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Le Président de la Ve République et les libertés

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Xavier Bioy
, 
Alain Laquièze
, 
Thierry Rambaud
, 
et al.

Troisième partie. Les libertés sous les différents mandats

Le président de la Ve République et l’autonomie personnelle

Xavier Bioy

Texte intégral

1Le premier réflexe n’associe pas nécessairement la haute figure du président de la République avec les questions de mœurs ou de société. Et pourtant, il semble que l’Élysée s’intéresse de plus en plus sous la Ve République à ces questions. Cela semble être surtout l’effet de ces vingt années qui ont suivi mai 68 et ont changé la société en faisant du droit l’instrument de l’autonomie individuelle.

  • 1 CEDH, 29 avril 2002, Pretty c. Royaume-Uni.
  • 2 Décisions no 89-257 DC du 25 juillet 1989 et 23 juillet 1999, Loi portant création d’une couvertur (...)

2Ce terme peut apparaître insaisissable ou trop large. Il faut y voir ce que protège l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme sous le nom de « vie privée »1 ou ce que le Conseil constitutionnel identifie sous le chapeau de la « liberté personnelle »2. On y trouve à la fois le secret de l’intimité et les choix qui la constituent, la famille, le mariage, la vie sexuelle et son orientation, la maîtrise de l’usage de son corps et de ses éléments, etc., ce que l’on rassemble souvent sous l’expression de « réformes de société ».

3Ces réformes ont été nombreuses sous la Ve République, de l’interruption de grossesse à la fin de vie, de l’objection de conscience aux écoutes téléphoniques, du mariage pour tous au divorce par consentement mutuel, de la contraception par assistance médicale à la procréation. Si parfois ces réformes sont venues, presque d’elles-mêmes, par la force des choses, accompagnant les évolutions de la société, d’autres sont le fruit de la volonté politique, au plus haut niveau parfois.

4L’analyse des outils présidentiels peut ainsi conduire à personnaliser plus ou moins l’empreinte des différents mandats, sur la société : cela va, pour le versant politique, du simple discours de campagne ou de promesse visionnaire de début d’année, jusqu’à la commande de rapports précurseurs de réformes et la composition de comités ad hoc et, sur le versant juridique, du pouvoir de nomination de décideurs acquis au projet de réforme, si possible dans des institutions crées pour ce faire, jusqu’à l’usage du pouvoir d’instruction, de réglementation, voire de soutien au pouvoir législatif en Conseil de ministres. Ces indices n’épuisent cependant pas toutes les hypothèses d’intervention. On sera surpris de ce que certaines évolutions marquantes ont été le fait de discrètes décisions des Présidents, à tous niveaux, mais dont l’opiniâtreté est certaine.

5Sous la Ve République, de telles réformes, si elles ne sont pas nées de l’initiative présidentielle, n’ont pu prospérer sans elle, sa bienveillance ou son indifférence, rarement en cas d’hostilité. C’est pourquoi l’analyste peut tenter de clarifier les liens qui unissent le Président et « ses » réformes. Certaines n’ont été qu’accompagnées par le Président quand d’autres connaissent une paternité bien plus affirmée. De ce point de vue, un constat semble s’imposer, si de Gaulle et Pompidou n’ont pas envisagé leur fonction comme le pôle d’initiative des réformes de société, Valéry Giscard d’Estaing a rompu avec cette conception, ambitionnant de transformer la société en libéralisant le droit. Par la suite, ayant intégré cette dimension, François Mitterrand et Jacques Chirac en useront avec discernement, au profit de quelques enjeux particuliers. La même opposition semble séparer Nicolas Sarkozy de François Hollande. Le premier n’a pas souhaité s’attaquer aux mœurs, et prétend même remettre en cause les évolutions de son successeur. Ce dernier semble au contraire déterminé à achever des réformes plus anciennes comme l’interruption de grossesse, la recherche sur l’embryon ou encore la fin de vie, tout comme mener à bien des chantiers nouveaux comme le mariage des couples de même sexe. À de grands intervalles, on peut affirmer que désormais, loin d’être hors du champ du pouvoir présidentiel, les réformes de société appartiennent à l’arsenal politique de l’Élysée, au même titre que les relations internationales, l’économie, la défense, la culture ou les grands travaux. Faire de la loi ou du règlement le correctif des injustices ou l’instrument des progrès sociaux, ne pas laisser aux acteurs internationaux ou aux juges le soin d’accepter les changements de société, tel est l’enjeu de cette présidentialisation de l’autonomie personnelle.

6Que de changement entre la boutade de Charles de Gaulle, appelé à libéraliser la contraception, qui s’inquiète de devoir s’occuper de cela et de réduire la France « à la bagatelle », et la vision du président Hollande qui pense que son quinquennat restera dans l’histoire comme celui du « mariage pour tous » !

Petit historique

  • 3 J.-F. Sirinelli, Les Vingt décisives – Le passé proche de notre avenir 1965-1985, Fayard, 2007, p. (...)
  • 4 Voir J. Julliard, Les gauches françaises, 1762-2012, Histoire et politique, Champs Histoire, p. 75 (...)

7Il est vrai que tous les Présidents n’ont pas tous été confrontés à des mutations sociales importantes ou rapides, ni ne les ont soutenues, encore moins provoquées. Les années qui s’écoulent entre 1965 et 1985 ont particulièrement concentré ces mutations, c’est-à-dire les mandats de Pompidou, Giscard d’Estaing et Mitterrand3. Mai 68 a été sans doute le moment déterminant et structurant, soit en réaction, soit en activant une volonté d’accompagnement. Souvenons-nous que François Mitterrand affubla à l’époque les meneurs du mouvement du sobriquet de « zozos4 » alors que de Gaulle finit par dire que, s’il avait été plus jeune, il aurait participé au mouvement. À partir de 1968 on a l’impression que les électeurs ne se prononcent plus en fonction de la ligne d’un parti mais en fonction de ce qui les touche personnellement.

8Les mandats de Charles de Gaulle et de Pompidou apparaissent nettement en retrait des autres du point de vue du champ qui nous occupe. Si la révolution industrielle et économique est celle qui provoquera des changements de société, ceux-ci ne sont guère à l’ordre du jour. Quelques évolutions existent certes, la contraception, l’objection de conscience, mais il s’agit d’adaptations, sans projet d’ensemble.

  • 5 S. Bernstein, « Conclusions », in S. Bernstein et J-F Sirinelli (Dir.), Les années Giscard – Les r (...)
  • 6 Idem, p. 281.

9À cet égard, le septennat de Valéry Giscard d’Estaing constitue une rupture : « l’originalité du projet giscardien repose à l’évidence sur une volonté de modernisation de la société » note Serge Bernstein qui y voit un « libéralisme avancé » dont le but est de reconstituer l’harmonie et la cohésion sociale mises à mal par la crise de 19685. Valéry Giscard d’Estaing affiche sa volonté réformatrice dans sa première déclaration en tant que Président : « De ce jour date une ère nouvelle de la politique française, celle du rajeunissement, et du changement de la France ». Le projet de Giscard a été résumé en une formule : faire de la France, une « société libérale avancée ». Il le résume ainsi, bien des années plus tard : « Mettre fin à la société répressive était la première idée. [...] La deuxième idée, c’était de transférer les responsabilités [...] en direction des individus. C’était une démarche nouvelle6. »

  • 7 Ph. Chassaigne, Les années 1970 : Fin d’un monde et origine de notre modernité, A. Colin, 2008, 36 (...)
  • 8 « Il est dans la nature d’une grande nation de concevoir de grands desseins. Dans le monde d’aujou (...)
  • 9 J. Julliard, Les gauches fançaises, 1762-2012, Histoire et politique, Champs Histoire, 2012, p. 78 (...)

10Les années soixante-dix7 ont été marquantes mais ne doivent pas écraser le rôle des Présidents suivants dont la marge de manœuvre s’est restreinte. Étonnamment, peut-être, les mandats de François Mitterrand sont relativement pauvres en réformes de société profondes. La liberté était pourtant un mot-clef de son discours d’investiture8. On retient les lois de bioéthique et quelques évolutions dans le domaine de la lutte contre les discriminations mais, eu égard au temps du pouvoir, on peut être critique. Jacques Julliard a cette formule qui résume cette perception : « Habitué à traiter la politique en activité noble et séparée – une sorte d’art libéral –, il n’a jamais voulu faire à la société civile sa part »9.

  • 10 Intervention du président de la République devant la presse au Palais de l’Élysée, 8 janvier 2008.
  • 11 « Mais la Constitution ne se réduit pas à un ensemble de règles définissant les rapports entre les (...)
  • 12 Sous forme d’un pré-bilan, lors d’un discours au Conseil constitutionnel, il l’indiquait ainsi : « (...)

