1S’interroger sur les personnes vulnérables et leur appréhension par le juge constitutionnel dans le cadre de la procédure de la QPC pose avant tout la question de la délimitation du sujet, surtout lorsque celui-ci concerne les « travailleurs précaires ».

2Au sens commun du terme, le mot précaire possède trois significations principales : « Qui n’existe ou ne s’exerce que par une autorisation révocable », « Qui n’offre nulle garantie de durée, de stabilité, qui peut toujours être remis en cause », « Qui est d’une sécurité douteuse »1. D’un point de vue juridique, le mot précaire renvoie à ce « Qui n’est octroyé, qui ne s’exerce que grâce à une concession, à une permission toujours révocable par celui qui l’a accordée ». Bien que le terme de « travailleur précaire » fasse aujourd’hui partie du langage courant des hommes politiques, des syndicalistes, des journalistes ou des personnes de la rue, cette dernière expression ne constitue pas une catégorie juridique en soi, pas plus que celle de « travailleur vulnérable » au demeurant. Pour traiter du sujet, il nous faut donc repréciser ses termes.

3S’agissant du mot « travailleur », la formulation du sujet nous incite à nous recentrer sur les personnes liées à un employeur par un contrat de travail et se trouvant à son égard dans une situation de subordination juridique, en d’autres termes à nous intéresser aux salariés et au Code du travail. Cela étant posé, une remarque peut être formulée. Notons qu’à l’ère de la révolution industrielle toute personne engageant sa force de travail moyennant un salaire au profit d’un patron était de fait une personne vulnérable ou un » travailleur précaire » dans la mesure où aucune législation ne venait la protéger des caprices de son employeur (en tout cas avant la loi du 22 mars 1841, qui constitue les prémices de la réglementation législative du travail en France). Le but premier de la législation du travail, aujourd’hui codifiée, a donc été de réglementer ces liens de subordination, de les rendre plus sûrs et plus stables. En d’autres termes, moins précaires. Il va donc sans dire que le concept même de précarité ne peut plus être étudié en 2019 comme il l’aurait été en 1850 (à supposer qu’il ait été théorisé à l’époque2).

4S’agissant du mot « précaire », on peut se demander si les définitions données en début d’introduction sont suffisantes. Malheureusement, le Code du travail qui, dans quelques rares articles, fait référence à la « précarité », se garde bien de la définir. Ainsi, son article L. 1243-8 énonce dans le titre consacré aux contrats à durée déterminée (CDD) que « lorsque, à l’issue d’un contrat de travail à durée déterminée, les relations contractuelles de travail ne se poursuivent pas par un contrat à durée indéterminée, le salarié a droit, à titre de complément de salaire, à une indemnité de fin de contrat destinée à compenser la précarité de sa situation ». Dans l’article L. 1251-32, une formulation similaire est adoptée s’agissant des contrats de mission, qui sont également des contrats temporaires. Par ailleurs, l’article L. 2242-20 qui concerne les négociations obligatoires en entreprises, fait référence aux « emplois précaires », tandis que L 2312-36 mentionne les « contrats précaires ». Si le travailleur en CDD ou en contrat temporaire est donc par essence un travailleur précaire, il est possible d’extrapoler en concluant – à l’instar de l’INSEE – que les « emplois précaires » sont constitués par tous les « statuts d’emploi qui ne sont pas des contrats à durée indéterminée. Ce sont l’intérim, les contrats à durée déterminée, l’apprentissage et les contrats aidés »3.

5Il serait tentant de circonscrire de la sorte notre sujet et de n’étudier que les décisions QPC relatives à ces travailleurs précaires tels que définis. Pourtant, il nous semble que cette approche serait trop réductrice quant à la vocation de cette étude. En effet, l’idée première était d’analyser la jurisprudence relative aux personnes vulnérables. Or, si la précarité entraîne la vulnérabilité, cette dernière est plus large, englobant aussi tous les travailleurs qui par leurs faiblesses supposées ou avérées peuvent faire l’objet d’attaques en tous genres : les femmes, les personnes âgées, les jeunes, les homosexuels, les prisonniers, etc … Nous ne saurions donc les écarter de notre propos.

