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De la volatilité comme paradigme

 | 
Thomas Cavanna

Partie 1. L'administration Nixon face au conflit indo-pakistanais de 1971 : un « tilt to Pakistan » justifié par la Guerre Froide globale ?

Chapitre 4. Une réorientation stratégique américaine de portée limitée

Full text

1L’échec patent du « tilt to Pakistan » incita la Maison‑Blanche à prendre en compte les nouvelles réalités géopolitiques de l’Asie du Sud au lendemain du conflit de 1971. Les ouvertures faites en direction de l’Inde parurent rencontrer un certain succès, tandis que les relations avec le Pakistan semblaient sauves en apparence. Pourtant, aucun des problèmes structurels de la région n’avait été réglé.

Un nouvel équilibre géopolitique : hégémonie indienne, partition pakistanaise, création du Bangladesh

  • 1 « speed, skill and éclat » ; Talbot Phillips, « The subcontinent : ménage à trois », Foreign Affai (...)
  • 2 N.A.R.A., C.I.A. Crest Database, Directorate of Intelligence, Intelligence Memorandum, « The futur (...)
  • 3 Hurtig Christiane, « Le redéploiement de la politique extérieure », dans Jaffrelot (dir.), L’Inde (...)
  • 4 Zins Max‑Jean, Histoire politique de l’Inde indépendante, Presses Universitaires de France, Paris, (...)

2La crise de 1971 fit émerger un nouveau paradigme géopolitique en Asie du Sud. New Delhi, dont les troupes furent accueillies en libératrices à Dacca, en fut incontestablement le grand vainqueur. Sa campagne militaire avait été menée avec « rapidité, habileté et éclat »1. L’Inde dut rapidement faire face à des tensions avec le Bangladesh, où beaucoup lui reprochaient d’avoir excessivement limité son aide et retardé son offensive ainsi que de s’être trop lourdement ingérée dans les affaires de la résistance2. Surtout, la Chine constituait toujours une menace majeure pour New Delhi3. Cependant, avec sa victoire sur Islamabad, l’Inde pansa symboliquement la blessure infligée par Pékin en 1962. De plus, la division par deux du poids démographique du Pakistan réduisit la menace que ce dernier pouvait faire peser. Dans un tel contexte, la popularité d’Indira Gandhi atteignit son apogée4.

  • 5 Garver, op. cit., p. 213.
  • 6 Oldenburg Philip, India, Pakistan, and democracy: solving the puzzle of divergent paths, New York, (...)
  • 7 Ibid.
  • 8 Indian Government Archives, P.N. Haksar Papers, Subject Files, 1970‑1972, Correspondence of Indian (...)
  • 9 « myth of military invincibility »; New York Times editorial, cité dans Haqqani, Magnificent delus (...)

3Le bilan des événements pour Islamabad fut en bien des points à l’opposé. Le Pakistan put trouver quelques motifs de réconfort dans la partition de 1971. Même s’il perdit ses exportations de coton, de jute et de thé5, la sécession du Bengale oriental le délesta d’une région extrêmement pauvre et instable6. Le fait de ne plus avoir à tolérer la communauté hindoue du Pakistan Est apparut également comme une consolation notable7. Par ailleurs, Islamabad pourrait désormais concentrer ses forces contre l’Inde sur un seul front, notamment au Cachemire8. Enfin, le discrédit de l’armée permit l’avènement d’un régime civil dominé par Bhutto et constitua à ce titre une occasion de se débarrasser du « mythe de l’invincibilité militaire » pakistanaise9.

