1Face à des violations perpétrées de manière individuelle à l’encontre d’un grand nombre de personnes, chaque individu peut se trouver, selon la métaphore utilisée par Cappelletti, dans le rôle de Don Quichotte qui se bat contre des moulins à vent1. Cela est d’autant plus vrai s’agissant de personnes en situation de vulnérabilité. Ces dernières, en effet, le plus souvent ne se trouvent pas dans les meilleures conditions pour faire valoir leurs droits face à une violation, que ce soit à cause d’un manque d’information et de connaissance, à cause de la faiblesse de leurs moyens financiers ou encore en raison des conditions pratiques pour former un recours dans un certain délai.

2Pour surmonter ces obstacles, ces personnes peuvent parfois compter sur le soutien d’associations qui ont fait de la protection judiciaire des droits l’un de leurs domaines d’action. Dans le cadre de ce projet, nous avons dès lors décidé d’analyser le rôle que ces associations peuvent jouer dans la protection des droits des personnes vulnérables par la voie de la QPC. Au cours de ces dix ans, les associations se sont révélées des acteurs incontournables de la nouvelle procédure, qu’ont peu à peu appris à exploiter dans ses différentes potentialités. Aux fins de cette étude, nous avons ainsi analysé l’impact des associations sur le contentieux QPC concernant les catégories des personnes se trouvant dans les situations de vulnérabilité sélectionnées. La méthodologie utilisée combine une analyse à la fois quantitative et qualitative, s’inspirant des méthodes développées dans de récentes études juridiques comparatives2, avec une étude de terrain par le biais d’entretiens avec des représentants des associations3. Le but est d’abord de mesurer, à l’aide d’indicateurs quantitatifs, la présence des associations dans le contentieux QPC dans les domaines concernés par ce projet, pour essayer ensuite d’appréhender le contexte d’origine de cette participation et son effective influence sur le contentieux, à l’aide d’indicateurs à la fois quantitatifs et qualitatifs ainsi que des entretiens.

3En ce qui concerne l’analyse quantitative, tout d’abord, la recherche a été effectuée sur la totalité des QPC publiées jusqu’au 30 septembre 2019, afin de mettre en évidence : le nombre d’affaires concernant les catégories sélectionnées dans lesquelles des associations ont participé en tant que requérant ou tiers intervenant ; le nombre de décision de conformité et de non-conformité totale ou partielle ; les domaines concernés ; les associations intervenues. Dans cette phase, il n’y a eu ni de case selection, ni de délimitation temporelle de la recherche : toutes les QPC publiées au cours de ces dix ans ont été considérées. Uniquement pour les associations sélectionnées, nous avons également pris en compte les décisions de non-renvoi des QPC soulevées par elles devant le Conseil d’État. En raison des difficultés d’accès aux données concernant les juridictions de première instance et d’appel, nous ne disposons pas, en revanche, de données concernant les recours devant ces juridictions, même si ces informations ont été partiellement comblées par les entretiens4.

4Ensuite, l’impact ne pouvant pas se mesurer seulement de manière quantitative par la présence et le taux de réussite, nous avons procédé à une analyse qualitative sur les stratégies contentieuses adoptées et sur la teneur des observations présentées par les associations, notamment par les trois associations choisies aux fins de ce projet. Dans cette phase nous avons dès lors procédé à une sélection des matériaux portant sur différentes sources : les décisions QPC sélectionnées lors de la première étape, les enregistrements des audiences publiques, des documents publiés par certaines associations, les documents et les informations mises à disposition par certaines associations. Cette analyse a été complétée à travers des entretiens directifs et semi-directifs et des questionnaires écrits.

5Les associations choisies, toutes impliquées de manière plus ou moins directe dans la protection des droits des personnes se trouvant dans au moins une des situations de vulnérabilité sélectionnées pour le projet, sont : la section française de l’Observatoire international des prisons (OIP), La Cimade et la section française de la Ligue des droits de l’homme (LDH), association de défense des droits à vocation générale, mais qui a souvent participé à la protection des droits concernés par ce projet, notamment vis-à-vis des étrangers ou des détenus5.