6Aussi, étudierons-nous dans un premier temps les décisions constitutionnelles rendues sur le fondement de l’article 61-1 de la Constitution relatives aux travailleurs précaires (I), avant d’examiner celles concernant plus largement les travailleurs vulnérables (II).

I. Les décisions QPC relatives aux travailleurs précaires

7Tel que nous avons défini le sujet en introduction, les travailleurs précaires sont donc ceux qui ne sont pas protégés par un contrat de travail à durée indéterminée, mais soumis aux aléas de contrats temporaires. Nous verrons que les décisions QPC relatives aux titulaires de ce genre de contrats et, par extension, aux mécanismes législatifs les encadrant sont peu nombreuses (A). Afin de compléter notre étude, nous souhaitons néanmoins étendre quelque peu le cadre de ce paragraphe. En effet, comme le remarquent les sociologues, la précarité résulte aussi de la création par la loi de mécanismes « précarisants » concernant des travailleurs se pensant jusqu’alors protégés parce qu’en possession d’un contrat à durée indéterminée (CDI) (B). Dans les deux cas, la jurisprudence du Conseil constitutionnel paraît assez timide.

A. Les décisions relatives aux titulaires de contrats « temporaires »

8D’un point de vue statistique, le Conseil constitutionnel n’a eu à juger que d’un nombre assez restreint de QPC relatives aux contrats temporaires :

• ainsi, s’agissant des contrats à durée déterminée, seules trois décisions se réfèrent à eux : les décisions n° 2014-401 QPC du 13 juin 2014 ; n° 2014-402 QPC du 13 juin 2014 et n°  2017- 623 QPC du 7 avril 2017 ;
• s’agissant des autres contrats temporaires le nombre de décisions constitutionnelles se réduit encore : les contrats de travail temporaire ou d’intérim ne sont abordés qu’une fois dans la décision n° 2001-455 DC du 12 janvier 2002 mais dans aucune décision QPC ; la notion d’apprentissage, quant à elle, donne lieu à quatre QPC, mais seule la décision n° 2011-122 QPC du 29 avril 2011 concerne spécifiquement les contrats d’apprentissage, les contrats uniques d’insertion, les contrats d’accompagnement dans l’emploi et les contrats de professionnalisation.

9Sur le fond, dans les deux QPC de 2014, les requérants se plaignaient de ne pas avoir bénéficié de l’indemnité de fin de contrat normalement prévue par l’article L. 1243-8 du Code du travail qui dispose que : « Lorsque, à l’issue d’un contrat de travail à durée déterminée, les relations contractuelles de travail ne se poursuivent pas par un contrat à durée indéterminée, le salarié a droit, à titre de complément de salaire, à une indemnité de fin de contrat destinée à compenser la précarité de sa situation » . Dans la décision n° 2014-401 QPC, la requête provenait d’un étudiant employé en CDD pendant les vacances de Noël, tandis que dans la décision 2014-402 QPC, il s’agissait d’une personne employée en CDD dans le cadre d’un contrat d’usage. Dans les deux cas, les moyens soulevés étaient pertinents en ce qu’ils dénonçaient, d’une part, une atteinte au principe d’égalité vis-à-vis des autres travailleurs en CDD susceptibles de prétendre à la prime convoitée ; d’autre part, en ce qu’ils demandaient au juge constitutionnel de repréciser les notions de « jeunes » et de « contrat d’usage ». La première nous intéresse particulièrement puisque, depuis les années 2000, le législateur a adopté différentes lois censées venir au secours d’une catégorie de la population française perçue comme vulnérable, à savoir les « jeunes ».

