Conclusion
p. 237-254
Texte intégral
1La politique étrangère des États-Unis vis-à-vis de l’Inde et du Pakistan durant les années 1970 se caractérisa avant tout par sa volatilité extrême. Certes, leur approche dans les années 1950 et 1960 s’était déjà distinguée par une alternance d’indifférence générale et d’implication soudaine – souvent réticente – dans les crises (politiques, militaires, économiques, humanitaires…) traversées par l’Asie du Sud. Toutefois, cette volatilité prit une ampleur sans précédent durant la décennie suivante, entre un investissement structurel extrêmement faible (dû à l’isolement géographique, à la pauvreté et aux limites du poids stratégique de l’Inde et du Pakistan) et de sporadiques à-coups « justifiés » le plus souvent par la Guerre Froide mais ignorant largement les réalités et dynamiques du sous-continent. De plus, parce que les États-Unis ne virent jamais en l’Asie du Sud une région d’intérêt vital, leurs objectifs concrets y varièrent considérablement, entre la volonté d’utiliser Islamabad pour nouer des relations avec la Chine (1971), celle de contrer les ambitions nucléaires de New Delhi (1974), celles de promouvoir les droits de l’Homme et de contrer les ambitions nucléaires du Pakistan (1977), et celle d’utiliser Islamabad pour affaiblir les Soviétiques en Afghanistan (1979). De fait, la volatilité de la stratégie de Washington fut également pleinement illustrée par ses multiples changements de caps vis-à-vis des deux puissances ennemies du sous-continent : favorable au Pakistan en 1971, relativement neutre en 1972-74, à nouveau favorable au Pakistan entre 1974 et 1977, puis favorable à l’Inde jusqu’en 1979, avant de se rapprocher drastiquement d’Islamabad.
2En refusant de hausser le ton face à un régime militaire pakistanais ayant méprisé une légitime victoire démocratique et massacré une partie de sa population, Nixon et Kissinger s’étaient non seulement détachés d’une cause juste mais également coupés des réelles forces motrices du conflit indo-pakistanais de 1971 : des habitants du Bengale oriental trop aliénés pour renoncer à leur combat (désormais mené en vue d’une indépendance totale) et, surtout, une puissance indienne dont l’intervention semblait à la fois justifiée, étant donné l’immense afflux de réfugiés sur son territoire, et à l’issue inévitable, étant donné la séparation géographique entre les deux ailes du Pakistan et la supériorité militaire de New Delhi sur Islamabad. Par conséquent, de modeste mais non négligeable au 25 mars 1971, l’influence de la Maison-Blanche parut ensuite à la fois diminuée, étant donné le soutien à des généraux pakistanais dépassés, inutile, vu le caractère en grande partie fictif des motifs géopolitiques de Nixon et Kissinger, contreproductive, les deux hommes s’attirant de violentes critiques, et néfaste, le « tilt to Pakistan » augmentant le sentiment d’impunité de Yahya, dont les troupes continuèrent tout au long de l’année à massacrer la population du Bengale oriental.
3Or, l’inévitable érosion de l’influence américaine provoqua une crispation lors de la phase finale du conflit qu’illustrèrent le déploiement de l’U.S.S. Enterprise dans la baie du Bengale, les brutales menaces exercées contre Moscou, et la dangereuse tentative d’encourager la Chine à intervenir militairement contre l’Inde. Ce raidissement, « justifié » avant tout par la « nécessité » de faire preuve de crédibilité envers Pékin, marqua l’aboutissement d’une politique grevée par des présupposés à la fois moralement discutables et stratégiquement infondés, et, sur le long terme, par la criante négligence de Washington vis-à-vis du manque de cohésion interne du Pakistan. Cet échec fut aussi celui du modèle politique façonné par Nixon et Kissinger, basé sur le secret, la concentration des pouvoirs et une non négligeable dose de cynisme. S’il est indéniable que leurs méthodes permirent de considérables avancées, notamment eu égard à la Chine et à l’U.R.S.S., le conflit de 1971 illustra les effets délétères de leurs postulats sur les régions du monde jugées d’importance secondaire et sur le modèle politique américain lui-même.
4Le « tilt to Pakistan » n’influa guère sur la dynamique profonde des événements. Cependant, en tentant d’influer plus tôt sur les antagonismes opposant Islamabad et Dacca, Washington aurait probablement pu contribuer à ramener les généraux pakistanais à la raison avant qu’il ne soit trop tard, ou du moins à enrayer les massacres. Une telle stratégie lui aurait également permis d’aborder le conflit forts d’une crédibilité et d’une influence supérieures, et, par corollaire, d’éviter de se figer sur de soi-disant risques géopolitiques d’ordre global soudainement menacés. À défaut, Nixon et Kissinger se retrouvèrent au pied du mur, acculés. Dès lors, ils estimèrent devoir aller au bout de leur logique, se coupant toujours davantage des réalités et participant d’une dramatique exacerbation de la crise.
5« L’explosion nucléaire pacifique » à laquelle procéda l’Inde le 18 mai 1974 se révéla à bien des égards un cocktail de faux-semblants. Malgré son importance symbolique, cette prouesse technologique constitua une simple étape du développement nucléaire de l’Asie du Sud. Même si l’événement pouvait s’avérer un premier pas vers une arme nucléaire, l’Inde se tenait encore raisonnablement loin de cet aboutissement potentiel. De plus, le test de Pokhran couronna un programme de longue durée dont les potentialités n’étaient en aucun cas un secret, tout comme les facteurs sécuritaires et identitaires ayant influencé New Delhi. Quant au gouvernement d’Islamabad, malgré sa virulente réaction, il avait déjà secrètement lancé en janvier 1972 sa propre course à la bombe, que « l’explosion nucléaire pacifique » indienne ne fit donc qu’accélérer.
6Le test de Pokhran révéla au grand jour les failles du système de surveillance américain et le structurel manque d’attention accordé par les États-Unis à la prolifération horizontale. L’initiative même de New Delhi souligna plus généralement les formidables carences du régime de non-prolifération international que Washington avait grandement contribué à façonner durant les décennies précédentes. Par leur constitution d’un arsenal atomique démesuré dans le cadre de la Guerre Froide, par leur manière de tirer avantage de leur statut pour figer l’ordre nucléaire international (T.N.P.) tout en se lançant, au nom d’intérêts stratégiques et financiers, dans des programmes de coopération civile dont ils connaissaient les risques de détournement, les États-Unis avaient ouvert une véritable boîte de Pandore. Or, l’impact de ces mécanismes fut aggravé par l’incohérence de leur politique régionale, qui contribua de manière non négligeable à l’évolution du potentiel et de la réflexion stratégiques de l’Inde. Pire, étant donné l’histoire et la configuration géopolitique du sous-continent, les avancées de New Delhi en la matière rendaient inévitable l’émergence d’une ambition pakistanaise de développer la bombe, un processus lui-même indirectement facilité par l’appui que Washington avait fourni à Karachi dans le domaine du nucléaire civil depuis le milieu des années 1950.
