1Convaincre le juge du fond de la pertinence d’une question de constitutionnalité constitue la première marche à gravir pour atteindre aujourd’hui le prétoire du Conseil constitutionnel. Le rôle des juridictions du premier et du second degré de juridictions a en effet évolué depuis l’introduction du recours incident de constitutionnalité. La pratique contentieuse montre qu’elles se sont détachées rapidement de la lettre des textes qui définissent pourtant strictement la nature et l’étendue de leur contrôle. Sous le contrôle de leur Cour suprême respective, elles sont devenues aujourd’hui des acteurs à part entière du procès constitutionnel. Dans le même temps, que des personnes soient plus vulnérables que d’autres est une réalité naturelle qui envahit progressivement la sphère juridique sans que l’on puisse toutefois déterminer dans quelle mesure la situation de vulnérabilité du justiciable fait partie des variables susceptibles d’influencer positivement le juge du premier filtre. À l’aune des décisions rendues par les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel, la présente contribution entend livrer au-delà des constats, des pistes de réflexion et de proposition pour garantir une égalité entre les justifiables qui ne soit pas exclusivement formelle en ce qui concerne l’accès au juge constitutionnel.

2L’objet de cette étude est d’analyser, sur une période allant de mars 2010 à décembre 2019, la jurisprudence rendue par le juge administratif du premier filtre en application des dispositions des articles 23-1 et 23-2 de l’ordonnance n° 58-067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel. Cette contribution s’inscrit dans le cadre du projet de recherche collective sélectionné par le Conseil constitutionnel et portant sur le sujet suivant : « La QPC, outil efficace de protection des personnes en situation de vulnérabilité ? ». Elle ne poursuit donc pas l’ambition de livrer une analyse générale sur la portée du contrôle du premier filtre, mais uniquement de s’interroger sur l’effectivité de la procédure de la QPC lorsqu’elle est menée par des personnes en situation de vulnérabilité. Là encore, le champ de l’étude ne se veut pas exhaustif puisqu’il ne couvre pas l’ensemble des personnes pouvant potentiellement être en situation de vulnérabilité comme peuvent l’être notamment les personnes âgées. Seules sont concernées les catégories de personnes entrant dans le cadre du présent projet collaboratif, porté par les Professeurs Hubert Alcaraz et Caterina Severino.

3Encore convient-il de préciser que les investigations ont été menées à l’aune d’une double approche de la notion de vulnérabilité. La première a assimilé la notion de vulnérabilité à un état temporaire ou définitif caractérisant intrinsèquement une personne. Ce qui a permis de contenir dans une même catégorie les personnes malades, les personnes handicapées, les enfants, etc. La seconde, complémentaire de la première, envisage la notion de vulnérabilité comme un état subi à raison de l’intervention de facteurs exogènes plaçant les personnes dans une situation de vulnérabilité. En ce sens, les étrangers ne sont pas, en tant que tels, dans une situation de vulnérabilité mais peuvent le devenir en raison du statut que leur applique la législation nationale. Il en est de même des personnes placées en détention ainsi que des gens du voyage faisant l’objet d’un statut administratif dérogatoire au droit commun.

I. Méthodologie de la recherche

4La qualité du logiciel d’extraction que constitue Ariane, bien plus complet que son homologue Arianeweb disponible en accès libre sur le site du Conseil d’État, a permis de cibler la recherche avec un degré de précision relativement satisfaisant. On se doit, à cet égard, de remercier vivement le Conseil d’État pour nous avoir permis d’utiliser librement, et sans la moindre restriction, un logiciel dont l’usage est exclusivement réservé aux magistrats administratifs. En pratique, cet outil s’est révélé précieux dans la mesure où il centralise un nombre d’arrêts et de jugements bien plus important que ceux que le Conseil d’État met à disposition du public à travers le logiciel Arianeweb. Il permet par ailleurs de cibler la recherche par mots-clés tout en autorisant le chercheur à affiner sa demande soit par l’exclusion de termes (sauf) soit par l’intégration des déclinaisons d’un même terme ou d’une expression (**).

5En dépit de sa qualité, le logiciel a cependant peiné à satisfaire toutes les attentes du chercheur compte tenu de ses limites intrinsèques.

6Première limite, les ordonnances QPC, qui constituent le support privilégié des décisions du juge du premier filtre en application des dispositions de l’article R. 771-7 du code de justice administrative, ne sont pas systématiquement versées dans la base de données. Leur recensement demeure néanmoins possible dès lors qu’elles apparaissent normalement dans les visas des décisions rendues au fond. En revanche, l’absence d’accès à leur contenu est de nature à priver le chercheur d’indications précieuses sur la manière dont les juridictions administratives de premier et second degrés exercent leur mission de filtre.

7Deuxième limite, si le moteur de recherche permet d’extraire, avec une marge d’erreur réduite, l’ensemble des décisions QPC du juge du premier filtre, il ne permet pas en revanche d’identifier avec précision les décisions de non-transmission. De telles décisions ne présentent en effet aucun signe particulier sur le plan formel qui permette de les distinguer des autres décisions QPC. De même, l’absence d’harmonisation rédactionnelle de leur dispositif selon les juridictions administratives limite également les potentialités d’une recherche par mots-clés.

