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Le Président de la Ve République et les libertés

 | 
Xavier Bioy
, 
Alain Laquièze
, 
Thierry Rambaud
, 
et al.

Deuxième partie. Le Président, acteur des libertés

Pompidou et les libertés publiques

Stéphane Baumont

Testo integrale

« La France est terre de liberté, elle vit dans la liberté et personne ne saurait attenter à cette liberté ».
Georges Pompidou, 12 octobre 1971 (réponse an toast porté à M. Achille Peretti, Président de l’Assemblée nationale)

  • 1 Archives nationales, Archives présidentielles, Fonds 5 AG 2, Service du Protocole, 744.
  • 2 R.G. Schwartzenberg., Préface à S. Rials, Les idées politiques du Président Georges Pompidou, PUF, (...)
  • 3 S. Rials, op. cit., p. 29.
  • 4 R.G. Schwartzenberg., ibid., p. 6.
  • 5 G. Pompidou, Pour rétablir une vérité, Flammarion, 1982, p. 16.
  • 6 J.-D. Bredin, La République de Mr Pompidou, Fayard, 1974.
  • 7 Ibid.

1C’est dans un discours devant le Conseil d’État, le 28 avril 1970, un an précisément après la démission du général de Gaulle de la Présidence de la République, que Georges Pompidou – ancien Maître des Requêtes au Conseil d’État, mais aussi ancien membre du conseil Constitutionnel – tint notamment les propos suivants : « C’est un fait que notre droit public est largement l’œuvre de votre assemblée [...] Juge des relations entre un État fort et des citoyens isolés, il était inévitable et souhaitable que le Conseil d’État devînt progressivement le protecteur des libertés individuelles et pour cela soumît l’action de l’État au respect, sous son contrôle, d’un certain nombre de principes généraux progressivement définis »1. Et d’ajouter, dans une conclusion en forme de frontispice à sa philosophie politique (la permanence des valeurs terriennes, l’attachement aux leçons d’enseignement d’autrefois, l’humanisme classique et républicain, le libéralisme et le discours industrialiste, le maintien de l’ordre social à rebours de la « nouvelle société » chère à Chaban-Delmas) : « Le temps n’est plus où dans un pays tel que le nôtre l’autorité de l’État pouvait apparaître comme une menace pour la liberté du citoyen, elle en constitue au contraire aujourd’hui la plus solide et la meilleure garantie ». Ainsi s’affirment devant le Conseil d’État ce que Stéphane Rials appelait « le pouvoir de l’expérience » sur une pensée et une pratique politiques et « l’expérience du pouvoir » qui a donné sa force et ses problématiques au « quinquennat » pompidolien. Ainsi semble conforté le pragmatisme de Georges Pompidou constaté par R. G. Schwartzenberg2, qui observait à ce propos qu’« entre l’Idée, même politique, et G. Pompidou, même Président, les rapports ne furent jamais simples ; le Chef de l’État se faisant « une certaine idée » de la politique, ne croyait guère à la politique des idées »3. Car le Chef de l’État croyait plutôt aux réalités tangibles, aux faits et aux choses, aux choses de la vie, aux choses de l’État : c’est dans son approche « d’homme de traditions » (paysan du Cantal, France rurale à l’heure de son clocher ; fils d’instituteur à la forte culture républicaine ; banquier avec l’esprit d’entreprise et le libéralisme ; croyant « à la Terre, mais aussi à l’Université et à l’Entreprise »4) que l’homme politique tisse ses rapports avec les libertés, rappelant dans son livre Pour rétablir une vérité5 son « sens inné de l’égalité des hommes ». Depuis 1958, comme le rappelle Jean-Denis Bredin6 « la gauche n’a guère cessé d’accuser le pouvoir gaulliste de maltraiter les libertés. En de rares occasions son réquisitoire a porté. Le plus souvent il a rencontré peu d’échos. C’est que les relations de la Ve République et des libertés sont compliquées et équivoques. Elles ne peuvent se ramener à l’image sommaire d’une entreprise de destruction ». Depuis 1969, date des débuts du mandat du Président, jusqu’à 1974 (année de sa mort), le « pompidolisme républicain » a été marqué par une déclinaison des libertés où morale et politique, ordre et liberté ont constitué les poutres maîtresses d’une architecture où l’ambivalence du bilan (positif et négatif) ne semble pas s’être durablement inspiré de la « nouvelle société » chère à Chaban-Delmas, Premier ministre que le contexte politique imposait en quelque sorte à Pompidou. Ce dernier reconnaît à l’époque que Jean-Denis Bredin, « n’a rien d’un dictateur7 » : « trop conservateur pour n’être pas libéral, il est à son aise dans la familiarité des libertés publiques. Comme le Général, il sait qu’elles ne gênent pas ou guère. Comme le Général, il n’est pas attentif à la moindre égratignure ».