6Une dernière précision méthodologique, nécessaire dans le cadre d’un projet se fondant sur le recours au droit comparé, concerne l’absence de comparaison pour cette partie du projet. Elle porte, en effet, uniquement sur l’expérience française, sans qu’une étude correspondant pour l’Espagne et l’Italie ne soit prévue. Cela est dû au fait qu’un premier regard sur la participation au contrôle de constitutionnalité incident dans les trois pays montre que le rôle des associations est moins considérable dans les deux autres contentieux, pour des raisons concernant les règles sur l’accès et le degré de concrétisation de la procédure notamment6. Ce rôle des associations constitue, dès lors, une spécificité de la QPC qui mérite d’être préservée et renforcée, et qui est regardée avec intérêt notamment par la Cour constitutionnelle italienne7.

7Nous allons dès lors analyser la présence des associations dans le contentieux QPC dans les domaines concernés par ce projet (I), pour essayer ensuite d’appréhender le contexte d’origine de cette participation et son effective influence sur le contentieux, à l’aide d’indicateurs à la fois quantitatifs et qualitatifs ainsi que des entretiens (II).

I. Les associations, acteurs incontournables de la QPC en matière de droits des personnes vulnérables

8Les associations peuvent participer au contrôle de constitutionnalité des lois touchant aux droits des personnes vulnérables par des voies différentes (A), comme le montre l’analyse empirique des décisions (B).

A. Les différentes formes de participation des associations au contentieux QPC et l’importance du « litige stratégique »

9Si en France les associations avaient déjà commencé depuis longtemps à exploiter la voie judiciaire dans les procès civil, pénal et surtout administratif, le contentieux constitutionnel est resté longtemps fermé aux groupes issus de la société civile8.

10L’introduction de la QPC a changé la donne en ce qu’elle a ouvert la voie du contentieux constitutionnel non seulement à tout justiciable estimant qu’une disposition législative porte atteinte à ses droits et libertés garantis par la Constitution, mais aussi aux associations, qui ont progressivement intégré le « réflexe constitutionnel » en ajoutant l’argumentaire de l’inconstitutionnalité de la loi à leur arsenal juridique. La constitutionnalisation des branches du droit chère au Doyen Favoreu9 est ainsi devenue une constitutionnalisation des procédures, des contentieux, des stratégies judiciaires.

11Les associations peuvent désormais participer au contentieux constitutionnel en défense des droits des personnes vulnérables de différentes manières.

12En passant maintenant à l’analyse empirique, nous essayerons de brosser un cadre de l’impact de la participation des associations dans le contentieux de la QPC au cours de ces dix ans.

13Recours et soulèvement de la QPC. Tout d’abord, elles peuvent être à l’origine d’un recours, notamment d’un recours pour excès de pouvoir devant le juge administratif, et soulever une QPC. Elles peuvent aussi soulever la QPC ou présenter des observations à l’appui du renvoi de la QPC en tant que tiers intervenus dans le litige au fond initié par un autre requérant, que ce soit devant le juge judiciaire ou administratif, même si les régimes de l’habilitation à agir ou à intervenir font du contentieux administratif la voie privilégiée par les associations.

14Tierce intervention. Ensuite, elles peuvent participer au contentieux constitutionnel par la voie de la tierce intervention devant le Conseil constitutionnel. En réalité, lors de l’introduction de la QPC, les interventions des tiers n’avaient pas été prévues. Dans le silence de la loi organique, le Conseil avait initialement décidé de ne pas mentionner les interventions dans son règlement intérieur non pas parce qu’il ignorait ou voulait exclure cette procédure, mais parce qu’il voulait laisser sa réglementation à la pratique jurisprudentielle10. Dès les premiers mois, le Conseil constitutionnel a ainsi commencé à admettre des observations en intervention sur un fondement jurisprudentiel et, au bout de huit mois de pratique, il a modifié son règlement intérieur pour y inscrire les interventions11.