8Troisième limite, la recherche a éprouvé les plus grandes difficultés à extraire les décisions rendues par les cours administratives d’appel sur une contestation de refus de transmission. Une recherche ciblée n’a en effet permis d’identifier qu’une douzaine d’ordonnances pour l’ensemble de l’activité des cours administratives d’appel (hors matière fiscale) depuis 2010 ! Or, s’il est acquis que l’appel des décisions de refus de transmission des tribunaux administratifs reste rare, ce résultat ne saurait être représentatif, du moins nous l’espérons, de l’ensemble du contrôle exercé par les cours administratives d’appel sur les décisions QPC rendues par le premier filtre. Il convient de noter que le rapport d’activité du Conseil d’État n’apporte sur ce point aucune indication particulière dans la mesure où il intègre comme données brutes les décisions rendues par les cours administratives d’appel sans faire le départ entre les mémoires QPC introduits en contestation d’un refus de transmission et les questions de constitutionnalité présentées pour la première fois devant elles.

9Il convient enfin de nuancer le taux de refus de transmission des questions de constitutionnalité par les juridictions administratives de premier et second degrés dès lors qu’il intègre les refus de transmission pris sur le fondement de l’article R.* 776-1 du code de justice administrative, c’est--à‑dire dans l’hypothèse où le Conseil d’État ou le Conseil constitutionnel est en cours d’instruction d’une question prioritaire de constitutionnalité similaire mettant en cause pour les mêmes motifs la disposition législative critiquée.

10Au vu de l’ensemble de ces considérations, les résultats de l’étude doivent donc être lus avec mesure et précaution, car s’ils permettent d’apporter un éclairage sur la manière dont les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel exercent leur rôle de juge du premier filtre sur les questions prioritaires de constitutionnalité, ils ne sauraient toutefois, sans une étude complémentaire, servir de fondement à toute forme de systématisation.

II. Les chiffres

11L’utilisation du logiciel Ariane a permis de recenser 8 861 QPC introduites devant les tribunaux administratifs (6 521) et cours administratives d’appel (2 340) jusqu’en décembre 2019. Aucune ne vise précisément les « personnes vulnérables » ou les « personnes en situation de vulnérabilité ». Ces chiffres sont supérieurs à ceux produits dans le rapport annuel du Conseil d’État et de la juridiction administrative réalisé par la section du rapport et des études (SRE) qui reprend notamment l’activité des juridictions administratives au cours de l’année écoulée. Cela tient au fait que la recherche brute sur le mot-clé « question prioritaire de constitutionnalité » recense toutes les décisions dans lesquelles apparaît l’expression. En conséquence, elle intègre également les jugements et arrêts rendus au fond portant dans leurs visas mention des décisions QPC. À l’issue de l’année 2018, le Conseil d’État recensait 5 000 QPC enregistrées par les juridictions administratives depuis les débuts de la procédure : 3 728 QPC devant les tribunaux administratifs et 1 284 QPC devant les cours administratives d’appel. Le cap des 6 000 QPC est désormais dépassé. L’année 2019 a en effet été une année exceptionnelle puisqu’elle a engrangé à elle seule 1 000 QPC supplémentaires devant les juridictions administratives du 1^er et second degré. Il s’agit là d’un record historique ; même à ses débuts, alors qu’elle bénéficiait de l’engouement de la nouveauté, la procédure de la QPC n’a pas donné lieu à un taux de saisine aussi spectaculaire (732 en 2010 et 593 en 2011). En raison de l’effet levier des premières années d’exercice, le taux moyen de transmission à la Haute juridiction administrative est de 10 % pour la période de 2010 à 2019. Au vu de ces dernières années, il sied toutefois de rabaisser le curseur dans une fourchette de 5 à 7 %. En fin de compte, ce sont une trentaine de QPC qui sont transmises en moyenne chaque année au Conseil d’État par les tribunaux administratifs et moins d’une dizaine par les cours administratives d’appel. Parmi elles, peu concernent les personnes en situation de vulnérabilité.

12Dans une seconde étape, du volume global des requêtes QPC ont été écartées toutes les questions de constitutionnalité portant sur le droit fiscal, le droit de l’environnement ainsi que le droit de l’urbanisme et de la construction. Il a ainsi été ramené à un volume de 896 QPC présentées devant les tribunaux administratifs et de 656 QPC pour les cours administratives d’appel, soit 1 552 QPC toutes juridictions confondues. Toutes ces décisions ne concernent évidemment pas les personnes en situation de vulnérabilité, mais le nombre est tout de même significatif puisque 37,6 % des QPC devant les tribunaux administratifs et 36,89 % des QPC devant les cours administratives d’appel concernent des personnes en situation de vulnérabilité. Encore convient-il de préciser que la quasi-totalité des QPC recensées implique les étrangers. Ce qui n’a en soi rien de surprenant à partir du moment où le contentieux du droit des étrangers est également celui qui pèse aussi le plus lourdement sur l’activité des juridictions administratives puisqu’il représente à lui seul 37,5 % de l’activité des tribunaux administratifs et 49,4 % de celle des cours administratives d’appel pour l’année 2018.