  • 8 A.-M. Le Pourhiet, « La limitation du pouvoir politique : la garantie des droits subjectifs face à (...)
  • 9 D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, Montchrestien, 2012.

2À l’aune de ce « Pompidolisme républicain » et d’un bilan de protection et d’atteinte aux libertés « équilibré », le « coup d’État de droit » du 16 juillet 1971 « tournant la page du règne de la Raison d’État et donnant au régime de la Ve République une nouvelle apparence8 » constitue, hors de tout volontarisme présidentiel, une véritable révolution politique « en rompant avec les principes traditionnels du droit français et en particulier la souveraineté de la loi9 » : la liberté d’association devenait un principe constitutionnel, prenant par surprise, et le ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin, et le président Pompidou. Ainsi, à une déclinaison néo-gaulliste des libertés confortant l’architecture idéologique pompidolienne sur les poutres maîtresses de « moral et politique » et « d’ordre et de liberté », a succédé un formidable contre-pied, le « coup d’État de droit » de 1971 faisant par là-même accorder un peu moins d’intérêt critique à l’ambivalence du bilan.

I. Une déclinaison néo-gaulliste des libertés

  • 10 J.-D Bredin, La République de Monsieur Pompidou, op. cit., p. 66.

3Des rapports qu’il assignait à la morale et à la politique, Georges Pompidou tirait des conséquences dans son approche philosophique et pragmatique – succédant dans l’histoire de la Ve République au général de Gaulle qui fut, selon J.-D. Bredin, « indifférent à la torture, châtia les rebelles sans respect scrupuleux du droit, traitait avec désinvolture le pouvoir judiciaire quand il contredisait ses desseins »10, sans pour autant faire du premier Président de la Ve République « un dictateur » ni qualifier celle-ci de « régime autoritaire ».

A) Morale et politique

  • 11 R.G. Schwartzenberg, op. cit., p. 6.
  • 12 L. Hamon, Les juges de la loi – Naissance d’un contre-pouvoir, Fayard, 1987.
  • 13 S. Rials, Les idées politiques de Georges Pompidou, op. cit.
  • 14 P. Viansson-Ponté, Histoire de la République gaullienne, Fayard, 1980, 574 p.
  • 15 Georges Pompidou, Le nœud gordien, Flammarion, 1974, p. 199.
  • 16 Ibid., p. 205.

