22. Transferts d’eau interbassins
p. 290-291
Texte intégral
1La ressource en eau est distribuée, spatialement et temporellement, selon des configurations qui ne correspondent pas forcément à la distribution des besoins anthropiques. Les barrages ont apporté une réponse à la nécessité de redistribuer dans le temps une ressource qui n'est souvent abondante que pendant quelques mois dans l'année, et irrégulière d'une année sur l'autre. Les canaux et transferts d'eau interbassins, eux, constituent la réponse à l'inadéquation spatiale d'une ressource éloignée des besoins. Cette solution a été mise en œuvre depuis plusieurs siècles et les aqueducs* de Ségovie, Carthage ou du Pont du Gard en sont des « buttes témoins ».
De grands travaux
2À quelques exceptions près, ces transferts d'eau entre bassins ont longtemps acheminé l'eau pour l'alimentation des villes ou pour l'irrigation communale en zone de montagne. Ce n'est qu'au cours du XXe siècle que l'évolution des moyens techniques a permis de mettre en œuvre des transferts à très grande échelle, à la fois en termes de distance et de quantité d'eau déplacée. À l'instar des grands barrages, ces transferts ont été la marque de la « mission hydraulique » d'administrations ou d'états engagés dans une mise en valeur à grande échelle de leurs ressources en eau, et mus par un mélange d'hubris technologique, d'idéologie de domination de la nature et d'intérêts politiques et financiers. En témoignent les canaux de l'ère maoïste et les projets pharaoniques (mais finalement non mis en œuvre) des Américains (transfert du Canada vers le sud des États-Unis) et des Russes (dérivation des grands fleuves sibériens vers les plaines d'Asie centrale).

Fig. 1 – La station de pompage de Hinds, le long de la rivière Colorado, en Californie. Grâce à la gravité, l'usine pompe l'eau venant de Lake Havasu, au sommet d'une colline, afin d'alimenter la Californie du Sud. Source : The Metropolitan Water District of Southern California
3Si le transfert entre bassins est en général le symptôme d'un déséquilibre croissant entre, d'une part, la ressource disponible et, d'autre part, les usages et les fonctions environnementales de l'eau, il est une réponse typiquement technologique et intensive en capital, car il nécessite la construction de grands canaux, mais également très souvent de stations de pompage (cf. IV.10 et figure 1) ou de tunnels. Il privilégie l'augmentation de la ressource plutôt que la gestion de la demande. Même si les transferts peuvent servir à acheminer de l'eau pour l'irrigation, ils sont le plus souvent en partie ou totalement consacrés à l'alimentation de conurbations qui se sont développées loin de ressources en eau commensurables. C'est le cas, par exemple, de métropoles situées en amont de bassin versant* (Kuala Lumpur, Atlanta, Mexico), ou côtières (Madras, Londres, Los Angeles) et qui doivent être alimentées par transferts et pompage.
4Pour des raisons qui tiennent notamment au risque politique de dépendance, il est très rare que les transferts s'effectuent entre bassins de pays voisins (transfert du Lesotho vers la province de Gauteng en Afrique du Sud, mais échec du transfert du Rhône à Barcelone pour des raisons de viabilité économique et politique), ou même à partir de fleuves frontières (projet de transfert par tunnel de la Salaween vers le Chao Phraya en Thaïlande), et la plupart des transferts se font au sein d'un même pays, même s'il faut noter que les états fédéraux (USA, Inde, Australie…) posent des problèmes politiques particuliers.
Impacts sociaux et environnementaux
5Les transferts à grande échelle, tant dans leurs dimensions économique ou environnementale que politique ou symbolique, ont de nombreux points communs avec les grands barrages, notamment leurs impacts sociaux et environnementaux considérables. Ils redistribuent la ressource spatialement mais aussi socialement, et il est fréquent que le transfert se traduise par un impact négatif sur des populations pauvres, dont les moyens de subsistance dépendent du régime hydrologique* existant (irrigation, pêcheries, navigation…), tandis qu'il bénéficie à des zones urbaines ou à des acteurs économiques plus puissants. La construction du canal de transfert peut donner lieu également à d'importants déplacements de populations, comme pour le transfert d'eau entre le Yangtzé et le fleuve Jaune en Chine. L'altération des régimes hydrologiques des bassins « donneurs » et « receveurs » se traduit également par des impacts environnementaux (réduction des débits d'étiage*) et également par des transferts de biotope, voire de pollution.

Fig. 2 – À gauche : projet « transposição do São Francisco » au Brésil. À droite : projet « interlinking » en Inde. Source NIH
6Comme pour d'autres mégaprojets, les analyses économiques ont tendance à minimiser ou à ignorer ces impacts négatifs et à surévaluer les bénéfices attendus, afin de justifier des projets aux dépassements de coûts et aux dimensions politiques et symboliques notoires (projet « interlinking » en Inde ou « transposição do São Francisco » au Brésil, figure 2). Si les gouvernements ont pendant longtemps mis en œuvre leurs projets sans beaucoup d'opposition, la rareté croissante de l'eau et le réveil des sociétés civiles ont entraîné des mobilisations et le blocage de projets (transfert de la Narmada vers le Gujarat en Inde ou de la Melamchi vers Katmandou). La prise de décision est contestée et la gouvernance des transferts s'élargit. Alors que certains transferts (comme celui de la Snowy Mountain vers le bassin du Murray Darling en 1957) ont été réalisés à une époque où les ressources étaient abondantes et les impacts peu visibles, la question est maintenant posée de l'impact économique à long terme sur le bassin donneur et du droit des générations futures (transfert de l'Ebre vers le sud de l'Espagne). Le concept de « bassin excédentaire » est remis en cause du point de vue du droit, mais aussi de l'environnement, car un régime hydrologique est aussi associé à des écosystèmes dont la « valeur » propre est mise en avant.
7Malgré tous les problèmes associés aux transferts, de nombreux projets coûteux et audacieux de tunnels à travers des chaînes de montagnes (du bassin amazonien vers les bassins côtiers au Pérou, de la chaîne Zagros vers les bassins du centre de l'Iran), ou de transferts interrégionaux (du nord au sud du Maroc, du sud au nord de la Chine) sont en cours de réalisation, notamment dans des contextes d'aridité et/ou de pays présentant une hydrologie très contrastée. D'autres semblent (encore) relever du fantasme (Congo-Nil, Congo-Tchad, Albanie-Pouilles en Italie, Turquie-Israël…). Les bassins s'interconnectent par d'innombrables transferts et en 2025, un quart des prélèvements d'eau devraient être le fait de transferts interbassins.
Bibliographie
Références bibliographiques
• F. LASSERRE (dir.) – Transferts massif d'eau, Presses de l'Université du Québec, 2005.
• D. BLANCHON – L'espace hydraulique Sud-Africain, Karthala, 2009.
Auteur
Géographe, Directeur de recherche à l'IRD, G-EAU, Montpellier, p. 290.
francois.molle@ird.fr
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