7Le test de Pokhran amena indéniablement Washington à une prise de conscience. Toutefois, les efforts de non-prolifération américains restèrent d’impact limité. Certes, les États-Unis payèrent incontestablement le prix de leurs négligences passées. Mais nombre de leurs efforts restèrent également entachés d’une certaine ambiguïté. Ainsi, loin de tirer les leçons de Pokhran, les services de renseignement américains continuèrent d’apparaître dépassés, soit par manque d’intérêt pour la question soit par sous-estimation chronique des acteurs auxquels ils faisaient face en Asie du Sud. La politique multilatérale des États-Unis, symbolisée par le N.S.G., resta quant à elle trop abstraite et fut pénalisée par les réticences de partenaires – notamment ouest-européens – qui avaient trop longtemps vu Washington et ses entreprises respectivement gagner en influence et s’enrichir grâce à la vente de technologie nucléaire pour eux-mêmes s’en priver. Leur politique bilatérale resta quant à elle marquée d’une certaine incohérence, entre un exécutif plutôt modéré, voire passif, et un Congrès de plus en plus (et parfois trop) agressif mais fondant au moins autant son approche sur des calculs politiciens que sur une réelle réflexion stratégique. Les États-Unis furent rapidement soulagés de voir l’Inde ralentir son programme nucléaire (une évolution sur laquelle ils jouèrent un rôle limité mais réel). Toutefois, ils ne réalisèrent que trop tard les avancées du programme secret basé sur le retraitement de plutonium que Bhutto avait lancé dès 1972.
8Une politique américaine moins ouvertement négligente vis-à-vis de la prolifération horizontale et moins ouvertement favorable au Pakistan aurait pu permettre à Washington de conserver une chance d’infléchir, ou du moins retarder, le programme nucléaire indien dans les années précédentes, et ce d’autant plus si, en parallèle, le T.N.P. porté par les États-Unis s’était avéré moins discriminant, leur politique de désarmement plus entreprenante, et s’ils avaient été moins systématiquement portés à brader leurs objectifs de non-prolifération au nom de paramètres stratégiques et financiers. Un tel exemple de leadership aurait par ailleurs permis à Washington d’aborder ses pourparlers avec les autres fournisseurs de technologie nucléaire (dont le nombre restait somme toute assez faible) avec davantage de crédibilité, afin d’envisager une coordination plus ambitieuse et plus efficace des restrictions à l’exportation de matériel sensible. De telles avancées auraient, à leur tour, donné davantage de poids aux États-Unis dans leurs discussions avec le Pakistan.
9L’expression « espérances déçues » fut probablement celle qui qualifia le mieux les résultats de l’administration Carter en Asie du Sud sur la période 1977-1979. La rupture avec les présidences Nixon et Ford n’eut jamais véritablement lieu. Une courte fenêtre d’opportunité s’était ouverte en mars 1977, du fait de la réémergence de la démocratie indienne, des affinités personnelles de Jimmy Carter et du Premier ministre Morarji Desai, de la volonté de ce dernier de développer un « non-alignement véritable », et de celle de Washington de dépasser le facteur « Guerre Froide » qui avait toujours déporté sa diplomatie régionale en direction du Pakistan. Mais en dépit de cet élan initial, les États-Unis et l’Inde ne furent pas en mesure de donner un nouveau souffle – autre que rhétorique – à leurs relations bilatérales. Au-delà des liens que le Janata continua d’entretenir avec l’U.R.S.S. et de sa politique économique rétive à toute ouverture, les restrictions américaines sur la coopération nucléaire civile, notamment suite au vote du N.N.P.A. par le Congrès, heurtèrent profondément le principe de souveraineté nationale cher à New Delhi.
10La politique pakistanaise de l’administration Carter se révéla encore plus délicate. L’objectif de promotion des droits de l’Homme y apparut toujours largement secondaire. Si l’avènement du régime militaire de Zia, l’exécution de l’ancien Premier ministre Bhutto et la politique d’islamisation dans laquelle s’engagea Islamabad firent l’objet de réserves, Washington s’en tint principalement à l’expression de vœux pieux concernant le retour de la démocratie. C’est dans le domaine nucléaire que les tensions bilatérales furent de loin les plus vives. Las, Carter trouva en Zia ul-Haq un interlocuteur encore plus intransigeant que Bhutto. Les États-Unis parvinrent finalement à faire dérailler le programme de retraitement de plutonium d’Islamabad en faisant pression sur la France. Mais ils ne prirent conscience que bien trop tard de l’existence parallèle du programme à base d’enrichissement d’uranium mené par A.Q. Khan depuis 1975. Les pressions qu’ils exercèrent par la suite se révélèrent un échec partiellement expliqué par la complexité du marché nucléaire et par les réticences de certains gouvernements et acteurs privés à durcir réellement le ton contre Islamabad.
11De plus, l’administration Carter fut rapidement travaillée d’un profond sentiment de décrochage stratégique face à l’U.R.S.S., notamment à mesure que les positions américaines dans le tiers-monde apparurent fragilisées. Le retour à la logique d’affrontement avec Moscou devint chaque jour plus évident, une dérive en partie due à l’ambiguïté inhérente au concept de la « détente ». La réémergence des tensions entre les deux superpuissances influa directement sur le jeu politique américain, fragilisant un exécutif déjà indécis et divisé face à des adversaires (Congrès, groupes de pression…) qui surent percevoir, exploiter et accentuer le rejet croissant de l’U.R.S.S. au sein d’une société américaine sensible à l’idée de déclin. Or, à partir de 1979, l’agonie de la détente, combinée à l’anxiété générée par la chute du shah d’Iran et aux tensions ayant éclaté avec le régime communiste afghan, renforça l’intérêt des États-Unis pour le Pakistan. Bien que ne se faisant plus aucune illusion sur le régime militaire de Zia et sur sa course à la bombe, l’administration Carter tira les conséquences de sa vulnérabilité géopolitique dans « l’arc de crise ». Dès lors, en dépit de la nette dégradation bilatérale observée autour de la question nucléaire, elle œuvra à la préservation d’une capacité résiduelle de coopération avec Islamabad. Si modeste et souterraine que parut initialement cette inflexion, elle permit le maintien d’un crucial dialogue stratégique. Celui-ci prit une toute nouvelle dimension lorsque, le 26 décembre 1979, l’U.R.S.S. envahit l’Afghanistan.