4R.G. Schwartzenberg a souligné combien certains thèmes de Machiavel (de la raison d’État à la nécessité d’État en passant par la technique politique pure dégagée de la morale) semblent « avoir influencé la formation de la pensée politique de Charles de Gaulle (Le fil de l’épée en 1932 en est l’une des illustrations). En a-t-il été de même pour Georges Pompidou ? « A-t-il à la fois désiré sa réussite et accepté les contraintes du discours d’État au point d’exclure toute possibilité de rencontre entre morale et politique »11, au détriment éventuel de la respiration républicaine procurée par le respect des libertés publiques ? Deux formules caractérisent le « pompidolisme d’État » : « un ministre n’a pas d’états d’âme » ; et « Vous croyez que quand on est Chef d’État on peut ne pas être méchant ? » Faut-il en conclure que le domaine des libertés publiques a été marqué par ces déclarations ? Ou plutôt, comme le rappelait Léo Hamon (professeur de droit et porte-parole du gouvernement Chaban-Delmas), que G. Pompidou pensait de la maîtrise de l’État qu’elle « ne saurait aller sans une certaine dureté. Il était pénétré de l’idée qu’on ne peut pas traiter les problèmes de l’État seulement avec de bons sentiments12 » ? Doit-on en déduire, comme Stéphane Rials, que Georges Pompidou incarnait « un machiavélisme à la française, infiniment plus étatique qu’individualiste, tout entier orienté vers la raison d’État13 » ? Ou doit-on plutôt suivre le journaliste Pierre Viansson-Ponté pensant que Georges Pompidou s’est avancé masqué : « De telles réussites se forgent à la force du poignet »14. La ruse, la vieille ruse des paysans de Montboudif, l’obstination patiente des vrais ambitieux, l’immense orgueil de la fière modestie “furent ses armes à n’en pas douter”. » Dès lors, comment trancher entre Stéphane Rials et Léo Hamon, entre Pierre Viansson-Ponté et Louis Vallon, qualifiant Georges Pompidou « d’anti de Gaulle » ? En faisant « appel » à Pompidou lui-même, écrivant Le nœud gordien après les événements de mai 1968 : « Rien de plus déprimant que Machiavel. En démocratie on ne gouverne pas longtemps par la force ni par la ruse, mais seulement par la confiance qu’on inspire, et l’on inspire durablement confiance qu’en s’adressant et en répondant au besoin des hommes de croire à quelque chose »15. Et G. Pompidou d’ajouter en guise de conclusion ce qui constitue la charpente philosophique de sa pratique pragmatique du Pouvoir : « La République ne doit pas être la République des ingénieurs, des technocrates ni même des savants [...], la République doit être celle des “politiques” au sens vrai du terme, de ceux pour qui les problèmes humains l’emportent sur tous les autres [...] L’avenir serait plutôt à Saint-Louis, tel qu’on se l’imagine sous un chaîne au milieu de son peuple, c’est-à-dire à des chefs ayant une foi, une morale et répudiant “l’absentéisme de cœur”. » Il faut donc, souligne G. Pompidou, « des institutions qui assurent à toutes les étapes de la vie [...] le maximum de souplesse et de liberté ». Le futur Chef de l’État anticipe (Le Front National n’existe pas en 1969, J.-M. Le Pen fera 0.74 % des suffrages exprimés en 1974) et, grave, prévient : « Nous sommes arrivés à un point extrême où il faudra, n’en doutons pas, mettre fin aux spéculations et recréer un ordre social. Quelqu’un tranchera le nœud gordien. La question est de savoir si ce sera en imposant une discipline garante des libertés ou si quelque homme fort et casqué tirera l’épée comme Alexandre16 ». Ainsi, plus que Machiavel, c’est Pascal qui inspire Georges Pompidou depuis 1962 (date de sa véritable entrée en politique), et notamment cette maxime tirée des Pensées : « Il faut donc mettre ensemble la justice et la force et, pour cela, faire que ce qui est juste soit fort ou ce qui est fort soit juste. C’est à l’aune de cette philosophie pascalienne que fut élaborée et mise en place, en tenant compte du contexte sécuritaire, la politique relative aux libertés publiques par le président Pompidou.

B) Ordre et liberté

  • 17 G. Pompidou, Entretiens et discours, Plon, 1975, t. I, p. 153
  • 18 S. Rials, op. cit., p. 116.
  • 19 Conférence de presse du 2 juillet 1970, ibid., p. 119.
  • 20 L. Hamon, Une République présidentielle ? Tome 2, Institutions et vie politique de la France actue (...)
  • 21 S. Rials, op. cit., p. 117.
  • 22 Entretien télévisé avec M. Ferniot à l’ORTF le 24 juin 1971, cité ibid., p. 116.

