1À Tirepied (cant. Brécey, arr. Avranches, Manche, 50 870), au lieu-dit « La Férais », un couple réalisant des travaux de réhabilitation dans le corps de logis d’une vieille ferme en pierre fit, au début de l’année 2010, la découverte d’un trésor. À une dizaine de centimètres sous le sol en terre battue de la pièce principale, un pot en grès, typique de la production locale, recelait près de 12 kg d’argent, baignant pour partie dans une eau croupie. Du pot sorti avec précaution, mais qui fut hélas brisé, se déversèrent, au milieu de quelques résidus de sacs en tissu, 457 pièces d’argent, à savoir 455 écus royaux d’anciennement 6 livres et pièces de 5 francs, auxquels s’ajoutaient deux monnaies divisionnaires très usées (un demi-écu et une pièce de 30 sols). Il semblerait que le dépôt était trié puisque les écus étaient placés sous les pièces de 5 francs et les deux petites monnaies posées sur le dessus.

2Après l’avoir déclaré à la DRAC de Basse-Normandie dans les plus brefs délais, les inventeurs déposèrent l’ensemble de leur trouvaille au Cabinet des médailles pour étude et restauration¹, avant qu’elle ne leur soit restituée dans son intégralité en vertu de l’article 716 du Code civil².

3La plus ancienne des pièces de ce dépôt date de 1726 et les plus récentes de 1824, date probable de l’enfouissement, d’autant que ces dernières sont dans un état de conservation exceptionnel alors que les écus royaux ont beaucoup circulé. Cette amplitude de presque un siècle témoigne de la longévité des pièces d’argent aux époques moderne et contemporaine, d’autant que les écus royaux ne furent l’objet d’une refonte générale qu’à partir de 1829 et démonétisés qu’en 1835³. La valeur du trésor au moment où il fut caché était légalement de 2 373 francs et 65 centimes⁴, somme importante à l’époque⁵.

Composition du trésor

4Le trésor de Tirepied est précisément constitué de 118 écus (25,8 %)⁶ et 337 pièces de 5 francs (73,7 %)⁷. Tous les régimes politiques d’un siècle d’Histoire, sauf la Convention, y sont représentés.

Les écus royaux

5Les écus royaux du trésor valaient 6 livres à leur création et 6 francs après les réformes monétaires de la Révolution⁸. L’ensemble de ces écus offre un balayage de toutes les années et lieux de production de ces espèces (tableaux 1 et 2). En effet, ceux-ci ont tellement été brassés que la variété des millésimes et des ateliers de frappe n’est pas révélatrice d’une géographie ou d’un rythme de circulation. On trouve ainsi un seul exemplaire d’un écu très commun (n^o 85, écu « au buste habillé », 1784 I (Limoges), avec plus de trois millions de pièces frappées) comme d’un écu très rare (n^o 27, écu « au bandeau », 1747 P (Dijon), avec seulement 16 pièces mises en boîte et aucun exemplaire recensé par Sobin⁹). De même, on ne rencontre pas plus de monnaies « normandes » − ateliers de Caen et de Rouen − ou « bretonnes » − ateliers de Rennes et de Nantes − au prétexte que ces ateliers de frappe étaient proches du lieu d’enfouissement (un seul écu frappé à Caen, n^o 3, et un seul frappé à Rouen, n^o 17, alors que cet atelier fut très actif à la fin du règne Louis XVI par exemple). D’ailleurs, seules quelques pièces se rencontrent en plusieurs unités (comme deux écus frappés en 1728 à Bordeaux, n^os 7 et 8). En revanche, et cela n’a rien de très étonnant, les ateliers du Sud-Ouest pyrénéo-atlantique, qui furent de grands producteurs d’écus au xviii^e siècle¹⁰, offrent un nombre nettement plus élevé de monnaies que les autres. Il s’agit de Bayonne (13 écus sur 66 pour Louis XV, soit 19,7 % et 10 écus sur 50 pour Louis XVI, soit 20 %) et de Pau (12 pièces sur 66 pour Louis XV, soit 18,2 % et 7 écus sur 50 pour Louis XVI, soit 14 %) :ces deux ateliers totalisent 42 pièces, soit plus d’un tiers des écus (36,2 %).

