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Le Président de la Ve République et les libertés

 | 
Xavier Bioy
, 
Alain Laquièze
, 
Thierry Rambaud
, 
et al.

Deuxième partie. Le Président, acteur des libertés

Le septennat de Valéry Giscard d’Estaing et les libertés

Alain Laquièze

Full text

  • 1 Voir les publications issues de colloques, entreprises sous la direction de S. Berstein et J.-F. S (...)

11/ Le septennat du président Giscard d’Estaing inspire spontanément une première remarque : la postérité n’a pas vraiment rendu justice à l’œuvre qui y a été accomplie, notamment du point de vue des libertés, et il a fallu attendre plus de vingt ans pour que l’on commence à s’y intéresser, l’ancien président étant d’ailleurs partie prenante dans cette entreprise de redécouverte, voire de réhabilitation1. L’oubli dans lequel a sombré le mandat de Valéry Giscard d’Estaing s’explique assez facilement : il s’intercale entre les présidences du général de Gaulle et de son héritier, Georges Pompidou d’un côté, et la longue présidence de François Mitterrand de l’autre, qui ont fortement marqué de leur empreinte l’histoire de la Ve République.

2Ce septennat s’achève en outre pour son titulaire par une grave défaite politique qui permet, pour la première fois depuis 1958, l’alternance. Il n’est dès lors pas surprenant que dans la mémoire collective, les années de présidence de Giscard d’Estaing soient davantage associées à leur issue qu’à leur déroulement. D’autant que 1981 marque, pour Giscard d’Estaing, on ne le saura qu’après coup, la fin prématurée d’une carrière politique nationale de premier plan. Lui qui a été présenté comme un héritier de l’orléanisme, tant par son positionnement politique que par son hérédité familiale, connaît finalement, à un siècle de distance, un discrédit assez similaire à celui des fondateurs de la Monarchie de Juillet, Louis-Philippe et Guizot.

  • 2 V. Giscard d’Estaing, Démocratie française, Fayard, 1976, p. 170.

32/ Ce septennat présente en outre une originalité certaine, en ce que le locataire de l’Élysée est, pour la première et en réalité la seule fois sous la Ve République, un libéral qui se revendique tel. Démocratie française, l’ouvrage qu’il publie après deux ans d’exercice de pouvoir suprême, présente son projet : « celui d’une société démocratique moderne, libérale par la structure pluraliste de tous ses pouvoirs, avancée par un haut degré de performance économique, d’unification sociale et de développement culturel2. »

  • 3 Ibid., p. 42-43.
  • 4 Ibid., p. 44-46.

4On retient de Démocratie française certains mots-clés qui structurent le texte : « pluralisme », « démocratie moderne », « libéralisme avancé ». Ces termes inédits lancés dans le débat public visent à donner du corps à un projet politique qui a pour objectif de dépasser l’opposition entre le marxisme et le « libéralisme classique », accusés de méconnaître les réalités des sociétés contemporaines. Alors que le marxisme est taxé de mystification, la collectivisation des biens de production ne supprimant aucunement l’exploitation de l’homme par l’homme3, le « libéralisme classique » ne prend pas en compte les évolutions des sociétés en faveur de la protection des plus démunis et tend à réduire la nature humaine à sa dimension d’homo œconomicus qui n’agirait que d’après son intérêt bien entendu4.

  • 5 Ibid., p. 45. Voir aussi les remarques de J.-C. Petitfils, La démocratie giscardienne, PUF, 1981, (...)
  • 6 Sur ce point, voir P. Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme. Dix leçons, Calmann-Lévy, 19 (...)
  • 7 T. Ferenczi, Le prince au miroir. Essai sur l’ordre giscardien, Albin Michel, 1981, p. 79.

5Dans la conception de la société libérale de Valéry Giscard d’Estaing, les libertés ne sont pas des droits naturels inaliénables, attachés aux individus, et qui limitent précisément la sphère d’intervention de l’État. Bien loin de s’inspirer du libéralisme individualiste, méfiant envers tout pouvoir étatique, thèse défendue par Benjamin Constant, le président Giscard d’Estaing soutient au contraire que les libertés sont d’abord le produit de l’action de l’État. Face aux « concentrations de pouvoir » et aux « phénomènes de domination et d’aliénation », suscités par la « société dite libérale », « l’intervention de l’État peut constituer, en dernier ressort, non une menace pour la liberté, mais la vraie garantie de la liberté des plus faibles5. » L’État doit donc être fort pour assurer cette mission et la question de la limite de sa sphère d’intervention ne se pose pas. La liberté est garantie par l’État et donc par la loi : on est plus proche du libéralisme de gouvernement des doctrinaires que du libéralisme d’opposition du groupe de Coppet.6 Par le message qu’elle porte et l’itinéraire professionnel de ses principaux représentants, l’idéologie giscardienne pourrait également s’analyser comme « la forme contemporaine [...] de la pensée technocratique »7 qui a renouvelé, en son temps, le discours de la droite.