5Inlassablement, souligne Stéphane Rials, « G. Pompidou est revenu sur le couple que forment l’ordre et la liberté ».Il a, dans le même temps, tenu les langages de l’ordre et de la liberté. Dans un entretien télévisé avec Michel Ferniot le 24 juin 1971, Pompidou soulignait que « l’ordre, c’est bien sûr le respect de la loi mais c’est surtout le respect de la personne humaine, c’est le respect d’autrui, c’est le respect de soi »17. L’ordre ne se justifie qu’en tant qu’il garantit la sécurité et donc une certaine liberté, ne doit pas tendre à devenir une fin en soi : il est le moyen de la liberté. Pour le président Pompidou, « le maintien de l’ordre s’identifiait à la défense de la liberté18 » comme il l’écrivait en conclusion du Nœud gordien. Profondément attaché à la liberté, et notamment à la liberté de la presse et de l’information (celles-ci ne devant pas l’emporter sur d’autres libertés tout aussi fondamentales), il estimait néanmoins que ce « quatrième pouvoir » devait être soumis, comme le pouvoir d’État, à une morale parce que « l’ORTF c’est la voix de la France »19. Il fallait, selon G. Pompidou, que la presse se plie à une certaine déontologie qui lui apparaissait la contrepartie de la liberté. Comme le souligne S. Rials « l’ordre apparaît, dans la pensée de G. Pompidou comme l’équilibre optimum des libertés dont les logiques internes peuvent être antagonistes. » Cependant, cet ordre devait être compatible avec le « libéralisme absolu » pratiqué par le Président. Comme l’indique Léo Hamon, « il aimait le pouvoir, il était certes jaloux de son autorité mais il n’eut jamais à aucun prix versé dans le fascisme. Je suis persuadé qu’il aurait trouvé intolérable intellectuellement, que l’on restreigne la liberté d’expression de ses adversaires, que l’on interdise un parti »20. Le maintien de l’ordre s’identifiait pour lui à la défense de la liberté et des libertés non seulement pour éviter l’insécurité de « l’état de nature » mais aussi « parce qu’il prévient la dictature qui ne pourrait manquer s’ensuivre de l’anarchie »21. Ainsi, Georges Pompidou ne pouvait, concevoir la liberté et sa politique relative aux libertés publiques sans l’ordre qui était, selon lui « respect de la loi, respect de la personne humaine, respect d’autrui et respect de soi [...] l’ordre, il n’est pas dans la rue, il est dans les citoyens et il dépend des citoyens »22.

II. L’ambivalence du bilan et la « révolution » du 16 Juillet 1971

A) Le passif et l’actif

  • 23 Lors de la conférence de presse qu’il tient le 22 septembre 1969, le président de la République Ge (...)
  • 24 Ch. Debbasch, La France de Pompidou, PUF, 1974.

6Au-delà des affaires Deveaux, du Canard Enchaîné, Rives-Henry (député impliqué dans les affaires financières), G. Russier23, de Bruayen-Artois ; au-delà de la dénonciation, par « deux gloires du jeune barreau français Robert Badinter et Jean-Denis Bredin »24, de « l’inégalité sociale qui affecte en profondeur l’institution judiciaire », on peut tenter de dresser l’actif et le passif du bilan relatif aux libertés publiques sous Georges Pompidou.

7À l’actif de ce bilan rappelons d’abord la loi du 1er juillet 1972 sur la répression du racisme (dite loi Pleven) qui va au-delà de ce qu’exigeait la « Convention Internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale adoptée à l’ONU le 21 décembre 1965, puisqu’elle réprime « la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ». Ensuite, la loi du 17 juillet 1970 tendant à renforcer la garantie des droits individuels (notamment droit au respect de la vie privée, à réduire la détention provisoire et à indemniser les personnes injustement détenues. Enfin, pêle-mêle, la loi du 3 janvier 1973 instituant un « médiateur » pour tenter de porter remède aux abus administratifs, la loi du 3 juillet 1972 sur la radio-télévision ; la loi du 5 juillet 1972 portant responsabilité de l’État à raison des activités de l’autorité judiciaire ou encore la loi du 13 juillet 1972 sur le statut des militaires.

  • 25 J.-D. Brédin, op. cit., p. 68.

8Autant de lois votées qui structurent les avancées relatives aux libertés publiques sous le quinquennat de Georges Pompidou mais qui ne sont pas à l’abri des critiques d’un Jean-Denis Bredin écrivant : « il y a entre les intentions exprimées et les pratiques du pouvoir une fréquente distorsion. Capable de faire voter une loi qui réduise et sanctionne les abus de la détention provisoire, constamment dénoncés, le pouvoir ne l’est pas de veiller à l’application de son texte et il ne fait rien ou presque pour que sa réforme reçoive exécution »25.