10L’apport des décisions QPC mentionnées est cependant de faible valeur. En effet, et il est bon de le souligner pour ce paragraphe, comme pour le reste de la contribution, les décisions QPC se bornent (comme c’est leur rôle constitutionnel) à examiner des micros points de lois. Il en résulte, au mieux, des décisions pouvant ponctuellement s’avérer novatrices ou d’un apport substantiel sur ces micros problèmes juridiques, au pire, des décisions sans envergure se bornant à appliquer des poncifs constitutionnels dégagés de longue date et permettant à leur auteur d’évacuer les moyens soulevés sans trop se compliquer la tâche. Dans tous les cas, soulignons qu’il est difficile d’isoler les apports jurisprudentiels issus des QPC de ceux découlant des décisions DC, le juge abordant les questions de droit de façon identique, sans réellement se soucier du fait que le contentieux des QPC naisse à la base au sein de litiges concrets.

11Sans surprise aucune, faisant siens les arguments du Gouvernement, le Conseil constitutionnel n’est pas venu repréciser la notion de « jeunes » dans la décision n° 2014-401 QPC, pas plus qu’il n’a redéfini celle de « contrat d’usage ». En outre, pour rejeter les prétentions de ces requérants doublement précaires, car titulaires d’un CDD et exclus d’une prime visant « à compenser la précarité de leur situation », le juge a fait une application classique du principe d’égalité. Si les décisions sont peu éloquentes par elles-mêmes, leur commentaire officiel est quant à lui intéressant en ce qu’il nous renseigne bien sur l’approche que le Conseil constitutionnel a ici eue de ces « publics précaires ». Ainsi est-il possible de lire que « pour l’exclusion prévue par le 2° de l’article L. 1243-10 (jeunes élèves ou étudiants), le Conseil a jugé que n’était pas contraire au principe d’égalité le fait de prévoir qu’un élève ou un étudiant qui travaille pendant ses seules vacances et qui a vocation à reprendre ses études, se voit privé de l’indemnité de précarité : au regard de l’objet de la loi (compenser l’instabilité de l’emploi) cet élève ou cet étudiant ne se trouve pas dans une situation de précarité puisqu’il a recherché du travail pour la seule période de suspension de ses études et qu’il a repris ces études à l’issue du contrat (cons. 5 de la décision n° 2014-401 QPC). L’argumentation du requérant, qui se fondait sur des études montrant un important taux de précarité dans la population étudiante, n’était donc pas opérante. Le fait que nombre d’étudiants soient des travailleurs précaires n’a pas pour effet de conférer aux « jobs d’été » un statut de travail précaire »4. Si en droit la solution est correcte, elle ne fait cependant place à aucune générosité de la part du juge constitutionnel, froid calculateur et gardien des cordons des bourses des employeurs.

12Pour en finir avec les décisions prises en compte dans ce paragraphe, nous relèverons que la décision n° 2011-122 QPC qui contrôle l’article L. 1111-3 du code du travail en vertu duquel ne sont pas pris en compte dans le calcul des effectifs de l’entreprise les apprentis, les titulaires d’un contrat initiative-emploi, ceux d’un contrat d’accompagnement dans l’emploi et les titulaires d’un contrat de professionnalisation, ne comporte qu’un apport technique quant au calcul des effectifs des entreprises et à l’application du principe de participation tel consacré par l’alinéa 8 du Préambule de 1946, sans se prononcer sur le fond sur les différents types de contrats et encore moins sur l’éventuelle précarité de leurs titulaires.