11Quant à Nicolas Sarkozy, son mandat présente un contraste entre les réformes institutionnelles favorables aux libertés en général et le champ particulier de l’autonomie personnelle. Dès son élection, il décidait d’engager une réflexion approfondie, d’une part sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions, à travers le Comité confié à Édouard Balladur, d’autre part sur la consécration ou la réaffirmation de valeurs fondamentales, manifestant sa volonté que « notre Constitution soit à nouveau en avance sur son temps »10. Il envisage clairement la constitution comme un outil de changement de la société et le lieu où l’égalité des sexes, la bioéthique et généralement les droits fondamentaux, trouvent leur consécration11. C’est pourquoi le président Sarkozy a souhaité la création du Défenseur des droits, inscrit dans la Constitution, et qui pourra être l’un des gardiens de la vie privée. Il l’annonce dans son discours du 11 janvier 200812.

  • 13 Voir S. Portelli, Nicolas Sarkozy : une République sous haute surveillance, L’Harmattan, 2007, p.  (...)

12Le mandat de Nicolas Sarkozy, riche par ailleurs en réformes liées aux libertés, n’émerge pas néanmoins comme celui qui a enrichi l’autonomie personnelle. Au contraire, en accessoire des réformes de procédure et de droit pénal, la lutte contre la récidive a conduit à encourager les contraintes sur la libre disposition de soi. Pensons aux obligations de soin des délinquants sexuels que le Président souhaitait pouvoir imposer13. Il en va de même de sa conception de la prévention de la délinquance qui, dans son discours tout au moins, passe par un fichage précoce des jeunes délinquants.

13La première période du quinquennat de François Hollande fait un peu penser, toutes proportions gardées, au mandat de Valéry Giscard d’Estaing. Dès la campagne, un certain nombre de réformes de société sont annoncées : le mariage pour tous, l’euthanasie, l’accès à l’IVG, l’accès à l’assistance médicale à la procréation pour tous, etc. S’il ne s’agit souvent que de compléter des dispositifs déjà bien avancés, la volonté est là de s’inscrire dans une lignée de réformateurs sociaux, et la dimension historique que prend le discours en dit assez sur ce point.

Moyens

14On tentera donc ici de dresser une typologie des modalités d’action du président dans le domaine des « réformes de société » c’est-à-dire dans les domaines qui alimentent l’autonomie sociale de l’individu, sa vie privée, la reconnaissance de ses choix de vie intime par la société. On y découvre un Président tantôt dans la retenue, dont la volonté n’est pas de changer la société mais d’accompagner ponctuellement des réformes nécessaires pour s’adapter aux évolutions sociales, tantôt un Président plus investi, qui a un projet de changement social et pour lequel les réformes dites « sociétales » sont un champ déterminant de l’action, au même titre que l’économie, la politique étrangère ou la défense.

15La majorité des titulaires de la charge sous la Ve République relèvent de la première catégorie. Ils sont parfois venus au soutien de réformes qui relèvent du gouvernement et ont simplement utilisé les moyens prévus par la Constitution à cet effet, la procédure législative ou réglementaire. On verra que ces actions ponctuelles n’utilisent qu’un ou deux des moyens d’action du Président, pour faire avancer les réformes ou pour les freiner.

  • 14 Les enfants du texte. Étude sur la fonction parentale des États, Fayard, 1992.

16Les autres Présidents conçoivent une action bien plus volontariste et coordonnée sur des questions plus ambitieuses. Ils vont initier le changement et suivre les dossiers sur plusieurs années, en utilisant des moyens plus divers, usant de leur influence politique pour initier le changement sur plusieurs fronts, créant parfois des organes de réflexion, de proposition ou d’initiative ad hoc, dont ils nomment les acteurs, avant de s’assurer de l’issue des procédures normatives. Dans ce cas, le champ « sociétal » nourrit le phénomène de présidentialisation et le rend même plus visible aux yeux du grand public. Le Président, qui s’occupe de la vie quotidienne et des choix de vie des Français, ressemble alors plus encore au monarque ou, tout au moins, à la figure du père que Pierre Legendre prête à l’État14.

17Toutefois, bien sûr, certains Présidents sont intervenus ponctuellement dans des champs qui seront surinvestis par d’autres. Aucun domaine n’a été entièrement façonné par l’un ou l’autre. Il n’est donc pas possible de dresser une liste fermée de thèmes qui correspondrait à une liste de Présidents fermée elle aussi. On serait bien en peine en outre de pouvoir toujours établir avec certitude quel a été le rôle politique réel du Président. Les réformes portent souvent le nom de tel ou tel ministre, or, parfois le Président a été l’artisan majeur de la réforme, opérant les choix, recherchant les soutiens, etc. Inversement, le Président peut, par tel ou tel discours, s’attribuer les mérites d’un texte qu’il n’a fait qu’admettre et que parfois il subit même. C’est pourquoi la structure du propos opte pour une présentation dans laquelle le nombre d’outils juridiques mobilisés et donc la permanence sur un terme moyen ou long de l’action présidentielle permet de s’assurer de manière indéniable du rôle du Président.

18Ainsi, il a pu être l’acteur ponctuel d’une réforme ou de son échec, réforme qu’il a voulu ou simplement appuyée (I), mais on séparera dans un second temps, le Président auteur de réformes de société, voulues et assumées comme telles (II).

I. Le Président acteur de réformes sociétales : le jeu normal des institutions

19Ce jeu normal des institutions implique ce que le Président appuie, dans sa fonction de président du Conseil des ministres par exemple. En période de concordance des majorités, cela ne pose pas de difficulté en principe, mais il arrive que le Président refuse son appui à des réformes. La cohabitation peut y être propice (A). Pour autant, l’habitude a été prise de voir le Président initier lui-même une réforme (B).

A) L’appui au gouvernement

20Si l’appui peut être refusé, il est en principe institutionnalisé.

1. L’appui refusé

21Il peut être politiquement coûteux pour un président de la République de s’opposer à une évolution sociale qui aurait le soutien d’une majorité ou, à tout le moins, serait la revendication d’une minorité sans que la majorité s’y sente perdante. Ce fut pourtant le cas de quelques-uns. Pompidou provoqua ainsi la démission de son propre Premier ministre. La situation est plus compréhensible pour un Président en cohabitation, qui devient ainsi le principal opposant au gouvernement et devra néanmoins signer et promulguer la loi qu’il désapprouve.

Pas de nouvelle société

22Le 16 septembre 1969, le Premier ministre Jacques Chaban-Delmas prononce son discours de politique générale devant l’Assemblée nationale. Chaban-Delmas trace les grandes lignes d’une nouvelle politique appelant de ses vœux l’émergence d’une « nouvelle société ». Pompidou, qui n’était pas au courant du contenu du discours, est furieux de l’attitude de son Premier ministre alors qu’il est dans l’ensemble sur la même ligne que lui, même s’il aurait souhaité plus de pragmatisme affiché. Notons d’ailleurs que fin 1973 un premier projet « Taittinger-Poniatowski », relatif à la dépénalisation de l’avortement a vu le jour sans pouvoir aboutir sous le mandat de Pompidou, faute de soutien.

  • 15 J.-F. Sirinelli, Les Vingt décisives – Le passé proche de notre avenir 1965-1985, Fayard, 2007, p. (...)

23Les témoignages concordent pour dire qu’il a d’abord appuyé le projet de Chaban-Delmas et proclamé publiquement son souhait d’accompagner le changement social. L’irritation de son aile droite a sans doute eu raison de ces velléités15. Sous l’influence de l’aile gaulliste, Pompidou désavouera son Premier ministre et renoncera à réformer la société autrement que par le développement économique et industriel. Au contraire, le Parlement vote en juin 1970 la « loi anticasseurs » qui rend responsable les organisateurs de manifestations interdites et qui est souvent résumée d’une formule choc : « casseurs, payeurs ».

  • 16 Cité par D. Mayaffre, Le discours présidentiel sous la Ve République, op. cit., p. 77.
  • 17 Dans la revue Réalités, cité par D. Mayaffre, op. cit., p. 83.

24Pompidou ne souhaite pas réformer. Retenons tout de même cet extrait de son premier discours à l’Élysée : « Notre civilisation traverse une crise spirituelle. [...] Aider à redonner un sens à la vie individuelle par la liberté et les devoirs qu’elle comporte, à la vie collective par la justice et le respect mutuel constitue une des actions en profondeur qui s’imposent à l’État, notamment dans le domaine de l’éducation, de l’information, de la culture, de la transformation des rapports sociaux. [...] Toute l’évolution de la civilisation occidentale depuis deux siècles a tendu à exalter et libérer l’individu16. » D. Mayaffre explique cela par le traumatisme de mai 68 dont Pompidou ne s’est jamais remis. Sans doute ne faut-il pas s’étonner qu’en matière de réforme de société son mandat apparaisse, de loin, comme le moins actif. Dans un entretien accordé le 14 avril 1970, il en livre une explication : « je crois que sur l’aspect moral des choses, l’État peut agir, avec d’autres, mais, sur l’aspect métaphysique, il ne peut rien »17. Or, cet aspect « métaphysique » était essentiel.