  • 8 Voir par exemple M. Bernard, « Le projet giscardien face aux contraintes du pouvoir », in S. Berst (...)

63/ Le déroulement du septennat de Valéry Giscard d’Estaing est le plus souvent décrit et analysé selon une périodisation binaire. Il y aurait d’abord eu deux ans de réformes (1974-1976), précédant une réorientation conservatrice à partir de la fin de l’été 1976 qui coïncide avec le changement de Premier ministre8. Or, ce point de vue est très contestable, lorsqu’on s’interroge sur l’apport du septennat en matière de libertés. Il est évidemment tentant de retenir avant tout le mouvement réformiste des deux premières années, caractérisé par nombre de textes législatifs décisifs : l’âge de la majorité civile et électorale porté à 18 ans, l’ouverture de la saisine du Conseil constitutionnel, la création des questions au gouvernement, la suppression de l’ORTF, la légalisation de l’IVG, l’institution du divorce par consentement mutuel... Mais la deuxième partie du septennat a été, elle aussi, ponctuée par des réformes importantes : la loi « Informatique et libertés » du 6 janvier 1978, la loi du 17 juillet 1978 portant sur la reconnaissance du droit de libre accès aux documents administratifs de caractère non nominatif, la loi du 11 juillet 1979 relative à l’extension de l’obligation de motiver des actes administratifs qui sont autant de textes législatifs renforçant les droits des citoyens face à l’administration. Il convient donc de relativiser, notamment dans le domaine des libertés, la présentation d’un septennat chronologiquement divisé en deux parties qui contiendrait d’abord de nombreux points positifs, avant un repli très critiquable ensuite, même s’il est vrai que la dernière année du mandat présidentiel a été marquée par une paralysie progressive du pouvoir en place, dans l’attente de l’échéance électorale majeure.

7Le bilan du septennat de Valéry Giscard d’Estaing en matière de libertés apparaît à première vue contrasté. Il est certes marqué par des avancées majeures qui n’ont pas été remises en cause par la suite (I). Mais il se caractérise aussi par des réformes controversées, en dépit de la profession de foi libérale du Président (II). Le jugement que l’on peut porter rétrospectivement sur le septennat demeure néanmoins globalement positif.

I- L’apport en matière de libertés : des avancées majeures

  • 9 Sur ce point, voir B. Poujade « Valéry Giscard d’Estaing et la démocratie paisible », dans les Mél (...)

8Même si le président Giscard d’Estaing ne peut être crédité d’avoir été l’inspirateur de l’ensemble des réformes libérales effectuées sous son septennat, on relèvera toutefois qu’elles obéissent à son souci de moderniser en douceur les institutions et la société françaises, ébranlées par la crise de mai 1968. Il s’agit de concrétiser cette exigence de pluralisme au sein d’une démocratie forte et paisible qu’il appelait de ses vœux dans Démocratie française9. Ces réformes peuvent être regroupées autour de deux de ses préoccupations principales : la libéralisation des institutions politiques et la respiration de la société civile, résumée par la formule giscardienne de « société libérale avancée. »

A) La libéralisation des institutions politiques : les droits de l’opposition

  • 10 Voir son témoignage dans AFDC, Trente ans de saisine parlementaire, Economica et PU d’Aix-Marseill (...)
  • 11 Outre son témoignage précité, ibid., p. 8 sq., voir aussi son propos dans S. Berstein et J.-F. Sir (...)

9Valéry Giscard d’Estaing a confié, après coup, qu’il avait été marqué par « la tentation d’abus de pouvoir de la majorité en France »10, tentation qu’il avait rencontrée déjà sous la IVe République, ce « régime d’assemblée », avant de la retrouver sous la Ve. Il soulignait ainsi la tentation absolutiste de la culture politique française. Son intention était de la faire évoluer, au profit d’une vision anglo-saxonne des institutions parlementaires, marquée par le self-restraint et l’existence de contre-pouvoirs11.

10Dans son message au Parlement du 30 mai 1974, le président Giscard d’Estaing avait esquissé les réformes institutionnelles qu’il souhaitait voir mises en œuvre. Deux en particulier méritent d’être citées car elles seront appelées à un bel avenir : l’élargissement de la saisine du Conseil constitutionnel et les questions d’actualité hebdomadaires au gouvernement.