12L’invasion de l’Armée Rouge constitua indubitablement le tournant le plus décisif de la politique étrangère américaine en Asie du Sud durant les années 1970. En effet, l’administration Carter renversa presque totalement son degré d’implication et ses critères d’action dans la région. Sa très vive réaction contre Moscou fut incontestablement influencée par des enjeux de politique intérieure en vue des élections présidentielles de novembre 1980. Influèrent également des facteurs d’ordre irrationnel, notamment le sentiment de déclin économique et stratégique ayant imprégné la société américaine tout au long des années précédentes. Mais malgré ces paramètres, et bien que les Soviétiques soient intervenus en Afghanistan principalement selon une logique défensive (éviter de perdre Kaboul face aux islamistes, ou, pire, face à une Amérique jugée de plus en plus agressive), il semble difficile de jeter la pierre à l’administration Carter pour s’être initialement fortement indignée du déploiement militaire de la superpuissance communiste. En effet, Washington dut, dans un contexte d’urgence, tenir compte de facteurs et hypothèses alors crédibles : un cas avéré d’expansionnisme en dehors du bloc de l’Est, la puissance de feu de l’Armée Rouge, sa conquête rapide de l’Afghanistan, et la proximité relative de ce dernier avec les ressources pétrolières du Moyen-Orient, le tout durant l’agonie de la détente, qui nécessitait, à chaud, de parer à la pire des hypothèses.
13Cependant, la stratégie des États-Unis prit très rapidement des proportions excessives. Tout d’abord, en poussant au maximum le levier des sanctions, l’administration Carter ne fit logiquement qu’encourager l’U.R.S.S. à défendre avec davantage de vigueur sa crédibilité en Afghanistan. La sévérité de Washington priva Moscou de toute porte de sortie acceptable, tout en risquant de compromettre de manière irrémédiable les relations du monde occidental avec le Kremlin, ce que même les alliés ouest-européens reprochèrent aux États-Unis. Surtout, focalisée sur son ennemi soviétique, l’administration Carter se vit obligée d’œuvrer à un considérable renforcement du Pakistan, seule plate-forme logistique potentielle à proximité directe de Kaboul, mais brutale dictature militaire en pleine course à l’arme nucléaire et en pleine dérive religieuse. Cette profonde réorientation l’amena de fait à tirer une croix sur ses objectifs régionaux initiaux tout en rétrogradant l’Inde au rang de partenaire secondaire – malgré une réelle volonté de limiter les dégâts.
14Or, le Pakistan prit bel et bien acte du renversement de son rapport de forces avec Washington. Porté soudainement au rang de défenseur ultime des intérêts du bloc occidental, du monde musulman et de la Chine, le général Zia interpréta à raison la bienveillance nouvelle de l’administration Carter comme une acceptation tacite de la poursuite du programme nucléaire pakistanais. Fort de son aura décuplée, il renforça également la répression contre ses opposants ainsi que sa politique d’islamisation, nuisant gravement à l’équilibre déjà précaire de la société pakistanaise. De plus, en acceptant de faire d’Islamabad l’intermédiaire unique du complexe système de livraisons d’armes international à destination des moudjahidines, les États-Unis lui remirent de facto les clefs du conflit afghan. Or, le Pakistan passa rapidement d’une logique défensive, ne pas se laisser déborder par des centaines de milliers – puis millions – de réfugiés pouvant se « palestiniser », à une logique offensive, tirer le maximum du soutien de Washington et Riyad pour dessiner les contours d’un Afghanistan amical – c’est-à-dire soumis. Mue par ses intérêts stratégiques de long terme, Islamabad donna l’ascendant aux groupes afghans pachtounes les plus extrémistes, ce qui devait lui permettre de régler la question du Pachtounistan et, en contrôlant un jour l’Afghanistan, d’accroître sa « profondeur stratégique » face à l’Inde.
15Au crépuscule de l’administration Carter, une fois l’effervescence des événements quelque peu retombée, les risques de long terme résultant de la stratégie régionale américaine étaient déjà palpables. Les États-Unis savaient qu’Islamabad avait accéléré sa course à la bombe. Ils étaient également conscients du soutien qu’apportait Zia aux groupes islamistes afghans et de la brutale répression que son régime infligeait à des pans entiers de la société pakistanaise. En parallèle, Washington perçut très tôt les immenses difficultés rencontrées par l’Armée Rouge autour de Kaboul. Or, du fait de cet enlisement, les soi-disant projets soviétiques d’expansion vers le Moyen-Orient, ceux-là mêmes qui avaient justifié la virulence de la réaction américaine, ne pouvaient plus être d’actualité – si tant est qu’ils aient jamais existé. C’est à cet instant précis que les États-Unis commirent leur erreur stratégique la plus importante. En effet, alors même que le raisonnement inverse aurait pu être tenu, l’administration Carter décida de renforcer les fondements de sa politique régionale pro-pakistanaise. Une profonde dérive s’amorça donc, d’une légitime réaction de défense prise sur le vif vers une stratégie agressive délibérée ayant pour seul ligne d’horizon la volonté de faire payer l’U.R.S.S. C’est cependant sous l’administration Reagan que ce décrochage encore latent serait pleinement assumé, contribuant puissamment, en Afghanistan comme au Pakistan, à l’essor d’une violente instabilité dont l’Asie du Sud et les États-Unis continuent encore aujourd’hui de payer tragiquement le prix.