  • 10 Moshaver Ziba, Nuclear weapons proliferation in the Indian subcontinent, London, McMillan, 1991, p (...)
  • 11 Ganguly, Conflict unending…, op. cit., p. 71.
  • 12 Haqqani, Pakistan: between mosque and military, op. cit., p. 88.
  • 13 Arif Khalid Mahmud, Working with Zia: Pakistan power politics, 1977-1988, New York, Oxford Univers (...)
  • 14 « the elite’s lack of piety, inadequate military preparedness, various conspiracies, and the enemy (...)
  • 15 Aziz Khursheed Kamal, The murder of history: a critique of history textbooks used in Pakistan, Lah (...)
  • 16 Cohen Stephen P., The idea of Pakistan, Washington D.C., Brookings Institution Press, 2004, p. 215
  • 17 Burki Shahid Javed, Pakistan: a nation in the making, Boulder (Colorado), Westview Press, Oxford U (...)

4Pourtant, en dépit de ces nuances, la défaite de 1971 s’avéra un traumatisme d’une ampleur exceptionnelle. Le Pakistan venait de perdre à la fois une guerre civile et une guerre conventionnelle contre son ennemi juré10. La partition avait démontré l’échec du ciment religieux national. Le « pays des purs » ne pourrait plus se présenter comme le refuge exclusif de l’Islam dans le sous‑continent. Pire, la population du Cachemire indien n’avait à aucun moment tiré parti du contexte de guerre pour se soulever contre l’autorité de New Delhi11. La défaite de décembre 1971 provoqua la colère au sein d’une population jusque‑là abreuvée d’une intense propagande12. Quand au procès de Yahya Khan, il n’eut jamais lieu13. Plus grave, en l’absence d’une réelle entreprise de réflexion nationale, une grande majorité de Pakistanais continuèrent d’attribuer la défaite de 1971 au « manque de piété des élites, à une préparation militaire inadaptée, à divers complots, et à la ruse de l’ennemi »14. En d’autres termes, le déni des réalités de fond perdura. Des manuels scolaires biaisés perpétuèrent cet angle mort en véhiculant une profonde reconstruction mémorielle15. Par ailleurs, malgré la fidélité dont ils avaient fait preuve durant le conflit, le Pakistan refusa d’accueillir sur son territoire les ressortissants de la communauté biharie. Ces derniers en furent réduits à vivre parqués dans des centres d’internement au Bangladesh16. Enfin, en détachant l’altérité bengalie, la partition de 1971 mit indirectement en valeur les forces centrifuges du Pakistan occidental lui‑même, nourrissant un sentiment d’insécurité qui aurait de profondes répercussions sur le long terme17.

  • 18 Ganguly Sumit, « The battle for Bangladesh: who defines Bengali identity? », Foreign Affairs (onli (...)
  • 19 Haqqani, Between mosque and military…, op. cit., p. 73.
  • 20 Bose, Dead Reckoning…, op. cit., p. 178.
  • 21 Haqqani, Between mosque and military…, op. cit., p. 73.
  • 22 Bose, Dead reckoning…, op. cit., p. 181.
  • 23 Pour une synthèse de ce débat, voir BASS, op. cit., p. 350‑351 note 6.
  • 24 Raghavan, 1971…, op. cit., p. 13.
  • 25 Codron Jérémie, « The Islamist militias of Bangladesh: symptoms of a weak state? », dans Jaffrelot(...)
  • 26 Ziring Lawrence, « South Asian tangles and triangles », dans Ziring (dir.), The subcontinent in wo (...)
  • 27 N.A.R.A., General Records of the Department of State, Subject Numeric Files, 1970‑1973, Box 2113, (...)

