9. Sécurité alimentaire et limites des ressources en eau
p. 264-265
Texte intégral
1La sécurité alimentaire est redevenue une priorité pour l’agenda international, depuis la crise de volatilité des prix agricoles mondiaux des années 2007 et 2008. Ces tensions entre offre et demande sur les principales productions agricoles se manifestent après des années de baisse tendancielle des prix mondiaux. Elles reposent la question des limites des ressources naturelles face à la croissance à long terme de la demande alimentaire, liée à la croissance démographique et aux changements dans les régimes alimentaires se traduisant par une consommation accrue de produits d’origine animale dans les pays en développement. Les ressources renouvelables en eau douce de la planète seront-elles suffisantes pour assurer la sécurité alimentaire mondiale à long terme ? En quoi les impacts du changement climatique viendront-ils compliquer encore l’équation ? Quelles sont les solutions en matière de développement agricole, et quel pourra être le rôle de l’irrigation ? Les études prospectives à l’échelle mondiale, qui explorent les ordres de grandeur de cette question en analysant la demande mondiale d’eau pour l’irrigation, concluent que les prélèvements globaux d’eau pour l’irrigation ne pourront pas augmenter significativement dans les prochaines décennies (cf. I.11). Ils seront en effet confrontés à des limites de différents types, selon les régions du monde.
Répartition des ressources en eau et choix de développement
2Dans les régions arides et semi-arides, l’irrigation est déjà très développée et concerne jusqu’à 80 %, (dans un pays comme la Tunisie) des prélèvements totaux sur la ressource en eau (cf. IV.4). La pression sur la ressource souterraine ou de surface ne pourra pas être augmentée davantage, au risque d’entraîner des dommages irréversibles, tels que l’entrée d’eau de mer dans les nappes d’eau douce littorale. Dans ces situations, il est très peu probable que l’usage agricole de l’eau ait la priorité sur d’autres types d’usages, notamment ceux liés à l’urbanisation. Le secteur agricole doit alors se préparer à voir sa part des prélèvements en eau diminuer. À production agricole inchangée, améliorer l’efficience de l’irrigation permettra d’éviter les gaspillages et, donc, de réduire les prélèvements. Mais à long terme, et ce dès 2030, sans même anticiper les impacts du changement climatique, ces pays devront se poser la question de la meilleure valorisation d’une eau rare par l’usage agricole qui en est fait. Par exemple, pour tirer le plus grand bénéfice de chaque goutte d’eau, la Tunisie devrait-elle utiliser l’eau pour la production de tomates et d’oranges, pour abreuver le bétail ou comme un complément d’irrigation pour la production céréalière ? Chacune de ces productions alimentaires contribuera de manière différente à la sécurité alimentaire et au bien-être social : garantie d’un niveau minimal de production nationale pour certains produits alimentaires stratégiques (céréales notamment), contribution des filières au développement économique et à l’emploi dans l’espace rural et donc soutien au revenu pour assurer la sécurité alimentaire des plus pauvres… Cet exemple montre bien que le lien entre sécurité alimentaire et rareté de l’eau ne renvoie pas uniquement au niveau global de production. Les décisions de répartition d’une ressource en eau limitée sont d’une autre nature que celles associées à la gestion de restrictions temporaires lors d’une sécheresse conjoncturelle. Elles peuvent signifier de véritables reconversions de filières entières en faveur de productions plus adaptées à la rareté de l’eau. En outre, ces décisions doivent mettre au centre de l’équation l’agriculture pluviale (c’est-à-dire alimentée en eau uniquement par les pluies) et ses besoins en matière d’innovation et de politiques publiques de soutien. Ainsi, les nouveaux choix de répartition de la ressource en eau revêtent une dimension essentiellement politique. C’est encore plus évident quand ils conduisent à transférer d’une région vers une autre un certain flux d’eau (et les opportunités de développement qui y sont liées) ou à l’inverse à réduire des transferts préexistants.