16Washington dut indubitablement faire face à des développements d’une grande complexité dans le sous-continent indien. Le conflit de 1971 marqua l’aboutissement de décennies de marginalisation du Pakistan oriental par les élites du Pakistan occidental. Par ailleurs, ses effets furent décuplés par la très profonde rivalité indo-pakistanaise. L’observation est la même concernant le test nucléaire indien de 1974. Les États-Unis pouvaient difficilement neutraliser les forces déterminant l’évolution du programme nucléaire de New Delhi (considérations sécuritaires vis-à-vis des menaces chinoise et pakistanaise, désir postcolonial d’affirmation identitaire, incontestable potentiel scientifique), notamment au vu du contexte de méfiance mutuelle ayant caractérisé les relations indo-américaines depuis 1947. La quête de la bombe pakistanaise, quant à elle, fut avant tout destinée à compenser – stratégiquement et symboliquement – la supériorité de l’Inde, un déterminant extrêmement profond, touchant parfois à l’irrationnel, et donc difficile à contrebalancer de l’extérieur. Par ailleurs, les deux puissances d’Asie du Sud pouvaient dans une certaine mesure tenter de faire appel à d’autres partenaires pour développer leurs programmes nucléaires respectifs. En ce qui concerne l’invasion soviétique de l’Afghanistan, si les États-Unis commirent la profonde erreur de glisser peu à peu d’une logique défensive à une logique offensive, force est de reconnaitre que Zia joua habilement ses cartes, exploitant savamment les insécurités de Washington. Enfin, toute étude historique se doit d’éviter les pièges d’une vision rétrospective, notamment car un dirigeant politique doit bien souvent prendre des décisions éminemment difficiles dans un contexte pavé d’incertitudes, et le faire en temps réel1. Toutefois, en dépit de ces nuances, il demeure évident que la volatilité de la politique régionale américaine tout au long des années 1970 sanctionna un grave déficit de vision stratégique tout en s’avérant profondément néfaste pour l’Asie du Sud. Le manque d’anticipation des États-Unis, leur investissement régional à géométrie variable, leur priorité excessive aux dynamiques globales de la Guerre Froide, leurs brutaux changements de caps, et leur politique de non-prolifération ambiguë contribuèrent puissamment à déstabiliser le sous-continent indien en exacerbant les tensions sous-jacentes animant déjà ce dernier. Las, la politique régionale de Washington depuis 1981 resta longtemps caractérisée par cette même volatilité teintée de négligence.
17Tout au long de sa campagne électorale, le républicain Ronald Reagan s’était présenté comme le leader à même de rompre avec le déclin perçu durant les années Carter. Une fois au pouvoir, il s’engagea rapidement dans un renforcement substantiel des capacités militaires américaines et dans un durcissement de la politique de containment de l’U.R.S.S.2. Ces orientations provoquèrent immanquablement des tensions avec l’Inde, qui s’insurgea notamment de la décision de Washington d’augmenter drastiquement le montant de ses livraisons d’armes aux rebelles afghans et au Pakistan lui-même3. Les divergences avec New Delhi restèrent également marquées sur le plan économique, Reagan se faisant l’apôtre de la « main invisible » alors qu’Indira Gandhi en appelait à la solidarité internationale pour extirper l’Inde d’une nouvelle crise4. Les relations bilatérales s’améliorèrent par la suite. Les États-Unis se montrèrent plus souples au sein des institutions financières internationales5. De son côté, ayant besoin de se procurer biens et liquidités à l’étranger, New Delhi fit des concessions sur son modèle économique6. Plus généralement, une nouvelle vision se développa peu à peu au sein de la classe politique indienne : le pays devait réduire sa dépendance à l’U.R.S.S. et s’ouvrir bien plus au monde7. Washington et New Delhi parvinrent même en juillet 1982 à trouver un accord mettant fin sans acrimonie aucune à leur coopération sur la centrale nucléaire de Tarapur8.
18Si les relations avec l’Inde continuèrent de se développer avec un relatif succès durant le reste de la décennie, l’administration Reagan hypothéqua dans le même temps lourdement l’avenir de l’Asie du Sud par son soutien sans précédent aux moudjahidines afghans et au Pakistan. Réussissant là où Carter avait échoué, le gouvernement républicain signa en avril 1981 un partenariat de sécurité bilatéral avec le régime de Zia pour un montant de 3,2 milliards de dollars (divisé à parts égales entre aide financière et militaire)9. Toutefois, comme par le passé, le rapprochement américano-pakistanais sembla à bien des égards très favorable à Islamabad. Les livraisons de Washington inclurent notamment des avions de combat F-16 extrêmement sophistiqués et aisément utilisables dans le cas d’une guerre contre l’Inde10. Par ailleurs, l’administration Reagan éluda constamment la question de la nature du régime militaire de Zia11. Surtout, malgré les rapports toujours plus alarmants de leurs services de renseignement12, les États-Unis continuèrent de fermer les yeux sur la course à la bombe pakistanaise aussi longtemps qu’Islamabad ne procèderait pas à un test grandeur nature13.
19Or, le régime de Zia fit de très rapides progrès, bien aidé en cela par la Chine, qui, observant la passivité américaine sur la question depuis décembre 1979, avait augmenté son assistance à Islamabad14. En 1983, Washington détecta le transfert vers le Pakistan d’un design d’arme nucléaire et d’une quantité d’uranium enrichi suffisante pour produire deux bombes atomiques15. En août 1985, le Congrès fit passer l’amendement Pressler, qui obligea le président Reagan à certifier chaque année que le Pakistan ne possédait pas la bombe. Cependant, rédigé en consultation avec le ministère pakistanais des Affaires étrangères lui-même, le texte avait avant tout été conçu pour préserver à moindre coût la coopération bilatérale sur le dossier afghan16. L’année suivante, les services de renseignement américains estimèrent Islamabad potentiellement capable de produire six à sept armes nucléaires par an17. En mars 1987, Zia déclara publiquement que le Pakistan était désormais en mesure de faire exploser une bombe atomique18. Toutefois, bien qu’exprimant des réserves croissantes auprès de ses interlocuteurs pakistanais, l’administration Reagan maintint sa priorité à la coopération des deux pays contre l’U.R.S.S. et son client afghan19. De son côté, observant avec anxiété les progrès d’Islamabad, le Premier ministre indien Rajiv Gandhi décida, en 1988, après une dernière tentative infructueuse de négocier un désarmement nucléaire avec le Pakistan, de lancer véritablement son pays dans une course à la bombe20. Bien que n’ayant pas encore procédé au moindre test militaire grandeur nature, New Delhi et Islamabad acquirent le statut de puissances nucléaires de facto à la fin de la décennie21.