15Pendant ces années, des observations en intervention ont pu être présentées par des personnes physiques ainsi que des personnes morales – et notamment par des entreprises, des associations, des syndicats, des collectivités territoriales – dont « l’intérêt spécial » se basait sur des fondements très variés12. C’est sur la base d’« un intérêt très spécifique, souvent au niveau national, au maintien ou à l’abrogation de la loi »13 que les associations ont pu intervenir, en défense des droits touchés par les effets généraux de l’abrogation ou du maintien en vigueur de la norme censurée. Bien qu’en l’absence de critères de recevabilité bien définis, l’approche du Conseil à ce type d’interventions par des associations a été très ouvert. Ainsi, nous verrons que dans les catégories sélectionnées pour ce projet, le taux de participation des associations par voie d’intervention est plus important que celui de la participation par voie de recours, à travers le soulèvement des questions14.

16Sponsorship. Enfin, même en l’absence d’une participation formelle, les associations peuvent participer au contentieux de manière indirecte en offrant leur assistance à la partie ayant soulevé une QPC, à travers celle qui a été dénommée sponsorship. Cette stratégie judiciaire, qui trouve son origine à l’aube de la Civil Rights Revolution aux États-Unis15, consiste à offrir assistance juridique, financière, informative, etc. aux parties à des litiges déjà en cours, en raison de l’intérêt que la question juridique revêt pour les buts de l’association. Cette dernière voie étant impossible à déceler à la lecture de la jurisprudence, nous concentrerons notre analyse sur les deux premières. Néanmoins, nos échanges avec les représentants des associations nous ont confirmé que, si le recours à cette pratique n’est pas fréquent, il n’est pas non plus inexistant et se concrétise parfois lorsqu’un justiciable est représenté par un des avocats qui collaborent le plus souvent avec des associations. Il peut arriver par exemple que l’association s’intéresse et « suive de loin » l’affaire devant le juge de première instance, en se réservant la faculté d’intervenir dans des phases suivantes de la procédure ou bien devant le Conseil constitutionnel lorsqu’une QPC est renvoyée.

17Cette participation des organismes associatifs se manifeste souvent dans le cadre de litiges stratégiques, qui multiplient les chances de parvenir à une décision – et, qui plus est, à une décision favorable – du juge du dernier ressort.

18Dans ses études des années 1970 sur l’accès à la justice16, Cappelletti indiquait la capacité de comprendre l’importance juridique d’une affaire et la possibilité de former des demandes multiples comme des facteurs déterminant l’effectivité du droit au juge17. Or cette possibilité est normalement inaccessible aux particuliers, tandis que les associations ont la capacité concrète de bien choisir les affaires susceptibles d’amener à un résultat favorable, voire de mobiliser plusieurs justiciables devant différents prétoires pour multiplier leurs chances de parvenir à un résultat favorable.

19Cette technique judiciaire a fait son apparition aux États-Unis dans les années 1950, lorsque les associations de lutte pour les droits civils cherchaient une voie d’accès au juge dans le respect des règles sur le droit d’ester en justice, qui exigent l’existence d’un conflit réel portant une atteinte concrète aux droits d’une personne18. Si parfois une seule affaire bien choisie peut permettre de parvenir à l’objectif souhaité de modification du droit, dans d’autres cas de nombreuses tentatives et plusieurs litiges peuvent être nécessaires pour parvenir à des résultats appréciables. Pour donner de l’ampleur aux effets recherchés du litige, la stratégie prévoit donc souvent le déclenchement de plusieurs affaires-pilotes. Il arrive ainsi qu’une association cherche des personnes se trouvant dans une même situation d’atteinte à un droit, pour leur proposer d’initier un litige. Dans d’autres cas, il arrive qu’une association prépare en amont une affaire, dans l’attente de trouver la bonne occasion, le cas d’espèce qui lui permet de la mettre en place. Dans les deux cas, le but est de porter devant les cours la question plus générale dont les cas choisis constituent l’exemple. Comme nous le verrons, cette pratique est primordiale dans l’activité des associations.

20Par toutes ces voies, les associations ont fait évoluer la jurisprudence constitutionnelle, à la fois d’un point de vue procédural et substantiel. En outre, même lorsque l’activité juridictionnelle des associations n’a pas été fructueuse, elle a pu avoir des effets au-delà du résultat processuel individuellement considéré, en faisant avancer le débat public ou en préparant le terrain pour d’autres batailles judiciaires. C’est le principe du litige stratégique, ou du litige d’intérêt public (public interest litigation), pour emprunter une autre définition couramment employée dans le contexte judiciaire anglo-saxon19.