5De leur côté, les habitants du Bengale oriental avaient finalement obtenu leur indépendance au prix d’un sanglant tribut et d’un traumatisme dont ils ne se sont aujourd’hui toujours pas libérés18. Le nombre de victimes devint un enjeu politique de premier ordre. Mujibur Rahman, qui prit rapidement la tête du pays, évoqua la mort de trois millions de personnes19. Sans surprise, la commission d’enquête formée par le gouvernement pakistanais fit des estimations largement inférieures (environ 26 000 victimes)20, tout comme les anciens officiers pakistanais impliqués (entre 30 000 et 50 000 morts)21. Dans son ouvrage controversé, Sarmila Bose écrivit que le nombre de victimes était compris entre 50 000 et 100 00022. D’autres experts firent des estimations plus larges, souvent entre 300 000 et 500 000 morts23. Ces chiffres restent extrêmement difficiles à étayer24. Toujours est-il qu’à peine sa naissance entérinée, le Bangladesh se trouvait déjà à genoux. La guerre avait favorisé l’émergence d’une culture de la violence. Les tensions entre anciens résistants et collaborateurs nourrirent l’essor de puissantes milices armées25. Sur un fond de corruption généralisée, l’agitation politique se perpétua, le chômage s’aggrava, les pénuries firent grimper les prix à des niveaux astronomiques26. Cette banqueroute eut très vite raison de la stabilité du pays, ce que Mujib lui‑même paierait de sa vie au mois d’août 197527.

  • 28 Racine, dans Jaffrelot (dir.), Le Pakistan, op. cit., p. 219.
  • 29 Bajpai, « Indira Gandhi and India’s neighbors », dans Bajpai, Damodaran (dir.), op. cit., p. 122‑1 (...)
  • 30 Grare, op. cit., p. 33.
  • 31 M.A.E., Série Amérique, Sous-Série États-Unis, Carton 754, Relations avec les Pays d’Asie, Extrême (...)

6Le nouveau paradigme géopolitique de l’Asie du Sud fut entériné par les accords indo‑pakistanais de Simla, signés le 3 juillet 1972. Bhutto et Indira Gandhi s’accordèrent alors pour régler leurs différends de manière pacifique et bilatérale28, s’échanger les portions de territoire conquises durant la guerre et ne pas faire allusion aux 93 000 soldats pakistanais encore prisonniers au Bangladesh (qu’Islamabad n’avait pas encore reconnu)29. Ils s’accordèrent également sur le tracé d’une « ligne de contrôle » au Cachemire. Ce terme, qui remplaçait celui de « ligne de cessez‑le‑feu », sonnait comme un premier pas vers l’établissement d’une frontière à part entière30. Le 28 août 1973, en échange du retour de ses prisonniers de guerre, Islamabad accepta finalement de libérer ses otages bengalis et d’accueillir les Biharis qui s’étaient battus pour l’intégrité du Pakistan en 1971. De son côté, Mujib annula le procès de 195 Pakistanais accusés de crimes de guerre, levant ainsi le dernier obstacle à la reconnaissance du Bangladesh par Islamabad, en février 197431.

  • 32 « triumph of patience, persistence and moderation »; Mansingh Surjit, India’s search for power: In (...)
  • 33 Bajpai, « Indira Gandhi and India’s neighbors », dans Bajpai, Damodaran (dir.), op. cit., p. 122-1 (...)
  • 34 Mansingh, op. cit., p. 230.
  • 35 Dhar P.N., op. cit., p. 203; voir aussi Wolpert Stanley A., Zulfi Bhutto of Pakistan: his life and (...)
  • 36 « without prejudice to the recognised position of either side »; Bajpai, « Indira Gandhi and India (...)
  • 37 Shaikh, dans Guha (dir.), op. cit., p. 283 ; voir aussi Kux, Disenchanted allies…, p. 240-241.
  • 38 Raza Rafi, Zulfikar Ali Bhutto and Pakistan, Karachi, Oxford University Press, 1997, p. 210.
  • 39 « a temporary breathing space in the never-ending strife between the two major powers created by t (...)