13Dans une dernière étape qui a consisté à réserver les QPC portant sur le droit des étrangers, on a pu observer que le nombre des QPC concernant les personnes en situation de vulnérabilité se réduit alors à peau de chagrin avec une vingtaine de QPC seulement. Ce qui est finalement très peu. C’est pourquoi ce résultat a été mis à l’épreuve de l’activité d’une juridiction administrative en particulier, le tribunal administratif de Toulon. On soulignera que cette démarche n’aurait pu être couronnée de succès sans l’intervention bienveillante de son président, M. Michel Lascar, qui a ouvert les portes des archives de la juridiction toulonnaise et mis à notre disposition l’ensemble des QPC introduites devant elle. Ainsi, ce sont 35 QPC qu’a eu à connaître le tribunal administratif de Toulon depuis les débuts de la procédure QPC avec un taux de transmission de 5,7 % (ce qui est conforme au taux moyen de transmission des tribunaux administratifs). La moitié des QPC introduites portent sur questions d’ordre fiscal ou financier, le reste se répartit entre la fonction publique et le droit de l’urbanisme et de la construction. Une seule s’inscrit le cadre de notre étude puisqu’elle concerne une personne hospitalisée. Ces résultats tendent donc à accréditer ceux précédemment dégagés dans le cadre d’une démarche plus globale.

III. Dans le registre des constats et des pistes de réflexion

14L’analyse approfondie de la jurisprudence administrative ainsi sélectionnée appelle une série de constats et d’observations.

A. La situation de vulnérabilité ne facilite pas l’accès au prétoire du juge constitutionnel

15La part relativement faible des questions de constitutionnalités soulevées par des personnes en situation de vulnérabilité, en dehors du cas particulier des étrangers, montre que l’accès à la juridiction constitutionnelle reste encore difficile. C’est au demeurant moins le mécanisme de la QPC qui est en cause que la faculté même des personnes vulnérables à faire appel au juge, qu’il soit constitutionnel ou non. De surcroît, peu importe également que la situation de vulnérabilité soit une caractéristique intrinsèque de la personne concernée ou qu’elle soit la conséquence d’une législation qui place l’individu dans une situation de vulnérabilité, le constat reste le même : la situation de vulnérabilité se répercute dans la mise en œuvre du droit d’accès au juge par les personnes concernées. Si cette considération dépasse largement la seule question de l’accès au prétoire constitutionnel, il y a lieu, à tout le moins, de relever que les personnes en situation de vulnérabilité n’ont manifestement pas développé un « réflexe constitutionnel ».

16Il est à cet égard frappant de constater, par exemple, que l’application de la loi du 3 janvier 1969 relative à l’exercice des activités ambulantes et au régime applicable aux personnes circulant en France sans domicile ni résidence fixe n’a donné qu’à très peu de décisions du Conseil d’État en près d’un demi-siècle. Il est tout aussi frappant de constater qu’aucun recours incident de constitutionnalité n’a été introduit devant le juge administratif du premier degré pour en contester la constitutionnalité et qu’il a fallu attendre 2012 pour que le Conseil d’État soit directement saisi de la constitutionnalité du régime de circulation des gens du voyage1. Les difficultés à s’assurer les services d’un avocat en l’absence d’ancrage territorial alors que leur illettrisme les empêche bien souvent de s’en dispenser constituent autant d’éléments qui peuvent expliquer la faible activation des voies de recours juridictionnels par les gens du voyage. La situation de fragilité dans laquelle peuvent se retrouver des individus les détourne bien souvent des solutions contentieuses que pourrait envisager plus naturellement tout autre justiciable. Ce qui tendrait à expliquer, dans un autre registre, pourquoi la question de l’autonomie des personnes handicapées a été abordée sous l’angle particulier de la compensation financière des départements2 et qu’elle n’a jamais été portée par les premières personnes concernées au regard, par exemple, des conditions permettant à des personnes handicapées de bénéficier de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA).

17De surcroît, il apparaît que, lorsqu’elle est initiée, la procédure de la QPC n’est pas forcément menée avec l’assistance d’un avocat. Il n’y a donc rien de surprenant à constater que la question de constitutionnalité se heurte fatalement aux conditions de recevabilité soit du recours au fond soit du recours incident de constitutionnalité. Par exemple, pour la seule question de constitutionnalité répertoriée dans le domaine de l’hospitalisation des malades, le tribunal administratif de Toulon a prononcé une décision de refus de transmission en raison de « l’imprécision des dispositions législatives critiquées et de celles de valeur constitutionnelle qui seraient méconnues ainsi que la nature des moyens invoqués »3 . Cette conclusion n’est guère contestable au regard de la question de constitutionnalité soutenant que « la loi 83-25 dite “forfait journalier et autres” sont contraires aux dispositions de protection sanitaire et sociale résultant de la Constitution, des droits de l’homme, ainsi que la charte du patient hospitalisé et du serment d’Hippocrate » au motif que « le montant du forfait hospitalier de seize euros par jour doit être assimilé à un vol, eu égard au coût d’un panier-repas n’excédant pas cinq euros, et que le prix de journée réclamé lors d’une hospitalisation doit être assimilé à un vol ». En revanche, plus convaincante pouvait apparaître la question de la constitutionnalité soulevée par le père d’un enfant handicapé faisant l’objet d’un placement d’office de déscolarisation au motif qu’en instaurant un dualisme juridictionnel en fonction de l’âge de la personne, les dispositions de l’article L. 241-9 du Code de l’action sociale et des familles étaient contraires à la Constitution et notamment au principe d’égalité devant la loi. La Cour administrative d’appel de Bordeaux a toutefois refusé d’exercer son contrôle du filtre après avoir relevé que le litige échappait à la compétence du juge administratif4.

