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L'eau à découvert

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Agathe Euzen
, 
Catherine Jeandel
, 
Rémy Mosseri

Sixième partie. Eau et société

2. Eau, territoires et sociétés

Stéphane Ghiotti

Texte intégral

1L’eau est un élément naturel indispensable à la vie. Ce caractère vital a contribué pendant longtemps à en faire, dans une vision déterministe, l’une des clés de lecture et d’explication exclusives du peuplement humain. Si certaines villes se situent effectivement à proximité immédiate d’un fleuve, d’autres s’en sont rigoureusement tenues éloignées, à tel point que l’établissement d’une quelconque règle universelle à partir de ce seul critère est inopérant pour rendre compte de la diversité des situations et de leurs évolutions. Les relations eau/sociétés sont effectivement variables dans le temps, dans l’espace et dépendent de l’échelle d’observation. Si à l’échelle d’une petite vallée montagnarde, la localisation de la population peut rigoureusement suivre le tracé du cours d’eau, à l’échelle internationale, c’est le littoral qui apparaît comme le facteur explicatif majeur. La distribution spatiale des populations et de leurs activités à la surface de la terre fluctue également en fonction du mode et du degré de développement des sociétés, notamment scientifique, ainsi que de l’emploi de techniques et de technologies. Elle dépend aussi de la place qu’occupe l’eau dans les différents systèmes économique, politique et juridique, mais aussi des systèmes de croyances, de valeurs et de représentations que les sociétés lui confèrent (cf. VII.3).

2L’utilisation et l’aménagement du cycle terrestre de l’eau par les sociétés participent alors à la définition d’une géographie de l’eau comprise comme le résultat de la combinaison d’une double répartition. Il s’agit d’une part, de celle spatiale et temporelle de la ressource et, d’autre part, de celle relative au système de pouvoir et de contrôle social qui en assure et en régule l’accès. Les modalités de circulation, de distribution et de partage de cette ressource qui en découlent sont des constructions sociale, historique et politique. Elles mettent en relation, souvent par des réseaux techniques (barrages, canaux…), des individus, des usages, des capitaux et dessinent des espaces, dont l’appropriation, la mise en ordre, le développement au profit de certains groupes sociaux en compétition avec d’autres créent des territoires de l’eau.

Maîtrise, aménagement et gestion de l’eau

3Les tentatives des sociétés humaines pour intervenir sur le cycle de l’eau et tenter d’en atténuer ou de contrer les irrégularités sont anciennes et les exemples sont nombreux. Parmi les plus connus figurent en bonne place les réalisations romaines. Sans remonter aux temps antiques, où les réseaux étaient déjà présents, la maîtrise de l’eau au cours du XIXe siècle en France passe, notamment, par leur progressive généralisation. L’idéologie a pour fondement et objectif de dompter la nature folle et irrégulière du cycle de l’eau, pour la soumettre à la volonté des sociétés et des usages dominants. D’abord de nature hygiéniste, surtout en milieu urbain pour des raisons de santé publique* (évacuation des déchets, puis desserte en eau potable), les efforts se sont ensuite portés sur la domestication des fleuves et des rivières pour lutter contre les inondations, assurer un approvisionnement en eau constant en qualité et en quantité à la société industrielle (villes, usines, agriculture irriguée) et, enfin, développer les nouvelles sources d’énergie, notamment l’hydroélectricité avec la Houille blanche d’Aristide Bergès, à partir de 1878. La véritable institutionnalisation de ce modèle de mise en valeur des ressources en eau n’interviendra que durant les années 1930 avec le modèle de la Tennessee Valley Authority (TVA) et le développement total et intégré des bassins. Afin « qu’aucune goutte d’eau ne se perde dans la mer », il s’agit alors de couvrir les bassins de barrages et d’infrastructures de stockage, de transports et de régulation pour apporter richesse, développement et… démocratie. Cette « mission hydraulique », comme la définit Tony Allan, se diffusera sur l’ensemble de la planète (environ 50 000 grands barrages dans le monde aujourd’hui) jusqu’au début des années 1980, à grand renfort de soutien politique de la part de la diplomatie américaine dans le cadre de la guerre froide et des financements de la Banque Mondiale. Ce modèle fut progressivement fortement remis en cause par son absence de prise en considération des conséquences de ces aménagements sur les populations et l’environnement. Le terme de gestion se substituera à ceux de maîtrise et d’aménagement dès les années 1960. Au tournant des années 1990, au moment de l’émergence du développement durable, apparaîtra l’approche de la gestion intégrée des ressources en eau, la GIRE, définie comme « un processus visant à promouvoir le développement co-ordonné et la gestion des ressources en eau, en terres et autres ressources relatives, afin de maximiser le bien - être économique et social résultant de manière équitable, sans compromettre la durabilité d’écosystèmes indispensables ». L’échelle de gestion privilégiée est le bassin versant*, redonnant une dimension spatiale à la gestion du cycle hydrologique.