  • 26 P. Mendès-France, Œuvres complètes, t. VI, Gallimard, 1990, p. 451.

9J.-D. Bredin y voit « un recul du pouvoir devant les effets de sa bonne volonté ». Pierre Mendès-France, répondant à F. Lanzenberg en 1983, qualifiait ainsi l’action de G. Pompidou : « Il a géré le mieux possible selon sa conscience, il a essayé de juger à chaque instant de ce qui était la meilleure solution possible, trop souvent à mon avis à courte vue ou à court terme. Je ne crois pas que c’est un homme qui avait une perspective historique comme celle qui a animé de Gaulle dans certaines grandes circonstances »26.

10Pragmatique, cherchant à chaque fois la meilleure solution possible, G. Pompidou adaptait aux circonstances et au contexte sa politique relative aux libertés publiques, tombant ainsi sous le coup des critiques de ses opposants tels J.-D. Bredin qui écrivait : « l’une des infirmités du pouvoir gaulliste est de sembler inquiet de ses bonnes intentions, et le crédit qu’il pourrait tirer de réformes généreuses, il le perd à force d’être avare dans leur application ».

  • 27 J.-D. Bredin, La République de Monsieur Pompidou, op. cit.

11Qu’en est-il du volet que les adversaires et critiques de Pompidou qualifient de négatif ? La loi du 31 décembre 1970 prolongeant la garde à vue en matière de stupéfiants et permettant, sans ordre d’un juge d’instruction, les visites, perquisitions et saisies dans les habitations privées, la loi dite « anticasseurs » du 8 juin 1970, la loi « manquée » (comme nous le verrons plus en détail un peu plus loin) du 20 juillet 1971 sur la liberté d’association. « Aucun de ces textes n’était essentiel à l’État ou à sa police, aucun n’a rendu de bien grands services à la mission répressive de l’État [...] Ils ont alimenté la médiocre réputation du pouvoir, au point de ne cesser de sacrifier de grands principes à de petits desseins et de créer de fortes difficultés pour en tirer de minuscules avantages »27. Au passif du bilan, en outre, on soulignera une utilisation contestée et contestable des textes : abus de la détention provisoire, scandales de l’administration pénitentiaire, facilité des expulsions, multiplication des formes directes ou indirectes de censure. Passif d’autant plus dénoncé, par la gauche et de hautes figures du Barreau, qu’il peut atteindre, à des degrés divers, la liberté d’aller et venir, la liberté d’établissement, la liberté d’opinion et d’expression, la dignité humaine, souvent sous l’influence du ministre de l’Intérieur, R. Marcellin.

  • 28 J.-D. Bredin, op. cit., p. 73.

12Sont aussi dénoncés l’arbitraire policier relevé par l’abus des interpellations, la multiplication des courtes détentions, le mépris des formes de la garde à vue, les brutalités de toutes sortes – la torture – les écoutes clandestines, les fichiers secrets et certains « bavures » dont l’opinion publique sait qu’elles sont toujours médiatisées au point d’être convaincue que l’exercice du pouvoir les commande. Pour autant, tout cela, note J.-D. Bredin, « ne suffit pas, quoi qu’on en ait dit, à faire un régime autoritaire et ne permet pas de prétendre que les libertés aient subi sous la Ve République (de 1958 à 1974) des atteintes graves »28. Les critiques n’en restent pas moins vives concernant la liberté d’expression à l’ORTF (« la navrante aventure de M. Arthur Conte version moderne de Bechet joué par Tartarin » portraituré par Bredin).

  • 29 J. Mourgeon, J.-P. Théron, Mémento Thémis, PUF, 1979, p. 30.
  • 30 J. Mourgeon, « L’évolution récente du droit des libertés publiques en France », Annales de l’Unive (...)