Irrigation, sécurité alimentaire et développement institutionnel
3Dans d’autres régions, comme en Afrique de l’Ouest, où la ressource en eau est encore très peu exploitée, mais où les fluctuations intra et interannuelle des précipitations devraient s’accentuer avec le changement climatique, assurer la croissance des rendements agricoles sera essentiel. Il s’agit de garantir l’accès à l’alimentation des agriculteurs les plus pauvres, mais aussi d’augmenter la production nationale, de limiter la dépendance aux importations des consommateurs urbains et d’éviter une concurrence trop forte entre ces importations et une production nationale encore fragile. Dans ces régions, le développement de l’irrigation pourrait jouer un rôle important, mais il importe tout autant de s’assurer des gains de productivité et de la résilience* de l’agriculture pluviale. En effet, dans ces régions les rendements de l’agriculture pluviale peuvent significativement augmenter, y compris sur la base de pratiques adaptées au changement climatique et peu intenses en capital (rotations et associations complexes de cultures, agroforesterie, pratiques sans labour et couvert végétal...) En outre, pour contribuer à la sécurité alimentaire et au développement économique, le développement de l’irrigation doit reposer non seulement sur des projets techniquement performants et des choix économiques robustes, mais aussi fondamentalement sur des institutions politiques (droit foncier, organisations de gestion, politiques publiques…). Celles-ci doivent garantir l’équité dans l’accès à l’eau et aux terres et la viabilité écologique des projets. (cf. VI.23) Or, les bénéfices pour les populations locales des grands ouvrages hydrauliques ont trop souvent tardé à devenir réels (IIED, 2013). De même, la diffusion de techniques individuelles d’irrigation (motopompes permettant de puiser dans les nappes phréatiques*) a fréquemment conduit à de graves surexploitations des nappes (IWMI, 2009). Ceci montre bien que dans ces régions, le développement de l’irrigation et sa contribution à la sécurité alimentaire, sont en fait davantage limités par nos capacités à mettre en place suffisamment vite les institutions et les modes de gouvernance adéquats.
4Les limites des ressources en eau, tout comme celles associées aux autres ressources naturelles (sol, services écosystémiques*) constitueront bien un obstacle à la sécurité alimentaire. Toutefois, ces limites se manifesteront moins par de moindres possibilités de production globale qu’au travers des arbitrages politiques entre différents types d’usage (eau potable, eau stockée pour l’hydroélectricité, eau pour l’industrie, pour l’irrigation de cultures alimentaires ou énergétiques, eau des écosystèmes). Ce « nexus* » (lien inextricable entre les satisfactions des besoins en eau, en nourriture et en énergie) met les ressources naturelles et, en particulier la production de biomasse, à la croisée des besoins d’accès à l’eau, à l’alimentation et à l’énergie d’une population croissante, dans un contexte de changement climatique avéré. La capacité de chaque pays et de chaque région à faire des choix garantissant durablement sa sécurité alimentaire reposera largement sur la mise en place ou la consolidation des institutions politiques permettant de « bien » faire ces choix, ce qui, dans de nombreux cas, remettra en cause les équilibres de pouvoir en place.

Étale d’une marchande vendant des légumes cultivés à Podor sur le bord du fleuve Sénégal sur le marché de Widou, mai 2014. © A. Euzen
Bibliographie
Références bibliographiques
• A. HAMDANE – La triade « eau bleue, eau verte, eau virtuelle » et la sécurité alimentaire en Tunisie, Démeter, Dossier Eau et sécurité alimentaire, 2013.
• A. MÜLLER et al. – The Role of Biomass in the Sustainable Development Goals: A Reality Check and Governance Implications, IASS Working Paper, 2015.
• S. TREYER – Rareté de l’eau et sécurité alimentaire mondiale : quel avenir pour l’irrigation selon les prospectives internationales ? Démeter, Dossier Eau et sécurité alimentaire, 2013.
Auteurs
Prospectives pour l’environnement, Chercheur à l’IDDRI, Paris, p. 264.
sebastien.treyer@iddri.org
Socio-économiste, Responsable Synthèse et Prospective, Secrétariat de Future Earth, CNRS, Paris, p. 264.
sandrine.paillard@cnrs-dir.fr
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Sophie A. de Beaune et Henri-Paul Francfort (dir.)
2012