7Mais bien que considérés par certains comme un « triomphe de patience, persévérance et modération »32, les accords de Simla laissèrent transparaître d’importantes zones d’ombre. Certaines critiques déplorèrent l’absence de consultation avec le Bangladesh33 tout comme celle d’un véritable pacte de non‑agression entre l’Inde et le Pakistan34. Pour d’autres, les accords de Simla symbolisèrent toute la duplicité de Bhutto35, qui considérait ne pas avoir renoncé à la recherche d’un règlement international du conflit du Cachemire étant donné que toute solution devait être adoptée « sans porter préjudice à la position défendue par chacune des parties »36. Tirant notamment avantage de la volonté d’Indira Gandhi de s’abstenir d’une logique punitive pouvant accroître les risques d’un nouveau conflit37, Bhutto avait su convaincre ses interlocuteurs de le préserver afin qu’il puisse progressivement persuader la population pakistanaise qu’une paix durable nécessitait d’importants compromis38. Au final, malgré leur cohérence potentielle, les accords de Simla ne représentèrent à bien des égards qu’un simple « espace de respiration transitoire dans la lutte sans fin entre les deux grandes puissances créées par la partition du sous‑continent »39.

Une politique américaine plus équilibrée mais marquée d’un fort désir de désengagement

  • 40 « The U.S. has yet to resolve the inner contradiction between the tradition of the founding father (...)
  • 41 « will depend not on an identity of policies but on respect for each other’s views and concerns. T (...)
  • 42 Thornton Thomas P., dans Ganguly, Gould (dir.), op. cit., p. 103‑105.
  • 43 Kux, Estranged democracies…, op. cit., p. 314.

8Les tensions indo‑américaines demeurèrent vivaces au lendemain du conflit de 1971. Indira Gandhi régla ses comptes avec la Maison-Blanche dans le journal Foreign Affairs : « Les États‑Unis doivent encore résoudre la contradiction interne entre la tradition de leurs pères fondateurs et de Lincoln, et l’image qu’ils projettent d’une superpuissance poursuivant froidement ses objectifs de pouvoir »40. La Maison‑Blanche chercha néanmoins rapidement à rétablir le contact, appelant à un nouveau départ qui « dépendrait non d’une similarité de politiques mais du respect des points de vue et préoccupations de l’autre. [Une telle approche se devait de fonctionner] dans les deux sens […] »41. La nouvelle politique américaine fut basée sur trois piliers : les États‑Unis estimaient n’avoir aucun intérêt majeur engagé en Inde, mais ils reconnaissaient sa supériorité en Asie du Sud et souhaitaient développer une relation bilatérale empreinte de maturité42. Nixon souligna par la suite sa bonne volonté en nommant Daniel P. Moynihan, un démocrate très critique envers le « tilt to Pakistan », comme ambassadeur à New Delhi. L’un des points d’orgue de cette embellie survint le 18 février 1974, avec l’annonce d’une remise de dette de 2,2 milliards de roupies correspondant au montant des requêtes d’assistance alimentaire effectuées jusque‑là par le gouvernement indien43.

  • 44 « lose » ; « win » ; Kissinger, À la Maison-Blanche, op. cit., p. 934.
  • 45 Ibid., p. 968.
  • 46 Horn, Soviet-Indian relations…, op. cit., p. 92‑93.
  • 47 Mansingh, op. cit., p. 135.
  • 48 Sisson, Rose, op. cit., p. 265.

9Comme l’avait anticipé Kissinger, les États‑Unis ne pouvaient davantage « perdre » l’Inde non‑alignée qu’ils ne l’avaient « gagnée »44. Pour la même raison, l’U.R.S.S. ne put véritablement tirer les fruits du soutien apporté à New Delhi en 197145. Indira Gandhi rejeta le projet de sécurité régional de Brejnev, jugé trop ostensiblement antichinois46. Par ailleurs, le Kremlin n’était ni désireux ni en mesure de se substituer aux institutions financières internationales (Banque Mondiale, F.M.I.…) dominées par Washington et dont New Delhi avait besoin47. Les États‑Unis eurent même la satisfaction d’asseoir leur influence au Bangladesh, dont ils devinrent rapidement la première source d’assistance économique48.