21En passant maintenant à l’analyse empirique, nous essayerons de brosser un cadre de l’impact de la participation des associations dans le contentieux de la QPC au cours de ces dix ans.

B. Le constat empirique de la participation des associations au contentieux

22La présence des associations et, plus en général, des groupes porteurs d’intérêts collectifs est très importante dans le contentieux QPC. Sur les 716 décisions QPC prononcées au 30 septembre 2019, 110 ont pour origine des QPC soulevées par des associations ou des syndicats, à savoir le 15 %20. L’approche libérale du Conseil constitutionnel vis-à-vis des tierces interventions21, ensuite, a permis que cette voie soit largement empruntée par les associations et les autres groupes : 119 décisions visent les observations en intervention présentées par des associations ou d’autres personnes morales porteuses d’intérêts collectifs, c’est-à-dire le 16,5 % du total des décisions22. L’importance majeure de ce genre d’interventions est évidente si l’on regarde ensuite le nombre de décisions visant ces interventions par rapport au nombre total de décisions QPC dans lesquelles des interventions ont été admises, 194, dont les 119 avec interventions par des groupements constituent le 61 %23 (avec par ailleurs une légère baisse du pourcentage, parce que ce pourcentage, à la fin du 2017, s’élevait au 65 %)24.

23Cette donnée ne témoigne pas seulement de l’intérêt des associations et des syndicats pour la QPC, mais aussi de l’intérêt spéculaire porté par les juges constitutionnels à l’égard de leurs interventions. En effet, il semble que le Conseil constitutionnel soit particulièrement bienveillant envers les observations provenant des groupes engagés dans la protection des intérêts collectifs liés à la question. Celles-ci sont en effet plus largement admises et, d’après ce que l’on peut déduire nonobstant l’absence de motivation explicite des décisions de recevabilité, selon des critères de recevabilité moins stricts. Leur recevabilité est ainsi laissée à la libre appréciation du Conseil constitutionnel, qui décide selon des critères variables et le plus souvent implicites. À ce propos, plusieurs membres ou anciens membres du Conseil ont manifesté leur appréciation pour ce genre d’interventions, qui sont en mesure d’apporter des informations très utiles aux fins de la décision25, tels des amici curiae de la tradition processuelle anglo-saxonne. Ainsi, un ancien membre de la Haute institution a observé que « les interventions d’amicus curiae sont naturelles dans un débat devant une juridiction constitutionnelle, car elle est saisie d’un débat objectif sur la constitutionnalité de la loi » et que l’ouverture du Conseil constitutionnel à l’égard de ce type d’interventions « a largement fait avancer le débat constitutionnel »26.

24Néanmoins, lorsqu’on passe du regard général sur la participation des associations aux données concernant spécifiquement les matières concernées par ce projet, le constat est plus mitigé.

25Le nombre de QPC soulevées par des associations dans les matières concernant les catégories sélectionnées s’élève à 19 (auxquelles s’ajoute une décision soulevée par un individu, mais avec les associations intervenues devant le Conseil d’État en soutien du renvoi), à savoir un peu plus de 2,5 % du total27. Le nombre de décisions en ces mêmes matières dans lesquelles des interventions ont été effectuées par des associations est de 45, à savoir un peu plus de 6 %28. Il faut néanmoins souligner que ce chiffre représente presque 38 % des décisions dans lesquelles on a eu des interventions par des groupes, ce qui témoigne de l’importance de l’intervention des associations dans la protection des personnes en situation de vulnérabilité (d’autant plus que toutes les situations de vulnérabilité n’ont pas été prises en compte dans cette analyse).

26Il ne s’agit pas de chiffres éclatants, mais négligeables non plus, notamment si l’on regarde le pourcentage non pas par rapport au total des QPC, mais à la lumière des données concernant les décisions du Conseil constitutionnel dans les matières touchant aux catégories sélectionnées. Dans les rapports provisoires de mes collègues, 46 décisions ont été sélectionnées concernant les mineurs, les malades et les personnes avec handicap, les gens du voyage et les travailleurs précaires29. À celles-ci il faut ajouter les décisions concernant les détenus et les étrangers, qui n’ont pas fait l’objet de rapports provisoires, qui selon mon calcul sont au nombre de 24 et 19 respectivement au 30 septembre 2019. On se rend alors compte que les associations participent presque systématiquement au contentieux QPC dès que les droits qu’elles protègent sont en jeu. Un regard sur les expériences des trois associations qui ont fait l’objet de l’étude empirique est éclairant à ce sujet.

