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L'alimentation à découvert

 | 
Catherine Esnouf
, 
Jean Fioramonti
, 
Bruno Laurioux

Première partie. Le mangeur au centre de l'alimentation

1.12. Le plaisir de manger

Anne Dupuy et Jean-Pierre Poulain

Texte intégral

1Vers le plaisir de manger convergent les intérêts de multiples acteurs des milieux scientifiques, économiques, politiques et sociaux. Dans les sociétés occidentales contemporaines, la promotion du plaisir s’inscrit dans des logiques multiples et presque contradictoires. Il peut s’agir de contrer la médicalisation, de défendre des enjeux identitaires associés à des mouvements de patrimonialisation ou encore de légitimer la nutrition en la posant comme un élément essentiel de l’équilibre alimentaire. Son importance s’illustre alors dans le plaisir de manger ensemble qui célèbre les valeurs de partage et un mode de vie hédoniste. Le plaisir ici se situe à deux niveaux : celui de manger comme les autres et celui de manger avec les autres. On le repère de façon emblématique dans l’inscription en 2010 du repas gastronomique des Français au patrimoine mondial immatériel de l’Unesco. Le plaisir alimentaire non partagé est par contre rejeté et vu comme menaçant le lien social et le bien-être des mangeurs.

Trois matrices culturelles

2Partager ou non le plaisir de manger s’inscrit, dans les sociétés occidentales anciennes, dans trois matrices culturelles différentes et plus ou moins concurrentes.

Fig. 1 – Pieter Brueghel l’Ancien, La Noce paysanne, 1567, Kunsthistoriches Museum, Vienne

3L’ascétisme – fondant plutôt l’expérience spirituelle individuelle – semble nier le plaisir, lui préférant la compassion et la mortification des corps. Pourtant le plaisir trouve ici sa place dans l’infini de l’espérance paradisiaque et l’anticipation de la salvation. L’hédonisme voit le plaisir comme une expérience positive, favorisant la communion et le partage. Il constitue une voie privilégiée dans l’esthétisation de la présence au monde et aux autres, et peut même être mis au service de la glorification de l’œuvre de Dieu. La tempérance augustinienne fait de la mesure, le juste équilibre, la voie du salut. Le plaisir est ici sous le contrôle de la raison et s’origine dans une conciliation entre partage et non partage : le mangeur doit être raisonnable dans sa relation au plaisir et la juste mesure permet de réguler le plaisir en vue d’un plus grand partage de nourriture. Ces trois structures ont connu en France et en Europe des formes d’expressions multiples.

4Le plaisir associé à la sexualité ou à l’alimentation est au service de la conservation de l’espèce et de l’individu. Mais, chez les êtres humains, les conditions de sa mise en œuvre sont encadrées par des valeurs. Il y a une métrique des plaisirs variant selon les époques et les espaces sociaux et qui hiérarchise les plaisirs. Le plaisir alimentaire a connu des alternances en matière de volupté ou de répression des conduites. Ainsi, les valeurs du plaisir de manger s’inscrivent dans la pensée morale et esthétique qui conduit à un régime des plaisirs, un usage réglé, un bon usage. Cela suppose des apprentissages et une relation savante aux choses du goût, d’où la distinction classique entre le « gourmand » vulgaire, inculte, dominé par ses sens et le « gourmet » instruit des choses du plaisir.

Un nouveau statut

5Dès la fin du xixe siècle, avec la perspective psychanalytique et les théories de l’apprentissage en psychologie, le plaisir acquiert un nouveau statut. Dans le débat entre behavioristes et cognitivistes sur l’apprentissage, le plaisir est inscrit dans un schéma instrumental. Dans le conditionnement opérant, il a le statut de récompense, de renforcement des apprentissages. Une partie de la psychologie de l’éducation repose sur cette conception : récompenser l’enfant lorsque son comportement respecte les règles. Le plaisir est ici instrumentalisé et mis au service du processus d’intériorisation des normes sociales.

6Plus tard, la psychophysiologie a exploré les relations entre cette sensation positive d’une intensité particulière et l’infrastructure neurophysiologique qui la supporte. Elle a permis de poser de façon centrale l’articulation entre le plaisir de la satiété (tributaire de l’état de l’organisme), le plaisir sensoriel (les fonctions dans la sensation gustative) et le plaisir relationnel. L’environnement peut être la source de stimulations conduisant à manger et à prendre du plaisir indépendamment et au-delà des besoins. Avec Freud, le plaisir est extrait de la pensée morale et philosophique. Mais la psychanalyse a mis plusieurs décennies pour transformer son statut dans la sexualité. Le plaisir alimentaire partage avec le plaisir sexuel certaines composantes mais s’en éloigne par une acmé plus faible. L’association entre plaisir de manger et bienêtre subjectif des mangeurs fait son chemin. On peut donc décrire le plaisir de manger comme une intensification du rapport au monde, aux autres et à soi.

7Le plaisir de manger peut ainsi être lu comme une expérience émotionnelle et comme un objet de transmission construit culturellement et socialement autour de valeurs, de normes, de règles et de symboles. Les conditions de sa mise en œuvre sont un formidable lieu de lecture de l’évolution des sociétés. C’est aussi un lieu de structuration des processus de socialisation et de fabrication des identités. Le plaisir de manger est donc ancré tout à la fois dans les structures sociales et culturelles, dont relève le processus de socialisation au(x) plaisir(s), et dans la production singulière des individus, renvoyant au rôle du plaisir dans la socialisation.

Bibliographie

Références bibliographiques

• Dupuy A., Poulain J.-P., « Le plaisir alimentaire », Dictionnaire des cultures alimentaires, Poulain J.-P. éd. PUF, Paris, 2012 : 1027-39.

• Dupuy A., Plaisirs alimentaires, Socialisation des enfants et des adolescents, PUFR-PUR, Tours-Rennes, 2013.

• Poulain J.-P., « Du goût au plaisir, début d’une thématisation », Nourrir de plaisir, Corbeau J.-P. éd. OCHA, Paris, 2008 : 47-53.

• Simha S., Le plaisir, Armand Colin, Paris, 2004.

Table des illustrations

Légende Fig. 1 – Pieter Brueghel l’Ancien, La Noce paysanne, 1567, Kunsthistoriches Museum, Vienne
URL http://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/10268/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 488k

Auteurs

Sociologue de l’alimentation
UMR « Centre d’Étude et de Recherche Travail Organisation Pouvoir »
CNRS - Université Toulouse
Jean-Jaurès
Toulouse et Chair of “Food Studies : Food, Cultures and Health”
Taylor’s Toulouse University Center
Kuala Lumpur, Malaisie
poulain@univ-tlse2.fr

© CNRS Éditions, 2015

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