13Il aura fallu attendre une décision DC (qui sort donc du cadre de notre sujet, mais que nous entendons mentionner pour son apport au fond) en date du 27 décembre 2019 (n° 2019-796 DC) pour que le Conseil constitutionnel admette sans équivoque que les contrats à durée déterminée sont une source de précarité salariale, contre laquelle le législateur est habilité à lutter en adoptant des mesures spécifiques. Ainsi, était en cause un des articles de la Loi de finances pour 2020 qui instaurait « une taxe forfaitaire de dix euros due par tout employeur pour chaque contrat à durée déterminée dit d’usage conclu en application du 3° de l’article L. 1242-2 du Code du travail ». Toutefois, le Conseil constitutionnel a jugé qu’il « ressort des débats parlementaires qu’en instaurant une taxe forfaitaire de dix euros applicable, quelle que soit leur durée, aux contrats à durée déterminée dits d’usage, le législateur a eu pour objectif, afin de lutter contre la précarité salariale, d’inciter les employeurs à limiter le recours aux contrats conclus pour de courtes durées. En retenant un montant forfaitaire de dix euros par contrat, qui conduit à faire peser la taxe plus lourdement sur les employeurs concluant successivement de nombreux contrats de très courte durée, il s’est fondé sur un critère objectif et rationnel en rapport avec l’objet de la loi. Le grief tiré de la méconnaissance du principe d’égalité devant les charges publiques doit donc être écarté ».

B. Les décisions relatives aux « mécanismes précarisants »

14Alors que le droit du travail avait initialement été conçu pour apporter toujours plus de garanties aux salariés, et cela en particulier pendant la période des Trente Glorieuses, les décennies suivantes ont surtout tenté d’offrir toujours plus de flexibilité aux employeurs au détriment de leurs salariés pour faciliter une compétitivité économique des entreprises françaises. Saisi à de nombreuses reprises des lois réaménageant celui-ci, dans le cadre des décisions DC, le Conseil constitutionnel a également ponctuellement pu se prononcer dans celui des décisions QPC.

15Mais, avant d’en venir aux décisions, qu’entend-on par « mécanismes précarisants » ? Pour expliquer cette expression, laissons de côté les contrats précaires abordés ci-dessus pour nous tourner vers les contrats à durée indéterminée qui, tout en offrant une stabilité supposée aux salariés et une sécurité liée à la pérennité de l’emploi, peuvent néanmoins receler des modalités d’exécution précarisant les conditions de vie de leurs titulaires. Ainsi, il est possible d’inclure dans notre champ d’étude tous les travailleurs qui, bien qu’en CDI, travaillent dans des conditions rendant leur existence précaire : les salariés travaillant le dimanche ou la nuit ou ceux occupant un emploi dont la pénibilité est juridiquement prise en compte, par exemple.

16Statistiquement, le nombre de QPC concernant ces travailleurs est faible :

• la question du travail dominical n’est pas nouvelle et a été examinée une première fois par le Conseil constitutionnel dans la décision n° 2009-588 DC du 6 août 2009. Puis, elle a fait l’objet de quatre QPC : n° 2010-89 QPC du 21 janvier 2011, n° 2011-157 QPC du 5 août 2011, n° 2014-374 QPC du 4 avril 2014 et n° 2016-547 QPC du 24 juin 2016.
• s’agissant du travail de nuit, seule la décision n° 2014-373 QPC en traite
• le Conseil constitutionnel n’a jamais eu à examiner la constitutionnalité des clauses de mobilité dans le cadre des QPC ;
• enfin, la pénibilité qui, un temps, a fait débat dans le cadre des lois portant réforme des retraites, n’a pas été abordée par le Conseil constitutionnel dans les QPC mais seulement dans les décisions DC.

