Version classiqueVersion mobile

La Bibliothèque de l'honnête homme

 | 
Jean-Marc Chatelain

Avant-propos

Texte intégral

1D’une plume incisive et légère, Stefano della Bella a tracé le portrait d’un gentilhomme occupé à lire, pris sur le vif. Debout, de profil, dans une vue de côté qui rend sensible l’espace du plein air ouvert devant lui, l’homme, plume au chapeau, jambes croisées, négligemment appuyé à un pilier, porte l’habit court des gens d’épée : le costume et la désinvolture du port désignent le cavaliere.

  • 1 Voir Jan Białostocki, Livres de sagesse et livres de vanité : pour une symbolique du livre dans l’a (...)

2Dans cette esquisse de 1645 environ, nulle trace du cérémonial dont pouvait s’entourer la représentation de la lecture chez les humanistes, comme dans cette lettre célèbre à Francesco Vettori où Machiavel se mettait en scène tel un prêtre au temple, descendant la nuit dans sa bibliothèque lire à la chandelle en habit d’apparat, pour la mystérieuse liturgie de l’étude. Nulle trace, non plus, de l’attitude mélancolique qu’affectionnait le type iconographique du « gentilhomme au livre » depuis la fin de la Renaissance, du portrait du comte de Northumberland par Nicholas Hilliard 1 jusqu’au frontispice du Page disgracié de Tristan L’Hermite (1642), où le lecteur, en pleine nature, couché à même le sol, signifiait par sa pose une solitude rêveuse et l’échappée par l’esprit vers d’autres mondes. C’est ici, au contraire, un homme à l’allure dégagée, dans la lumière du plein jour, vêtu avec l’élégance du quotidien et vu dans l’espace commun de la ville : pris dans l’ordinaire des choses et réduit à l’unique évidence de son propre instant, l’acte de lire n’est ni l’accomplissement absolu de la culture, ni l’inauguration d’une méditation poétique où le sujet, comme un autre Lord Chandos, éprouve le monde qui l’entoure en retrait, à partir d’une intériorité solitaire et héroïque. La force du dessin de della Bella réside dans cette manière d’offrir, par son motif et l’effet d’un trait rapide qui se contente de saisir au passage, une image feignant l’innocence d’être une scène de lecture sans mise en scène de la lecture, image affranchie dans sa représentation de toute forme de cérémonie et libérée de toute signification transcendante, délestée de toute grandeur figurale qui pourrait la charger de signes et la dérober à son propre mouvement : s’absorbant entièrement en elle-même, la lecture est une activité comme une autre parmi les multiples faits de l’existence. Simple halte sur le chemin d’un gentilhomme qui marche dans la cité, elle est un geste non pas séparé du mouvement de la vie mais un geste qui lui appartient encore, comme l’un de ses moments.

3C’est à ce titre que le dessin de della Bella illustre en manière de frontispice ce qu’on entend ici par l’expression de « bibliothèque de l’honnête homme » : un certain rapport au livre établi sur la volonté de ne jamais abstraire la lecture de l’expérience et du commerce du monde. Aussi les quatre chapitres qui composent le présent volume, version remaniée et élargie de quatre conférences prononcées à la Bibliothèque nationale de France au printemps de l’année 2000, ont-ils pour ambition d’examiner ce rapport dans ses origines et ses principes directeurs, d’observer les effets qu’il a produits tant dans le choix des livres susceptibles de répondre à son exigence que dans la forme donnée à l’art de lire lui-même, de repérer enfin les différentes orientations et les infléchissements successifs qu’il a pu connaître, qui n’en font pas seulement l’objet d’une description statique mais aussi la matière d’une histoire.

4Il me reste, au seuil de ces pages, à témoigner ma reconnaissance à tous ceux et celles qui m’ont apporté leur aide et leur soutien : à M. Henri Schiller et aux membres du comité scientifique des « Conférences Léopold Delisle », qui ont donné à ce travail sa première impulsion ; à Mmes Pierrette Crouzet, Geneviève Capgras et Nathalie Bréaud qui, au bureau de l’édition des livres de la Bibliothèque nationale de France, en ont suivi la publication ; aux nombreux conservateurs de fonds anciens et libraires qui m’ont grandement facilité la tâche, tout spécialement Mme Jacqueline Artier et M. Jean-François Delmas à la bibliothèque de la Sorbonne, Mme Françoise Barbe et M. Patrick Lemasson au musée du Petit Palais, M. et Mme Thierry et Pierrette Bodin à la librairie Les Autographes, MM. Bernard et Stéphane Clavreuil à la librairie Thomas-Scheler, Mme Sabine Coron à la bibliothèque de l’Arsenal, Mme Philippa Marks à la British Library, Mme Marie-Pierre Laffitte et M. Mathieu Lescuyer au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, M. Guy Parguez à la bibliothèque municipale de Lyon, Mme Emmanuelle Toulet à la bibliothèque du musée Condé à Chantilly ; à ceux qui ont relu ces pages dans le moment où elles s’écrivaient et m’ont fait l’amitié de les discuter et enrichir de leurs remarques, notamment MM. Pierre Berès, Antoine Coron et Jean Viardot ; aux plus proches, enfin, qu’une naturelle réserve me retient de nommer en un registre public.

5Chacun reconnaîtra au demeurant, dans le sous-titre « Livres, lecture et collections en France à l’âge classique », un air qu’a rendu familier la thèse de M. Henri-Jean Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au xviie siècle. Non seulement je ne renie pas ce larcin, mais je le revendique : qu’il soit la marque sensible de l’hommage que je rends au maître qui, sous la fresque de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés à l’École des chartes ou sous le buste de Gaston Paris à l’École pratique des hautes études, m’a non seulement appris à pratiquer l’histoire du livre mais aussi, s’agissant de l’érudition historique, à l’aimer bien mais ne l’adorer pas — comme eût dit Montaigne.

Notes

1 Voir Jan Białostocki, Livres de sagesse et livres de vanité : pour une symbolique du livre dans l’art, trad. par Christiane Kopylov, Paris, 1993, p. 55.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search