Les écoutes téléphoniques malgré lui

  • 18 J. Attali, C’était François Mitterrand, LGF, 2007 ; O. Stirn, Mes présidents – 50 ans au service d (...)
  • 19 R. Errera, « Les origines de la loi française du 10 juillet 1991 sur les écoutes téléphoniques », (...)

25On pourrait presque formuler l’hypothèse que la conception politique de la famille et de la liberté personnelle promue par Mitterrand a pu être influencée par sa propre vie privée, double et complexe18. On a dit souvent que c’était pour protéger sa double vie de famille et plus particulièrement Mazarine Pingeot que François Mitterrand s’est lancé, sans aucun fondement juridique, dans la création de la cellule des écoutes de l’Élysée, laquelle conduira, de procès en affaires à la loi du 10 juillet 1991 et à l’encadrement des écoutes judiciaires et administratives19.

  • 20 JO AN, 1re séance du 27 mai 1970, p. 1999.
  • 21 Le Monde, 31 mai 1974.
  • 22 Klass c. République fédérale d’Allemagne, 6 septembre 1978 ; Malone c. Royaume-Uni, 2 août 1984 ; (...)
  • 23 CEDH, 24 avril 1990, Kruslin c. France ; époux Huvig c. France ; R. Kœring-Joulin, « De l’art de f (...)

26C’est pourtant Mitterrand lui-même qui avait dénoncé la situation de non-droit antérieure. Lors des travaux préparatoires de la loi du 17 juillet 1970 qui consacra le droit à la vie privée dans le Code civil, Mitterrand dénonce les risques d’abus et évoque « la création d’une sorte d’instance en faisant appel à quelques hauts magistrats de l’ordre administratif et judiciaire et peut-être aussi à quelques représentants du Conseil constitutionnel » afin de contrôler les écoutes20. À l’époque le Sénat avait d’ailleurs créé une commission spéciale qui se heurta au silence du gouvernement (O. Stirn estimait la loi inutile, tout devant résider dans la confiance des citoyens dans leur gouvernement) et encore plus à celui de Pompidou. À l’issue du premier Conseil des ministres de l’ère Giscard, le Président demande la suppression des écoutes téléphoniques21. Néanmoins aucun projet n’aboutit sous le septennat, en dépit du scandale des écoutes du Canard Enchaîné, feuilleton judiciaire de sept années qui se conclut par un non-lieu. Le premier septennat de François Mitterrand ne fait pas mieux, malgré les propositions émanant de la commission Schmelck, diligentée par le gouvernement lui-même et qui formule des propositions que la loi peut reprendre. Les condamnations de la Cour européenne22 auprès d’autres États et les mises en garde du Conseil d’État n’y font rien. La Cour européenne sanctionne finalement la France23 et la Cour de cassation en tient compte, mais il faudra encore plusieurs mois pour que le gouvernement ne réagisse, fort de la détermination du Premier ministre Michel Rocard. La loi enfin votée à l’été 1991 n’en prévoit pas moins que le président de l’instance de contrôle est désigné par le président de la République sur proposition de quatre noms par les présidents de la Cour de cassation et du Conseil d’État, alors que les parlementaires en appelaient à la désignation directe par ces chefs de juridiction. Si la presse fut invitée à visiter les locaux du Groupement interministériel de contrôle, dont l’accès avait été refusé en 1973 aux membres de la Commission de contrôle du Sénat, on ne peut que mettre en parallèle l’affaire dite des « écoutes de l’Élysée ».

27La cellule antiterroriste de l’Élysée dirigée par Christian Prouteau est créée par François Mitterrand en 1982 et a procédé à l’écoute de trois mille conversations concernant cent cinquante personnes dont sept pour de pures raisons privées, entre janvier 1983 et mars 1986. La cellule antiterroriste de l’Élysée a été dissoute en 1988. L’affaire n’est révélée qu’en 1992 et le procès n’a commencé qu’en 2004 en raison de l’obstacle du secret-défense. Rendu en 2005, le jugement du Tribunal correctionnel condamne sept collaborateurs de François Mitterrand pour atteinte à la vie privée et souligne l’implication personnelle du Président. Les condamnations ont été amnistiées en vertu de la loi d’amnistie votée en 1988.

28Le Président peut aussi laisser passer une réforme qu’il désapprouve, cohabitation aidant.

Le pacs malgré lui

29En septembre 1991, un groupe de travail est constitué dans le but de rédiger une proposition de loi. En 1992 est organisé le Collectif pour le contrat d’union civile. En novembre, sept députés socialistes déposent une proposition de loi « tendant à créer un contrat d’union civile » et deux éléments du projet de contrat d’union civile seront repris et votés dans la loi « portant sur diverses mesures sociales » : le transfert du bail en cas de décès d’un des deux cohabitants et la couverture sociale du cohabitant à charge.

  • 24 http://www.liberation.fr/politiques/1999/11/06/chirac-critique-encore-lepacs_289892, consulté le 1 (...)

30La loi sur le Pacs, portée par E. Guigou dans le cadre du gouvernement de Lionel Jospin, est promulguée le 15 novembre 1999 par un Jacques Chirac qui s’est toujours montré très réticent et a même décidé de sortir de sa réserve pour critiquer cette loi qui, selon lui, risque de « dénaturer » et de « banaliser » le droit du mariage. Dans une lettre au président de l’Unaf (Union nationale des associations familiales) Hubert Brin, il explique que « ce texte, dans son esprit comme dans ses conséquences, est inapproprié [...]. Ouvert à tous les couples, le pacte civil de solidarité est une formule inadaptée aux besoins de la famille car il ne reconnaît pas la valeur de l’engagement et ne comporte aucune sécurité, notamment en cas de rupture, ni pour l’enfant, ni pour le contractant le plus vulnérable, le plus souvent la mère »24. L’Élysée aurait reçu une pétition suffisamment importante pour que le Président se dise pour une réécriture de la loi avant d’y renoncer faute de la possibilité d’obtenir la signature du Premier ministre pour ce faire.

  • 25 http://tempsreel.nouvelobs.eom/politique/20020215.OBS3190/kouchnerchirac-a-beaucoup-a-se-faire-par (...)

31Jacques Chirac retrouvera une situation semblable au moment du vote de la loi « Kouchner » du 4 mars 2002 relative aux droits des patients. Le Président se dira peu favorable à certains aspects de la loi, notamment quant à l’absence d’action collective en matière de santé. En février 2002, à quelques jours du vote de la loi, Bernard Kouchner rappelle à son Président, alors en cohabitation, qu’il n’a pas tenu les promesses qu’il avait faites aux médecins auprès desquels il « avait beaucoup à se faire pardonner »25. Le président Chirac a eu encore rendez-vous avec cette loi comme membre du Conseil constitutionnel, le 11 juin 2010, lorsque sa conformité à la Constitution a été admise.

2. L’appui institutionnalisé

32Il s’agit ici du rôle normal du Président qui use de sa magistrature pour permettre l’adoption de réformes, sans pour autant qu’il en soit l’initiateur. Plusieurs exemples existent.

La contraception

33En 1966, Antoine chantait « mettez la pilule en vente dans les monoprix ! ». Le député Lucien Neuwirth dépose sa proposition de loi le 18 mai 1966 libéralisant l’accès à la contraception, sans remboursement par la Sécurité sociale. La loi est votée avec les voix d’une partie de la majorité et l’ensemble de l’opposition. Cette loi n’aurait jamais abouti sans l’appui de Charles de Gaulle, que l’on croyait pourtant éloigné des préoccupations domestiques et du combat des femmes, car Lucien Neuwirth a dû faire face à son propre camp politique. C’est de Gaulle qui l’a invité à l’Élysée à plaider pour sa loi. Neuwirth raconte qu’« au cours d’un déjeuner privé à l’Élysée, il m’avait dit : “Dites donc Neuwirth, vous viendrez me parler de votre affaire” ». Après cinquante minutes d’entretien, le député joue le tout pour le tout : « Mon général, à la Libération vous avez donné le droit de vote aux femmes, elles l’avaient bien gagné pendant la Résistance. Les temps sont venus de leur donner le droit de maîtriser leur fécondité, elles représentent la moitié de notre peuple, elles ne peuvent pas être des demi-citoyennes. » « C’est vrai, transmettre la vie, c’est important, lui répond de Gaulle après un moment de silence. Il faut que ce soit un acte lucide, continuez ! » Le mercredi suivant, à la plus grande surprise de son Premier ministre Georges Pompidou, le Président demande que la proposition de loi soit mise à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale tout en indiquant qu’il ne veut pas « sacrifier la France à la bagatelle ».

L’objection de conscience

  • 26 M. Tauriac, Vivre avec De Gaulle : Les derniers témoins racontent l’homme, Plon, 2008.
  • 27 L. Lecoin, Le cours d’une vie, édité par l’auteur, 1965, p. 245.
  • 28 En mars 1959, Camus s’adresse directement au général de Gaulle : « Notre Comité a cru très fermeme (...)
  • 29 A. Peyrefitte, C’était de Gaulle, I, Fallois/Fayard, 1994, p. 328.
  • 30 Décret no 72-806 du 31 août 1972 portant codification des textes réglementaires relatifs au servic (...)

