1Le département des Estampes et de la Photographie de la Bibliothèque nationale de France abrite probablement la collection de dessins la plus riche et la plus variée qui soit, après celle conservée au département des Arts graphiques du musée du Louvre. Cela peut paraître surprenant – pourtant, depuis toujours, y ont été mêlés dessins et estampes : c’était déjà le cas de la collection de Michel de Marolles dont l’acquisition par le roi en 1667 constitue l’acte fondateur du cabinet des Estampes.

2Projeté dans le cadre de la valorisation des collections de la Bibliothèque nationale de France, le présent inventaire est consacré aux dessins français du xvii^e siècle conservés à la Réserve du département1.

3D’une profonde originalité, l’ensemble renferme, à côté de feuilles de maîtres connus et bien représentés dans les collections publiques françaises, de nombreux dessins en rapport avec des estampes2, couvrant les vastes champs de création de la gravure. Ils offrent donc une variété – compositions funéraires, entrées triomphales, illustration d’almanachs, images satiriques, histoire de France, figures de « mode », ornements – qui enrichit singulièrement la vision du langage artistique d’un siècle trop souvent réduit aux genres définis par l’Académie royale de peinture et de sculpture. Ils révèlent des artistes oubliés ou trop souvent assimilés par l’histoire de l’art à un seul genre.

4Les délimitations chronologiques que nous nous sommes imparties incluent la génération d’artistes née vers 1590, celle de Simon Vouet, Jacques Callot ou de Pierre Brebiette, jusqu’à celle qui, née vers 1650-1655, atteint un âge certain à la mort de Louis XIV en 1715. C’est, par exemple, la génération des membres de la famille Bonnart, une dynastie de dessinateurs graveurs-éditeurs qui s’est illustrée dans le genre des « modes », qui rencontra un franc succès sous le règne de Louis le Grand.

5On notera les lacunes : il manque de « grands » artistes comme Nicolas Poussin, Claude Lorrain ou Claude Mellan pour n’en citer que quelques-uns. On trouvera peu de dessins de sculpteurs (à l’exception du Dijonnais Dubois et d’un dessin de Le Brun sans doute destiné à Girardon) et une évocation tout à fait fragmentaire du dessin d’architecture : les dessins d’architecture inventoriés ici ne relèvent que du fonds conservé sous la cote B, cible de notre enquête3. Le département des Estampes conserve par ailleurs un des plus gros fonds parisiens de dessins d’architecture, dans une série désignée par la lettre H ainsi que dans la série dévolue à la topographie (lettre V).

6L’image est incomplète aussi à cause des limites chronologiques : sont absents des artistes qui se rattachent pourtant au xvii^e siècle, tels que Raymond Lafage, Claude Simpol ou Antoine Dieu nés peu de temps seulement après la date butoir. Cette coupure dans le temps, dont le caractère aléatoire ne nous échappe pas, s’est d’ailleurs révélée parfois délicate à appliquer pour certains dessins anonymes.

7Force pourtant est de constater que, malgré des acquisitions et des dons réguliers, ce fonds n’aurait pas eu cette importance sans le versement au xix^e siècle d’ensembles de dessins provenant de la bibliothèque Sainte-Geneviève et de la bibliothèque de l’Arsenal. Une proportion importante des feuilles portent en effet la marque de l’une (Lugt 2259) ou de l’autre (Lugt 356). Un arrêté pris par le ministre de l’Instruction publique et des Cultes le 15 novembre 18604 stipulait en effet le versement à la Bibliothèque alors impériale, de médailles, dessins, manuscrits orientaux, livres chinois provenant de la bibliothèque Mazarine, des bibliothèques de l’Arsenal, de Sainte-Geneviève et de la Sorbonne ainsi que de toutes les estampes et tous les états d’estampes que la Bibliothèque impériale ne possédait pas. Avec les exemplaires restants et les doubles provenant du cabinet des estampes de la Bibliothèque impériale serait constitué un cabinet d’estampes à la bibliothèque de l’Arsenal et à Sainte-Geneviève. Pour les livres imprimés ou les manuscrits étaient prévus des échanges entre la Bibliothèque impériale et les quatre bibliothèques citées, selon les spécialités de ces dernières (histoire pour la Mazarine, littérature dramatique, poésie et romans pour l’Arsenal, théologie pour Sainte-Geneviève, philologie et études classiques pour la Sorbonne).