20La négligence des États-Unis vis-à-vis de toute considération de long terme fut également palpable sur le dossier afghan lui-même. De 1981 à 1984, l’administration Reagan augmenta les fonds destinés à la résistance et transitant via le Pakistan tout en renforçant son alliance stratégique avec l’Arabie Saoudite. La C.I.A. parraina même des interventions visant à déstabiliser les républiques soviétiques d’Asie centrale (distribution de corans, sabotage…)22. Paradoxalement, le pouvoir exécutif se vit constamment attaqué par des membres du Congrès (notamment le représentant démocrate du Texas Charlie Wilson) l’accusant d’utiliser les résistants afghans comme simple chair à canon au lieu de leur permettre de vaincre l’U.R.S.S.23. À partir de 1984, l’administration Reagan procéda à une nette augmentation des fonds alloués aux opérations afghanes. Cette intensification provoqua des réticences de la part de certains diplomates et membres de la C.I.A. Mais l’enthousiasme général prévalut, notamment au Congrès, et ce d’autant plus qu’aucune vie américaine n’était exposée sur le champ de bataille24. À la mi-1986, Washington porta le montant de son soutien aux moudjahidines de 300 à 600 millions de dollars par an. Les États-Unis signèrent par ailleurs un nouveau pacte avec le Pakistan pour 4 milliards de dollars sur la période 1987-199325. Islamabad était devenu le troisième récipiendaire d’assistance américaine au monde, derrière Israël et l’Égypte26.
21Les coûts engendrés par le bourbier afghan devenant intolérables, les Soviétiques, sous l’égide de leur nouveau leader Mikhaïl Gorbatchev, manifestèrent peu à peu une ouverture nouvelle aux négociations. Celles-ci aboutirent en avril 1988 aux accords de Genève, qui ouvrirent la voie au retrait de l’Armée Rouge, finalisé en février 198927. La guerre prit fin après avoir causé la mort d’environ 1,25 million d’Afghans et l’exil de cinq millions d’entre eux (60 % au Pakistan, 40 % en Iran)28. Le partenariat américano-pakistanais joua un rôle majeur dans la défaite de Moscou en Afghanistan. Toutefois, contrairement aux affirmations avancées quelques années plus tard par d’anciens membres du gouvernement américain, la guerre n’eut qu’un impact très secondaire sur l’implosion de l’U.R.S.S.29. Par ailleurs, focalisés sur leur croisade anti-soviétique, la plupart des dirigeants de Washington ne s’étaient guère posé de questions sur la manière dont certains des combattants du jihad afghan (dont environ 20 000 Arabes majoritairement arrivés après 198530) se reconvertiraient une fois leur victoire contre la superpuissance communiste acquise31. Or, loin de marquer un aboutissement, la guerre d’Afghanistan constitua pour beaucoup d’entre eux le premier jalon d’une lutte de long terme contre la modernité, dont les États-Unis leur apparaissaient comme le symbole le plus haïssable32.
22Une fois le retrait des derniers soldats soviétiques d’Afghanistan entériné, le Pakistan perdit rapidement en intérêt aux yeux de Washington. La chute de l’U.R.S.S. (1989-1991) elle-même fit logiquement réémerger la question nucléaire. Ayant acquis la certitude que la bombe pakistanaise était désormais opérationnelle, les États-Unis punirent Islamabad en mettant un terme à leur assistance économique et militaire le 1er octobre 199033. Ce découplage stratégique se confirma lorsque le mandat d’intervention de la C.I.A. en Afghanistan parvint à son terme, en janvier 199234. Il fut parachevé trois mois plus tard par la chute du régime communiste de Kaboul et le basculement de l’Afghanistan dans une guerre civile entre anciens moudjahidines dont les États-Unis et la communauté internationale se désintéressèrent totalement, quand bien même Islamabad et Riyad y soutenaient les forces les plus radicales35.
23Capitalisant sur les ressources et l’expertise développées tout au long des années 1980 tout comme sur la criante indifférence de Washington dans le contexte post-Guerre Froide, les services secrets pakistanais augmentèrent leur soutien à différents groupes terroristes anti-indiens à travers la région. La capacité de dissuasion nucléaire nouvellement acquise par Islamabad lui permit de nourrir ses ambitions révisionnistes. De plus, les généraux pakistanais savaient pertinemment que, dans le cas d’une virulente réaction indienne, Washington, à l’image de ce qui s’était passé en 1990 lors d’une crise provoquée par le soutien de l’I.S.I. à des terroristes au Jammu-et-Cachemire36, ne laisserait pas New Delhi riposter trop lourdement et risquer ainsi le déclenchement d’une guerre nucléaire37.
24Au cours des années suivantes, les États-Unis prirent peu à peu conscience du développement d’un véritable réseau islamiste transnational essaimant à partir de camps d’entraînement pakistanais38. Les tensions avec Islamabad s’accentuèrent également au sujet des Talibans, mouvement créé en 1994 dont l’I.S.I. soutint largement la prise de pouvoir à Kaboul deux ans plus tard. Bien que s’abstenant de reconnaître le nouveau régime afghan, Washington avait initialement envisagé l’apparition de ce dernier avec une certaine bienveillance39. Toutefois, la situation se dégrada à partir de 1997 à cause du cas Ben Laden. L’étau était en train de se resserrer autour de ce riche héritier longtemps proche des dirigeants de la famille royale saoudienne qui avait appuyé les moudjahidines afghans contre l’U.R.S.S. avant de se retourner contre les États-Unis au début des années 199040. Après un exode de plusieurs années, Ben Laden était retourné en Afghanistan, où lui et son organisation terroriste, Al-Qaïda, avaient reçu la protection des Talibans. Cette situation provoqua un net refroidissement des relations de Washington avec Kaboul41 et, dans une moindre mesure, avec son parrain pakistanais42. Pourtant, tout comme le désastre humanitaire touchant l’Afghanistan depuis le début de la décennie, elle ne suscita encore qu’une attention limitée de la part de l’administration Clinton.
25À l’inverse, l’Inde, qui, au sortir de la Guerre Froide, avait ébauché une ouverture économique et une réorientation diplomatique majeures pour s’adapter à la mondialisation et au leadership américain, attira de plus en plus l’attention de Washington au cours des années 199043. Cette dynamique sembla un temps enrayée par les cinq essais nucléaires auquel procéda le gouvernement du parti pro-hindou B.J.P. en mai 1998, qui réduisit à néant les efforts de l’administration Clinton en vue de convaincre les deux puissances d’Asie du Sud de renoncer à la bombe44. Cependant, Islamabad, procédant elle-même à six essais nucléaires en guise de riposte quelques semaines plus tard, ne fut pas en mesure d’exploiter les tensions entre Washington et New Delhi45. La guerre indo-pakistanaise de Kargil (mai-juillet 1999), provoquée par l’infiltration de soldats pakistanais au Cachemire indien, lui fit même perdre toute la bonne volonté du président Clinton46. Le coup d’État qui porta au pouvoir le général Musharraf en octobre 1999 acheva de discréditer Islamabad, alors que la puissante dynamique économique indo-américaine continuait, elle, de plus belle47.