34À l’actif du général de Gaulle, on peut mettre la création du statut d’objecteur de conscience. Déjà en 1941, pendant la campagne de Syrie, de Gaulle ne condamne pas ses partisans qui refusent de combattre contre des Français ; même si, plus tard, il veillera à ce qu’on ne leur confie pas de commandement26. Début 1957, Louis Lecoin suscite un « Comité de Secours aux objecteurs de conscience », qui, en septembre 1958, ont obtenu du gouvernement de Gaulle la libération de neuf objecteurs qui purgeaient une peine de prison. Le ministre des Armées a « donné les instructions nécessaires pour que toutes les personnes poursuivies ou condamnées de ce chef et qui ont accompli cinq années d’emprisonnement effectif soient immédiatement remises en liberté et ne soient plus ensuite appelées de nouveau sous les drapeaux27 ». En dépit des pressions d’Albert Camus28, de Gaulle, en bon militaire, temporise. Le 21 juin 1959, le Premier ministre, Georges Pompidou, fait savoir que le gouvernement a décidé de soumettre à l’Assemblée nationale, lors de la session en cours, un projet de loi portant statut des objecteurs de conscience et fait libérer certains autres objecteurs. Il fallut attendre le 22 décembre 1963, la guerre d’Algérie achevée, pour que le statut des objecteurs soit définitivement voté, après résistance du Sénat. Alain Peyrefitte rapporte cette phrase du Général : « Si les objecteurs de conscience ont une conscience, cela mérite quand même considération en temps de paix, quand le refus de servir l’armée n’est pas un signe de couardise, mais une conviction intime.29 » Il souhaite que les réfractaires ne soient pas emprisonnés mais que pour autant il n’y ait pas d’incitation à ne pas faire le service militaire, d’où l’exigence d’un service deux fois plus long pour les objecteurs. Mais, furieux d’être affectés aux bataillons de sapeurs-pompiers, à la discipline toute militaire, vingt objecteurs grévistes seront à nouveau incarcérés en 1965 avant qu’en 1966 un service civil ne leur soit proposé. D’ailleurs, un décret du 31 août 1972, dit « décret de Brégançon »30, soumet les objecteurs à un règlement militaire qui limite leurs libertés d’expression, droit de réunion, etc. Un réel service civil ne sera institué qu’en 1981.

35Au-delà de ces appuis inhérents à la fonction présidentielle, le président de la Ve République peut aussi initier les réformes, parfois promises pendant la campagne.

B) L’initiative présidentielle

36Bien sûr, l’élection du Président au suffrage universel a permis que, dès la campagne, le Président prenne l’initiative des changements. Parfois, même pour revenir dessus, comme Nicolas Sarkozy l’a fait pour le mariage des couples de même sexe. En dépit de l’initiative présidentielle, le projet peut être aussi sacrifié par lui.

1. Les projets abandonnés

37Rappelons d’abord que le Président ne fait pas toujours ce qu’il veut.

Pas de nouvelle école

  • 31 J. Lacouture, Mitterrand, une histoire de Français2. Les vertiges du sommet, Seuil – Points, 19 (...)
  • 32 L. Fabius, Les blessures de la vérité, Flammarion, 1995, p. 98.
  • 33 P. Favier et M. Martin-Roland, La décennie Mitterrand, t. 2, Seuil, 1991, p. 162.
  • 34 Dans son ouvrage En toute liberté (Hachette, 1985), A. Savary raconte que le Président a répondu à (...)
  • 35 Ce que Jean Lacouture appelle une « grandiose entourloupe juridique » de nature à « noyer ce fichu (...)

38Cela faisait partie des « 110 propositions » : créer un « grand service public unifié et laïque de l’éducation nationale ». C’était la volonté sur le long terme de réduire la part de l’enseignement privé, alors que la tendance depuis 1947 était à financer plus l’enseignement privé sur fonds publics. Mitterrand se lance sans sectarisme dans ce que Pierre Joxe et Jean Poperen lui soufflent. Il choisit Savary pour ses talents de négociations. Jean Lacouture note que Mitterrand « se tient très informé de la négociation, sans jamais se mouiller31 ». Le projet est adopté par le gouvernement en décembre 1982. Quoiqu’en retrait du projet du Président, il explicite le principe de la liberté de l’enseignement, le libre choix des parents et le financement de l’État. On sait que les premières discussions entre les représentants du ministère et les porte-parole de l’Église ont eu lieu chez la propre sœur de Mitterrand, Geneviève Delachenal, ce qui attesterait de l’engagement personnel de Mitterrand qui, inquiet de l’enlisement, recevra chez lui Monseigneur Vilnet et le cardinal Lustiger. La liberté paraît du côté de l’école libre et Mitterrand semble mal accepter que les manifestants comparent l’école publique à une prison. En avril 1984, le projet de loi passe en Conseil des ministres où Robert Badinter et Laurent Fabius se montrent hostiles32. Mitterrand décide de soutenir l’amendement Laignel qui tend à diminuer le financement des communes aux écoles privées, contre l’avis de Savary. Face aux manifestations, Mitterrand se serait exclamé (s’adressant à Pierre Daniel) « Je ne vous laisserai pas refaire le 6 février »33. Néanmoins, après la grande manifestation du 24 juin, Mitterrand annonce le retrait de la loi, sans en avertir son ministre34, et lance l’idée (semble-t-il soufflée par M. Charasse) d’ouvrir la procédure de référendum aux questions liées aux libertés35.

2. Les projets portés

39On peut aussi recenser quelques projets dans lesquels le Président a laissé sa marque sans être initiateur. Prenons deux exemples chez Jacques Chirac.

Le handicap et l’autonomie

40Le 5 mars 1997, à l’issue d’un Conseil des ministres sur le programme d’action en faveur des handicapés, Jacques Chirac qualifie de « véritable honte pour notre pays l’incapacité dans laquelle nous sommes de faire face au problème de l’accessibilité des lieux publics et des moyens de transport par les handicapés », et il dénonce « une sorte de refus culturel des techniciens », ajoutant que la France est « très en retard par rapport à la plupart des grands pays du monde ». Il sera un ardent promoteur de l’accès des personnes handicapées aux services de toutes sortes et donc, indirectement de leur autonomie personnelle. Loi no 2005-102 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées doit beaucoup à sa détermination. Les motifs du texte, porté par J-F Mattéi au sein du gouvernement Raffarin, rappellent d’ailleurs que la loi d’orientation en faveur des personnes handicapées du 30 juin 1975, avait été votée à l’initiative du gouvernement alors conduit par Jacques Chirac, et créait une obligation nationale de solidarité à leur égard.

La fin du service militaire

41Dans une forme de filiation avec la préconisation de Charles de Gaulle d’évoluer vers une armée de métier, on peut voir la réforme voulue par Jacques Chirac de mettre fin à la conscription en 1996, non seulement comme une réforme de la politique de défense mais aussi comme une réforme de société qui libère la jeunesse d’une obligation généralement mal vécue. Le président Chirac avait fait sienne cette réforme depuis 1967.

42Mais ce que l’on retiendra plus fortement relève de l’activisme de nos hyper-présidents.

II. Le Président auteur de changements de société : la réforme de société comme indice de la présidentialisation des institutions

43Il faut ici commencer par un rappel historique. C’est avec Valéry Giscard d’Estaing que le changement de société intègre le projet puis la gouvernance présidentiels. On retiendra principalement le septennat de Giscard d’Estaing, mais François Mitterrand et François Hollande se sont aussi impliqués dans des réformes de société.

  • 36 O. Stirn, Mes présidents, op. cit., p. 127.

44Accueillant les aspirations de mai 68, Giscard d’Estaing « chercha à y répondre au besoin avec une partie de la gauche, au risque de déplaire à toute une partie, conservatrice, de sa majorité36 ». En 1976, dans son ouvrage Démocratie française, il fait un point sur ses réformes et les met sous le signe d’un « pluralisme intégral ». On recense de nombreuses réformes tenant à la protection de la vie privée, comme la suppression en 1975 des registres d’hôtel, l’interdiction des discriminations à l’emploi en raison du sexe, de la situation de famille, de la grossesse, l’allocation parent isolé et l’aide personnalisée au logement, l’instauration des cours d’éducation sexuelle... Mais la première réforme de Giscard est l’abaissement de la majorité à 18 ans. Depuis 1792, la majorité était fixée à 21 ans, la réforme est donc historique. Certains y ont vu la conséquence de mai 68, pour que la jeunesse s’exprime dans les urnes plutôt que dans la rue. À l’origine, le garde des Sceaux, Jean Lecanuet, avait proposé d’accorder le droit de vote à 18 ans et de maintenir la majorité civile à 21 ans. Mais c’est l’Assemblée nationale elle-même, au moment de la discussion du projet de loi, qui est allée plus loin en accordant la majorité à 18 ans, approuvée par le Président.