13Dans leur introduction à l’ouvrage Les libertés publiques, les professeurs Jacques Mourgeon et Jean-Pierre Théron soulignent qu’on se dirige peu à peu vers un régime de libertés publiques après « les régimes juridiques de crise, restrictifs des libertés de 1958 à 196229 » dus notamment à la guerre d’Algérie – création de juridictions d’exception, durcissement des règles pénales, extension des pouvoirs de police du ministre de l’Intérieur et des préfets conduisent à une situation où les libertés furent « à l’abandon ». G. Pompidou y mit fin après 1969 et le départ-démission du général de Gaulle. Il ne mit en place que peu à peu ce nouveau régime, comme si la Ve République ne parvenait pas à se dégager de ses dix premières années. C’est ainsi que « malgré plusieurs mérites, écrivent J. Mourgeon et J.P. Théron, l’acquis des dix premières années – dont le « quinquennat » pompidolien – n’est pas à la mesure de la stabilité de la Ve République et moins encore d’une intention libérale proclamée depuis près de deux siècles. » Mais le professeur Mourgeon souligne toutefois que « dans l’ensemble on observe des améliorations sensibles de l’affirmation des libertés publiques par le droit positif. Mais elles sont très, voire trop, tempérées par leur caractère partiel et par la persistance de zones d’ombre [...] »30.

B) La révolution du 16 juillet 1971

  • 31 A.-M. Le Pourhiet, « La limitation du pouvoir politique... », op. cit., p. 279.
  • 32 A. M. Le Pourhiet, op. cit., p. 279.

14La décision du 16 juillet 1971 est la « grande » décision du Conseil constitutionnel, celle qui, selon Dominique Rousseau, opère une véritable révolution politique en rompant avec les principes traditionnels du droit français et en particulier la souveraineté de la loi (5). Comme le souligne le professeur Anne-Marie Le Pourhiet « en décidant en 1971 qu’il contrôlerait désormais la conformité des lois non seulement aux 92 articles de la Constitution mais encore au préambule de celle-ci, c’est-à-dire aux dispositions consacrant les droits et libertés des citoyens, le Conseil constitutionnel amorçait un revirement essentiel dans la conception du régime »31. À travers cette innovation, qui fait suite à la loi du 23 juin 1971 modifiant celle de 1901 et consistant en un contrôle a priori des associations par l’autorité judiciaire, ce qui va susciter la saisine du Président du Sénat, Alain Poher, sur pression de Pierre Marcilhacy (ancien candidat à la Présidence de la République), « le Conseil constitutionnel, de simple auxiliaire de l’exécutif chargé de défendre ses prérogatives face aux Assemblées, s’érigeait en censeur potentiel des choix politiques du législateur, c’est-à-dire précisément du Président de la République servi par un gouvernement et une majorité des fidèles. Censurer une loi sur saisine du président du Sénat, c’est donc cette fois tirer sur l’exécutif32. »

  • 33 J. Rivero, note AJDA octobre 1971, p. 39.

15Ainsi le Conseil constitutionnel, trois ans après l’élection de G. Pompidou à la Présidence de la République, se pose comme pouvoir propre, libre, allié ni de l’exécutif ni du législatif mais des droits et libertés des gouvernés. Le professeur D. Rousseau ajoute que tout concourait à une telle innovation. La conjoncture d’abord : le général De Gaulle disparu, l’institution présidentielle représentée par G. Pompidou n’inspire plus autant de craintes et sa domination sans partage du champ politique suscite même en 1971 un climat général de contestation dont le Sénat se fait, d’une certaine manière, l’écho. Comme l’écrit Jean Rivero « pour la première fois en France, la nécessité de protéger les libertés contre la loi est reconnue et se traduit en acte »33. Il ajoute comme pour mieux marquer le caractère événementiel et bouleversant de cette décision du 16 juillet 1971 : « Quelle majorité se réclamant de la tradition libérale oserait, après ce coup d’éclat, supprimer une institution dont l’efficacité pour la défense des droits de l’Homme vient de s’affirmer ? »

  • 34 Op. cit.
  • 35 S. Rials, Les Idées politiques, P. Valérie, Regards sur le monde actuel, Collection Folio essais ( (...)