6Parmi ces écus, on compte quelques pièces rares ou variétés intéressantes mais aucun inédit. L’écu « aux branches d’oliviers » frappé à Caen en 1727 (n^o 3), pourtant courant avec 565 405 exemplaires fabriqués¹¹, présente une frappe médaille jamais relevée jusqu’à présent. Un écu « au bandeau » est quant à lui de date tardive, frappé à Aix en 1772 (n^o 48) alors que la production du type suivant, dit « à la vieille tête », décidée fin 1770¹², avait débuté dès 1771 dans l’ensemble des ateliers du royaume ; Aix frappa d’ailleurs également le nouveau type en 1772. Ce millésime tardif, que l’on rencontre aussi dans d’autres ateliers, s’explique par ce que les officiers utilisaient le vieux matériel jusqu’à son usure maximum en raison de son coût. On mentionnera également la présence d’un rare écu « au buste habillé » de Louis XVI, frappé en 1774 à Paris (n^o 67) : le jeune roi ayant accédé au trône au mois de mai, la déclaration du 23 ordonna de changer les motifs principaux du monnayage mais fut limitée par celle du 18 septembre qui ne modifiait que le droit accueillant le portrait du nouveau souverain en conservant l’ancien revers¹³. La fabrication des premiers écus à l’effigie de Louis XVI n’eut donc lieu qu’au dernier trimestre de l’année et en petite quantité. On relèvera également que les carrés qui ont été utilisés à la frappe de certains écus du dépôt ont été modifiés au niveau des chiffres du millésime afin de pouvoir être réutilisés, toujours dans un souci d’économie. C’est le cas de l’écu « au buste habillé » frappé en 1775 à Perpignan (n^o 69), le 5 ayant été gravé sur un 4, ce qui nous indique de surcroît que c’est le carré de revers d’un écu « à la vieille tête » qui a été utilisé pour sa fabrication, comme le stipulait la déclaration royale présentée plus haut. Plus original est l’écu frappé en 1778 à Montpellier (n^o 75) qui présente un 8 gravé sur un 5 : un tel laps de temps entre la fabrication et la modification d’un coin est, à l’époque, rarement observé. On notera enfin que nombre d’écus présentent des stries d’ajustage, parfois importantes (n^o 55) mais peu de rayures dues à une vérification du métal (comme les n^os 37 et 44 qui présentent une sorte de A incisé dans le champ) ou à un sentiment antimonarchique (peut-être les n^os 4 et 89 avec une croix rayant, la première le portrait du roi, la seconde l’écu de France).

Les pièces de 5 francs

7Les pièces de 5 francs ressortent de trois grands ensembles : les « Union et Force » (tableau 3), les pièces de Napoléon Bonaparte (tableau 4)¹⁴ et celles de Louis XVIII (tableau 5)¹⁵. On a pris le parti, certes contestable, de présenter dans l’inventaire détaillé les « Union et Force » comme les numismates professionnels et les collectionneurs le font depuis quelques années au regard de la progression de leur observation minutieuse de ce type, définissant de nombreuses variétés dont le sens nous échappe¹⁶ ; le tableau 3 résume cependant plus aisément le nombre d’exemplaires par année et atelier de frappe. Pour chacun de ces ensembles, c’est très nettement l’atelier parisien, premier producteur d’espèces depuis le début de la Révolution, qui est le plus représenté, avec 28 pièces sur 56 « Union et Force », soit 50 % ; 95 pièces sur 174 « Napoléon Bonaparte », soit 54,6 % ; et 69 pièces sur 105 « Louis XVIII », soit 65,7 %. On ne sera pas étonné non plus de constater que c’est l’atelier de Bayonne, le second producteur du pays, qui vient en deuxième position pour les « Union et Force » (14 pièces sur 56, soit 25 %). En revanche, les pièces les plus récentes du dépôt, à savoir celles de Napoléon Bonaparte et de Louis XVIII, présentent une origine très nettement marquée au Nord-Ouest : l’atelier de Rouen vient dans les deux cas en seconde position, avec 23 pièces sur 174 pour le premier, soit 13,2 % et 12 pièces sur 105 pour le second, soit 11,4 %, à égalité avec l’atelier de Lille. Nul doute que ces pièces sont, cette fois-ci, révélatrices d’une circulation monétaire limitée à la fois dans le temps et dans l’espace tant elles semblent avoir été prélevées au plus près de leur lieu de fabrication comme en témoigne leur exceptionnel état de conservation. Certaines années de production sont également largement représentées, comme 1811 (57 pièces sur 174, soit 32,7 % des pièces de Napoléon Bonaparte) et 1812 (31 pièce, soit 17,8 %), années de frappes massives dans l’Empire durant quelques mois pacifiés en prévision d’une nouvelle guerre à venir. Il en est de même pour les dernières, à savoir 1821 (16 pièces sur 105, soit 15,2 % des pièces de Louis XVIII), 1822 (30 pièces, soit 28,5 %) et 1823 (11 pièces, soit 10,4 %), ce qui s’explique aisément par la période de réalisation de l’ensemble ; le peu d’exemplaires de 1824 fait songer à un dépôt effectué en début ou en cours d’année, hypothèse renforcée par l’absence de pièces au chiffre de Charles X qui débuta son règne cette année-là.