45C’est encore dans cette période que sont adoptés les décrets d’application de la première loi Neuwirth qui n’avaient pas été adoptés et la seconde loi Neuwirth qui prévoit de rembourser les contraceptifs. Il en fut de même du divorce, facilité par le consentement mutuel, par la loi du 4 juin 1975. Là encore, le Président s’était impliqué dès l’origine du projet.

  • 37 H. Caillavet, « Prélèvements et greffes », RTDH (54/2003), p. 568.

46C’est encore à Giscard d’Estaing mais aussi à Simone Veil que l’on doit d’avoir accompagné la loi « Caillavet » relative au don d’organes. Si on ne peut nier que cette loi soit le fruit de la proposition et du travail du sénateur Caillavet, l’appui du gouvernement fut réel, aboutissant à un vote parlementaire à l’unanimité de la loi du 22 décembre 197637. Il est vrai que cette loi ne consacre pas tant l’autonomie individuelle qu’elle ne consacre la présomption de don, mais elle ouvre une possibilité qui sera plus tard ouverte à l’autonomie. Faisant une politique demandée par la gauche, le Président se coupe de son électorat conservateur.

47L’implication profonde du président Hollande dans les réformes de société semble confirmer qu’il s’agit maintenant d’un élément central du présidentialisme. Trois grandes réformes ont été entreprises même s’il s’est agi surtout de compléter, parfois très à la marge, les dispositifs existants. Au-delà du mariage « pour tous », on retient la nouvelle loi sur l’IVG et celle qui revient sur la fin de vie.

48On peut, pour respecter les apports de chaque Président, insister sur la question de la liberté de disposer de soi dans ses différents aspects, qui révèle une certaine conception de la liberté, d’un point de vue presque éthique, avant de voir comment certains Présidents ont plutôt entendu anticiper sur l’évolution des techniques pour permettre aux individus d’exercer leur liberté. Pour cela ils ont utilisé toute la gamme des pouvoirs que le droit constitutionnel et le droit administratif leur confèrent.

A) Disposer de soi

49On veut évoquer ici différents aspects relatifs au corps et à la liberté sexuelle.

1. Disposer de son corps

L’IVG

  • 38 M. Bernard, « Le projet giscardien face aux contraintes du pouvoir », in S. Bernstein et J.-F Siri (...)
  • 39 V. Giscard d’Estaing, Démocratie française, Grasset, 1976, p. 147.
  • 40 Le Monde, 26 mai 1976.
  • 41 Mitterrand et les Françaises – Un rendez-vous manqué, Presses de Sciences Po, 1995, p. 102.

50Le septennat de V. Giscard d’Estaing baigne dans une ambiance libérale promue notamment par Raymond Aron38. Si ses discours mentionnent à l’envi le désir de changer la société, il affecte de penser que cela ne se peut seulement « par décret », comme le dirait M. Crozier, « L’État ne doit être ni envahissant ni arbitraire »39. Il rejette aussi l’idéologie de mai 68 : « La liberté, pour moi, ce n’est pas l’anarchie qui tue ; ce n’est pas non plus la démagogie, qui abaisse et qui trompe ; et ce n’est pas non plus le désordre, dans la rue ou dans l’Université », dit-il40. Le Président poursuit, en matière de mœurs, les efforts précédents, en suivant la loi du 4 décembre 1974 relative à la régulation des naissances qui institue le remboursement par la sécurité sociale des médicaments, produits et objets contraceptifs. La volonté présidentielle est première. Comme le notent Jane Jenson et Mariette Sineau, « aucune des deux réformes les plus importantes (divorce et avortement) menées sous le septennat giscardien ne le sont à l’instigation du secrétaire d’État à la condition féminine »41, mais des promesses du Président.

  • 42 S. Veil, Les hommes aussi s’en souviennent. Une loi pour l’histoire, Stock, 2004, p. 84.
  • 43 V. Giscard d’Estaing, Le pouvoir et la vie, Compagnie 12, 1988, p. 263.
  • 44 J. Mossuz-Lavau, « Statuts de la contraception et loi sur l’interruption involontaire de grossesse (...)
  • 45 Ibid., p. 259.

51Le septennat est sans doute marqué par le vote de la loi relative à l’IVG, légitimement dite « loi Veil », bien sûr, mais dans l’existence de laquelle la volonté du Président a été déterminante. Simone Veil écrit ainsi que « cette réforme a été voulue par le président de la République, adoptée par le gouvernement et votée par le Parlement »42. Et de fait, M. Giscard d’Estaing a toujours endossé la réforme. Dans sa conférence de presse du 23 juillet 1974 il indique : « Je souhaite que le Parlement tranche dans un sens qui soit libéral et non répressif. J’ai donné comme instruction au gouvernement de ne plus entreprendre de poursuites, dans l’attente du vote du Parlement [...] ». Plus tard, il écrira qu’« il ne s’agissait pour personne, comme on l’a dit d’“approuver” l’avortement, mais de transférer sur la responsabilité individuelle une partie de ce qui était jusqu’ici du domaine de la loi collective »43. Le Président a même présidé un conseil restreint relatif à cette loi, avant son passage en Conseil des ministres au cours duquel il lut choisi de faire porter cette loi par Mme Veil44. Cette dernière précise d’ailleurs que « j’ai eu aussi très vite le sentiment, et je dois dire qu’à cet égard je m’en suis beaucoup réjoui, d’une collaboration très forte entre le cabinet du président de la République et le mien.45 » Il appartiendra, sous le même septennat, à Monique Pelletier, secrétaire d’État placée auprès du garde des Sceaux Alain Peyrefitte, de faire pérenniser la loi en 1979 et de faire admettre le remboursement des frais d’IVG par la Sécurité sociale.

52Il faut néanmoins noter qu’en 1975 Jacques Chirac était Premier ministre. Il sera Président en 2001 quand la gauche modifie à nouveau la loi sur l’IVG pour en élargir les conditions d’accès. Plus que d’autres, Jacques Chirac a été l’artisan de ce droit des femmes.

  • 46 X. Bioy, « IVG III », la convenance plutôt que la détresse. À propos de la décision du Conseil con (...)
  • 47 Décret no 2013-248 du 25 mars 2013 relatif à la participation des assurés prévue à l’article L. 32 (...)

53Avec la loi du 4 août 2014, Najat Vallaud-Belkacem, qui fût porte-parole de la campagne présidentielle puis du gouvernement, renforce aussi le droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG). La loi sanctionne toute entrave à l’information sur l’IVG et supprime la condition de détresse avérée que la loi de 1975 exigeait pour ouvrir droit à une IVG46. L’amélioration de l’accès à l’IVG était une promesse de campagne, notamment concrétisée par le remboursement total47. François Mitterrand avait lui-même soutenu la loi Roudy en 1983 et en avait accéléré le vote et la promulgation.

54À l’opposé de la vie, les enjeux de société ne sont pas moins réels et nécessitent une volonté politique.

La fin de vie

55En septembre 2000, Vincent Humbert, jeune sapeur-pompier de 19 ans est victime d’un accident de la route. Après six mois de coma, il se réveille paralysé des quatre membres, muet, presque aveugle, mais avec toutes ses facultés intellectuelles. Il rédige deux ans plus tard une lettre au président de la République, qui commence par ces mots : « Monsieur le Président, je vous demande le droit de mourir ». Jacques Chirac lui aurait répondu, impuissant : « Je ne peux vous apporter ce que vous attendez ». C’est sa mère, que le Président reçoit à l’Élysée, qui mettra fin à ses jours. Cela aura sans doute laissé des traces et suscité chez Jacques Chirac la volonté de faire évoluer la loi. Il commence par confier à Jean Leonetti le soin de diriger la mission d’évaluation sur l’accompagnement de la fin de vie créée au sein de l’Assemblée nationale. Le 22 avril 2005, Jacques Chirac promulgue la loi.

56Le sujet de la fin de vie, pour lequel la presse explique que le président Hollande est personnellement impliqué depuis le décès de sa propre mère, a effectivement été remis en chantier par la présidence, avec le soutien du Président du CCNE, Jean-Claude Ameisen. En juillet 2012, François Hollande confie une mission au professeur Didier Sicard pour réfléchir sur la question de la « fin de vie » en vue de dépasser les possibilités de la loi Leonetti. Le gouvernement souhaitait déposer un projet de loi à l’Assemblée pour fin juin 2013, mais depuis il marque le pas. Le 1er juillet 2013, le CCNE a rendu son avis qui propose le droit à la « sédation profonde » mais qui ne tranche pas sur la question de l’assistance au suicide. Si un débat public national est en cours, il ne s’agit que d’un panel de citoyens tirés au sort, qui a rendu son rapport le 17 décembre en faveur du suicide assisté ainsi que de l’euthanasie dans certains cas. Finalement, ce sont les députés Jean Leonetti (UMP) et Alain Claeys (PS) qui ont été sollicités pour retoucher la loi de 2005 devenue la loi du 2 février 2016 « créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie ». Là encore, la part prise par le Président dans cette réforme est déterminante, car, de l’avis le plus souvent entendu, avant de modifier la loi en vigueur, il conviendrait de l’appliquer et pour cela de la faire connaître. Le compromis finalement retenu est aussi celui qui correspond à ce que le candidat Hollande annonçait.