B. La situation de vulnérabilité n’exerce aucune influence sur le contrôle opéré par le juge administratif du premier filtre

18Nous sommes encore loin de la situation qui caractérise le contrôle opéré par la Cour européenne des droits de l’homme qui intègre, de manière concrète, dans son examen la situation de vulnérabilité des personnes concernées. Rien de tel devant les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel qui assument leur rôle de filtre sans tenir compte de la situation de fragilité dans laquelle pourrait se trouver l’auteur de la question prioritaire de constitutionnalité. Les questions de constitutionnalité intéressant les personnes en situation de vulnérabilité sont traitées au même titre que toutes les autres. Les conditions de vie ou le statut ne sont donc pas de nature à inciter le juge du filtre à lever les dernières réticences pouvant subsister à la transmission de la question de constitutionnalité au Conseil d’État.

C. La cause des personnes en situation de vulnérabilité est mieux défendue lorsqu’elle est portée par la voie associative

19Les chances d’accéder au prétoire du Conseil constitutionnel augmentent considérablement lorsque la défense des droits fondamentaux des personnes en situation de vulnérabilité est portée par des associations. Cela se vérifie en matière de protection des droits des détenus puisque la grande majorité des décisions rendues sur le sujet par le Conseil constitutionnel l’ont été à la suite des questions de constitutionnalité soulevées par la Section française de l’observatoire international des prisons5. Ce constat se vérifie également concernant les questions de constitutionnalité intéressant les gens du voyage, portées principalement par l’Union de défense des forains ou individuellement par son président6. Inversement, on note que la protection des droits fondamentaux des autres catégories de personnes vulnérables pâtit de l’absence d’implication des associations pour porter leur voix et défendre leurs droits devant le juge.

D. L’examen de la condition d’applicabilité des dispositions législatives au litige est de nature à bloquer le cheminement de la QPC

20Le contrôle d’une telle condition conduit en effet le juge a quo à aller jusqu’à vérifier que la personne vulnérable se trouve réellement affectée dans ses droits. Ce qui signifie qu’il ne suffit pas que les dispositions législatives soient applicables au litige, il faut également que l’application des dispositions législatives critiquées exerce une influence sur la situation personnelle de l’auteur de la QPC dans l’exercice concret de ses droits fondamentaux.

21Dans cette logique d’appréciation concrète de la violation des droits fondamentaux, la cour administrative d’appel de Lyon a ainsi confirmé le refus de transmission, opposé par le juge du filtre du premier degré, de la question de constitutionnalité portant sur les dispositions du IV de l’article L. 512-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) dans sa rédaction issue de l’article  27 de la loi du 7 mars 2016 après avoir relevé que :

« en admettant que les dispositions législatives en cause soient contraires aux principes à valeur constitutionnelle invoqués par M. A., la déclaration de leur inconstitutionnalité serait sans effet sur le litige qu’il a soumis au tribunal administratif de Lyon, puis par voie de l’appel, à la cour administrative de Lyon, dès lors qu’il est constant qu’il a été en mesure de saisir le tribunal administratif de Lyon dans le délai imparti par ces dispositions et que sa demande a, en conséquence, été examinée au fond et non rejetée pour tardiveté ; qu’il suit de là que cette question prioritaire de constitutionnalité qui au demeurant est dépourvue de caractère sérieux, ne peut être regardée comme se rapportant à des dispositions législatives applicables au litige eu sens et pour la mise en œuvre de la procédure prévue par l’article 23-2 de l’ordonnance susvisée du 7 novembre 1958 modifiée7. »

22L’absence d’affectation concrète des droits fondamentaux du requérant a donc abouti au refus de transmission alors que la question de constitutionnalité était pour le moins sérieuse à lire la décision rendue quelques mois plus tard par le Conseil constitutionnel et prononçant la censure des dispositions législatives critiquées8.

23Il incombe donc au plaideur de démontrer l’inconstitutionnalité de la loi au moment de son application et d’inscrire sa contestation dans une perspective résolument concrète. C’est pourquoi la même question de constitutionnalité a pu en revanche prospérer lorsqu’elle a été soulevée par un étranger détenu faisant appel du jugement rejetant comme tardif le recours qu’il avait introduit contre l’obligation de quitter le territoire français dont il faisait l’objet9.

E. Le juge administratif du premier filtre s’est libéré des conditions posées par la loi organique pour opérer un contrôle positif de constitutionnalité des dispositions législatives critiquées

24La pratique de la QPC au sein des juridictions administratives a évolué avec le temps et, en définitive, beaucoup plus rapidement qu’on aurait pu le penser puisque les juridictions administratives se sont éloignées, dès 2010, d’une interprétation stricte des dispositions de l’article 23-2 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 pour s’en détacher complètement à partir de 2013. Cette tendance se confirme dans le domaine de la protection des droits fondamentaux des personnes en situation de vulnérabilité. Force est en effet de constater que les ordonnances de transmission fondées sur le caractère non dénué de sérieux de la question de constitutionnalité sont non seulement rares mais également concentrées sur les premières d’années de mise en œuvre de la réforme constitutionnelle du 23 juillet 200810. Désormais, lorsque le contrôle de la recevabilité atteint le stade de la troisième condition posée par l’article 23-2 de l’ordonnance du 7 novembre 1958, la tendance durablement ancrée au sein des juridictions administratives est bien d’opérer un contrôle du caractère sérieux de la question. Il en résulte que la première marche vers l’accès de la QPC au prétoire du Conseil constitutionnel passe désormais par le contrôle indéfectible du caractère sérieux de la question de constitutionnalité, le juge du filtre passant, dans tous les cas, la question de constitutionnalité au tamis de la jurisprudence constitutionnelle pour apprécier l’opportunité juridique de la transmettre à la Cour suprême dont il relève.