  • 49 « In this crucial and critical hour you stood by us. That to us means a great deal »; N.A.R.A., Ni (...)
  • 50 « cornerstone » ; Wolpert Stanley A., Zulfi…, op. cit., p. 220.
  • 51 Ganguly, Conflict unending…, p. 106; Markey Daniel, No exit from Pakistan: America’s tortured rela (...)
  • 52 Bennett-Jones, op. cit., p. 265‑267; voir aussi Cohen, The Pakistan army, op. cit., p. 70‑74.
  • 53 Thornton Richard C., op. cit., p. 122; Tahir-Kheli, op. cit., p. 58.
  • 54 Cohen Stephen P., « Partners or friends? U.S.‑Pakistan security relations revisited », dans Husain(...)
  • 55 Tahir-Kheli, op. cit., p. 58.

10Les relations américano‑pakistanaises semblaient elles aussi relativement cordiales. Dès son arrivée au pouvoir, Bhutto remercia la Maison-Blanche pour son soutien durant la crise de 1971 : « En cette heure cruciale et critique, vous vous êtes tenus à nos côtés. Cela signifie beaucoup pour nous »49. Durant sa visite à Washington en septembre 1973, Bhutto put même entendre le président américain déclarer que l’indépendance et l’intégrité du Pakistan constituaient la « pierre angulaire » de la politique des États‑Unis50. Mais en dépit de ces signaux positifs, Islamabad était d’ores et déjà en train de prendre ses distances. Beaucoup de Pakistanais s’étaient sentis « trahis » par le – présumé – manque d’engagement américain en décembre 197151. De plus, cette dégradation intervint au moment même de l’avènement d’une nouvelle génération d’officiers bien moins proches de Washington que ne l’avaient été leurs prédécesseurs souvent formés aux États‑Unis52. Des tensions refirent surface lorsque l’administration Nixon pressa Islamabad de reconnaître le Bangladesh, mais aussi, en sens inverse, lorsque Bhutto reconnut le Nord‑Vietnam et décida du retrait de l’O.T.A.S.E.53. À cela se greffèrent des incompréhensions plus structurelles découlant de la pluralité d’institutions influant sur les relations bilatérales, du caractère dissemblable des systèmes politiques des deux pays54, et du fait que Bhutto ne disposait pas de relais d’influence aussi puissants que son ancien mentor Ayub Khan à Washington55. Plus fondamentalement, les relations bilatérales restaient bâties sur le même « malentendu » que par le passé : Islamabad attendait avant tout des États‑Unis un soutien militaire contre l’Inde, tandis que Washington n’appréhendait le Pakistan qu’à travers sa stratégie régionale de containment de l’U.R.S.S.

  • 56 Horn, Soviet-Indian relations, op. cit., p. 80 ; sur les liens historiques de Bhutto avec la Chine (...)
  • 57 Jain J.P., China, Pakistan and Bangladesh, vol. 2, New Delhi, Radiant Publishers, 1977, p. 204-205
  • 58 Horn, Soviet-Indian relations, op. cit., p. 82.
  • 59 « Pakistan would be the easternmost and largest, and in many ways most advanced country of the Mid (...)

11La Chine émergea rapidement comme la priorité de Bhutto, qui, lors de sa visite à Pékin en janvier 1972, reçut de nombreuses promesses d’assistance économique et financière56. Une majorité de Pakistanais la jugeaient plus fiable que les États‑Unis, ce que semblèrent illustrer sa solidarité avec Islamabad concernant la reconnaissance tardive du Bangladesh et la persistante médiocrité des relations sino‑indiennes57. Dans le même temps, le voyage de Bhutto à Moscou en mars 1972 montra que le conflit du Bengale oriental n’avait que peu affecté les relations du Pakistan avec l’U.R.S.S., même si Islamabad privilégiait toujours ses liens avec Pékin, et Moscou ses liens avec New Delhi58. Enfin, le nouveau leader pakistanais amorça un rapprochement de long terme avec le monde musulman, symbolisé en février 1974 par l’organisation du sommet islamique de Lahore. Cette réorientation était censée offrir des vertus tant géopolitiques que symboliques : « le Pakistan constituerait [désormais] le pays le plus à l’est, le plus vaste, et, en bien des aspects, le plus développé du Moyen‑Orient, plutôt qu’un pays relativement petit et faible à la périphérie du sous‑continent sud‑asiatique »59.