8Quelques mois auparavant, dans le procès-verbal de la séance du 16 juin 18605 de la commission des échanges entre les bibliothèques, avait été invoquée la création – vieux mythe difficilement réalisable – d’une bibliothèque universelle, projetée par Napoléon I^er dans le but d’« offrir une représentation complète de toutes les richesses intellectuelles de la France ». Consciente de l’ambition un peu démesurée du projet, la commission ajoutait : « Sans prétendre arriver à la réalisation de ce vaste projet, qui rencontrerait des difficultés insurmontables, ne peut-on chercher à faire de la Bibliothèque impériale un dépôt central de nos principales richesses bibliographiques et réunir là où convergent les recherches de tous les hommes d’étude, tous les instruments de travail dont ils peuvent avoir besoin ? »

9Reprenant l’idée émise sous l’Empire, le Second Empire renforçait le caractère encyclopédique et la fonction centralisatrice de la Bibliothèque impériale en y faisant verser des collections venant compléter les siennes. Dans un souci d’optimisation des fonds qui peut paraître légitime et malgré quelques résistances ponctuelles le ministère obligeait les bibliothèques concernées à un vaste mouvement de dépôts et d’échanges dont l’ampleur impressionne encore aujourd’hui. Espérons que de tels mouvements de collections n’aient pas entraîné trop de dégâts collatéraux et hâtons-nous d’ajouter qu’une réorganisation de ce type pouvait difficilement être complète : les bibliothèques de l’Arsenal et de Sainte-Geneviève conservent encore des dessins anciens !

10Les versements ne paraissent pas avoir donné lieu à des listes détaillées6 ; il existe néanmoins des états de versements faits par l’Arsenal à la Bibliothèque impériale7 qui donnent une idée du nombre de feuilles concernées : vingt-huit lots de 2 137 dessins sont remis le 28 mai 1861 au département des Estampes, puis, le 19 mars 1863, dix-huit lots de 3 441 dessins et estampes8.

11Le « Journal du département des Estampes9 » tenu par Henri Delaborde entre janvier 1858 et mai 1870, confirme la remise du lot de l’Arsenal le 28 mai 1861. Il fait état le 5 juin d’un versement de 1 223 dessins de la part de la bibliothèque Sainte-Geneviève et de 839 dessins provenant de la Bibliothèque Mazarine le 19 juillet 1861.

12Cette réorganisation des fonds de dessins ne pouvait manquer d’intéresser la direction des Musées. À la suite d’une demande formulée par son directeur pour obtenir les dessins de maîtres, Henri Delaborde, lui-même directeur du cabinet des Estampes, remet, en janvier 1862, une note à l’administrateur général de la Bibliothèque impériale pour défendre la présence des dessins au département.

13La vision qu’il expose alors nous paraît particulièrement intéressante et rejoint notre préoccupation de montrer, à la faveur de la publication de cet inventaire, certains aspects méconnus de l’activité artistique du xvii^e siècle : « Le public toutefois fait mieux que la soupçonner [la présence des dessins], il la constate de ses yeux tous les jours puisqu’il ne se passe pas de séance où la collection Gaignières, par exemple, collection exclusivement constituée de dessins, où la Suite topographique, l’Histoire de France, la Collection générale des portraits, c’est-à-dire des séries composées en partie d’estampes, en partie de pièces dessinées, ne soient communiquées… Si ces pièces dessinées ou gravées sont ainsi réunies, c’est que, sauf la différence des procédés d’exécution, elles ont la même signification, la même utilité, le même objet ; c’est qu’elles constituent un ensemble qu’on ne saurait scinder sans diminuer les éléments d’étude, sans tarir en partie les sources où viennent puiser chaque jour les historiens, les archéologues, les artistes… Mais, dit-on, il ne s’agit pas de dépouiller la Bibliothèque de tous les dessins qu’elle possède. Il s’agit seulement de lui enlever les œuvres d’art proprement dites, les dessins des maîtres. Qu’entend-on par là ? Où l’art commence-t-il, où finit le métier ? Quelles limites assigner à l’un et à l’autre ? »

14Le conservateur de la Bibliothèque impériale aura gain de cause : les dessins demeureront au département des Estampes.

15Le 4 novembre 1863, le département reçoit de la bibliothèque Sainte-Geneviève 1 213 estampes ou dessins en feuilles, le 25 novembre 1863, 173 estampes et cinq (le mot est barré) volumes contenant dessins ou estampes provenant de l’Arsenal. Le 14 avril 1864 sont versées 82 pièces gravées ou dessinées (sujets d’histoire et portraits) de la bibliothèque Mazarine.

16Les échanges (copies consultées à l’Arsenal) sont plus complexes qu’il n’y paraît : des cinquante et un volumes déposés par la Mazarine à l’Arsenal, par exemple, quatre pièces ont été détachées pour la Bibliothèque impériale (dont deux états du Portrait de Louvois par Nanteuil)… Le 21 mars 1864, Victor Duruy, ministre, confirme que La Paix de Finiguerra et le Plan de Paris, dit « de Ducerceau », « qui étaient l’objet d’un litige entre la bibliothèque de l’Arsenal et la Bibliothèque impériale… entrent dans la catégorie de celles dont l’arrêté a prescrit la réunion au cabinet de la Bibliothèque impériale ».

17Plus délicat encore est le problème des provenances antérieures à ces versements : la formation du fonds de dessins de l’Arsenal ou de celui de Sainte-Geneviève reste mal connue. Le peu de possibilités de recoupements entre listes existantes et œuvres, et d’indices visibles sur les dessins ou les montages ne nous a pas permis de véritablement progresser dans ce domaine.