111/ Sur l’élargissement de la saisine du Conseil constitutionnel, beaucoup a été écrit et l’on sait maintenant par le menu comment il a été introduit dans la constitution. On présentera juste trois observations.

12En premier lieu, c’est Roger Frey, le président du Conseil constitutionnel, qui est à l’initiative de cette réforme. Étant l’un des tout premiers à être reçu par le Président nouvellement élu, il avait obtenu de ce dernier le projet d’une auto-saisine du Conseil, alors que la saisine des parlementaires, annoncée lors du message au Parlement du 30 mai 1974, était considérée comme une proposition secondaire. En réalité, l’auto-saisine a été torpillée par les parlementaires gaullistes et c’est la saisine des parlementaires qui a finalement été consacrée.

  • 12 Ibid., p. 70.

13En outre, et comme souvent, la réforme a échappé à ses créateurs. Valéry Giscard d’Estaing la concevait comme devant être utilisée de manière exceptionnelle et avant tout comme un texte de protection de la minorité ou de l’opposition. Il s’agissait donc dans son esprit de rééquilibrer les institutions12. Or, la saisine par 60 députés ou 60 sénateurs du Conseil constitutionnel a au contraire été relativement fréquente – on est passé de 2 % des textes contrôlés à 10 % en moyenne – et elle s’est révélée être avant tout un instrument de contrôle dans le sens d’une meilleure garantie des libertés.

  • 13 Voir le témoignage d’O. Fouquet, ibid., p. 63.

14Enfin, la réforme avait été perçue par l’opposition de l’époque et par nombre d’analystes comme une simple réformette, sans réelle portée. Ainsi, le groupe PS à l’Assemblée avait voté contre, son président André Chandernagor parlant d’une réforme « inopportune, dérisoire et inadéquate aux problèmes particuliers qu’elle prétend résoudre. » Maurice Duverger avait évoqué pour sa part « un gramme de démocratie. » On sait pourtant ce qu’elle est devenue ! La révision de 1974 qui élargit le champ de la saisine est en quelque sorte l’extension de la décision du 16 juillet 1971 qui augmente le nombre de normes constitutionnelles de référence. La réforme a de plus conduit à de grandes décisions du Conseil constitutionnel, à commencer par la décision IVG qui avait été suscitée par la saisine de parlementaires de la majorité13.

  • 14 Selon les propres mots du président Giscard d’Estaing, cité par J.-P. Dubois, « La conception de l (...)
  • 15 « Quand j’ai proposé ce système, j’avais pour référence la Chambre des Communes. À la Chambre des (...)

152/ En ce qui concerne les questions d’actualité des mercredis au Parlement, Valéry Giscard d’Estaing, tirant les leçons de l’échec des questions orales hebdomadaires prévues par l’article 48 de la Constitution, avait proposé que la première heure de la séance du mercredi après-midi soit réservée aux questions des députés auxquelles le ministre interrogé répondrait personnellement et directement. Cette première heure, qui offrirait la parité de temps à la majorité et à l’opposition, visait à « permettre à la démocratie d’être vue, observée et critiquée par l’opinion publique.14 » Le président Giscard d’Estaing a expliqué après coup que lorsqu’il avait proposé ce système, il songeait à la Chambre des Communes et il considérait que cette nouvelle procédure de contrôle parlementaire devait être une sorte d’interpellation15.

16La nouvelle technique fut expérimentée lors de la séance du 12 juin 1974, sans modification préalable du règlement de l’Assemblée nationale, grâce au savoir-faire du Président de l’Assemblée de l’époque, Edgard Faure. Plusieurs raisons expliquent le recours à la pratique parlementaire : le souci de mettre en place rapidement cette procédure, sans passer par la lenteur d’une révision réglementaire ; le caractère expérimental de l’innovation ; enfin et surtout, la crainte d’une censure du Conseil constitutionnel, au vu de sa jurisprudence, en particulier la décision no 63-25 DC du 21 janvier 1964 qui interprétait strictement l’article 48 alinéa 2 qui disposait qu’« une séance par semaine est réservée par priorité aux questions des membres du Parlement et aux réponses du Gouvernement » et qui avait considéré que le règlement ne saurait obliger un membre du gouvernement interrogé à répondre lui-même.

  • 16 Voir P. Avril, Les conventions de la constitution. Normes non écrites du droit politique, Paris, P (...)

17La séance des questions d’actualité du mercredi s’est rapidement installée dans le paysage parlementaire et acquit même une notoriété auprès du grand public, grâce à l’entrée de la télévision dans l’hémicycle en 1981. Une convention de la Constitution s’est ainsi mise en place, avant que la révision constitutionnelle du 4 août 1995 ne la codifie, au moins pour partie16.