  • 60 Hoffmann, Le dilemme américain…, op. cit., p. 62‑63.
  • 61 N.A.R.A., C.I.A. Crest database, Directorate of Intelligence, Intelligence Memorandum, « Sino-Sovi (...)
  • 62 Strategic Arms Limitation Talks : Négociations sur la Limitation des Armes Stratégiques ; Anti-Ball (...)
  • 63 « desire not to be bothered with a region that had consistently proved more troublesome than profi (...)

12Selon toute apparence, la Maison‑Blanche était sortie du conflit indo‑pakistanais de 1971 sans trop de dommages. Nixon et Kissinger purent mener à bien leurs grands projets. Le rapprochement sino‑américain connut son apothéose avec la visite du président américain à Pékin en février 1972. Ce tournant historique aboutit à un déclin des relations entre la Chine et le Nord‑Vietnam et à un resserrement (toléré par Pékin) des relations de Washington avec le Japon60. Surtout, en se rapprochant de la Chine, l’Amérique était parvenue à isoler l’U.R.S.S.61. De fait, si Moscou s’était longtemps montrée réticente à la tenue d’un grand sommet sur le désarmement, l’annonce du rapprochement sino‑américain en juillet 1971 avait bouleversé la donne. En mai de l’année suivante, Nixon devint le premier président des États‑Unis à se rendre en visite officielle en U.R.S.S., événement historique qui symbolisa la détente et aboutit à la signature d’accords majeurs sur le contrôle des armes, S.A.L.T. I et A.B.M.62. Par contraste, la politique américaine en Asie du Sud renoua très vite avec le traditionnel « désir de ne pas se laisser ennuyer par une région qui s’était toujours davantage montrée une source de problèmes que de quelconques gains »63. Mais si Nixon et Kissinger avaient pris leurs distances vis‑à‑vis de l’Asie du Sud, les forces profondes déstabilisant cette dernière étaient restées inaltérées, comme allait le révéler le premier essai nucléaire de l’Inde le 18 mai 1974.

Notes

1 « speed, skill and éclat » ; Talbot Phillips, « The subcontinent : ménage à trois », Foreign Affairs, vol. 50, issue 4, July 1972, p. 705 ; elle compta 1 451 morts, 4 058 blessés et 56 disparus ; Jacob, Surrender at Dacca…, op. cit., p. 157.

2 N.A.R.A., C.I.A. Crest Database, Directorate of Intelligence, Intelligence Memorandum, « The future of Bangladesh », December 17, 1971, p. 6-7.

3 Hurtig Christiane, « Le redéploiement de la politique extérieure », dans Jaffrelot (dir.), L’Inde contemporaine…, op. cit., p. 197.

4 Zins Max‑Jean, Histoire politique de l’Inde indépendante, Presses Universitaires de France, Paris, 1992, p. 191.

5 Garver, op. cit., p. 213.

6 Oldenburg Philip, India, Pakistan, and democracy: solving the puzzle of divergent paths, New York, Routledge, 2010, p. 133.

7 Ibid.

8 Indian Government Archives, P.N. Haksar Papers, Subject Files, 1970‑1972, Correspondence of Indian Ambassador to U.S.A., L.K. Jha exchanges with T.N. Kaul (Foreign Secretary), Sardar Swaran Singh (minister of External Affairs) and P.N. Dhar, on various important matters related to improving Indo-U.S. relations, Letter from L.K. Jha to T.N. Kaul, February 14, 1972, p. 2.