27La participation des trois associations sélectionnées au contentieux QPC devant le Conseil constitutionnel. Les trois associations analysées pour cette étude ont été à l’origine de plusieurs QPC. Sur les 19 décisions sélectionnées30, 9 trouvent leur origine dans une QPC soulevée par une ou deux de ces associations, auxquelles s’ajoute une QPC soulevée par un autre requérant, mais avec l’appui de deux associations intervenues devant le Conseil d’État en soutien du renvoi de la QPC31. Concernant la voie de la tierce intervention, les trois associations examinées sont intervenues dans 20 des décisions sélectionnées32.

28L’accès des trois associations sélectionnées au contentieux QPC devant les autres juridictions. Nous ne disposons pas de données complètes concernant les QPC soulevées par les associations devant les juges du litige et non renvoyées. Nous avons limité la recherche sur les bases de données aux décisions de renvoi des QPC soulevées devant le Conseil d’État. Par les entretiens, nous avons ensuite essayé d’acquérir des informations sur l’activité des trois associations devant le juge administratif de première instance ou d’appel. Nous avons ainsi découvert que, en principe, il est rare qu’elles participent au litige devant les tribunaux administratifs ou les cours administratives d’appel. De même, il n’est pas fréquent qu’elles participent au contentieux devant le juge judiciaire, la Cassation adoptant une notion très restrictive d’habilitation à agir33.

29Lorsque les associations « créent » leurs litiges afin de soulever une QPC, le plus souvent elles utilisent la voie du recours en excès de pouvoir contre un décret34 ou contre un silence de l’administration à l’égard de leur demande de retrait ou d’abrogation d’un acte, en demandant l’annulation pour excès de pouvoir de la décision implicite de rejet résultant du silence gardé par le Premier ministre35 ou l’un des ministres36 sur une demande tendant à l’abrogation des articles.

30Parfois elles empruntent la voie du recours en annulation devant le tribunal administratif et ensuite, le cas échéant, devant la Cour administrative d’appel contre d’autres actes administratifs37. Les entretiens ont révélé qu’il arrive aussi qu’elles utilisent la voie de l’intervention dans le litige d’un justiciable (souvent devant le juge des référés pour ce qui concerne les domaines de compétences des associations traitées ici), mais rarement en premier ressort. Elles ont également essayé le recours ou la constitution de partie civile devant le juge judiciaire, mais se heurtant à l’approche stricte de la Cassation en matière d’intérêt à agir. Lors du deuxième filtre devant le Conseil d’État pour le renvoi de la QPC les associations, en principe, ne sont pas admises à intervenir uniquement en soutien de la QPC38.

31Sauf exception, c’est donc surtout devant le Conseil d’État que les associations soulèvent des QPC39.

32Au-delà des chiffres, une analyse qualitative de la participation des associations dans ce domaine est nécessaire pour comprendre d’une part, quelles sont les stratégies et les difficultés concernant l’accès qui justifient ces chiffres et, d’autre part, quelle est la contribution qu’elles peuvent concrètement donner à la décision, et donc à la protection des droits touchés par les questions soulevées.

II. La contribution des associations entre protection des droits et évolution du droit des personnes vulnérables

33La contribution des associations en QPC peut se révéler un instrument au service des justiciables directement concernés par une affaire (A) et/ou au service d’une cause plus générale (B). Sur cette bipartition va donc se fonder l’organisation en deux étapes de cette partie consacrée à l’expérience des trois associations étudiées, pourvu qu’on tienne en compte qu’il ne s’agit aucunement d’une opposition, car ces deux fonctions ne sont jamais alternatives, mais complémentaires.

34L’autoévaluation de la fonction de l’association, entre soutien à la partie et évolution du droit, le confirme : lors de nos entretiens et dans les réponses au questionnaire, les représentants des associations ont tous affirmé que les deux fonctions sont présentes et se combinent dans leur activité, même si l’une peut prévaloir par rapport à l’autre.

