvoir de représentation (agréger les intérêts sociaux), de décision (voter la loi), et de contrôle. Voir Yves Mény, Yves Surel, Politique comparée. Les démocraties, Paris, Montchrestien, 8e éd., 2009, p. 232.

3 Discours de Nicolas Sarkozy au Havre, 29 mai 2007. Le texte est disponible en ligne.

4 Y. Mény, Y. Surel, Politique comparée, op. cit., p. 249.

5 Eric Schickler, Frances E. Lee (dir.), The Oxford Handbook of the American Congress, Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 3.

6 Voir le chapitre « Legislatures », p. 257-320, de Nelson Polsby in Greenstein, Fred I., Polsby, Nelson W. (dir.), Handbook of Political Science, vol. 5 (sur 8), Governmental Institutions and Processes, Reading, Massachusetts, Addison-Wesley Publishing Company, 1975.

7 En 1974, R. Nixon a préféré démissionner avant que la procédure d’impeachment n’arrive à son terme.

8 Arthur M. Schlesinger Jr., The Imperial Presidency, Boston, Houghton Mifflin, 2nde éd. 2004 (éd. orig. 1973). Une traduction française fut publiée en 1976 aux Presses Universitaires de France, sous le titre La Présidence impériale. A. Schlesinger a remis son argument au goût du jour dans War and the American Presidency, New York, W.W. Norton, 2004.

9 Juan J. Linz, Arturo Valenzuela (dir.), The Failure of Presidential Democracy. Comparative Perspectives, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1994.

10 Sacvan Bercovitch, The American Jeremiad, Madison, Wisconsin University Press, 1980.

11 Bruce Ackerman, The Decline and Fall of the American Republic, Cambridge, Mass., The Belknap Press of Harvard University Press, 2010. Dans le même ordre d’idées, il a également publié The Failure of the Founding Fathers : Jefferson, Marshall, and the Rise of Presidential Democracy, Cambridge, Mass., The Belknap Press of Harvard University Press, 2005. On peut aussi se reporter à Thomas E. Mann, Norman J. Ornstein, The Broken Branch. How Congress is Failing America and How to Get it Back on Track, New York, Oxford University Press, 2006 ; Sanford Levinson, Our Undemocratic Constitution. Where the Constitution Goes Wrong (and how we the people can correct it), New York, Oxford University Press, 2006, et, du même auteur, Framed. America’s 51 Constitutions and the Crisis of Governance, New York, Oxford University Press, 2012 ; Larry Sabato, A More Perfect Constitution. 23 Proposals to Revitalize our Constitution and Make America a Fairer Country, New York, Walker & Co., 2007 ; Lawrence Lessig, Republic, Lost. How Money Corrupts Congress and a Plan to Stop It, New York, Twelve, Hachette Book Group, 2011. Cette liste n’est en rien exhaustive.

12 Theodore J. Lowi, The Personal President. Power Invested, Promise Unfulfilled, Ithaca, Cornell University Press, 1985. Avec celui de Schlesinger sur la Présidence impériale, le livre de Lowi constitue la meilleure formulation de la critique contre l’extension des pouvoirs présidentiels.

13 La citation est tirée des Mémoires de Truman, Memoirs by Harry S. Truman (2 volumes), New York, Doubleday & Co, vol. 2, p. 1 : « Within the first few months I discovered that being a President is like riding a tiger. A man has to keep on riding or be swallowed. The fantastically crowded nine months of 1945 taught me that a President either is constantly on top of events or, if he hesitates, events will soon be on top of him. I never felt that I could let up for a moment » (souligné par moi).

14 Richard E. Neustadt, Presidential Power : The Politics of Leadership from Roosevelt to Reagan, New York, Free Press, 2nd éd. 1990 (éd. orig. 1960).

15 Charles O. Jones, Separate but Equal Branches, New York, Chatham House, 2nd éd. 1999, p. 18 : « Presidents don’t pass laws ; they work with, alongside of, or against the House and the Senate ».

16 Mark A. Peterson, Legislating Together : The White House and Congress from Eisenhower to Reagan, Cambridge, Harvard University Press, 1990.

17 Le personnel du Congrès – celui des membres et de l’institution – a été multiplié par cinq entre 1947 et 1991 puis s’est stabilisé. Chaque représentant a maintenant une moyenne de 16 collaborateurs ; chaque sénateur plus de quarante. Ceci représente déjà plus de 10 000 personnes (7 000 à la chambre basse et 4 000 à la chambre haute) auxquelles il faut ajouter les quelques 3 000 travaillant pour les commissions et les 3 000 autres travaillant pour différentes institutions (le Congressional Budget Office mais aussi le General Accounting Office, le Congressional Research Service etc..). Avec les organisations partisanes – il n’existe pas de « groupe » au sens parlementaire du terme, car la discipline entre les élus n’est pas comparable à ce qui prévaut en Europe – le total des personnes travaillant pour le Législatif dépasse les 20 000 (pour 535 élus). À titre de comparaison, l’Assemblée nationale française dispose d’un peu plus de 2000 fonctionnaires (pour 577 élus). L’importance du personnel du Congrès est exposée dans un classique de 1973, rédigé par un ancien « staffer » : Eric Redman, The Dance of Legislation, Seattle, University of Washington Press, 2nd éd. 2001.

18 Nelson W. Polsby, « The Institutionalization of the U.S. House of Representatives », American Political Science Review, vol. 62, no 1, mars 1968, p. 144-168.

19 Ce fut le 7 septembre 1787 que James Wilson s’exprima sur ce point. Cité in Max Farrand, The Records of the Federal Convention of 1787, vol. 2 (sur 4), p. 538, New Haven, Yale University Press, 1966. Le travail de Max Farrand est le compte-rendu de référence des débats de la convention de Philadelphie durant l’été 1787.

20 Gregory Wawro, « The Supermajority Senate », p. 426-450, in E. Schickler, F. E. Lee (dir.), The American Congress, op. cit. La procédure du filibuster est unique dans le monde occidental.

21 À titre de comparaison, le taux de réélection actuel des sénateurs dépasse à peine les 80 % et a pu chuter en dessous de 60 % (par exemple lors des élections de 1980). Cela reste énorme, tout en étant sensiblement inférieur au taux de réélection des représentants.

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