2. Disposer de sa sexualité

Divorcer

57Toujours dans sa logique d’adapter la loi à la réalité de la société, la réforme sur le divorce était un autre chantier prévu par Giscard d’Estaing. Depuis 1884, le divorce n’était possible que s’il y avait un constat de « faute » de la part d’un des deux conjoints. Or, dans sa volonté d’apaiser les tensions au sein de la société, la réforme de 1975 a instauré deux autres types de divorce : le divorce par consentement mutuel et celui pour rupture de la vie commune. Malgré les réticences de nombreux députés de droite, une majorité de députés gaullistes (UDR) a bien voté ce texte de loi en juin 1975.

La liberté sexuelle

  • 48 F. Martel, « Libération des mœurs et de la sexualité », in S. Bernstein, P. Milza, J.-L Bianco (di (...)
  • 49 En mai 1981, un numéro de Gai Pied titre à la une : « Sept ans de bonheur ? » Sa couverture porte (...)
  • 50 Les premiers pour outrage public à la pudeur (ancien art. 330-2 du Code pénal), et actes « contre (...)
  • 51 F. Martel, La rose et le noir, les homosexuels en France depuis 1968, Seuil, 1996, chap. 7.

58En matière de mœurs sexuelles, l’évolution a été initiée par François Mitterrand, mais cela a commencé à la fin du septennat précédent. Monique Pelletier a en effet réussi à faire décriminaliser (loi du 19 novembre 1980) les attentats à la pudeur commis par les homosexuels et à faire abroger le délit aggravant l’outrage public commis par un homosexuel. Mais elle ne put faire abroger l’ensemble des textes pénalisant les pratiques homosexuelles. Les rares analyses qui portent sur l’action de François Mitterrand dans le domaine des mœurs notent tout de même que « jamais, non plus, un président nouvellement élu n’avait tenu avec une telle constance, et une telle rigueur, ses promesses pour “normaliser” l’homosexualité48 ». Et en effet, avec une habileté toute mitterrandienne, sans affichage politique tapageur (si ce ne sont quelques lignes dans le programme présidentiel), sans publicité qui révélerait une volonté d’ensemble, en quelques mois, la condition des homosexuels a radicalement changé49. Ce lut d’abord la volonté, concrétisée par Gaston Defferre, le ministre de l’Intérieur, de donner instruction aux forces de police de n’opérer aucune discrimination fondée sur l’orientation sexuelle et de supprimer cette mention des fichiers de police. Puis ce fut le refus de voir dans l’homosexualité une maladie mentale, ce fut la grâce présidentielle accordée le 4 août 1981 pour les délits liés à l’homosexualité et l’amnistie de ceux qui purgeaient une peine de prison50, avant que ces mêmes articles ne soient abrogés six mois plus tard par la loi du 27 juillet 1982. La loi du 4 août 1982 établit la majorité, pour les relations sexuelles de quelque nature qu’elles soient, à l’âge de 15 ans, mettant fin à la discrimination des relations entre personnes de même sexe. Puis vint la suppression des standards relatifs aux bonnes mœurs qui pouvaient exclure l’homosexualité : dans la loi Quilliot relative au logement (1982), dans le statut de la fonction publique (13 juillet 1983), tandis que disparaissait la censure à l’égard de films présentant l’homosexualité sous un jour favorable. Le 29 mai 1983, dans le cadre de la loi Jack Lang sur les radios libres, la Haute Autorité de l’audiovisuel donne l’autorisation d’émettre à Fréquence Gaie, seule radio homosexuelle au monde à émettre en permanence. La loi du 25 juillet 1985 incrimine ainsi les discriminations fondées sur « les mœurs » à l’instar des discriminations raciales ou sexistes. Enfin, la loi du 17 janvier 1986 portant sur diverses dispositions d’ordre social, est également amendée pour modifier l’article L. 122-45 du Code du travail, concernant le règlement intérieur des entreprises. Frédéric Martel fait ainsi mention de plusieurs courriers personnels de François Mitterrand soutenant que l’homosexualité est un comportement sexuel comme les autres51.

Le mariage pour tous

  • 52 Déclaration à la presse, 24 avril 2013.

59On retrouve un « duo » aussi marquant, celui qui mena à bien une promesse de campagne présidentielle : le mariage dit « pour tous » et l’adoption d’enfant par les couples de même sexe. François Hollande met cette réforme bien en évidence quand il dresse un premier bilan de son action : « Cette réforme élargit les droits des homosexuels sans rien enlever à personne, elle va dans le sens de l’évolution de notre société et je suis sûr qu’elle en sera fière. [...] Elle devait être faite car elle correspondait au mouvement irréversible de l’histoire », dira-t-il52, se propulsant ainsi déjà dans un temps long. Il pense que son quinquennat restera comme celui qui a ouvert le mariage aux personnes de même sexe. Mais cette loi sera surtout associée à la personnalité de Christiane Taubira, devenue l’égérie des homosexuels. Pourtant, rarement un Président aura été aussi présent dans les médias sur cette question. Il avait même concédé une clause de conscience aux maires réticents pour refuser de célébrer ces mariages, avant de se rétracter quelque temps après.

60À l’heure d’écrire ces lignes, l’autre réforme annoncée, celle de l’accès à l’AMP pour les couples de femmes a été, semble-t-il, abandonnée.

B) Adapter la société à son environnement

61Les projets présidentiels les plus remarqués ont été ceux qui ont placé la France en tête des pays réformateurs, pour anticiper sur les évolutions techniques et technologiques.

1. Les nouvelles technologies liées à l’informatique et à la vie privée

62La nécessité de conjuguer sécurité et liberté amène à la promulgation de deux lois emblématiques : la loi relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés du 6 janvier 1978, et la loi du 2 février 1981 dite loi « Sécurité et liberté ».

  • 53 J. Bothorel, Un si jeune président, Grasset, 1995.

63Jean Bothorel rapporte ces propos d’Alain Peyrefitte selon lesquels, au début de son septennat, Giscard « était convaincu qu’il fallait aller vers une politique libérale dans le domaine judiciaire » tout en étant « déçu par l’incompréhension à laquelle se heurtaient ses initiatives franchement libérales »53. La révolte des prisons en 1974, les attentats perpétrés à Paris pendant la décennie 70 ont conduit à renoncer à ce libéralisme, à la rédaction d’une loi restrictive de la liberté individuelle, mais aussi de l’autonomie personnelle en ce qu’elle lève des coins de vie privée.

64En 1971, sous la présidence de M. Pompidou, l’INSEE eut l’idée d’interconnecter tous les nouveaux fichiers sur bande magnétique. Ce projet, dénommé SAFARI (Système Automatisé pour les Fichiers Administratifs et le Répertoire des Individus), provoqua l’émoi de la presse en 1974, car il visait à interconnecter tous les fichiers administratifs français sur la base du numéro de Sécurité sociale de chaque français. Le projet fut retiré par Pierre Messmer. Au décès de Pompidou, le président Giscard confie à Jacques Chirac et Michel Poniatowski le soin de mettre en place une législation protectrice de la vie privée et une institution compétente en la matière. Elle sera le fruit du travail de Bernard Tricot à la tête d’une commission placée auprès du garde des Sceaux, Alain Peyrefitte. Mais c’est Raymond Barre qui mènera à son terme cette réforme avec la loi « Informatique et Libertés » du 6 janvier 1978 et à la création de la CNIL (Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés), l’une des toutes premières en la matière.

65On retrouve des enjeux similaires dans le domaine de la bioéthique.

2. La bioéthique

  • 54 Voir Th. F. Banchoff, Embryo Politics : Ethics and Policy in Atlantic Democracies, Cornell Univers (...)

66Le champ de la bioéthique a consacré nombre de nouvelles « autonomies » de l’individu dans le domaine de la maîtrise des éléments et des usages du corps humain. La bioéthique a été largement le jardin de François Mitterrand54. On peut avancer diverses motivations : celle du socialiste pour la prévention de l’exploitation du corps des plus vulnérables, celle du traumatisme des expérimentations nazies... Il reste que le choix d’une instance permanente de bioéthique et d’une législation pérenne, qui caractérise la France, constitue un vrai choix politique et présidentiel qui plane sur deux décades de gouvernement.

Le Président et les lois de bioéthique

  • 55 Jusqu’alors collaborateur de M. Fiterman.

67Les lois de 1994 et la préparation de leur révision en 2004 ont largement été effectuées sous sa présidence et à son initiative. Ces textes ont été initiés par lui mais votés sous la cohabitation. Le premier projet de loi, de 1989, est issu des travaux, semble-t-il à sa demande, de Guy Braibant55 au sein de la section du rapport et des études au Conseil d’État, avant les travaux de N. Lenoir et que la loi ne soit portée au Parlement par Simone Veil et Philippe Douste-Blazy, en période de cohabitation.

