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14. L’eau : un objet économique complexe

p. 274-275


Texte intégral

1L’eau douce est indissociable de l’évolution de la théorie économique. Le célèbre paradoxe posé par Adam Smith en 1776 de la valeur relative de l’eau et du diamant aura conduit les auteurs classiques à distinguer « valeur d’usage » et « valeur d’échange » : vitale, l’eau a une valeur d’usage très importante mais est quasiment gratuite, à l’inverse du diamant à l’utilité limitée mais à la valeur d’échange très élevée. La résolution de ce paradoxe par William Stanley Jevons en 1871, grâce au principe de décroissance de l’utilité « marginale* » (la satisfaction tirée de la consommation d’un bien diminue quand la consommation augmente), est au cœur de l’approche néoclassique contemporaine et de la théorie de la valeur fondée sur la rareté des biens. En 1879, Alfred Marshall en faisait même un élément fondamental de richesse nationale. Pour autant, l’eau demeure un objet qui pose aux économistes un défi analytique.

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Le mode d’usage rend compte de l’articulation entre les pratiques et les règles. Analyser cette articulation permet de comprendre les éventuelles situations de blocage (comme la pénurie)

Un bien protéiforme et pluriel

2La singularité de l’eau est notamment liée à l’absence de substitut et à son caractère vital. De plus, elle constitue une ressource « fugitive », difficile à retenir (infiltration et évaporation), ce qui accroît sa rareté relative. Elle est également délicate à transporter, ce qui peut la rendre indisponible localement en dépit de son caractère renouvelable. Sa singularité est aussi liée aux fonctions qu’elle remplit : elle est à la fois une ressource d’allocation* (une fois captée), un bien de consommation final (eau potable) (cf. IV.15), un facteur de production (industrielle et agricole) (cf. IV.4-6), mais aussi un support de vie des écosystèmes (cf. III.16). Ces caractéristiques rendent impossible la généralisation des recettes de gestion localement éprouvées ou, pour le dire autrement, impliquent de prendre en compte l’environnement institutionnel pour orienter les pratiques de gouvernance. Trompeuse, cette formulation sous-entend qu’il y aurait consensus sur la nécessité de traiter l’eau différemment des autres biens.

L’approche traditionnelle

3Au même titre que les autres biens, la rareté de l’eau justifierait le recours à une perspective économique néoclassique, en référence à la définition canonique de Lionel Robbins (1935) selon laquelle : « l’économie est la science qui étudie le comportement humain en tant que relation entre les fins et les moyens rares à usages alternatifs ». Cette perspective est exprimée par le 4e principe de la Déclaration de Dublin (1992) : « L’eau, utilisée à de multiples fins, a une valeur économique et devrait donc être reconnue comme bien économique ». Cette reconnaissance favoriserait une meilleure allocation de la ressource et le financement de l’accès. Au passage, l’eau entrerait dans la mécanique marchande aux rouages prétendument bien huilés.

4Afin d’appréhender la spécificité des ressources naturelles, et de l’eau en particulier, les économistes néoclassiques ont développé trois concepts. Le premier ambitionne de rendre compte des effets secondaires d'une activité principale de production ou de consommation qui affecte le bienêtre d’un des agents économiques. Cette interdépendance est appelée « externalité* », et peut être positive (protection de captages via l’adoption de « bonnes » pratiques agricoles) ou négative (situation de pollution). L’enjeu est alors de corriger le signal-prix* d’un bien ou d’un service en le faisant entrer indirectement dans la sphère marchande (grâce aux instruments d’» internalisation des externalités », comme les redevances). Le deuxième traduit l’idée soutenue par Alfred Marshall : l’eau serait un exemple de « capital naturel » qu’il s’agirait de valoriser sur le long terme, à la fois comme stock et comme flux de « services écosystémiques* » potentiels. Cette idée est actualisée par les travaux récents sur l’eau virtuelle* : l’eau s’apparenterait aux autres facteurs de production. Le troisième concept vise à répondre à la spécificité du bien en question et à en assurer la fourniture. Les biens sont présentés suivant une typologie fondée sur deux critères : la rivalité et l’exclusion. La rivalité caractérise la possibilité ou non pour une même unité d’un bien d’être consommée simultanément par deux agents. L’exclusion, en revanche, renvoie à la possibilité ou non d’exclure un agent* de la consommation d’un bien. Selon cette typologie, les biens environnementaux relèveraient des biens publics impurs (qui peuvent être dégradés par leur consommation), parmi lesquels se distinguent les « biens communs » – biens rivaux* sans possibilité d’exclusion (eau souterraine utilisée à des fins d’irrigation par exemple) ; et les « biens de club » (ou « à péage ») – biens non-rivaux* avec possibilité d’exclusion (par exemple, l’eau du robinet facturée). La nature intrinsèque de l’eau nécessiterait donc l’intervention d’une autorité de régulation pour assurer l’adoption de mécanismes d’allocation (norme, taxe, échange de droits de propriété…). Cette partition stricte entre « agents » et « biens », les seconds servant à la satisfaction du bien-être des premiers, est remise en question par d’autres approches économiques.

Les institutionnalistes

5En s’appuyant notamment sur les travaux de John Roger Commons (1934), d’autres approches s’intéressent aux dynamiques institutionnelles et aux règles encadrant l’allocation, la répartition et la gestion des ressources (en particulier via les faisceaux de droits de propriété et d’usage). La typologie des biens présentée ci-dessus présuppose une corrélation stricte entre la nature du bien et son mode de gestion. Or, cette interprétation souffre d’un manque de distinction entre la nature de la ressource et le régime de propriété présidant à son accès et à son usage, une même ressource pouvant être exploitée selon des régimes différents : propriété publique, propriété privée, propriété commune et libre accès.

6Dans ce contexte, la rareté de l’eau n’est plus une donnée propre à l’eau, sinon le fruit d’un processus anthropique (surexploitation, pollutions…) qui ne peut s’appréhender qu’au regard du « mode d’usage » (figure). De plus, l’eau vectrice « d’aquosité sociale* » devient également un élément concourant à l’identité des groupes sociaux définis par les usagers (approches patrimoniales). C’est ce que démontre indirectement Masahiko Aoki en 2006 : l’implication des détenteurs de droits d’eau n’est pas uniquement liée à l’enjeu de voir ces droits honorés (en vertu d’un calcul rationnel). L'incitation à collaborer au fonctionnement d’un réseau d'irrigation est grandement liée à la menace crédible d’ostracisme social (exclusion de la communauté pour les autres décisions). Réduire l’eau à un simple bien économique caractérisé en premier lieu par un prix comme indicateur de son degré de rareté conduit à amoindrir la possibilité de comprendre les liens qui unissent les sociétés et l’eau. C’est notamment pour cette raison que des approches plus compréhensives émergent.

Bibliographie

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Références bibliographiques

• M. AOKI – Fondements d’une analyse institutionnelle comparée, Albin Michel, 2006.

10.4000/regulation.10925 :

• A. BUCHS – Comprendre le changement institutionnel. Régimes et crises du mode d'usage de l'eau en Espagne (XIXe -XXe siècle), Revue de la régulation, vol. 16, 2014.

• I. CALVO-MENDIETA, O. PETIT et F.-D. VIVIEN – Patrimoine, bien commun et capital naturel : débat conceptuel et mise en perspective dans le domaine de la gestion de l’eau, Économie appliquée, tome LXVII, 2014.

• C. MÉNARD – Enjeux d’eau : la dimension institutionnelle, Revue Tiers Monde, tome XLII, n° 166, 2001.

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