25Si les juridictions administratives se sont familiarisées avec cette procédure, il sied toutefois de relever que le degré d’appropriation de la matière constitutionnelle reste variable selon les magistrats administratifs sans qu’il soit possible de mesurer l’amplitude exacte de ces variations.

26Une illustration pourra être donnée ici à travers l’ordonnance rendue par le tribunal administratif de Strasbourg refusant de transmettre au Conseil d’État la question de la conformité à la Constitution des dispositions du paragraphe IV de l’article L. 512-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA), dans sa rédaction issue de la loi n° 2016-274 du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers en France. Si l’activation du mécanisme de la QPC apparaît rétrospectivement légitime au vu de la censure prononcée par le Conseil constitutionnel dans la décision n° 2018-709 QPC du 1^er juin 2018, force est en revanche de relever que le juge du premier filtre est parvenu à une conclusion inverse au vu d’un raisonnement qu’il importe de livrer ici en l’état :

« Considérant qu’il ressort des travaux parlementaires préalables à l’adoption de la loi du 7 mars 2016 que les dispositions législatives contestées, non envisagées par le projet de loi, ont été introduites au cours des débats pour permettre que le magistrat désigné par le président du tribunal administratif statue dans les 72 heures sur les recours exercés par des personnes détenues contre l’obligation de quitter le territoire qui leur est faite ; qu’il ressort également des débats que le législateur a, en raison de la brièveté du délai de recours de 48 heures et des obstacles que peuvent rencontrer les personnes détenues pour être assistées dans leurs démarches contentieuses, introduit l’obligation d’informer le détenu de ses droits de faire appel à un interprète et à un conseil : que cette obligation d’information imposée lors de la notification de l’obligation de quitter le territoire français est de nature, contrairement à ce que soutient M. Bathily, à garantir le caractère effectif du droit à un recours juridictionnel découlant de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 ; que, par suite, il apparaît de façon certaine, au vu du mémoire distinct présenté par M. Bathily, que le moyen tiré de ce que la durée du délai de recours contentieux prévue par les dispositions précitées du IV de l’article L. 512-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile porte une atteinte substantielle au droit à un recours juridictionnel effectif pose une question dépourvue de caractère sérieux au sens du 3° de l’article 23-2 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel »11.

27Cette position a été démentie par la cour appel de Douai qui a transmis la question de constitutionnalité au Conseil d’État12. Il en découle qu’en l’absence d’appel, le contrôle au fond du premier filtre peut s’avérer bloquant.

F. Le contrôle du caractère sérieux de la question de constitutionnalité peut se révéler bloquant

28À l’issue des investigations menées par la présente étude, le refus de transmission décidé par le premier filtre en raison de l’absence de caractère sérieux de la question de constitutionnalité posée n’apparaît pas toujours justifié. Force est en effet de relever que certaines décisions du Conseil constitutionnel intéressant les droits des personnes en situation de vulnérabilité sont venues répondre à des moyens d’inconstitutionnalité précédemment enterrés par le juge du filtre dans le cadre d’un autre procès. Cette situation a pu se vérifier à plusieurs reprises. On en citera un exemple concernant la constitutionnalité de la loi Besson du 5 avril 2000 relative à l’accueil et à l’habitat des gens du voyage dans sa rédaction issue des lois du 7 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté et du 7 novembre 2018 relative à l’accueil des gens du voyage et à la lutte contre les installations illicites. Le contrôle exercé par le premier filtre a eu pour effet d’interrompre, à deux reprises, le parcours contentieux d’une question de constitutionnalité dont le caractère sérieux a été postérieurement reconnu par le Conseil d’État13.

29TA, Besançon, ord., 4 juin 2019, M^me Prud’homme et M. Renard14 : l’inconstitutionnalité des dispositions de l’article 9 de la loi Besson du 5 juillet 2000, dans leur rédaction issue de la loi Carle du 7 novembre 2018, a été soulevée devant le tribunal administratif de Besançon à l’occasion de la contestation d’une décision préfectorale de mise en demeure de quitter les lieux. Les requérants invoquaient, en particulier, l’inconstitutionnalité du paragraphe III de l’article 9 dans la mesure où il autorise les maires de communes qui ne sont pas membres d’un établissement public de coopération intercommunale compétent en matière d’accueil des gens du voyage à recourir à la procédure d’évacuation forcée à l’encontre de gens du voyage installés sur des terrains leur appartenant.

30Alors que, quelques mois plus tard, le moyen tiré de la violation du droit de propriété garanti par l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, va justifier aux yeux du Conseil d’État le renvoi de la question de constitutionnalité au Conseil constitutionnel et entraîner la censure partielle de la loi15, le juge administratif de Besançon l’a considéré, quant à lui, la question dépourvue « de tout caractère sérieux » après avoir estimé que : « il ne ressort pas de l’analyse de la loi du 5 juillet 2000 que les dispositions législatives contestées instituent une distinction entre les propriétaires du terrain sur lequel stationne leur résidence mobile selon qu’il s’agisse de “français itinérants” ou non ». Le raisonnement retenu par le juge du filtre est d’autant plus surprenant que la spécificité du champ d’application de la loi critiquée ressort de son intitulé même. Au bout du compte, la question de constitutionnalité n’a pas été transmise au Conseil d’État.