  • 56 G. Mémeteau, « Il y a des lois de bioéthique », Revue générale de droit médical, no spécial 2006, (...)

68Aucun autre que Mitterrand n’a autant laissé sa marque sur ce processus aussi important qu’original. Il évolue en effet en partant d’une interrogation éthique sur la place du droit et de la loi dans ce domaine des sciences de la vie, à un consensus politique assez large qui transcende les clivages politiques mais pour évoluer ensuite vers une repolitisation à l’aune d’une banalisation du traitement politique de ces questions. Si Mitterrand n’a pas été l’ardent défenseur d’une posture militante et clivante en faveur d’une libéralisation de mœurs ou de la consécration de la liberté corporelle, on ne peut qu’admettre qu’il a voulu, manifestant une certaine éthique de la responsabilité mâtinée d’éthique de la conviction, que tout ceci se passe sous ses présidences et selon une optique de garantie des prérogatives individuelles contre le pouvoir médical et le conservatisme judiciaire56.

69Le processus de fabrication de ces lois a été long et pluriel, associant les rapports commandés par le Président, ceux que le Conseil d’État et le Conseil National d’éthique ont produits pour le Premier ministre et ceux des deux assemblées.

70Le fameux rapport préparatoire aux lois de bioéthique rédigé par Noëlle Lenoir et Bruno Sturlèse a été commandé en 1990 par le Premier ministre d’alors, Michel Rocard, qui précise que c’est « en accord avec le président de la République ». Car on sait que le président Mitterrand a été impliqué dans l’existence de ces lois, en germe dans la création du CCNE. En avril 1993, dans un entretien accordé à La Vie, François Mitterrand souhaite que la France prenne l’initiative de compléter la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme par l’imposition de principes éthiques communs pour l’ensemble de l’Europe et que les projets de loi sur l’éthique biomédicale soient également considérés comme une toute première priorité de la législature par le nouveau gouvernement.

Le Président et le CCNE

  • 57 Son discours prononcé dans le cadre du dixième anniversaire du CCNE l’assume : « Vous savez tous c (...)
  • 58 Rapport CCNE pour 1984, La Documentation française : « J’irai tout de suite à l’essentiel. La scie (...)
  • 59 Cité in Cl. Ambroselli et G. Wormser (dir.), Du corps humain à la dignité de la personne humaine, (...)

71La création du CCNE en 1983, premier organe du genre, a été le fait de François Mitterrand qui l’a sensiblement conçu comme une instance de pilotage des réformes dans le champ des sciences médicales57. Ainsi qu’en atteste le discours qu’il prononça pour son installation58, le Président a d’abord pensé que cet organe serait le socle d’une possible intervention de la puissance publique dans ce champ qui relève en principe de la conscience des scientifiques et plus largement des individus ou de l’opinion publique. Ce Comité allait devoir habituer les consciences à une prise de position officielle de l’État en ces matières, hautement liées à l’autonomie personnelle, même si cette position doit être le fruit d’un consensus. Parmi les missions du Comité, l’organisation de débats citoyens doit servir de prélude à la phase législative. C’est encore à l’initiative de François Mitterrand que se tient le premier colloque relatif à la génétique, la procréation et le droit, en 1985, comme le dit le discours inaugural de Robert Badinter59.

  • 60 Symposium international au Collège de France à l’occasion des 20 ans du Comité consultatif nationa (...)

72Plus tard, Jacques Chirac redira son appui présidentiel au CCNE : « Il est difficile d’imaginer que le Comité consultatif national d’éthique pour la santé et les sciences de la vie n’a que vingt ans, tant il est enraciné dans nos institutions et dans notre société. Consultatif, le Comité n’a tiré son influence que de la sagesse de ses avis. La décision des pouvoirs publics de lui conférer le statut d’autorité administrative indépendante consacre l’autorité morale qu’il a acquise, bien au-delà du seul domaine des sciences de la vie60. »

  • 61 Question d’actualité au gouvernement no 0220G de M. Alain Milon (Vaucluse - UMP), publiée dans le (...)

73Le pouvoir de nomination du Président peut lui permettre d’influer sur le cours des choses. Lors de quelques réformes clefs, il vaut mieux avoir, à la tête des instances de décision ou de consultation, une personnalité acquise aux objectifs du Président. En septembre 2013, la presse a évoqué le lien fort qui existerait entre Jean-Claude Ameisen, président du CCNE et François Hollande, la nomination du premier par le second tenant à une commune conception de ce qu’il convient de faire dans le domaine de la fin de vie. Parmi les trente-neuf membres qui le composent, cinq appartiennent aux principales familles philosophiques et spirituelles, et sont nommés par le président de la République. Lors de l’épisode du renouvellement des membres du CCNE, qui va examiner la question de l’accès à l’assistance médicale à la procréation des célibataires et couples homosexuels et la fin de vie on a vu là aussi un soutien clair de la part de l’Élysée qui a procédé, selon le vœu du président du CCNE, à l’éviction des représentants des religions au profit de laïcs selon une nouvelle interprétation du décret de 1983. En réponse à une question parlementaire qui s’indignait de cette éviction61, Dominique Bertinotti, alors ministre déléguée à la famille, répond qu’« on peut considérer que la nomination de ces cinq personnalités constitue un retour à l’esprit même du Comité tel qu’il a été créé en 1983, c’est-à-dire avoir vocation à ouvrir ses portes aux différents courants de pensée philosophiques et religieux, représentés par des personnalités laïques ».

74On voit, par cet exemple de la bioéthique, l’implication que peuvent avoir les Présidents dans ces réformes d’ampleur pour lesquelles ils ont doté le pays d’institutions.

  • 62 P. Legendre, Leçons VIII. Le crime du Caporal Lortie. Traité sur le Père, Paris, Fayard, 1989, Fla (...)

75On mesure donc que les Présidents font du champ sociétal un lieu de déploiement de leur pouvoir et s’inscrivent à présent dans les pas de leurs prédécesseurs, accentuant le sentiment de personnalisation du pouvoir. L’autorité du Président se nourrit de sa capacité à imposer ses réformes de société qui sont peut-être plus en avance sur les mœurs qu’elles ne les suivent. Cette capacité d’innovation assoit le pouvoir présidentiel en même temps que celui-ci se nourrit de ces enjeux de vie privée. Pour reprendre une image de Pierre Legendre, dans le Crime du caporal Lortie62 le Président donne un visage à l’État instituteur de la société : « Le Président avait le visage de mon père ».

Notes

1 CEDH, 29 avril 2002, Pretty c. Royaume-Uni.

2 Décisions no 89-257 DC du 25 juillet 1989 et 23 juillet 1999, Loi portant création d’une couverture maladie universelle.

3 J.-F. Sirinelli, Les Vingt décisives – Le passé proche de notre avenir 1965-1985, Fayard, 2007, p. 149.

4 Voir J. Julliard, Les gauches françaises, 1762-2012, Histoire et politique, Champs Histoire, p. 759.

5 S. Bernstein, « Conclusions », in S. Bernstein et J-F Sirinelli (Dir.), Les années Giscard – Les réformes de société 1974-1981, A. Colin, 2007, p. 276.

6 Idem, p. 281.

7 Ph. Chassaigne, Les années 1970 : Fin d’un monde et origine de notre modernité, A. Colin, 2008, 368 pages.

8 « Il est dans la nature d’une grande nation de concevoir de grands desseins. Dans le monde d’aujourd’hui, quelle plus haute exigence pour notre pays que de réaliser la nouvelle alliance du socialisme et de la liberté, quelle plus belle ambition que l’offrir au monde de demain ? », in Les grands discours socialistes français du xxe siècle, M. Ouraoui, éd. Complexes, 2007, p. 163.

9 J. Julliard, Les gauches fançaises, 1762-2012, Histoire et politique, Champs Histoire, 2012, p. 789.

10 Intervention du président de la République devant la presse au Palais de l’Élysée, 8 janvier 2008.

11 « Mais la Constitution ne se réduit pas à un ensemble de règles définissant les rapports entre les pouvoirs publics. Elle détermine aussi les libertés fondamentales reconnues à tout individu sur le sol de la République, et le socle des valeurs dans lesquelles chacun de nos concitoyens peut se reconnaître ; des principes et des valeurs qui, au fond, définissent l’identité républicaine, disent ce que nous sommes et vers quoi nous voulons aller. » Lettre de mission pour le Comité de réflexion sur le Préambule de la Constitution, décret du 9 avril 2008.