8Les pièces de 5 francs, en plus de contenir quelques monnaies rares, révèlent des variétés intéressantes, dont certaines inédites, qui méritent de retenir notre attention. Les « Union et Force » présentent des cas de modifications de coins étonnantes, concernant autant les dates que les ateliers, avec parfois des éloignements temporels et géographiques saisissants : un 9 sur un 6 pour la datation d’une pièce frappée à Bayonne (n^o 138), un T de Nantes sur un A de Paris pour une pièce de l’an 6 (n^o 125) et même une marque de directeur d’atelier sur une autre, à savoir un coq – différent de l’Espine – sur une corne – différent de Röettiers – pour une pièce frappée en l’an 11 à Paris (n^o 169). Hormis un rare exemplaire d’une pièce de 5 francs frappée à l’effigie du Premier consul l’an XI à Nantes (17 864 exemplaires frappés, n^o 180), on relèvera pour Napoléon Bonaparte une intéressante pièce de 5 francs de « type intermédiaire » frappée l’an 12 à Toulouse (n^o 193) qui associe le buste du Consul et la légende « Napoléon Empereur », ainsi que des variétés de tranche comme sur une 5 francs de 1809 frappée à Rouen avec DIEU PROTEGLA FRANCE (n^o 224), et une 5 francs de 1811 frappée à Bayonne avec DIEU PROTEG A FRANCE (n^o 292). Les pièces de 5 francs de Louis XVIII offrent quant à elle un inédit en matière de regravure de millésime, à savoir un 5 sur un 4 pour une pièce de 1815 frappée à Limoges (n^o 359).

Étude des poids

9Un dépôt d’une telle homogénéité permet de réaliser une étude du poids des monnaies et, par là, du frai dû à la circulation monétaire (tableau 6). Tous les écus de Louis XV et de Louis XVI sont en deçà du poids légal, essentiellement à cause du frai comme en témoigne leur état, bien qu’il ne soit pas à exclure qu’on ait profité au maximum du seuil de tolérance autorisé lors de leur fabrication¹⁷. La perte moyenne est de 0,84 g pour les premières (soit 2,84 % de leur poids légal) et 0,76 g pour les secondes (soit 2,57 % de leur poids légal). Un seul écu de Louis XV passe sous la barre des 28 g avec 27,88 g, soit un manque de 5,4 % par rapport au poids légal (n^o 10) ; mais il est vrai qu’il est particulièrement usé et illustre parfaitement le frai qu’une monnaie ayant circulé près d’un siècle a pu subir. Un écu de Louis XVI en meilleur état de conservation témoigne quant à lui d’une fabrication sans doute défectueuse dès l’origine puisqu’il n’offre un poids que de 27,15 g, soit une faiblesse de 2,3 g ou 7,9 % (n^o 79). Au total, l’ensemble des écus royaux pèse 3,326 kg alors qu’un tel nombre de pièces aurait dû, au regard des ordonnances de création, peser 3,419 kg : il manque donc l’équivalent d’un peu plus de trois écus, œuvre à la fois de monétaires indélicats ayant « chatouillé les remèdes » lors de la fabrication, du frai exercé par plusieurs dizaines d’années de circulation et du triage qu’ont pu exercer les utilisateurs¹⁸.