B) La société libérale avancée

  • 17 Voir sur ce point l’analyse de J. Robert, « Le giscardisme et les libertés », Pouvoirs, no 9, 1979 (...)
  • 18 Voir T. Ferenczi, op. cit., p. 79-80 ; voir également J.-P. Dubois, art. cit., p. 70-71.

18L’élection de Valéry Giscard d’Estaing à la Présidence de la République en 1974 constitue une ouverture politique, synonyme de décrispation et de démocratisation de la République gaullo-pompidolienne17. Le projet giscardien n’est pas sans rappeler, notamment par sa volonté réformiste, le projet de société de Jacques Chaban-Delmas qui, dans son discours d’investiture devant l’Assemblée nationale en 1969, dénonçait la société bloquée, l’État tentaculaire et inefficace, le conservatisme des structures sociales et appelait au changement, en mettant en avant la formation de la jeunesse, la décentralisation et la solidarité en faveur des plus défavorisés. Mais tandis que le tenant de la « nouvelle société » inclinait vers la social-démocratie, son adversaire victorieux du premier tour de la présidentielle défendait un projet néolibéral qu’il avait qualifié de « libéralisme avancé18. »

  • 19 Nous reprenons ici la distinction présentée par J.-P. Dubois, ibid., p. 71.

19La pensée libérale giscardienne, tirant les conséquences du mouvement d’émancipation sociale exprimé par mai 1968, est à l’initiative d’une législation qui va intervenir dans le domaine des mœurs et du changement de la société, mais aussi dans celui des rapports entre l’administration étatique et les administrés, ce qui va se traduire par la reconnaissance de nouveaux droits, eux-mêmes garantis par de nouvelles instances. Il est ainsi possible d’identifier deux types de réformes liées pour les unes au « libéralisme civil », pour les autres au « libéralisme administratif19. »

  • 20 Le décompte des voix est édifiant puisque se sont prononcés pour : 105 socialistes et radicaux de (...)
  • 21 Voir L. Bantigny, « L’abaissement à 18 ans de l’âge de la majorité civile et électorale », in Les (...)
  • 22 Voir C. Bard, « Cent mesures pour les femmes », ibid., p. 203 sq.

201/ Le « libéralisme civil » avait pour objectif de prendre en compte l’évolution des mœurs et de tenir compte de la diversité au sein de la société. C’est ainsi que fut adoptée, dès la fin de l’année 1974, cette réforme importante que fut la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse. La loi du 17 janvier 1975 relative à l’IVG, voulue par le président Giscard d’Estaing, donna lieu à des débats parlementaires houleux et à des concessions acceptées par Simone Veil, notamment l’abandon du remboursement par la Sécurité sociale et la limitation de la durée initiale d’application de la future loi à 5 ans, afin d’obtenir les voix au centre et à droite. Au reste, si le texte fut adopté à une majorité assez confortable de 284 voix contre 189, ce fut grâce au soutien de la gauche quasi unanime, seule une minorité de gaullistes et de républicains indépendants se prononçant en sa faveur20. Parmi les autres réformes de société, il convient de citer l’institution du divorce par consentement mutuel par la loi du 11 juillet 1975, l’abaissement de la majorité civile et civique à 18 ans – qui était à 21 ans depuis 184821 – les politiques spécifiques menées en faveur des femmes22 – création d’un Secrétariat d’État à la condition féminine, lutte contre les discriminations au travail... – mais aussi celles conduites en direction des handicapés, des personnes âgées et des travailleurs manuels.

  • 23 Voir J.-P. Dubois, art. cit., p. 71.

21L’une des particularités de ces réformes progressistes est qu’elles empruntent davantage à la gauche qu’à la majorité parlementaire. Plusieurs raisons expliquent ce déplacement des lignes : l’étroitesse de la victoire à l’élection présidentielle de 1974 contraint à ne pas négliger la presque moitié du corps électoral qui ne s’est pas prononcée pour le président élu ; de plus, le nouveau Président entend promouvoir une rupture non seulement générationnelle mais aussi doctrinale avec le conservatisme de son prédécesseur23.

  • 24 Sur ce point, voir J. Lemasurier, « Vers une démocratie administrative : du refus d’informer au dr (...)