26Prenant totalement à défaut le système de sécurité des États-Unis, les attaques terroristes perpétrées par Al-Qaïda le 11 septembre 2001 provoquèrent un nouveau basculement fondamental de la stratégie américaine en Asie du Sud. En effet, le Pakistan fut alors érigé au rang d’État-frontière dans le cadre de la guerre contre le terrorisme proclamée par le président George W. Bush48. Selon un schéma très proche de celui déjà observé en 1979, il était, notamment pour des raisons logistiques, le seul pays de la région pouvant permettre aux États-Unis et à leurs alliés de mener une guerre contre Al-Qaïda et les Talibans en Afghanistan49. De ces considérations stratégiques découla un rapprochement bilatéral à l’ampleur sans précédent, l’assistance américaine à Islamabad s’élevant à 25 milliards de dollars entre 2002 et 201250. Cependant, les États-Unis n’abandonnèrent jamais pour autant New Delhi51. L’administration Bush définit en effet une stratégie nouvelle consistant à découpler ses relations avec les deux puissances régionales, reconnaissant à chacune sa propre dynamique et ses propres mérites52. En dépit de tensions concernant l’assistance américaine au Pakistan, Washington et New Delhi, du fait de leur convergence stratégique, économique et anti-terroriste53, approfondirent leurs liens tout au long des années suivantes, comme le symbolisèrent la mise en place de facilités d’importations technologiques entre les deux pays, et, surtout, l’accord de coopération 123, signé et ratifié en 2005-2008, qui fit de l’Inde, pourtant non-signataire du T.N.P., une puissance nucléaire légitime54.
27Par contraste, les relations avec Islamabad s’enfermèrent peu à peu dans l’impasse. Le Pakistan s’estima trahi que les États-Unis aient laissé l’Alliance du Nord (un mouvement afghan pro-indien) prendre possession de Kaboul après la chute des Talibans. Il s’insurgea également contre la promesse non tenue de Washington de s’investir davantage sur le dossier du Cachemire et contre l’accord nucléaire indo-américain de 200555. De leur côté, les États-Unis accumulèrent des griefs encore plus lourds. Le premier coup de semonce résulta de révélations selon lesquelles le réseau « privé » d’A.Q. Khan avait depuis des années exporté du matériel nucléaire sensible vers des ennemis de Washington, comme l’Iran, la Corée du Nord et la Libye, très probablement avec le soutien d’Islamabad56. Surtout, Washington prit peu à peu conscience du double jeu de l’armée pakistanaise dans la guerre contre la terreur57. En effet, Islamabad ne réprima jamais réellement – et soutint même souvent – les groupes islamistes perpétrant, à l’image de Lashkar e-Toiba, des attentats à grande échelle contre l’Inde (comme à Mumbai en novembre 2008). Plus grave pour Washington, le Pakistan, toujours désireux de s’assurer une profondeur stratégique en Afghanistan, continua d’y soutenir ses alliés historiques, les talibans et le réseau Haqqani, alors même que ces derniers tuaient au quotidien des soldats de la coalition américaine58. Toutefois, l’administration Bush ne rompit jamais avec son « allié ». Trop longtemps axée sur le postulat qu’une assistance massive inciterait le Pakistan à modifier sa stratégie régionale, elle mit tout d’abord du temps à percevoir l’ampleur du double jeu d’Islamabad59. Le président américain lui-même fut en partie trompé par les excellentes relations personnelles qu’il entretenait avec le général Musharraf60. Surtout, malgré leurs soupçons croissants au fil des années, les États-Unis virent leur marge de manœuvre limitée par leur dépendance logistique vis-à-vis d’Islamabad en Afghanistan et par leur peur que des groupes extrémistes profitent de l’instabilité chronique du Pakistan pour mettre la main sur l’une de ses armes nucléaires. Cette crainte ne fit que se renforcer alors que certains des groupes nourris par l’I.S.I. se retournèrent contre Musharraf du fait de son alliance officielle avec les États-Unis dans la guerre contre la terreur. Le Pakistan devint même de manière plus générale le foyer d’un terrorisme aux multiples visages (anti-indien, anti-chiite, anti-occidental, opposé à l’État pakistanais) qui provoqua la mort de 40 000 militaires et civils rien qu’entre 2003 et 201361.
28La présidence de Barack Obama confirma la prise de conscience amorcée au long des années précédentes. Le puissant élan acquis par les relations indo-américaines se confirma. Cette continuité fut symbolisée par la visite historique du leader des États-Unis à New Delhi en novembre 201062. Obama n’hésita pas à définir les relations entre les deux pays comme « l’un des partenariats qui définiraient le 21ème siècle »63 et à proclamer le soutien des États-Unis à l’obtention indienne d’un siège au Conseil de sécurité de l’O.N.U.64. De nombreux points de frictions et incertitudes demeurent, notamment concernant l’amitié indo-iranienne, les relations américano-pakistanaises, les contours de la coopération nucléaire civile, l’héritage historique de méfiance mutuelle65, sans parler des doutes concernant l’émergence réelle de l’Inde comme grande puissance66. Cependant, ces paramètres sont largement contrebalancés par d’immenses intérêts communs comme la lutte contre le terrorisme, et, surtout, la méfiance envers l’essor de la Chine, sans compter une puissante convergence économique et le remarquable essor de la très prospère diaspora indienne des États-Unis67. Ces facteurs placent aujourd’hui les deux pays sur une trajectoire structurellement positive, même si New Delhi n’abandonnera jamais son « autonomie stratégique » au profit de Washington68.
29À l’inverse, les relations américano-pakistanaises ont traversé de profondes turbulences depuis l’arrivée au pouvoir du président Obama, qui se distingua par sa volonté de dénoncer ouvertement un double jeu terroriste ne faisant désormais plus aucun doute. Ces tensions furent symbolisées par des myriades de polémiques, notamment concernant les frappes de drones américaines en territoire pakistanais69, le soutien d’Islamabad aux ennemis de la coalition en Afghanistan, et, bien sûr, le raid des forces spéciales américaines qui aboutit en mai 2011 à l’exécution de Ben Laden, retrouvé dans une maison fortifiée de la ville-garnison d’Abbotabad, à quelques encablures seulement de la plus prestigieuse académie militaire du pays et quelques dizaines de kilomètres seulement de la capitale70.