Carte de France par Philippe Buache. Source gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France

Gestion de l’eau par bassin versant

4L’idée d’une gestion de l’eau par bassin versant* germe en France dès le milieu de XVIIe siècle, mais ne sera vraiment formalisée qu’un siècle plus tard, par le biais de la « théorie des bassins » de Philippe Buache en 1752, alors géographe du roi. Le bassin versant devait fournir un cadre « naturel » interprétatif global pour la compréhension du monde. Il faisait office d’outil de connaissance géographique, susceptible d’expliquer la répartition du relief à la surface du globe, dont il constituait le squelette, mais aussi un outil de connaissance politique et administratif, comme cadre de recensement et donc de contrôle des êtres humains et des ressources naturelles (bois et eau). Le bassin versant s’imposa dès lors comme une référence. À la Révolution, il sera largement employé pour justifier le nouveau découpage départemental, acquérant ainsi ces lettres de noblesses politiques. Durant tout le XIXe siècle, il sera systématiquement mobilisé par les courants régionalistes et décentralisateurs pour lutter contre le centralisme parisien, qu’il relève du champ de l’expertise sur les eaux courantes, administratif, ou encore économique et politique. Au XXe siècle, à partir des années 1930, dans la lignée des régions hydrauliques dont l’aménagement du Rhône par la Compagnie nationale du fleuve éponyme constitue un exemple, le bassin versant s’imposera comme le territoire de la gestion de l’eau en France, consacré par la loi sur l’eau de 1964. D’abord instauré à l’échelle des grands bassins, son usage se diffusera aux échelles plus fines par la loi sur l’eau de 1992, avant d’être repris en 2000 par l’Union européenne et sa directive-cadre sur l’eau (DCE). Cette dernière introduit en complément un autre référentiel spatial, les masses d’eau, à l’échelle locale, qui réinterroge la pertinence de ce cadre historique pour la gestion des milieux aquatiques, aujourd’hui considérés comme des infrastructures non plus hydrauliques, mais « naturelles », comme les rivières et les zones humides reconnues par les services qu’elles rendent aux sociétés (stockage, épuration, biodiversité...). Cette nouvelle représentation et cette gestion des cours d’eau se caractérisent par des problématiques en évolution focalisées sur des objectifs à atteindre en termes de qualité, de réduction de la pollution diffuse, d’économie d’eau, de restauration de la continuité écologique*, de participation du public et d’analyse économique. Se posent alors les questions de la bonne échelle de gestion et du financement et du bon système de décision. Cette pertinence du bassin est d’autant plus remise en cause au regard des objectifs affichés, qu’en plus des masses d’eau, les politiques de décentralisation et la réorganisation de l’État et de ses services favorisent les territoires intercommunaux et urbains (métropoles) dotés de compétences désormais obligatoires dans le domaine de la gestion de l’eau. Les nombreuses réformes de ces dernières années modifient ainsi sensiblement la géographie de l’eau et débouchent sur la construction d’autres territoires de l’eau, dont la pertinence en termes de résultats reste aujourd’hui encore très incertaine.

Bibliographie

Références bibliographiques

• Y. LACOSTE (dir.) – Dictionnaire de géopolitique, Flammarion, 2004.

• G. ARNAUD-FASSETTA et R. LAGANIER – Les géographies de l’eau. Processus, dynamique et gestion de l'hydrosystème, L'Harmattan, 2009.

• D. BLANCHON – Atlas mondial de l’eau : de l’eau pour tous ? Autrement, 2013.

Table des illustrations

Légende Carte de France par Philippe Buache. Source gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France
URL http://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/10031/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 73k

Auteur

Géographe, Chargé de recherche au CNRS, Art-Dev, Montpellier, p. 250.
stephane.ghiotti@univ-montp3.fr

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