A. La contribution au service des personnes concernées par le cas d’espèce

35Il est intéressant de voir en quoi consiste cette contribution au cas d’espèce, mais surtout comment est-elle mise en place.

1. Le soutien aux justiciables

36Lorsque la QPC est soulevée dans un contentieux « subjectif »40, dans la plupart des cas les associations participent en soutien d’un ou plusieurs justiciables, que ce soit lorsqu’elles sont aussi parties à une instance et soulèvent une QPC, ou bien qu’elles interviennent en soutien de la partie.

a. Le soutien argumentaire constaté dans les moyens soulevés

37Dans les décisions QPC l’on retrouve ainsi une formule récurrente (notamment depuis un certain temps, car avant le Conseil constitutionnel ne mentionnait pas systématiquement les arguments des tiers intervenants dans ses motivations) selon laquelle « le requérant, rejoint par la partie intervenante, soutient que ». L’association peut ainsi renforcer l’argumentaire du justiciable, pour des raisons pratiques (la possibilité de fournir des informations statistiques ou factuelles utiles à la décision dont la partie privée ne dispose pas) et pour des raisons procédurales, parce que, si l’association participe au contentieux en qualité de tiers intervenant, elle peut soulever des moyens nouveaux, alors que cette possibilité est interdite aux parties.

b. Le soutien constaté dans la solution de l’affaire : le taux de réussite

38Dans la plupart des cas, les associations demandent une déclaration d’inconstitutionnalité. L’analyse des dispositifs constitue ainsi un premier indicateur formel pour l’évaluation du « taux de réussite » de leur stratégie judiciaire.

39Certes, le dispositif n’est qu’un indicateur formel du taux de réussite. Pour pouvoir effectivement « mesurer » le taux de réussite et l’influence du lobbying des associations sur le contentieux QPC concernant les personnes vulnérables, il faudrait mobiliser d’autres indicateurs qualitatifs, pour comparer leurs arguments au raisonnement judiciaire et ainsi vérifier si et dans quelle mesure les moyens retenus se fondent sur les arguments des associations.

40Néanmoins, de grandes difficultés se posent quant à la mise en place de cette analyse. Les premiers obstacles concernent la non-accessibilité de l’ensemble des documents (mémoires et observations présentées) et surtout le style de rédaction des décisions du Conseil constitutionnel, qui ne permet ni de connaître l’ensemble des arguments présentés, ni de savoir lesquels ont été pris en compte. Dans les motifs de la décision, les arguments des requérants et des intervenants sont indiqués uniquement de façon très synthétique en guise de rappel procédural des moyens invoqués, et jamais expressément indiqués comme fondement des moyens retenus. Ils constituent donc tout au plus de « références implicites », à savoir des sources prises en compte dans le raisonnement juridique mais non expressément indiquées dans la motivation.

41De ces premières difficultés en découle une autre, qui est l’impossibilité de savoir, à défaut d’accès aux délibérations43, si l’éventuelle analogie entre le contenu des mémoires reçus et le fond d’une décision est effectivement le résultat d’une prise en compte des premiers ou si elle est davantage imputable à une coïncidence de raisonnement et d’arguments juridiques. On se retrouve alors confronté à une limite inhérente à toute recherche sur les références implicites d’une décision44.

c. Le soutien à la situation du justiciable en dehors du contentieux QPC

42Au-delà du succès de la QPC individuellement considérée, la participation de l’association traduit parfois un soutien au justiciable dans la situation processuelle globalement considérée dans le cadre d’une stratégie judiciaire pour parvenir à des résultats favorables dans le litige a quo. Ainsi, par exemple, les représentants des associations nous ont avoué que la QPC est parfois soulevée avec d’autres finalités que la déclaration d’inconstitutionnalité, par exemple pour obtenir une audience dans des plus brefs délais ou pour retarder une procédure.

43M. Sadik nous a porté des exemples de QPC soulevées par ou avec le soutien de La Cimade, pour accélérer l’instruction d’une affaire. Dans un cas, il s’agissait d’un demandeur d’asile qui avait été assigné à résidence, ce qui avait porté atteinte à l’exercice de son droit d’asile. Pour accélérer l’instruction de son recours contre l’assignation à résidence, ils avaient alors décidé, en concertation avec l’avocat du requérant, de soulever un mémoire distinct de QPC, qui est traité de façon prioritaire. La QPC a été renvoyée au Conseil d’État, mais n’a pas passé le second filtrage45.