30Les États-Unis semblent aujourd’hui avoir définitivement intégré la réalité stratégique fondamentale qu’ils avaient sciemment ignorée tout au long de la Guerre Froide : la nécessité de s’appuyer sur l’Inde, acteur géopolitique central et force de stabilité, et celle de prendre leurs distances vis-à-vis d’une armée pakistanaise ayant déstabilisé l’Asie du Sud depuis des décennies. Pourtant, les défis auxquels la région est confrontée n’en restent pas moins immenses et Washington demeure mal armé pour contribuer à les relever. Si beaucoup estiment qu’une normalisation des relations entre Islamabad et New Delhi constitue la seule issue pouvant potentiellement réduire l’attrait du terrorisme, permettre un redressement de l’économie pakistanaise et faciliter l’endiguement régional de l’influence chinoise, cette perspective semble aujourd’hui particulièrement compromise71. Le premier obstacle majeur réside dans l’immense « complexité structurelle » de la rivalité indo-pakistanaise, dont les multiples significations (et donc points de fractures) se sont approfondies au fil du temps72. Le second réside dans le rôle de l’armée pakistanaise, qui, malgré le retour au pouvoir d’un gouvernement civil depuis 2008, garde la haute main sur la politique de sécurité nationale, et ce d’autant plus qu’elle a su, au fil des décennies, infiltré la société et l’économie du pays au détriment des partis politiques, des institutions, et de la société civile73. Or, sa rivalité avec l’Inde demeure « existentielle », placée au cœur même de son identité institutionnelle74. Devant la recrudescence des attentats perpétrés par des groupes militants s’étant retournés contre le Pakistan, l’armée a récemment envoyé des signaux évoquant sa détermination à combattre toute forme de terrorisme75. Toutefois, la crédibilité d’un tel virage, déjà annoncé à plusieurs reprises par le passé, peut inspirer le scepticisme76. Il est même possible de penser qu’avec l’inévitable émergence de l’Inde sur la scène mondiale, Islamabad sera toujours davantage tenté de contrer cette dernière par tous les moyens77.
31Il demeure extrêmement difficile de concevoir une approche à même d’influencer le Pakistan, géant démographique en devenir, puissance nucléaire avérée, chaudron de virulentes forces islamistes, économie sous-développée (bien que dotée d’un réel potentiel), instable mosaïque traversée de puissantes tensions ethniques et religieuses, et partenaire historique de la Chine, dont les ambitions d’utiliser le pays comme rampe de lancement vers l’océan Indien et le Moyen-Orient ne sont plus un secret. Il reviendra à une Amérique désarçonnée par l’érosion structurelle de son leadership et fortement sollicitée dans de nombreuses autres zones du monde de définir un véritable cap stratégique tenant compte des dynamiques profondes de la région tout en contribuant à stabiliser cette dernière. Rien n’indique cependant que Washington ait la capacité ni même la volonté de mener à bien une telle entreprise.
Notes de bas de page
1 Raghavan, War and peace in modern Asia, op. cit., p. 4.
2 Garson, op. cit., p. 164-165.
3 Horn, Soviet-Indian relations, op. cit., p. 204.
4 Mansingh, op. cit., p. 117.
5 Ganguly, Conflict unending, op. cit., p. 83.
6 Mansingh, op. cit., p. 118.
7 Cohen, Shooting for a century…, op. cit., p. 181.
8 Kux, Estranged democracies, op. cit., p. 391.
9 Grare, op. cit., p. 86.
10 Racine, dans Jaffrelot (dir.), Le Pakistan, op. cit., p. 189 ; Kux, Disenchanted allies…, op. cit., p. 259-260.
11 Haqqani, Magnificent delusions…, p. 266.
12 Narang, op. cit., p. 59.
13 Fair, Fighting to the end, op. cit., p. 207.
14 Singh Swaran, « The China factor in South Asia’s nuclear deterrence », dans Sridharan E. (dir.), The India-Pakistan nuclear relationship: theories of deterrence and international relations, New Delhi, Abingdon, U.K., Routledge, 2007, p. 296.
15 Pande, op. cit., p. 126.
16 Fair, Fighting to the end, op. cit., p. 208 ; quelques années plus tard, des enquêteurs du Congrès avancèrent que le Pakistan avait même directement détourné plusieurs dizaines de millions de dollars provenant de l’assistance technologique et financière américaine pour parvenir à ses fins ; Burrows, Windrem, op. cit., p. 65 ; voir aussi Levy, Scott-Clarke, op. cit., p. 124-125.
17 Husain Zahid, op. cit., p. 160-161.
18 Narang, op. cit., p. 59-60.
19 N.S.A., Electronic Briefing Book, New Documents Spotlight Reagan-Era Tensions over Pakistani Nuclear Program, doc. 20, « Pakistan’s nuclear weapons programs and U.S. security assistance », Kenneth Adelman, director, Arms Control and Disarmament Agency, to the Assistant to the President for National Security Affairs, June 16, 1986.
20 Cohen, Arming without aiming…, op. cit., p. 100-101; voir aussi Narang, op. cit., p. 96.
21 Ganguly, Kapur, op. cit., p. 19; voir aussi Chakma Bhumitra, « Pakistan: the politics of nuclear force building », dans Pant Harsh V. (dir.), Handbook of nuclear proliferation, London, New York, Routledge, 2012, p. 164; Abraham Itty, « Contra-proliferation: interpreting the meanings of India’s nuclear tests in 1974 and 1998 », dans Sagan Scott D. (dir.), Inside Nuclear South Asia, Stanford, Stanford University Press, 2009, p. 119.
22 Coll, op. cit., p. 90.
23 Ibid., p. 91.
24 Melandri Pierre, « Les États-Unis et la première Guerre d’Afghanistan, 19791989 : “un Viêt-nam soviétique ?” » dans Melandri Pierre, Ricard Serge (dir.), Les États-Unis et la fin de la guerre froide, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 116.
25 57 % pour l’économie et 43 % pour la sphère militaire ; Kux, Disenchanted allies…, op. cit., p. 282-283.
26 LaPorte Robert Jr., « Administrative restructuring during the Zia period », dans Baxter, Burki (dir.), op. cit., p. 124.