10L’état des pièces de 5 francs de Louis XVIII, attendu qu’elles n’ont que peu ou pas circulé vu leur état de conservation, nous permet plus une étude du respect des poids à la fabrication qu’une étude du frai. On ne sera d’ailleurs pas surpris de relever que c’est cet ensemble de monnaies qui présente le plus faible écart de poids entre la pièce la plus légère et la plus lourde (1,23 g) – sachant que celle-ci l’est étonnamment avec presque un demi-gramme de trop ! (n^o 378) – puisqu’elles n’ont peu ou pas subi le frai. Notons d’abord que, parmi elles, ce sont les pièces de la première Restauration (« au buste habillé ») qui sont les plus légères : a-t-on profité de la période troublée de la lente agonie de l’Empire pour tricher un peu sur les monnaies ? C’est possible, d’autant qu’il s’agissait pour chacun des deux camps de disposer de suffisamment de fonds pour réussir à se maintenir. Quoi qu’il en soit, les pièces de 5 francs de Louis XVIII présentent un poids moyen de 24,9 g qui respecte la tolérance de fabrication, celles de la seconde Restauration étant encore meilleures ; on peut donc avancer que ce type de pièces était d’excellente qualité à sa sortie de l’atelier de frappe, d’autant que plus de 20 % d’entre elles présentaient un poids légèrement supérieur au poids légal.

Conclusion

11Les trésors d’argent du début de l’époque contemporaine sont communs : plus rares sont ceux mêlant écus royaux et pièces de 5 francs des nouveaux régimes¹⁹, plus courants sont ceux exclusivement composés de ces nouvelles pièces, enfouis notamment sous Louis-Philippe²⁰. Mais leurs publications sont peu fréquentes car peu s’y intéressent et parce qu’ils sont faciles à écouler sur le marché numismatique ou des métaux. Pourtant, leurs apports sont, comme pour tout trésor, fort riches : ils permettent d’appréhender la durée de circulation des espèces, de retrouver des monnaies rares et de découvrir des variétés, de cerner les comportements individuels en matière de thésaurisation dans un monde où les banques se développent mais auxquelles le commun n’a pas encore accès, d’éclairer sur la capacité financière de nos ancêtres, sur le frai, etc. Le trésor de Tirepied confirme que malgré le changement de régimes politiques et les convictions personnelles de leur propriétaire, des espèces de toutes origines pouvaient se côtoyer car seule leur valeur intrinsèque comptait. Il témoigne également de la spéculation que l’on pouvait réaliser sur le cours des monnaies anciennes. En revanche, ce trésor confirme également qu’il était souvent d’usage de régler une somme en une seule nature d’espèces ou de la conserver ainsi ; aussi n’est-il pas rare qu’à un dépôt de pièces d’argent en corresponde un autre de pièces d’or… Ce qui est également certain, c’est que les banques de déposants n’ont pas, au milieu des années 1820, encore suffisamment d’importance pour avoir touché toutes les populations, même aisées, comme le laisse entendre la valeur du trésor : on a continué à garder longtemps son argent chez soi, même bien après le développement des banques de la monarchie de Juillet et du second Empire. Peut-on parler, pour le Trésor de Tirepied, de thésaurisation, au sens strict et avec toute la connotation stérile du terme ? Rien n’est moins sûr. En tous cas, pas d’un processus long, comme en témoigne sa physionomie ; il paraît clair en effet que les espèces ont été prélevées dans la circulation sur un court terme. Preuve en est l’état des pièces de 5 francs, dont les plus récentes sont tout juste sorties de l’atelier, jamais ou peu utilisées. Une thésaurisation sur un plus long terme, au fur et à mesure de la fabrication des espèces, aurait produit un ensemble de monnaies à l’état plus homogène ; or, force est de constater que les pièces de Louis XVIII sont moins usées que celles de Napoléon Bonaparte, elles-mêmes moins usées que les « Union et Force ». Ainsi peut-on imaginer que cette somme a été rapidement mobilisée ou payée en prévision ou en règlement d’un achat important²¹, comme celui d’une terre, d’une maison ou d’un troupeau, et que son propriétaire a rapidement disparu avant d’avoir pu l’utiliser ou confier le secret de sa cachette.