222/ Le « libéralisme administratif » renvoie à la législation qui a été prise, dans la deuxième partie du septennat, en vue de renforcer les droits des citoyens face à l’administration. Une batterie de lois ont ainsi été adoptées qui consacrent, au sein de la « société libérale avancée », une véritable démocratie administrative qui fait de l’information la règle et le secret l’exception24. Parmi les principaux textes, on peut citer la loi du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, la loi du 17 juillet 1978 qui reconnaît le libre accès aux documents administratifs de caractère non nominatif et la loi du 11 juillet 1979 relative à l’extension de l’obligation de motiver un certain nombre d’actes administratifs, en particulier les actes administratifs individuels défavorables. Ces réformes visent à renforcer la transparence de l’action administrative pour les administrés tout en protégeant davantage le respect de la vie privée. Elles sont également à l’origine de l’éclosion des autorités administratives indépendantes, empruntées aux modèles britannique et américain, telles que la CNIL et la CADA, nouveaux instruments de protection des libertés.

23Là encore, on peut dire que le président Giscard d’Estaing a été un initiateur de ces réformes qui correspondaient à sa vision d’une société libérale avancée. Il n’en demeure pas moins que la haute administration a joué également un rôle important dans leur mise en place. Ainsi, le secrétaire Général du gouvernement de l’époque, Marceau Long, a visiblement inspiré le Président dans sa volonté de libéraliser les relations entre l’administration et les administrés. Une commission, présidée par le Vice-président du Conseil d’État, Bernard Chenot et dont le rapporteur général était un autre Conseiller d’État, Bernard Tricot, a été à l’origine de la loi « Informatique et libertés » du 6 janvier 1978. Le Médiateur de la République a pour sa part influencé le législateur à propos de la motivation des actes administratifs.

24Mais ce bilan impressionnant en matière de libertés a été obscurci par d’autres réformes beaucoup plus controversées que l’opposition de gauche ne s’est pas gênée de stigmatiser.

II. Des réformes controversées en matière de libertés

25Un texte symbolise les limites du réformisme giscardien en matière de libertés : la loi « Sécurité et liberté » qui a fait l’objet de vives oppositions au cours de son adoption en 1980 (A). Mais d’autres réformes ont été inabouties et ne seront finalement adoptées qu’après 1981 : on pense en particulier à la décentralisation et à la liberté de l’information (B).

A) Une réforme contestée : la loi « Sécurité et liberté »

  • 25 A. Peyrefitte, Les chevaux du lac Ladoga. La justice entre les extrêmes, Plon-Le livre de poche, 1 (...)

26Dans son livre Les chevaux du lac Ladoga, le garde des Sceaux de l’époque, Alain Peyrefitte, a raconté l’atmosphère passionnée qui a accompagné les discussions autour de ce texte25. Il s’agissait, il est vrai, d’une loi destinée à lutter contre le développement de la violence, mais aussi d’un texte de circonstance destiné, à la veille d’une échéance électorale, à montrer à l’opinion que les pouvoirs publics se préoccupaient du développement du sentiment d’insécurité ressenti par de nombreux Français, notamment dans les grandes villes.

  • 26 Cité par L. Philip, « La décision sécurité et liberté des 19 et 20 janvier 1981 », Revue du droit (...)

27Cette réforme du droit pénal avait, aux dires du garde des Sceaux, un double objet : renforcer la sécurité, tout en sauvegardant la liberté. Mais il est apparu que la balance penchait plus dans le sens de la sécurité que dans celui de la liberté, malgré la prétention d’Alain Peyrefitte d’instaurer un « habeas corpus à la française »26.

28Le renforcement de la sécurité devait être obtenu par le rétablissement de la certitude de la peine, c’est-à-dire par la réduction du décalage entre la peine prévue, la peine prononcée et la peine subie. L’objectif était également d’accélérer la procédure pénale en instituant la saisine directe du tribunal correctionnel pour tous les délits, pour lesquels l’intervention du juge d’instruction n’était pas indispensable. Une sanction plus sévère était prévue pour les auteurs des actes de violence les plus graves aux personnes et aux biens, tels que les menaces de morts, les enlèvements de mineurs, les prises d’otages et les vols aggravés. Le texte prévoyait en outre la généralisation des contrôles d’identité, à la faveur d’un amendement inséré par les parlementaires.

  • 27 Ibid., p. 652-653.

29La protection des libertés, telle que le prévoyait la nouvelle loi, apparaissait en comparaison moins évidente : les pouvoirs du juge du siège étaient renforcés au profit du parquet en ce qui concerne la délivrance du mandat de dépôt en cas de flagrant délit et sa saisine était ouverte pour les étrangers en instance d’expulsion ainsi que pour les personnes détenues dans un établissement psychiatrique privé ; la tutelle pénale permettant de maintenir en détention des condamnés après l’accomplissement de leur peine était supprimée ; l’inobservation des délais des différentes procédures devait être sanctionnée par la mise en liberté du détenu27.