9 « myth of military invincibility »; New York Times editorial, cité dans Haqqani, Magnificent delusions…, op. cit., p. 184.

10 Moshaver Ziba, Nuclear weapons proliferation in the Indian subcontinent, London, McMillan, 1991, p. 65.

11 Ganguly, Conflict unending…, op. cit., p. 71.

12 Haqqani, Pakistan: between mosque and military, op. cit., p. 88.

13 Arif Khalid Mahmud, Working with Zia: Pakistan power politics, 1977-1988, New York, Oxford University Press, 1995, p. 46‑51.

14 « the elite’s lack of piety, inadequate military preparedness, various conspiracies, and the enemy’s cunning »; Haqqani, Magnificent delusions…, op. cit., p. 174‑176.

15 Aziz Khursheed Kamal, The murder of history: a critique of history textbooks used in Pakistan, Lahore, Sang-e-Meel Publications, 2010, p. 30, 184-187.

16 Cohen Stephen P., The idea of Pakistan, Washington D.C., Brookings Institution Press, 2004, p. 215.

17 Burki Shahid Javed, Pakistan: a nation in the making, Boulder (Colorado), Westview Press, Oxford University Press, Karachi, 1986, p. 71.

18 Ganguly Sumit, « The battle for Bangladesh: who defines Bengali identity? », Foreign Affairs (online), Snapshot, March 13, 2013.

19 Haqqani, Between mosque and military…, op. cit., p. 73.

20 Bose, Dead Reckoning…, op. cit., p. 178.

21 Haqqani, Between mosque and military…, op. cit., p. 73.

22 Bose, Dead reckoning…, op. cit., p. 181.

23 Pour une synthèse de ce débat, voir BASS, op. cit., p. 350‑351 note 6.

24 Raghavan, 1971…, op. cit., p. 13.

25 Codron Jérémie, « The Islamist militias of Bangladesh: symptoms of a weak state? », dans Jaffrelot Christophe, Gayer Laurent (dir.), Armed militias of South Asia: fundamentalists, maoists and separatists, London, Hurst & Company, 2009, p. 177.

26 Ziring Lawrence, « South Asian tangles and triangles », dans Ziring (dir.), The subcontinent in world politics…, op. cit., p. 7.

27 N.A.R.A., General Records of the Department of State, Subject Numeric Files, 1970‑1973, Box 2113, Intelligence Note, Bureau of Intelligence and Research, « Bangladesh: the euphoria fades », June 8, 1972.

28 Racine, dans Jaffrelot (dir.), Le Pakistan, op. cit., p. 219.

29 Bajpai, « Indira Gandhi and India’s neighbors », dans Bajpai, Damodaran (dir.), op. cit., p. 122‑123.

30 Grare, op. cit., p. 33.

31 M.A.E., Série Amérique, Sous-Série États-Unis, Carton 754, Relations avec les Pays d’Asie, Extrême-Orient, Océanie, Guerre du Vietnam, 25-D.A./A.S., Ambassade de France au Bangladesh pour Diplomatie Paris, Dépêche d’Actualité, « Les États-Unis et la reconnaissance du Bangladesh par le Pakistan », 1er mars 1974, p. 2.

32 « triumph of patience, persistence and moderation »; Mansingh Surjit, India’s search for power: Indira Gandhi’s foreign policy, 1966-1982, New Delhi, Sage, 1984, p. 228.

33 Bajpai, « Indira Gandhi and India’s neighbors », dans Bajpai, Damodaran (dir.), op. cit., p. 122-123.

34 Mansingh, op. cit., p. 230.

35 Dhar P.N., op. cit., p. 203; voir aussi Wolpert Stanley A., Zulfi Bhutto of Pakistan: his life and times, New York, Oxford University Press, 1993, p. 192.

36 « without prejudice to the recognised position of either side »; Bajpai, « Indira Gandhi and India’s neighbors », dans Bajpai, Damodaran (dir.), op. cit., p. 122-123.