17Sur le fond, la jurisprudence relative au travail dominical a été fixée non dans les décisions QPC précitées, mais dans la décision n° 2009-588 DC de 2009. Dans cette dernière, le juge avait, en effet, considéré que le droit au repos dominical ne constituait pas un principe fondamental reconnu par les lois de la République, mais davantage un principe fondamental du droit du travail au sens de l’article 34 de la Constitution. Ce qui laissait donc au législateur une réelle marge de manœuvre dans l’aménagement de celui-ci. Sans surprise, les décisions QPC rendues postérieurement n’ont pas révolutionné la matière, d’autant moins que les griefs se bornaient à voir dans la réglementation du repos hebdomadaire une atteinte potentielle à la liberté d’entreprendre ou au principe d’égalité entre collectivités territoriales. Le raisonnement du Conseil constitutionnel dans ces décisions a donc moins porté sur la définition du repos ou sur la protection des salariés que sur la conciliation entre des exigences constitutionnelles a priori antinomiques. On notera que la Cour de cassation s’est quant à elle montrée plus explicite que ce dernier dans une décision du 12 janvier 20115 , dans laquelle elle a elle-même tranché la question demandant si « les dispositions de l’article L. 3132-3 du code du travail qui imposent que le repos hebdomadaire soit donné le dimanche et interdisent le travail le dimanche sont contraires à la Constitution en ce qu’elles porteraient atteinte à la liberté d’entreprendre, à la liberté du travail et au principe de laïcité ? ». Pour refuser de transmettre la QPC au Conseil constitutionnel, elle a estimé que « la disposition […] constitue une mesure nécessaire à la protection des droits et des libertés des salariés qui découlent des 10^e et 11^e alinéas du Préambule de la Constitution de 1946 ». Ainsi, quand le juge constitutionnel se montre tiède ou peu engagé, il arrive bel et bien que le Conseil d’État ou la Cour de cassation se substituent ponctuellement à lui pour fixer une jurisprudence plus protectrice des personnes en situation de vulnérabilité, rendant inutile la transmission des QPC à ce dernier.

18En va-t-il de même pour le travail de nuit ? La réglementation de ce dernier est relativement récente (2001). L’article L. 3122-32 du Code du travail pose ainsi le principe selon lequel « le recours au travail de nuit est exceptionnel » et précise qu’il doit prendre « en compte les impératifs de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs et (être) justifié par la nécessité d’assurer la continuité de l’activité économique ou des services d’utilité sociale ». Il s’agit donc, in fine, d’éviter de placer les individus dans des situations susceptibles de fragiliser leur santé, leur sécurité, voire leur vie familiale. Saisi en 2014 d’une QPC par la société Sephora, le Conseil constitutionnel a dû s’interroger sur une éventuelle atteinte à la liberté d’entreprendre par ledit article. Loin d’apporter plus de précisions sur le travail de nuit, celui-ci s’est borné à vérifier que la conciliation entre les exigences constitutionelles en cause avait été réalisée correctement. Dès lors la protection des travailleurs en situation de vulnérabilité se fait au minimum : s’il paraît délicat pour le juge constitutionnel de censurer des législations protectrices, il se garde en revanche de donner un contenu essentiel aux droits des travailleurs considérés.

19Le champ de notre étude pourrait être encore élargi, en incluant dans les « mécanismes précarisants » toute la législation relative aux licenciements. Pour rester centrer sur les « travailleurs précaires » et ne pas trop nous éloigner du thème initial, nous nous bornerons à relever que, dans sa globalité, la jurisprudence constitutionnelle développée ces dix dernières années dans le cadre des décisions DC ou QPC a validé la plupart des mesures destinées à donner davantage de flexibilité aux employeurs et cela au détriment des garanties dont bénéficiaient jusqu’alors les salariés en CDI en matière de licenciement6.

II. Les décisions QPC relatives aux personnes vulnérables qui travaillent

20Déplaçons à présent notre regard vers les personnes qui, travaillant, sont potentiellement vulnérables en raison de caractéristiques personnelles liées à leur âge, à leur sexe, à leur orientation sexuelle ou à leur santé physique ou mentale : les enfants, les femmes, les homosexuels, les personnes en situation de handicap (A) . Nous verrons que la jurisprudence constitutionnelle ne leur accorde aucun égard particulier. Pas plus qu’elle n’en consent à un dernier type de personnes rendues vulnérables par la situation juridique particulière dans laquelle elles se trouvent : les personnes incarcérées qui travaillent (B) .