30Saisi par deux groupes de députés et plus de soixante sénateurs d’opposition, le Conseil constitutionnel se prononce sur la constitutionnalité de la loi dans sa décision n° 127 DC des 19 et 20 janvier 1981. S’il n’invalide pas les principales dispositions de la loi, il va en revanche avoir largement recours à des réserves d’interprétation pour encadrer nettement les dispositifs jugés les plus dangereux pour les libertés individuelles : la saisine directe du tribunal correctionnel et les contrôles d’identité.

31Dans les 110 propositions du candidat François Mitterrand, il était prévu l’abrogation de la loi « Sécurité et liberté ». Une loi du 10 juin 1983 intervint en ce sens. Pourtant, certains dispositifs du texte furent conservés et demeurent toujours en vigueur, notamment la saisine directe, plus connue désormais sous le nom de comparution immédiate.

B) Des réformes inabouties

32Deux sujets sont enfin restés à l’état de chantier et n’ont pu aboutir : il s’agit de la décentralisation et de la liberté de l’information.

  • 28 Sur ces points, voir J.-C. Petitfils, La démocratie giscardienne, op. cit., p. 125 sq.

331/ L’échec de la réforme de la décentralisation est sans doute pour partie lié aux hésitations de Valéry Giscard d’Estaing lui-même, hésitations qui sont antérieures à son accession à l’Élysée28. Lors de son éloignement du pouvoir, de 1966 à 1969, il s’était prononcé en faveur d’une décentralisation régionale poussée : la région serait dotée d’un statut et de ressources propres. S’il appelle à voter non au référendum du 27 avril 1969, c’est parce qu’il juge que le projet n’accorde pas suffisamment d’autonomie aux régions. Or, de retour au pouvoir, il met en sourdine ses revendications en ce domaine. Mieux même, dans son discours de Dijon de novembre 1975, il se déclare désormais partisan du statu quo. Il n’est par conséquent plus question d’aller au-delà de la loi du 5 juillet 1972 qui fait de la région un simple établissement public, mais non une collectivité territoriale nouvelle.

  • 29 Ibid., p. 127.

34Ce revirement s’explique, au-delà de raisons de circonstances – événements d’Aléria en Corse à l’été 1975, division des membres du gouvernement, les gaullistes étant très réticents à la perspective d’une émancipation régionale – par une raison classique qu’ont connue bien d’autres responsables politiques avant lui : on est favorable à la décentralisation quand on est dans l’opposition, mais on s’accommode très bien d’une centralisation efficace, grâce notamment à la déconcentration, quand on est au pouvoir. En outre, accorder des pouvoirs étendus aux régions, c’est, redoute Valéry Giscard d’Estaing, se diriger vers le fédéralisme et les tendances centrifuges qui constituent une menace pour l’unité nationale29.

  • 30 V. Giscard d’Estaing, Démocratie française, op. cit., p. 97.
  • 31 Ibid., p. 98.

35Certes, dans Démocratie française, il considère, au nom du « principe libéral du pouvoir de traiter au sommet des questions qui peuvent être réglées à la base », qu’un « puissant mouvement de décentralisation est nécessaire, qui transfère à des collectivités locales revigorées et dotées de ressources financières appropriées, des attributions retenues par l’État central30. » Mais s’il estime qu’une loi fondamentale devra déterminer les compétences propres de l’État, des départements et des communes, il précise qu’il faudra revoir la répartition des compétences entre le département et la région, la superposition de trois types de collectivités locales étant excessive à l’heure de la construction européenne. Il conclut néanmoins prudemment en estimant que « c’est un choix qu’il faudra effectuer dans quelques années, après un temps raisonnable de mise à l’épreuve loyale et complète des institutions régionales actuelles31. » Bref, la suppression d’un échelon territorial, et en particulier des départements, n’est pas à l’ordre du jour.

  • 32 Voir J-É Vié, La décentralisation sans illusion, Paris, PUF, 1982, spéc. p. 69 sq. ; voir aussi R- (...)

36Après une longue gestation et une large consultation des maires de France, un projet de loi relatif à l’extension des responsabilités locales fut bien déposé au Sénat après les législatives de 1978. Il portait notamment sur l’allégement des contrôles sur les collectivités locales ainsi que sur un transfert de compétences à celles-ci. Adopté largement par le Sénat en mai 1980, il ne vint toutefois jamais en discussion à l’Assemblée32.

  • 33 Ibid., p. 240.