31TA, Lyon, ord., 22 mai 2019, M. Clément16 : La question de la conformité à la Constitution des récentes modifications apportées à l’article 9 de la loi du 5 juillet 2000 a également été soulevée devant le tribunal administratif de Lyon. Saisi au fond de la légalité de l’arrêté du préfet du Rhône mettant en demeure un groupe de gens du voyage de quitter les lieux illicitement occupés, le juge a quo a estimé qu’il n’avait pas à se prononcer sur la recevabilité de la question prioritaire de constitutionnalité à partir du moment où était prononcé l’annulation de l’acte administratif contesté 16. Le contrôle du filtre n’a donc pas été exercé. De surcroît, seuls les visas de l’ordonnance permettent d’établir qu’une question prioritaire de constitutionnalité a bien été soulevée lors du procès principal puisque le dispositif de l’ordonnance du juge administratif ne comporte ainsi aucun article propre à la procédure QPC. Dans cette affaire, le caractère prioritaire de la question de constitutionnalité n’a donc pas été respecté par le juge a quo en méconnaissance des dispositions pertinentes du code de justice administrative.

32Il n’est pas possible de déterminer si ces deux ordonnances sont le reflet d’une pratique récurrente des juridictions administratives. En revanche, leur existence montre que le mécanisme du premier filtre peut buter non seulement sur l’interprétation constitutionnelle à laquelle le juge se livre parfois de manière hasardeuse, mais également, sur l’application qu’il peut faire de règles procédurales détachant le procès constitutionnel du litige principal. Le résultat s’avère, dans le cadre de ces deux affaires, d’autant plus fâcheux que les prétentions des requérants se sont finalement révélées constitutionnellement légitimes aux yeux du Conseil constitutionnel.

G. Le refus de transmission du juge du premier filtre met généralement un terme définitif à la procédure de la QPC

33Les ordonnances de refus de transmission font rarement l’objet d’une contestation devant les cours administratives d’appel, ce constat n’épargne pas les refus de transmission des questions de constitutionnalité soulevées par les personnes en situation de vulnérabilité. En effet, seulement deux cas de contestation d’une ordonnance de refus de transmission au Conseil d’État d’une question de constitutionnalité soulevée par une personne en situation de vulnérabilité ont pu être identifiés dans le cadre de la présente étude. Le fait qu’ils portent tous deux sur la constitutionnalité des mêmes dispositions législatives est particulièrement intéressant. Dans les deux affaires était en cause le refus de transmission de la question de constitutionnalité mettant en cause les dispositions du IV de l’article L. 512-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile dans sa rédaction issue de l’article 27 de la loi du 7 mars 2016. Pourtant, le dispositif des décisions rendues a été différent.

34CAA, Lyon, 17 octobre 2017, M. Abdelkader Amri17 : la Cour administrative de Lyon a confirmé le refus de transmission après avoir relevé que : « en admettant que les dispositions législatives en cause soient contraires aux principes à valeur constitutionnelle invoqués par M. A., la déclaration de leur inconstitutionnalité serait sans effet sur le litige qu’il a soumis au tribunal administratif de Lyon, puis par la voie de l’appel, à la cour administrative de Lyon, dès lors qu’il est constant qu’il a été en mesure de saisir le tribunal administratif de Lyon dans le délai imparti par ces dispositions et que sa demande a, en conséquence, été examinée au fond et non rejetée pour tardiveté ; qu’il suit de là que cette question prioritaire de constitutionnalité qui au demeurant est dépourvue de caractère sérieux, ne peut être regardée comme se rapportant à des dispositions législatives applicables au litige eu sens et pour la mise en œuvre de la procédure prévue par l’article 23-2 de l’ordonnance susvisée du 7 novembre 1958 modifiée ».

35Quelques mois plus tard, la Cour administrative d’appel de Douai va quant à elle décider de transmettre la question au Conseil d’État estimant fondé le doute sur la constitutionnalité de dispositions législatives limitant sensiblement les délais de recours au regard du droit au recours des étrangers détenus en prison18.

36Il est à l’heure actuelle impossible d’évaluer la place comme l’influence réelle de la voie de l’appel dans la procédure de la QPC, car le flux contentieux reste difficilement identifiable. Néanmoins, tout porte à croire que la voie de l’appel peine ici à jouer pleinement son rôle. Il n’y a guère lieu de douter que les conditions de recevabilité des recours introduits contre les ordonnances de refus de transmission ne facilitent pas la tâche des plaideurs à partir du moment où la contestation du refus de transmission d’une QPC ne suit pas devant le juge administratif d’appel la même procédure que celle suivie lorsque la question de constitutionnalité est soulevée pour la première fois. La position retenue par le Conseil d’État consiste en effet à privilégier les dispositions de droit commun de la procédure d’appel. Cette absence de particularisme procédural devant le juge administratif a probablement pour conséquence d’amplifier le caractère diffus du contrôle en diluant artificiellement le moyen d’inconstitutionnalité dans le procès ordinaire. La QPC perd ainsi la spécificité qui la caractérise en première instance tant au regard de l’instruction que du délai imparti au juge du filtre pour se prononcer. Ce qui constitue une source de confusion pour les plaideurs qui en oublient de déposer devant la cour administrative d’appel un mémoire distinct.

37En définitive, cette voie de recours, pourtant essentielle, apparaît globalement peu efficace ou délaissée par des plaideurs découragés par la lenteur du traitement des recours contestant l’appréciation constitutionnelle du juge administratif du premier degré. Ce délaissement de la voie de l’appel a inévitablement pour effet de renforcer la portée du contrôle exercé par les tribunaux administratifs, qui prend ainsi les allures d’un contrôle décentralisé de fait puisque, à raison des irrecevabilités formelles ou de l’absence d’opportunité pour le justiciable à le contester, le refus de transmission échappe dans la grande majorité des cas à toute forme de contrôle juridictionnel. Ce qui n’est pas une bonne chose.