27 Melandri, dans Melandri, Ricard, op. cit., p. 122-123.
28 Saikal, op. cit., p. 198.
29 Kalinovsky, A long goodbye, op. cit., p. 42; Braithwaite Rodric, Afghantsy: the Russians in Afghanistan, London, Profile Books, 2011, p. 330–331.
30 Riedel, What we won…, op. cit., p. 88.
31 Ibid., p. 151; Gerges Fawaz A., The far enemy: why jihad went global, 2nd edition, Cambridge, New York, Melbourne, Cambridge University Press, 2009, p. 73-74; Melandri, dans Melandri, Ricard, op. cit., p. 127.
32 Id.
33 Schaffer Howard B., Schaffer Teresita C., How Pakistan negotiates with the United States: riding the roller coaster, Washington D.C., United States Institute of Peace, 2011, p. 8.
34 Coll, op. cit., p. 233.
35 Johnson Chalmers, « Abolish the C.I.A. », dans Turse Nick (dir.), The case for withdrawal from Afghanistan, London, New York, Verso, 2010, p. 40; Tomsen, op. cit., p. 460.
36 Kux, Disenchanted allies, op. cit., p. 304-306.
37 Narang, op. cit., p. 61.
38 Kux, Disenchanted allies, op. cit., p. 305-308.
39 Ibid., p. 336, 348-349 ; les États-Unis avaient d’abord vu les Talibans comme un facteur de stabilité et un utile contrepoids à l’influence de l’Iran ; Rashid Ahmed, Taliban : militant Islam, oil, and fundamentalism in Central Asia, New Haven, Yale University Press, 2000, p. 176.
40 Kux, Disenchanted allies, op. cit., p. 348-349.
41 Rashid, Taliban, op. cit., p. 175; voir aussi Johnson Chris, Leslie Jolyon, Afghanistan: the mirage of peace, 2nd edition, London, New York, Zed Books, 2008, p. 112.
42 Voir N.S.A., Electronic Briefing Book, Pakistan: « The Taliban’s Godfather? », edited by Barbara Elias, August 14, 2007.
43 Gould Harold A., The South Asia Story: the first sixty years of U.S. relations with India and Pakistan, New Delhi, Sage Publications, 2010, p. 80-81.
44 Cohen, Shooting for a century…, op. cit., p. 181.
45 Kux, Disenchanted allies, op. cit., p. 345-347.
46 Ibid., p. 352-354.
47 Chatterjee Ananya, « India-China-United States: the post-Cold War evolution of a strategic triangle », Political Perspectives, vol. 5, no 3, 2011, p. 78-79.
48 Rudolph, Rudolph, op. cit., p. 704.
49 Fair C. Christine, « The U.S. strategy in Afghanistan: impacts on U.S. interests in Pakistan », Testimony presented before the U.S. House of Representatives, Armed Services Committee, Subcommittee on Oversight and Investigations on November 5, 2009, p. 6.
50 Haqqani, Magnificent Delusions, p. 312.
51 Chatterjee, op. cit., p. 80.
52 Cohen, Shooting for a century…, op. cit., p. 182.
53 Chaudhuri, op. cit., p. 189.
54 Chatterjee , op. cit., p. 81 ; l’Inde obtint l’accès au marché nucléaire civil international ainsi que le droit d’importer des technologies à usage dual, et ce sans pour autant ouvrir l’intégralité de ses installations aux contrôles internationaux.
55 Fair C. Christine, « Mapping U.S.-Pakistan relations: past, present, and future », Foreign Policy (online), October 6, 2011.
56 Farwell James P., The Pakistan cauldron: conspiracy, assassination and instability, Washington D.C., Potomac Books, 2011, p. 8, 13-15, 18-21.
57 Ganguly, Kapur, op. cit., p. 132; Rashid, Descent into chaos…, op. cit., p. 221.
58 Fair C. Christine, « 2014 and beyond: U.S. policy towards Afghanistan and Pakistan (part I) », House Committee on Foreign Affairs, Subcommittee on the Middle East and South Asia, November 3, 2011, p. 2.
59 Fair, Mapping…, op. cit.
60 Schaffer, Schaffer, How Pakistan negotiates…, op. cit., p. 34.
61 Jalal, The struggle for Pakistan…, op. cit., p. 4.
62 Jaffrelot Christophe, « Inde/États-Unis : d’une visite à l’autre, Delhi qui pleure, Delhi qui rit », Communication CERI-CNRS, décembre 2010, p. 3-4.
63 « one of the defining partnerships of the 21st century »; Chaudhuri, op. cit., p. 3.
64 New York Times, « Countering China, Obama backs India for U.N. Council », Sheryl Gay Stolberg, Jim Yardley, November 8, 2010.
65 Jaffrelot, « Inde/États-Unis… », op. cit., p. 6.
66 Ganguly Sumit, « Think again: India’s rise », Foreign Policy (online), July 5, 2012.
67 Jaffrelot, « Inde/États-Unis… », op. cit., p. 4-5.
68 Cohen Stephen P., « Failure in AfPak: how the U.S. got it wrong », The National Interest, July 15, 2011.
69 New York Times, « Pakistan’s premier calls for drone strike halt », Declan Walsh and Salman Massoud, June 5, 2013.
70 The Guardian, « Osama Bin Laden death leads to war of words between Pakistan and West », Declan Walsh, May 4, 2011.
71 Cohen, Shooting for a century…, op. cit., p. 195.
72 Ibid., p. 145-146.
73 Basu, dans Basu P.P., Democracy and democratization, op. cit., p. 181 ; Siddiqa Ayesha, Military inc. : inside Pakistan’s military economy, London, Ann Arbor, Pluto, 2007, 292 p.
74 « in existential terms »; Fair, Fighting to the end…, op. cit., p. 7.
75 Weinbaum Marvin G., « Militancy and extremism in Pakistan », dans Yusuf Moeed, Pakistan’s counterterrorism challenge, Washington D.C., Georgetown University Press, 2014, p. 53; Rafiq Arif, « The death throes of the Pakistani Taliban: why the brutal attacks in Peshawar have already backfired against the T.T.P. », Foreign Policy (online), December 17, 2014.
76 N.D.T.V., « No confirmation on Pakistan’s ban on Jamaat-ud-Dawa and Haqqani network », January 23, 2015; Reuters, « Haqqani ban still under consideration: Pakistan’s U.S. envoy », David Brunnstrom, March 3, 2015.
77 Fair, « 2014 and beyond… », op. cit., p. 6.
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