372/ En ce qui concerne l’information, une libéralisation du secteur eut lieu dès 1974, avec la suppression de l’ORTF et son remplacement par trois chaînes d’information, Radio France, TDF, l'ΙΝΑ et la SFP. Le mot d’ordre avait d’ailleurs été donné à l’entourage du Président que le pouvoir n’avait pas à intervenir dans les programmes et que les présidents des chaînes d’information étaient responsables, ce qui constituait une rupture par rapport à la période gaullo-pompidolienne. Comme le note un ancien collaborateur de Valéry Giscard d’Estaing, ce dernier « a dessiné le nouveau paysage audiovisuel en France, tel que très largement il demeure encore dans de nombreux aspects, près de quarante ans plus tard33. »

  • 34 Ibid., p. 243-244.

38Il n’y eut en revanche plus d’initiatives gouvernementales au cours des années suivantes. Lorsqu’intervient la question de la libération des fréquences pour permettre à des radios libres d’émettre à la fin des années 1970, le gouvernement tarde à répondre, d’autant que la presse écrite, redoutant une concurrence possible, synonyme de baisse des recettes publicitaires, et que beaucoup d’élus locaux, s’inquiétant d’une politisation excessive, se montrent hostiles à ce projet de création de radios libres. Pour répondre à cette attente d’une information radio délocalisée, dont il a perçu finalement l’importance, le gouvernement va prendre une série d’initiatives : trois Conseils des ministres successifs, tenus respectivement les 31 octobre 1979, 2 et 20 janvier 1980 autorisent le lancement par Radio France d’expériences de radio décentralisées – Fréquence Nord, Radio Melun, Radio Mayenne – ainsi que des radios thématiques – Radio 7 et Radio bleue. Ces initiatives, bien que positives, demeurent timides par rapport à la demande exprimée à travers le pays de permettre à des associations locales qui s’étaient constituées à cet effet, de pouvoir émettre afin de développer des programmes propres en corrélation avec leur objet, qu’il soit musical, religieux, historique ou social. Cet échec du pouvoir en place qui n’a pas su réagir rapidement à cette demande de la société civile a accrédité l’image d’un Chef de l’État éloigné des attentes des Français, ce qui lui portera préjudice lors de la campagne présidentielle de 198134.

39L’échec de Valéry Giscard d’Estaing à l’élection présidentielle de 1981 a assurément pesé sur le bilan rétrospectif de son septennat. Pourtant, à mesure que l’on s’éloigne de cette période, le jugement que l’on peut porter sur ce mandat présidentiel, notamment quant à la protection des libertés, est nettement plus positif. Il n’est aujourd’hui pas absurde de l’analyser comme l’un des plus fructueux, si ce n’est le plus fructueux de la Ve République, dans le domaine.

40Il est par ailleurs fort probable que certaines réformes, notamment en matière de décentralisation et de liberté de l’information, auraient été effectivement réalisées si Valéry Giscard d’Estaing avait été réélu. On peut dire qu’il prépare en quelque sorte le septennat suivant dans le sens d’une meilleure garantie des libertés.

Notes

1 Voir les publications issues de colloques, entreprises sous la direction de S. Berstein et J.-F. Sirinelli, Les années Giscard, parues chez Armand Colin et chez Fayard ; voir aussi R.-F. Le Bris, Une modernisation interrompue. Regard sur le septennat de Valéry Giscard d’Estaing (1974-1981), France-Empire, 2013.

2 V. Giscard d’Estaing, Démocratie française, Fayard, 1976, p. 170.

3 Ibid., p. 42-43.

4 Ibid., p. 44-46.

5 Ibid., p. 45. Voir aussi les remarques de J.-C. Petitfils, La démocratie giscardienne, PUF, 1981, p. 122-123.

6 Sur ce point, voir P. Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme. Dix leçons, Calmann-Lévy, 1987, p. 181 sq. ; voir aussi Lucien Jaume, L’individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français, Fayard, 1997.

7 T. Ferenczi, Le prince au miroir. Essai sur l’ordre giscardien, Albin Michel, 1981, p. 79.

8 Voir par exemple M. Bernard, « Le projet giscardien face aux contraintes du pouvoir », in S. Berstein et J.-F. Sirinelli, Les années Giscard. Les réformes de société 1974-1981, Armand Colin, 2007, p. 13 sq. Cf. l’analyse de René Rémond dans le même recueil qui identifie la césure entre les deux périodes au moment des élections législatives de 1978 (ibid., p. 10).

9 Sur ce point, voir B. Poujade « Valéry Giscard d’Estaing et la démocratie paisible », dans les Mélanges en l’honneur du doyen Jean-Pierre Machelon, Paris, LexisNexis, 2015, p. 919 sq. ; du même auteur, « La notion de consensus dans la pensée de Valéry Giscard d’Estaing », dans Vers un monde nouveau. Mélanges offerts au Professeur Edmond Jouve, Bruylant, 2010, t. 2, p. 2231 sq.