A. Une vulnérabilité liée aux caractéristiques personnelles des travailleurs peu prise en compte dans la jurisprudence constitutionnelle

21D’un point de vue statistique, le nombre de décisions relatives à ces travailleurs est encore une fois mince :

• trois décisions QPC sont spécifiquement susceptibles de concerner les femmes au travail, la décision n° 2012-240 QPC du 4 mai 2012 qui concerne le délit de harcèlement sexuel et les décisions n° 2017-686 QPC du 19 janvier 2018 et n° 2018-720/721/722/723/724/725/726 QPC qui ont trait aux proportions d’hommes et de femmes sur les listes de candidats aux élections des comités d’entreprise et des comités sociaux et économiques.
• une décision concerne les personnes en situation de handicap au travail : la décision n° 2015-497 QPC
• enfin, aucune décision ne concerne les personnes homosexuelles dans le champ du droit du travail, pas plus que les enfants. Nous ne reviendrons pas ici sur les « jeunes » que nous avons d’ores et déjà appréhendés dans la première partie de cette étude.

22Les apports jurisprudentiels les plus nombreux concernent les femmes. Écartons néanmoins la décision de 2012 puisqu’elle n’avait trait qu’à l’abrogation du délit de harcèlement sexuel, sans qu’aucun développement ne soit consacré à ces dernières. Celles de 2017 et 2018 bien qu’intéressantes dans la conciliation qu’elles opèrent entre l’article 1^er de la Constitution en vertu duquel « La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales » et le principe de participation consacré à l’alinéa 8 du Préambule de 1946, quant aux proportions d’hommes et de femmes sur les listes de candidats à certaines élections professionnelles, n’apportent pas de précisions spécifiques sur la façon dont le juge constitutionnel protégerait le « sexe faible » dans les relations de travail. S’il est entendu que le législateur peut favoriser l’égal accès des hommes et des femmes aux responsabilités professionnelles, le juge constitutionnel n’entend pas que d’autres principes constitutionnels soient sacrifiés pour aboutir à ce résultat. En outre, il avait déjà averti, dans une décision n° 2006-533 DC du 16 mars 2006 que « si la recherche d’un accès équilibré des femmes et des hommes aux responsabilités autres que les fonctions politiques électives n’est pas contraire aux exigences constitutionnelles rappelées ci-dessus, elle ne saurait, sans les méconnaître, faire prévaloir la considération du sexe sur celle des capacités et de l’utilité commune ; que, dès lors, la Constitution ne permet pas que la composition des organes dirigeants ou consultatifs des personnes morales de droit public ou privé soit régie par des règles contraignantes fondées sur le sexe des personnes ». Cette décision, rendue à l’époque sur le triple fondement de l’article 1^er de la Constitution, de l’article 6 de la DDHC et de l’alinéa 3 du Préambule de 1946 qui proclame que « la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme », nous permet par contraste de relever qu’à ce jour et en droit du travail, aucune QPC n’a éte rendue sur le fondement de l’alinéa 3 du Préambule de 1946. Bien qu’il y ait beaucoup à faire en matière d’égalité hommes / femmes, la jurisprudence constitutionnelle développée dans le cadre des QPC est à ce jour à construire.

23S’agissant enfin des personnes en situation de handicap, il existe un certain nombre de décisions DC les concernant, voire des décisions QPC, mais presque toutes ont trait à des aspects liés aux prestations sociales et non au travail. La décision n° 2015-497 QPC aurait pu être intéressante en ce que le Conseil constitutionnel y examine l’obligation législative d’emploi des travailleurs handicapés. Mais, le problème juridique soulevé ne s’intéressait pas à la protection éventuelle de ces derniers, mais à une éventuelle atteinte au principe d’égalité entre les entreprises soumises à l’obligation d’emploi et celles exemptées. La décision s’est donc bornée à raisonner en termes de seuils d’effectifs, sans jamais aborder au fond la vulnérabilité des personnes handicapées.