37 Shaikh, dans Guha (dir.), op. cit., p. 283 ; voir aussi Kux, Disenchanted allies…, p. 240-241.

38 Raza Rafi, Zulfikar Ali Bhutto and Pakistan, Karachi, Oxford University Press, 1997, p. 210.

39 « a temporary breathing space in the never-ending strife between the two major powers created by the partition of the subcontinent »; Dhar P.N., op. cit., p. 221.

40 « The U.S. has yet to resolve the inner contradiction between the tradition of the founding fathers and of Lincoln, and the external image it gives of a superpower pursuing the cold logic of power politics »; cité dans Kux, Estranged democracies…, op. cit., p. 310.

41 « will depend not on an identity of policies but on respect for each other’s views and concerns. This should go both ways […] » ; Nixon, La Politique étrangère des États-Unis…, op. cit., p. 150‑151.

42 Thornton Thomas P., dans Ganguly, Gould (dir.), op. cit., p. 103‑105.

43 Kux, Estranged democracies…, op. cit., p. 314.

44 « lose » ; « win » ; Kissinger, À la Maison-Blanche, op. cit., p. 934.

45 Ibid., p. 968.

46 Horn, Soviet-Indian relations…, op. cit., p. 92‑93.

47 Mansingh, op. cit., p. 135.

48 Sisson, Rose, op. cit., p. 265.

49 « In this crucial and critical hour you stood by us. That to us means a great deal »; N.A.R.A., Nixon Presidential Library, Kissinger Telcons, Telephone Conversation between Kissinger and Bhutto, undated, p. 3.

50 « cornerstone » ; Wolpert Stanley A., Zulfi…, op. cit., p. 220.

51 Ganguly, Conflict unending…, p. 106; Markey Daniel, No exit from Pakistan: America’s tortured relationship with Islamabad, New York, Cambridge University Press, 2013, p. 87; Fair C. Christine, Fighting to the end: the Pakistan army’s way of war, New York, Oxford University Press, 2014, p. 191.

52 Bennett-Jones, op. cit., p. 265‑267; voir aussi Cohen, The Pakistan army, op. cit., p. 70‑74.

53 Thornton Richard C., op. cit., p. 122; Tahir-Kheli, op. cit., p. 58.

54 Cohen Stephen P., « Partners or friends? U.S.‑Pakistan security relations revisited », dans Husain Noor, Rose Leo (dir.), Pakistan-U.S. Relations: social, political and economic factors, Berkeley, Institute of East Asian Studies, 1988, p. 19‑20.

55 Tahir-Kheli, op. cit., p. 58.

56 Horn, Soviet-Indian relations, op. cit., p. 80 ; sur les liens historiques de Bhutto avec la Chine, voir Shaikh, dans Guha (dir.), op. cit., p. 277-279.

57 Jain J.P., China, Pakistan and Bangladesh, vol. 2, New Delhi, Radiant Publishers, 1977, p. 204-205.

58 Horn, Soviet-Indian relations, op. cit., p. 82.

59 « Pakistan would be the easternmost and largest, and in many ways most advanced country of the Middle East, rather than a peripheral, and comparatively small and weak country of the South Asian subcontinent »; Oldenburg, op. cit., p. 133.

60 Hoffmann, Le dilemme américain…, op. cit., p. 62‑63.

61 N.A.R.A., C.I.A. Crest database, Directorate of Intelligence, Intelligence Memorandum, « Sino-Soviet relations: from worse to worst », January 31, 1972, p. 1.

62 Strategic Arms Limitation Talks : Négociations sur la Limitation des Armes Stratégiques ; Anti-Ballistic Missiles : Missiles Anti‑Balistiques.

63 « desire not to be bothered with a region that had consistently proved more troublesome than profitable »; Thornton Thomas P., dans Ganguly, Gould (dir.), op. cit., p. 104.

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