16Ainsi, en matière de libertés publiques comme en termes de gouvernance, Pompidou apparaît, selon Stéphane Rials, « comme un ancien et comme un moderne, comme un traditionnaliste et comme un réformateur modéré, en bref comme un conservateur qui n’aurait pas été passéiste [...] Épris de la liberté, Georges Pompidou s’inquiétait de sa fragilité »34. Son discours, sa philosophie, sa politique en actes en faisaient un défenseur des libertés publiques qui mesurait l’écart entre l’aspiration et la réalité et la réticence à aller de l’avant ; un libéral pessimiste et sceptique nous poussant à croire, avec Paul Valéry, que « le jugement le plus pessimiste sur l’homme et les choses [...] s’accorde merveilleusement avec l’action et l’optimisme qu’elle exige »35.

Note

1 Archives nationales, Archives présidentielles, Fonds 5 AG 2, Service du Protocole, 744.

2 R.G. Schwartzenberg., Préface à S. Rials, Les idées politiques du Président Georges Pompidou, PUF, 1977, p. 5.

3 S. Rials, op. cit., p. 29.

4 R.G. Schwartzenberg., ibid., p. 6.

5 G. Pompidou, Pour rétablir une vérité, Flammarion, 1982, p. 16.

6 J.-D. Bredin, La République de Mr Pompidou, Fayard, 1974.

7 Ibid.

8 A.-M. Le Pourhiet, « La limitation du pouvoir politique : la garantie des droits subjectifs face à la démocratie politique », RFDC, no 102, juillet 2015, p. 252.

9 D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, Montchrestien, 2012.

10 J.-D Bredin, La République de Monsieur Pompidou, op. cit., p. 66.

11 R.G. Schwartzenberg, op. cit., p. 6.

12 L. Hamon, Les juges de la loi – Naissance d’un contre-pouvoir, Fayard, 1987.

13 S. Rials, Les idées politiques de Georges Pompidou, op. cit.

14 P. Viansson-Ponté, Histoire de la République gaullienne, Fayard, 1980, 574 p.

15 Georges Pompidou, Le nœud gordien, Flammarion, 1974, p. 199.

16 Ibid., p. 205.

17 G. Pompidou, Entretiens et discours, Plon, 1975, t. I, p. 153

18 S. Rials, op. cit., p. 116.

19 Conférence de presse du 2 juillet 1970, ibid., p. 119.

20 L. Hamon, Une République présidentielle ? Tome 2, Institutions et vie politique de la France actuelle, avec la collaboration de Xavier Delcros, Paris, Bordas, 1977.

21 S. Rials, op. cit., p. 117.

22 Entretien télévisé avec M. Ferniot à l’ORTF le 24 juin 1971, cité ibid., p. 116.

23 Lors de la conférence de presse qu’il tient le 22 septembre 1969, le président de la République Georges Pompidou répond à la question de Jean-Marie Royer, journaliste à Radio-Monte-Carlo, sur le suicide de Gabrielle Russier, en citant un poème de Paul Eluard : « Comprenne qui voudra / Moi mon remords ce fut / La Malheureuse qui resta sur le pavé / La victime raisonnable / A la robe déchirée / Au regard d’enfant perdu / Découronnée défigurée / Celle qui ressemble aux morts / Qui sont morts pour être aimés »),

24 Ch. Debbasch, La France de Pompidou, PUF, 1974.

25 J.-D. Brédin, op. cit., p. 68.

26 P. Mendès-France, Œuvres complètes, t. VI, Gallimard, 1990, p. 451.

27 J.-D. Bredin, La République de Monsieur Pompidou, op. cit.

28 J.-D. Bredin, op. cit., p. 73.

29 J. Mourgeon, J.-P. Théron, Mémento Thémis, PUF, 1979, p. 30.

30 J. Mourgeon, « L’évolution récente du droit des libertés publiques en France », Annales de l’Université des sciences sociales de Toulouse, 1978.

31 A.-M. Le Pourhiet, « La limitation du pouvoir politique... », op. cit., p. 279.

32 A. M. Le Pourhiet, op. cit., p. 279.

33 J. Rivero, note AJDA octobre 1971, p. 39.

34 Op. cit.

35 S. Rials, Les Idées politiques, P. Valérie, Regards sur le monde actuel, Collection Folio essais (no 106), Gallimard, 1945, p. 102.

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