24Les maigres résultats de notre recherche montrent qu’il n’existe pas dans les décisions QPC (voire dans les décisions DC) une prise en considération spécifique de la vulnérabilité de certaines personnes qui, parce qu’identifiées comme telles par le juge, bénéficieraient d’une jurisprudence plus protectrice que les autres. Saisi de moyens juridiques dénonçant des atteintes à certaines dispositions constitutionnelles, le Conseil constitutionnel se contente d’y répondre sans outrepasser son rôle, ce qui nous semble juridiquement correct, bien que potentiellement décevant d’un point de vue humain si l’on raisonne sur la protection constitutionnelle des personnes considérées comme vulnérables.

B. Les personnes incarcérées bénéficient-elles d’une jurisprudence plus favorable ?

25La question du travail des personnes en détention est un sujet sensible et complexe, tant d’un point de vue juridique que d’un point de vue humain, plaçant souvent les personnes concernées dans des situations concrètes de grande précarité. En effet, le travail des détenus est soumis à un régime dérogatoire par rapport au droit commun du travail, les mettant souvent dans des situations de non-droit, ainsi que la Section française de l’Observatoire international des prisons avait pu le dénoncer dans ses interventions en observation devant le Conseil constitutionnel relativement à la décision n° 2013-320/321 QPC du 14 juin 2013. Dans cette dernière, les requérants avaient notamment fait valoir qu’en excluant que les relations de travail des personnes incarcérées fassent l’objet d’un contrat de travail, sans organiser le cadre légal de ce travail, le législateur les privait des garanties légales d’exercice des droits et libertés consacrés dans les alinéas 5 à 8 du Préambule de 1946. Ils soutenaient, en outre, que les dispositions contestées portaient une atteinte manifeste au principe d’égalité et au respect dû à la dignité des personnes. Bien que le Conseil constitutionnel ait en partie fondé sa décision sur ce dernier principe, en énonçant que « la sauvegarde de la dignité de la personne contre toute forme d’asservissement et de dégradation est au nombre de ces droits et constitue un principe à valeur constitutionnelle », il a immédiatement rappelé que « l’exécution des peines privatives de liberté en matière correctionnelle et criminelle a été conçue, non seulement pour protéger la société et assurer la punition du condamné, mais aussi pour favoriser l’amendement de celui-ci et préparer son éventuelle réinsertion » et donc « qu’il appartient, dès lors, au législateur, compétent en application de l’article 34 de la Constitution pour fixer les règles concernant le droit pénal et la procédure pénale, de déterminer les conditions et les modalités d’exécution des peines privatives de liberté dans le respect de la dignité de la personne », sans s’étendre davantage sur les implications de ce dernier dans les prisons. Pire, se cachant derrière les bonnes intentions prétendues des lois pénales, il a fini par donner tort aux requérants en validant l’article 717-3 du code de procédure pénale qui prévoit que les relations de travail des personnes incarcérées ne font pas l’objet d’un contrat de travail. La décision n° 2015-485 QPC du 25 septembre 2015 s’inscrit dans une logique comparable, unanimement dénoncée par la doctrine comme juridiquement décevante.

26En conclusion, qu’il s’agisse des personnes en détention ou de n’importe quel autre travailleur en situation de précarité ou de vulnérabilité, la jurisprudence constitutionnelle n’est que d’un faible intérêt humain. Ainsi que nous l’avons dit, le Conseil constitutionnel raisonne en droit et n’outrepasse pas son rôle pour venir au secours des travailleurs quels qu’ils soient. Ce constat n’a, en soi, rien d’étonnant car, poussé à l’extrême, l’inverse pourrait aussi signifier que le juge soit supposé prendre systématiquement partie pour les sujets prétendument les plus faibles, quand bien même ils n’auraient pas juridiquement raison : le locataire contre le bailleur, le pauvre contre le riche, la femme contre l’homme, le salarié contre l’employeur, etc. En ce sens, les décisions sont donc peu critiquables.