10 Voir son témoignage dans AFDC, Trente ans de saisine parlementaire, Economica et PU d’Aix-Marseille, 2006, p. 8.

11 Outre son témoignage précité, ibid., p. 8 sq., voir aussi son propos dans S. Berstein et J.-F. Sirinelli (dir.), Les années Giscard. Les réformes de société 1974-1981, op. cit., p. 67 sq. : V. Giscard d’Estaing rappelle qu’il avait été élevé dans un milieu familial attaché à la tradition parlementaire et évoque le souvenir de son grand-père, J. Bardoux, qui lisait le Times tous les matins dans le Puy-de-Dôme, « ce qui était un tour de force » (ibid., p. 67), ajoute-t-il non sans humour.

12 Ibid., p. 70.

13 Voir le témoignage d’O. Fouquet, ibid., p. 63.

14 Selon les propres mots du président Giscard d’Estaing, cité par J.-P. Dubois, « La conception de la présidence de Valéry Giscard d’Estaing », in S. Berstein, R. Rémond, J.-F. Sirinelli (dir.), Les années Giscard. Institutions et pratiques politiques 1974-1978, Fayard, 2003, p. 64. Voir aussi le témoignage d’O. Fouquet, Les années Giscard. Les réformes de société, op. cit., p. 65.

15 « Quand j’ai proposé ce système, j’avais pour référence la Chambre des Communes. À la Chambre des Communes il y a une règle, c’est que les ministres ne connaissent pas le contenu de la question qui leur est posée. Et je pensais qu’il était bon de les surprendre et qu’apparaissent soit leur compétence incertaine sur le sujet soit la nature de leurs premières réactions. En réalité, le système s’est bureaucratisé puisque les questions sont présentées un peu avant. L’essentiel des réponses est préparé par les services. Ce n’était pas l’esprit de la réforme ! » (Ibid., p. 70-71).

16 Voir P. Avril, Les conventions de la constitution. Normes non écrites du droit politique, Paris, PUF, 1997, p. 95-97 ; voir aussi J.-P. Dubois, « La conception de la présidence de V. Giscard d’Estaing », in S. Berstein, R. Rémond, J.-F. Sirinelli (dir.), Les années Giscard. Institutions et pratiques politiques 1974-1978, op. cit., p. 64, ainsi que le témoignage d’O. Fouquet, Les années Giscard. Les réformes de société, op. cit., p. 65.

17 Voir sur ce point l’analyse de J. Robert, « Le giscardisme et les libertés », Pouvoirs, no 9, 1979, p. 95 sq.

18 Voir T. Ferenczi, op. cit., p. 79-80 ; voir également J.-P. Dubois, art. cit., p. 70-71.

19 Nous reprenons ici la distinction présentée par J.-P. Dubois, ibid., p. 71.

20 Le décompte des voix est édifiant puisque se sont prononcés pour : 105 socialistes et radicaux de gauche sur 106 ; 74 communistes sur 74 ; mais seulement 55 UDR sur 174 et 17 républicains indépendants sur 65. Sur ce point, voir Janine Mossuz-Lavau, « La contraception et la loi sur l’IVG », in Les années Giscard. Les réformes de société, op. cit., p. 241 sq., ainsi que le témoignage de Simone Veil, ibid., ρ. 255 sq.

21 Voir L. Bantigny, « L’abaissement à 18 ans de l’âge de la majorité civile et électorale », in Les années Giscard. Les réformes de société, op. cit., p. 75 sq.

22 Voir C. Bard, « Cent mesures pour les femmes », ibid., p. 203 sq.

23 Voir J.-P. Dubois, art. cit., p. 71.

24 Sur ce point, voir J. Lemasurier, « Vers une démocratie administrative : du refus d’informer au droit d’être informé », Revue du droit public 1980, p. 1239 sq.

25 A. Peyrefitte, Les chevaux du lac Ladoga. La justice entre les extrêmes, Plon-Le livre de poche, 1981, spéc. p. 201 sq.

26 Cité par L. Philip, « La décision sécurité et liberté des 19 et 20 janvier 1981 », Revue du droit public, 1981, p. 652.

27 Ibid., p. 652-653.

28 Sur ces points, voir J.-C. Petitfils, La démocratie giscardienne, op. cit., p. 125 sq.

29 Ibid., p. 127.

30 V. Giscard d’Estaing, Démocratie française, op. cit., p. 97.

31 Ibid., p. 98.

32 Voir J-É Vié, La décentralisation sans illusion, Paris, PUF, 1982, spéc. p. 69 sq. ; voir aussi R-F Le Bris, Une modernisation interrompue, op. cit., p. 229 sq.

33 Ibid., p. 240.

34 Ibid., p. 243-244.

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