H. La pratique des recours « construits » se développe pour contourner un filtre perçu comme bloquant par les plaideurs

38Certains plaideurs cherchent à contourner le contrôle du premier filtre en créant artificiellement un litige devant le Conseil d’État. Ce qui fait que le litige principal ne trouve alors plus sa source dans l’application de la loi, mais dans le refus du pouvoir réglementaire d’abroger le décret d’application de la loi critiquée. La contestation des articles législatifs visés par la QPC constitue la véritable raison d’être du recours contre le refus d’abrogation du décret d’application d’une loi, qui, pour le reste, comporte essentiellement un moyen d’inconventionnalité. Relevons que cette construction n’est toutefois pas inédite dans le contentieux administratif dans la mesure où il ne s’agit en fait que de la transposition sur le terrain de la constitutionnalité de ce que le Conseil d’État admet depuis longtemps sur le terrain de l’inconventionnalité de la loi. Ce type de « recours construit » n’est donc rien d’autre qu’un « contentieux Alitalia »19 dont le mérite est de jouer un effet de levier remarquable puisqu’il permet de former, sans limitation de délai, un recours contre tout refus d’abrogation d’un acte réglementaire se trouvant dans le champ d’une disposition législative et de fabriquer ainsi artificiellement un litige sans lequel la Constitution interdit qu’une QPC soit posée20.

39Entre mai 2010 et septembre 2019, plus de 60 questions prioritaires de constitutionnalité ont ainsi été introduites, en dehors de la matière fiscale, devant le Conseil d’État à la suite d’un refus d’abrogation d’un décret d’application. Il est intéressant de constater que dans plus de 60 % des cas, le mécanisme de l’abrogation du décret d’application a été utilisé par des associations, des syndicats ou des organisations d’ordre professionnel pour camper le procès constitutionnel hors du champ des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel. Initiée dès 201021, cette pratique tend au demeurant à s’ancrer dans la pratique, surtout auprès des associations de défense des droits fondamentaux22. Il est vrai que si ce procédé présente l’avantage de contourner un éventuel refus de transmission du juge du premier filtre tout en limitant les coûts de procédure, il permet surtout de ne pas à avoir à attendre que se noue un litige dans lequel poser une question de constitutionnalité. Il sied de relever également au titre des avantages du recours « construit » qu’il permet au demeurant d’éviter les inconvénients de l’appel en cas de refus de transmission, le plaideur préférant opter pour un nouveau contentieux devant le Conseil d’État plutôt que de s’en remettre à l’appréciation d’une cour administrative d’appel. Il est, dans ces conditions, remarquable de constater que la Haute juridiction administrative assume sans réserve la justiciabilité d’« actes prétextes » là où le juge administratif du premier filtre tend à multiplier les obstacles au cheminement de la QPC. Au titre des recommandations

40Le procès incident de constitutionnalité s’est imposé dans le paysage juridique français sans qu’il soit à l’heure actuelle pleinement possible de mesurer la pleine portée du rôle joué par les juges du premier filtre. Or, la pleine appréhension de l’effectivité du recours incident de constitutionnalité passe nécessairement par une étude plus approfondie des ordonnances prises par ces mêmes juges. Le fait qu’il ne soit pas totalement possible d’extraire le substrat jurisprudentiel constitue à cet égard un obstacle qu’il importe, avant tout autre chose, de lever.

I. Une harmonisation formelle de la jurisprudence QPC des juridictions administratives du premier et second degré

41Une série de mesures simples pourraient aisément être mises en œuvre pour assurer une meilleure lisibilité du contentieux QPC devant le juge administratif du premier filtre.

• Archivage systématique des ordonnances rendues par le juge du filtre dans la base de données « Ariane » ;
• Mise en lumière des décisions QPC par une mention spécifique. Certaines juridictions ajoutent déjà à la numérotation traditionnelle de leurs décisions la mention « QPC », il serait de bienvenu de généraliser cette pratique à l’ensemble des juridictions administratives ;
• Distinction formelle des décisions de transmission et de refus de transmission ;
• Harmonisation rédactionnelle du dispositif des décisions QPC entre les différentes juridictions administratives.

42Au niveau des cours administratives d’appel, il serait opportun d’assurer l’identification des ordonnances rendues sur contestation d’un refus de transmission prononcé par le juge du premier degré à travers la mise en place d’une double exigence :

• Mention particulière des décisions QPC rendues à la suite de la contestation d’un refus de transmission
• Harmonisation rédactionnelle faisant apparaître, dans le corps des décisions intervenant dans le même temps au fond, des conclusions clairement identifiées à travers la formule « en ce qui concerne ou sur la contestation du refus de transmission de la question prioritaire de constitutionnalité ».

43Ces recommandations qui intéressent au premier chef le chercheur seraient de nature à affiner également le degré de précision des statistiques établies par les services du Conseil d’État comme du Conseil constitutionnel.

44Cette amélioration de la présentation formelle des jugements et des ordonnances du premier filtre n’est pas une fin en soi. Afin de rapprocher davantage la Constitution du justiciable comme du plaideur, il importe également de faciliter l’accès au prétoire constitutionnel des personnes en situation de vulnérabilité.