18On sait que la bibliothèque de l’Arsenal était, à l’origine, celle d’Antoine-René Voyer d’Argenson, marquis de Paulmy (1722-1787). Le « Catalogue détaillé d’estampes » du marquis de Paulmy, rédigé au xviii^e siècle10, comporte quelques feuillets consacrés aux dessins du marquis, somme toute une petite collection par rapport à celle des estampes. Deux feuillets décrivent les dessins italiens, deux autres les dessins flamands et hollandais, un autre les dessins allemands et anglais et enfin trois feuillets concernent les dessins français.

19Il a été possible d’y reconnaître les trois dessins représentant l’île de la Conférence par Pérelle (n^os 237-239), les deux perspectives par Jacques Rousseau (n^os 252 et 253), les deux vues données à l’un des Allegrain (n^os 1 et 2), des études de S. Leclerc (n°215-218), de Van der Meulen (n°263-264), probablement quatre petits dessins de graveur (n°362-364, 399), un dessin de trois figures pour le théâtre sous le nom de Berain (devenu anonyme, n^o 471), Olinde et Sophronie, sous le nom d’Antoine Dieu (classé désormais comme anonyme italien, n^o 559), ainsi que Jésus Christ avec ses deux disciples sur le chemin d’Emmaüs, sous une attribution à Sébastien Bourdon (catalogué comme anonyme français, n^o 355), et, enfin, un dessin de La Vierge avec l’Enfant Jésus d’après Mignard qui nous semble pouvoir être identifié avec une copie d’après Michel Corneille II (n^o 309).

20Autre indice : plusieurs dessins provenant de l’Arsenal sont montés dans des passe-partout du xviii^e siècle, de couleur rose pâle ou vert pâle, qui renvoient à un collectionneur qu’il sera peut-être possible d’identifier un jour (le marquis de Paulmy ?).

21Pour comprendre la complexité du problème, il faut rappeler qu’Antoine-René Voyer d’Argenson a enrichi sa bibliothèque pendant vingt-cinq ans grâce à des dons et à de nombreuses acquisitions (du marquis d’Argenson son père, du comte d’Argenson, son oncle, de la marquise de Pompadour, du duc de la Vallière11) et que les possibilités de provenance des dessins sont multiples.

22Pour les dessins versés par la bibliothèque Sainte-Geneviève, les provenances des dessins sont également inconnues et les possibilités tout aussi diverses ; ayant reçu au xvii^e siècle une partie de la bibliothèque personnelle du cardinal François de La Rochefoucauld, abbé commendataire de l’abbaye et responsable de sa réforme (l’abbaye devenant le siège de la congrégation de France des abbayes augustiniennes, dite des génovéfains), augmentée par différents pères puis par un legs de Charles-Maurice Le Tellier, archevêque de Reims, la bibliothèque était très riche en livres, manuscrits, estampes et dessins à la fin de l’Ancien Régime. Devenue bien d’État en 1790, elle sera enrichie par les confiscations de l’époque révolutionnaire. Parmi les entrées importantes au xvii^e siècle, il convient de citer le legs de Gabriel Naudé en 1653, le fonds d’Athanase le Rhéteur en 1663 et celui de Guillaume de Flexelles en 167312.

23Le fonds d’estampes avait bénéficié en 1676 du legs de Nicolas Accart, amateur de gravures, de dessins et de curiosités que Véronique Meyer13 a su sortir de l’oubli ; deux volumes de dessins de ce collectionneur sont encore conservés dans leur intégralité, un à l’Arsenal et un à la bibliothèque Sainte-Geneviève (exposés récemment au musée du Louvre) : son goût pour le dessin, tous sujets confondus, et un sens certain de l’accumulation pourraient désigner son fonds comme la principale source pour les dessins portant la marque de Sainte-Geneviève, mais ce n’est qu’une hypothèse. L’inventaire n^o 970, rédigé entre 1797 et 1804 par Daunou14, ne comporte que quelques mentions de recueils de dessins15.

24La bibliothèque de l’abbaye était fameuse également pour son cabinet de curiosités que le R. P. du Molinet a étudié dans le détail16 ; à côté de médailles, de pierres gravées, d’objets venus de pays lointains, des recueils de gravures et de dessins y ont été recueillis, et la diversité de leurs provenances constitue un bon témoignage de la complexité de ce fonds17.

25Le fonds ancien du département des Estampes soulève lui aussi bien des interrogations : en effet, si la marque de la Bibliothèque royale (le chiffre « B.R. », surmonté d’une couronne royale18) semble désigner souvent des dessins appartenant au fonds ancien, elle ne fut apposée, rappelons-le, que sous Louis-Philippe19 et il n’est pas toujours possible de trouver des informations sur leur provenance ; et, pour plusieurs d’entre eux, aucun historique précis n’a pu être reconstitué, pour le moment contrairement à ceux issus de fonds pour lesquels existent des inventaires et qui sont clairement désignés par des marques spécifiques créées et apposées à la même époque (« Mar. » pour Marolles, « Ber. » pour Béringhen, « Beg. » pour Begon…). Enfin, rappelons-le, les registres d’inventaire systématiques ne furent créés qu’à partir de 1803 pour les acquisitions20 et 1848 pour les dons21.