2. La mise en place de la relation avec le justiciable

44Les entretiens ont révélé plusieurs cas de figure, pouvant être regroupés dans les hypothèses suivantes :

1. La personne s’estimant lésée contacte l’association pour solliciter son aide ;
2. Des membres de l’association fréquentent les lieux où se manifestent des violations ;
3. Des études de terrain menées par l’association (ou par d’autres institutions) sur les conditions des personnes se trouvant dans la situation de vulnérabilité révèlent une violation ;
4. Des avocats qui entretiennent des relations régulières avec l’association et qui sont spécialisés dans le domaine (et dans les QPC) signalent des affaires en proposant une action conjointe.

45Concernant la première hypothèse, dans les expériences que j’ai étudiées, c’est très rare que la mise en relation commence par une prise de contact de la victime qui s’adresse à l’association. En ce qui concerne l’expérience de La Cimade, M. Sadik affirme que, bien que théoriquement l’association soit ouverte aux plaintes et demandes d’assistance par des migrants en état de besoin d’assistance judiciaire, dans la pratique il est très rare qu’ils s’adressent spontanément à l’association : ce sont plutôt les membres de l’association ou des avocats qui signalent les situations des personnes dont les droits sont bafoués. Concernant la LDH, M. Tubiana a déclaré que la sélection des affaires « est inspirée d’une vision purement pragmatique » selon laquelle ils choisissent les cas d’espèce les plus intéressants en vue de la protection globale des droits, parmi ceux qui leur sont signalés par des avocats ou des membres de l’association. Seulement s’agissant de l’OIP, M. Ferran nous a dit que, même si ce n’est pas le cas de figure le plus commun, il arrive souvent que des détenus saisissent eux-mêmes l’association. Néanmoins, il a également ajouté que, depuis que l’association s’est spécialisée dans la voie judiciaire, il lui arrive de plus en plus de « fabriquer » les contentieux par des techniques de litige stratégique.

46S’agissant de l’hypothèse des bénévoles de l’association qui découvrent des violations sur les lieux où elles se manifestent, c’est surtout l’OIP qui évoque ce moyen de mise en relation avec les justiciables. Néanmoins, cette hypothèse est évoquée aussi par La Cimade et la LDH, notamment en ce qui concerne les conditions de détention.

47Dans l’expérience des trois associations, il est fréquent que l’initiative judiciaire et la prise de contact avec les victimes trouvent leur origine dans des études de terrain de l’association (ou d’autres institutions) sur les conditions des personnes se trouvant dans la situation de vulnérabilité montrent une violation. Cette hypothèse est évoquée surtout par l’OIP, mais aussi par La Cimade et la LDH. Enfin, dans l’expérience des trois associations, il arrive que des avocats qui entretiennent des relations régulières avec l’association suggèrent une stratégie judiciaire commune. Si cette possibilité a été révélée par les représentants des trois associations, c’est surtout La Cimade qui a insisté sur le rôle de l’avocat (et notamment d’un avocat avec lequel l’association collabore très souvent) dans la « confection » des QPC. Le plus souvent ce sont donc les associations qui vont vers le justiciable, et le font avec cette double mission de protection des droits subjectifs des personnes vulnérables, d’une part, et de promotion de l’évolution du droit des personnes vulnérables, d’autre part. Le choix des litiges stratégiques s’avère alors crucial pour la poursuite de ce double objectif.

B. Le litige stratégique : la fonction des cas d’espèces au service des autres personnes dans la même situation

48Comme il a été rappelé plus haut, lors de nos entretiens et dans les réponses aux questionnaires, les représentants des trois associations consultées ont tous affirmé que les deux fonctions – de protection de la personne et de promotion d’une cause – sont présentes et se combinent dans leurs activités, mais à des degrés variables.