J. Propositions de réforme de la procédure de la QPC pour une meilleure prise en compte de la vulnérabilité de certaines catégories de justiciables

45Des améliorations, d’ampleur variable, seraient à l’évidence de nature à assurer une plus grande fluidité dans le cheminement des QPC sans pour autant altérer la rigueur et la portée du filtrage qu’impose l’encadrement de leur flux. Si la première des propositions suggérées préconise l’ouverture de la procédure de la QPC au Défenseur des droits, les deux autres propositions, axées sur le cheminement contentieux des décisions du juge administratif du premier filtre, suggèrent, d’un côté, la suppression du double filtrage à l’égard des décisions de transmission et, de l’autre, une modification de la procédure d’appel applicable aux décisions de non-transmission.

1. Faire du Défenseur des droits un acteur dans le procès constitutionnel

46Si la question prioritaire de constitutionnalité constitue un instrument démocratique permettant au justiciable de s’approprier la Constitution, le mécanisme procédural qui l’entoure reste complexe, trop technique, voire insaisissable, pour certaines catégories de justiciables plus fragiles. Sans le secours des associations, la démarche n’est le plus souvent pas lancée individuellement. Pour assurer pleinement l’effectivité du droit d’accès au juge constitutionnel des personnes vulnérables, il serait des plus opportuns de reconnaître au Défenseur des droits un rôle dans le procès constitutionnel. Il serait même temps que le Défenseur des droits puisse saisir directement le Conseil constitutionnel ou, qu’à tout le moins, son rôle ne soit plus limité à celui d’un simple intervenant. Au-delà de sa portée démocratique, il s’agirait là d’une garantie fondamentale pour assurer l’effectivité du droit au juge constitutionnel lorsque sont notamment concernées les justiciables les plus fragiles. Un tel élargissement du cercle des requérants constitutionnels ne serait pas constitutif d’une source d’inflation du contentieux constitutionnel si l’on en juge par la pratique des pays voisins du nôtre. Le temps du débat est dépassé, l’heure est venue de mener une réflexion sur les modalités d’une participation active du Défenseur des droits dans la procédure de la QPC. S’interroger sur la pertinence du maintien d’un filtrage à double détente à l’égard des décisions de transmission.

47La proposition est indiscutablement audacieuse mais la question mérite cependant d’être posée au vu de l’évolution de la pratique contentieuse devant les juridictions du fond. Il ne semble plus possible de continuer d’appliquer une telle procédure en faisant fi de la place qu’occupe le juge du premier filtre dans le contrôle de constitutionnalité de la loi. L’accession du juge du premier filtre au rang d’interprète positif de la Constitution draine en effet dans son sillage de redoutables questions : si le refus de transmission ne peut se concevoir sans l’existence d’un contrôle en appel, est-il encore nécessaire que le doute sérieux retenu par le premier filtre à propos de la constitutionnalité d’une disposition législative soit confirmé par le Conseil d’État ? Un tel contrôle s’imposait clairement dans l’esprit du législateur lorsque le contrôle du premier filtre se limitait au « caractère non dénué de sérieux » de la question de constitutionnalité posée. Ne doit-il pas aujourd’hui être partiellement remis en question ou, à tout le moins, discuté à partir du moment où le plaideur doit désormais convaincre non pas une fois, mais à deux reprises, du caractère sérieux de la question de constitutionnalité qu’il soulève. Il y a d’ailleurs ici un paradoxe. De deux choses l’une, ou bien le rôle du premier filtre en tant que juge constitutionnel positif est légitimé, auquel cas le contrôle « doublon » du Conseil d’État n’a plus vraiment de sens, ou bien, dans le cas contraire, c’est-à-dire si le contrôle de constitutionnalité du premier juge se conçoit de manière exclusivement déconcentrée, il faut alors en tirer la conséquence qui s’impose, à savoir qu’il ne peut incomber qu’à la Cour suprême d’apprécier le caractère sérieux de toute question de constitutionnalité. Une chose est cependant certaine, à user le justiciable par le jeu d’un filtrage à répétition, le risque est en effet grand que la procédure de la QPC se transforme en un contentieux d’élites, de moins en moins accessible pour les justiciables les plus vulnérables.

48Si une telle proposition ne devait pas être retenue, il ne serait alors pas inutile non plus d’accompagner davantage les juridictions administratives du premier et du second degré dans leur contrôle du caractère sérieux des QPC qu’elles ont à connaître, la disparité des pratiques étant parfois déroutante. Car, si elles ont incontestablement progressé, les juridictions administratives ne marchent pas comme un seul homme. Aussi, si leur rôle d’interprète positif de la Constitution devait se confirmer, il ne serait pas alors inutile de leur donner l’ensemble les moyens indispensables à l’accomplissement de leur mission.

2. Repenser la procédure d’appel des décisions de non-transmission

49Il semblerait également opportun de s’interroger sur la pertinence des conditions procédurales entourant actuellement la contestation des refus de transmission devant les cours administratives d’appel. L’élargissement du contrôle du juge du premier filtre au caractère sérieux de la question de constitutionnalité mériterait en effet d’être contrebalancé par une plus grande fluidité de la procédure d’appel des décisions de non-transmission devant les juridictions administratives. Il conviendrait, à cet égard, de faciliter la contestation des décisions de refus de transmission en alignant notamment les règles procédurales applicables devant les cours administratives d’appel sur celles retenues devant les cours d’appel de l’ordre judiciaire.