12 Sous forme d’un pré-bilan, lors d’un discours au Conseil constitutionnel, il l’indiquait ainsi : « En me présentant en 2007 au suffrage des Français, j’avais promis une République exemplaire, une démocratie irréprochable. La question prioritaire de constitutionnalité en est pour moi un des éléments emblématiques. Convenons ensemble qu’au-delà de l’exception d’inconstitutionnalité, la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, avec l’autorisation du Parlement pour les opérations militaires extérieures, les droits de l’opposition – dont la présidence de plein droit de la commission des finances –, le partage de l’ordre du jour, le renforcement du Parlement dans la procédure législative, le contrôle sur les nominations, le Défenseur des droits, la réforme du Conseil supérieur de la magistrature et la saisine disciplinaire par les justiciables, a apporté à notre vie démocratique un renouveau dont le temps permettra de mesurer la portée. »

13 Voir S. Portelli, Nicolas Sarkozy : une République sous haute surveillance, L’Harmattan, 2007, p. 97.

14 Les enfants du texte. Étude sur la fonction parentale des États, Fayard, 1992.

15 J.-F. Sirinelli, Les Vingt décisives – Le passé proche de notre avenir 1965-1985, Fayard, 2007, p. 149.

16 Cité par D. Mayaffre, Le discours présidentiel sous la Ve République, op. cit., p. 77.

17 Dans la revue Réalités, cité par D. Mayaffre, op. cit., p. 83.

18 J. Attali, C’était François Mitterrand, LGF, 2007 ; O. Stirn, Mes présidents – 50 ans au service de la Ve République, Ed. du félin, 2004, p. 161 ; M. Winock, François Mitterrand, Gallimard, 2015.

19 R. Errera, « Les origines de la loi française du 10 juillet 1991 sur les écoutes téléphoniques », RTDH, (55/2003), p. 851.

20 JO AN, 1re séance du 27 mai 1970, p. 1999.

21 Le Monde, 31 mai 1974.

22 Klass c. République fédérale d’Allemagne, 6 septembre 1978 ; Malone c. Royaume-Uni, 2 août 1984 ; Leander c. Suède, 26 avril 1987 et Schenk c. Suisse, 12 juillet 1988.

23 CEDH, 24 avril 1990, Kruslin c. France ; époux Huvig c. France ; R. Kœring-Joulin, « De l’art de faire l’économie d’une loi (à propos de l’arrêt Kruslin et de ses suites) », D. 1990. chr. 187 ; D. 1990, 353, note Pradel.

24 http://www.liberation.fr/politiques/1999/11/06/chirac-critique-encore-lepacs_289892, consulté le 19 février 2015.

25 http://tempsreel.nouvelobs.eom/politique/20020215.OBS3190/kouchnerchirac-a-beaucoup-a-se-faire-pardonner.html, consulté le 19 février 2015.

26 M. Tauriac, Vivre avec De Gaulle : Les derniers témoins racontent l’homme, Plon, 2008.

27 L. Lecoin, Le cours d’une vie, édité par l’auteur, 1965, p. 245.

28 En mars 1959, Camus s’adresse directement au général de Gaulle : « Notre Comité a cru très fermement, lui écrit-il, sur la promesse verbale d’un de vos ministres, que votre gouvernement serait le premier à doter rapidement notre pays d’un statut de l’objection de conscience où se trouveraient conciliées l’autorité de l’État et la liberté des consciences. Un projet établi par notre Comité devait servir de base à cette réforme pour aboutir à un statut qui honorerait notre pays et sa civilisation. Le temps a passé, cependant, sans que cette réforme ait vu le jour. »

29 A. Peyrefitte, C’était de Gaulle, I, Fallois/Fayard, 1994, p. 328.

30 Décret no 72-806 du 31 août 1972 portant codification des textes réglementaires relatifs au service national et fixant la date d’entrée en vigueur du code du service national.

31 J. Lacouture, Mitterrand, une histoire de Français2. Les vertiges du sommet, Seuil – Points, 1998, p. 224.

32 L. Fabius, Les blessures de la vérité, Flammarion, 1995, p. 98.

33 P. Favier et M. Martin-Roland, La décennie Mitterrand, t. 2, Seuil, 1991, p. 162.

34 Dans son ouvrage En toute liberté (Hachette, 1985), A. Savary raconte que le Président a répondu à sa démission en évoquant un « choix en conscience » et d’ajouter « la conscience est par essence d’un domaine réservé » (p. 180).

35 Ce que Jean Lacouture appelle une « grandiose entourloupe juridique » de nature à « noyer ce fichu poisson scolaire » (op. cit.., p. 230.)

36 O. Stirn, Mes présidents, op. cit., p. 127.

37 H. Caillavet, « Prélèvements et greffes », RTDH (54/2003), p. 568.

38 M. Bernard, « Le projet giscardien face aux contraintes du pouvoir », in S. Bernstein et J.-F Sirinelli (dir.), Les années Giscard - Les réformes de société 1974-1981, A. Colin, 2007, p. 25.

39 V. Giscard d’Estaing, Démocratie française, Grasset, 1976, p. 147.

40 Le Monde, 26 mai 1976.

41 Mitterrand et les Françaises – Un rendez-vous manqué, Presses de Sciences Po, 1995, p. 102.

42 S. Veil, Les hommes aussi s’en souviennent. Une loi pour l’histoire, Stock, 2004, p. 84.

43 V. Giscard d’Estaing, Le pouvoir et la vie, Compagnie 12, 1988, p. 263.

44 J. Mossuz-Lavau, « Statuts de la contraception et loi sur l’interruption involontaire de grossesse (IVG) », in S. Bernstein et J.-F Sirinelli (dir.), Les années Giscard..., op. cit., p. 245.

45 Ibid., p. 259.

46 X. Bioy, « IVG III », la convenance plutôt que la détresse. À propos de la décision du Conseil constitutionnel, no 2014-700 DC du 31 juillet 2014, Loi pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, février 2015, no 5 du Journal de médecine légale, Vol. 57 et no 3 de la série « E » Droit, Santé et Société, vol. 1, p. 7.

47 Décret no 2013-248 du 25 mars 2013 relatif à la participation des assurés prévue à l’article L. 322-3 du code de la Sécurité sociale pour les frais liés à une interruption volontaire de grossesse et à l’acquisition de contraceptifs par les mineures.

48 F. Martel, « Libération des mœurs et de la sexualité », in S. Bernstein, P. Milza, J.-L Bianco (dir.), François Mitterrand, Les années du changement 1981-1984, Perrin, 2001, p. 601-611.

49 En mai 1981, un numéro de Gai Pied titre à la une : « Sept ans de bonheur ? » Sa couverture porte une seule photo, celle du président de la République, avec cette petite phrase : « L’homosexualité doit cesser d’être un délit ».

50 Les premiers pour outrage public à la pudeur (ancien art. 330-2 du Code pénal), et actes « contre nature » (art. 331, alinéa 2, du Code pénal qui permettait de punir « d’un emprisonnement de six mois à trois ans et d’une amende de 60 francs à 20 000 francs toute personne qui aura commis un acte impudique ou contre nature avec un individu mineur du même sexe. » À l’Assemblée, R. Badinter s’exprime ainsi : « La discrimination, la flétrissure qu’implique à leur égard l’existence d’une infraction particulière d’homosexualité les atteint – nous atteint tous – à travers une loi qui exprime l’idéologie, la pesanteur d’une époque odieuse de notre histoire. Le moment est venu, pour l’Assemblée, d’en finir avec ces discriminations comme avec toutes les autres qui subsistent encore dans notre société, car elles sont indignes de la France. »

51 F. Martel, La rose et le noir, les homosexuels en France depuis 1968, Seuil, 1996, chap. 7.

52 Déclaration à la presse, 24 avril 2013.

53 J. Bothorel, Un si jeune président, Grasset, 1995.

54 Voir Th. F. Banchoff, Embryo Politics : Ethics and Policy in Atlantic Democracies, Cornell University Press, 2011.

55 Jusqu’alors collaborateur de M. Fiterman.

56 G. Mémeteau, « Il y a des lois de bioéthique », Revue générale de droit médical, no spécial 2006, p. 49 sq.

57 Son discours prononcé dans le cadre du dixième anniversaire du CCNE l’assume : « Vous savez tous combien j’estime le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et la santé dont j’ai moi-même voulu la création [...]. », cité in Cl. Ambroselli et G. Wormser (dir.), Du corps humain à la dignité de la personne humaine – Genèse, débats et enjeux des lois d’éthique biomédicale, CNDP, 1999, p. 113.

58 Rapport CCNE pour 1984, La Documentation française : « J’irai tout de suite à l’essentiel. La science d’aujourd’hui prend souvent l’homme de vitesse. Il faut essayer d’y remédier : voilà dans le domaine qui est le vôtre, la raison d’être du Comité national d’éthique. »

59 Cité in Cl. Ambroselli et G. Wormser (dir.), Du corps humain à la dignité de la personne humaine, op. cit., p. 119.

60 Symposium international au Collège de France à l’occasion des 20 ans du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), Paris le 23 février 2003.

61 Question d’actualité au gouvernement no 0220G de M. Alain Milon (Vaucluse - UMP), publiée dans le JO Sénat du 04/10/2013, p. 9002.

62 P. Legendre, Leçons VIII. Le crime du Caporal Lortie. Traité sur le Père, Paris, Fayard, 1989, Flammarion, coll. « Champs », 2000.

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