49Ainsi, M. Sadik, en qualité de responsable du pôle asile de La Cimade spécialisé en contentieux réglementaire, nous a dit que dans son activité la fonction de promotion de l’évolution du droit est sans doute prééminente par rapport à la fonction de protection des droits subjectifs des personnes dans le cas d’espèce ; néanmoins, il a pris soin de préciser que ses collègues spécialisés dans le contentieux individuel seraient peut-être d’avis contraire. Concernant l’activité de la LDH, M. Tubiana rappelle que depuis son origine lors de l’affaire Dreyfus, l’objectif de la Ligue est de promouvoir la garantie des droits de l’homme tout en assurant en premier ressort la garantie des droits des personnes directement concernées par les affaires dans lesquelles l’association s’engage. De même, pour l’OIP la situation concrète des personnes détenues est toujours au cœur des actions menées par l’association, qui au même temps œuvre pour une évolution des conditions normatives et concrètes de détention. De toute façon, il s’agit d’associations qui ont pour but principal la protection des droits, mais non pas uniquement à travers la défense judiciaire des droits des personnes46.

50La stratégie judiciaire des associations, à la croisée entre cas d’espèce et perspective générale dans la protection des droits, se reflète aussi dans la teneur des arguments présentés. En effet, par rapport aux requérants ou intervenants particuliers, les associations sont plus en mesure de fournir aux juges constitutionnels des arguments à la fois juridiques et factuels47 pour passer du particulier au général.

51Interrogés sur le fait de savoir s’ils présentent des arguments à la fois juridiques et factuels, les représentants de La Cimade et de la LDH ont affirmé de « jouer le jeu » demandé par les règles du contrôle de constitutionnalité des lois et de se borner donc principalement à la présentation d’arguments juridiques, mais souvent enrichis de données statistiques. M. Ferran reconnaît, en revanche, que dans les mémoires de l’OIP les arguments factuels sont très présents, pour la simple raison que l’association a une tradition de l’enquête sur les conditions concrètes de détention, ce qui constitue la méthode principale et la véritable raison d’être de l’association. Cette mission de l’OIP se fonde sur le constat permanent d’une large méconnaissance par les juges des conditions concrètes de la détention en prison. Par conséquent, dans la plupart des dossiers il y a une large partie qui est consacrée à ces informations factuelles de nature générale. La source de ces informations se revient surtout dans les enquêtes menées directement par l’OIP, mais aussi dans des documents et rapports rédigés par d’autres organismes de contrôle, dans des questionnaires soumis aux avocats et aux détenus, dans l’analyse des statistiques des décisions judiciaires48.

52L’analyse qualitative des observations et des audiences confirme effectivement que les avocats des associations se conforment le plus souvent aux consignes et se tiennent donc principalement au récit d’arguments juridiques, notamment dans le temps imparti lors de l’audience ; néanmoins, des arguments factuels concernant non pas le cas d’espèce, mais le contexte général d’application de la disposition contestée sont aussi très présents, notamment dans les observations écrites. Ainsi, dans les observations en intervention présentées dans l’affaire 2018-709 QPC, l’OIP, La Cimade et une autre association soulignent que « pour établir le bien-fondé des griefs formulés, les requérants estiment nécessaire d’exposer dans le détail les conditions concrètes dans lesquelles les ordres de quitter le territoire français (OQTF) sont notifiés en détention ainsi que les règles et pratiques pénitentiaires susceptibles de faire obstacle à la formation d’un recours dans le délai de quarante-huit heures »49. À l’appui de ces éléments factuels, elles attachent à leurs observations une vingtaine de pièces reproduisant les rapports, recommandations, courriers, entretiens et questionnaires de différents organismes, associations et personnes physiques. Même si la décision de non-conformité partielle qui s’en est suivie ne fait pas référence à ces éléments factuels, on peut vraisemblablement estimer qu’ils ont eu un certain poids dans le raisonnement des juges constitutionnels ; preuve en est que, lors de l’audience publique, certains membres du Conseil ont demandé au gouvernement un complément d’information sur les statistiques en matière de recours contre les OQTF et sur leurs suivis. Cela montre que les associations peuvent jouer un rôle incontournable dans la concrétisation du contentieux constitutionnel en matière des droits et libertés, grâce à leur capacité de mettre les « faits » au centre du syllogisme « Constitution -disposition législative – décision ».