Préface

1Rapprocher la Constitution des citoyens, donner aux citoyens de nouveaux droits, leur permettre d’accéder au prétoire du Conseil constitutionnel pour défendre leurs droits fondamentaux, telle était l’ambition du constituant français de 2008 lorsqu’il a créé la question prioritaire de constitutionnalité. La France rejoignait ainsi les autres démocraties européennes qui connaissaient déjà une procédure d’exception d’inconstitutionnalité. Il existe par ailleurs un consensus sur l’idée que parmi ces citoyens, les personnes les plus vulnérables, qu’il s’agisse d’un état provisoire ou permanent, doivent bénéficier d’une protection particulière : cette protection résulte tant de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne que de la Convention européenne des droits de l’homme ou du bloc de constitutionnalité français, même si la jurisprudence constitutionnelle hésite sur les mots et utilise peu le mot « vulnérabilité ».

2Cette protection si fermement affirmée est-elle effective ? Permet-elle de garantir les droits des plus vulnérables ? C’est à cette interrogation que nous invitent ces beaux travaux de recherche en livrant des conclusions contrastées. L’aspect comparatiste de la recherche ouvre par ailleurs pour la France de nombreuses pistes de réflexions et de réforme.

3La vulnérabilité est un concept dont la traduction juridique n’est pas encore évidente. Elle ne se confond ni avec la précarité, ni avec la pauvreté, ni avec l’exclusion mais il existe des sous-ensembles communs. La pauvreté est une notion monétaire. La précarité introduit une notion d’incertitude : on ne sait pas de quoi demain sera fait. L’exclusion signifie qu’on est dehors (mais pas nécessairement pour des raisons financières). Le sociologue Robert Castel a parlé de désaffiliation1 et Serge Paugam de disqualification2. On a parlé à propos des quartiers en difficulté de « relégation ». Ces notions peuvent concerner des individus, des familles ou des groupes d’individus. Le mot vulnérabilité a remplacé dans le langage public les mots exclusion et précarité.

4La vulnérabilité introduit la notion de fragilité, d’incertitude. En cela, elle est inhérente à la nature humaine et donc universelle. Mais la vulnérabilité dont nous parlons ici, est une vulnérabilité d’une intensité particulière : sensibilité particulière à un danger, non nécessairement advenu. Ce danger peut être la conséquence de circonstances internes (âge, pauvreté, faiblesse physique ou intellectuelle, momentanée ou permanente) ou externes (notamment liées au lieu et aux conditions de vie : taux de chômage, éloignement géographique, habitat dégradé…). Cette fragilité particulière se caractérise par une difficulté à anticiper ce danger, à résister ou à lutter efficacement s’il survient. Mais la vulnérabilité peut ne concerner que certaines circonstances ou situations particulières : par exemple, le consommateur, le locataire ou l’emprunteur ne sont pas nécessairement des personnes vulnérables mais ils sont la partie faible du contrat. Même si, comme le soulignent les chercheurs, le Conseil constitutionnel utilise peu le mot « vulnérabilité », on retrouve dans sa jurisprudence les différentes notions que je viens d’évoquer. Il tire ainsi du Préambule de la Constitution de 1946 et particulièrement de son article 103, un « principe général de solidarité envers les personnes défavorisées4 » , le droit aux prestations sociales (qui se déduit du principe de solidarité), le droit à une vie familiale normale, la protection de l’intérêt supérieur de l’enfant, la protection de la santé individuelle et collective, le droit à un logement décent (tiré également du principe de dignité), le principe de non-discrimination dans l’emploi. Il est vrai cependant que ces principes ont rarement entraîné une censure à la suite d’une QPC. Ils ont essentiellement permis au Conseil de valider les dispositions qui lui étaient soumises et de justifier les atteintes ainsi portées à d’autres principes de valeur constitutionnelle. Plus récemment, cependant, le Conseil a tiré le « principe de Fraternité » de l’article 2 de la Constitution et décidé qu’il en découlait « la liberté d’aider autrui dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national ». Il a ainsi censuré partiellement le délit d’aide au séjour irrégulier5. De même, dans une décision de 2020 qui devrait entraîner une modification d’ampleur du fonctionnement judiciaire et pénitentiaire, il a censuré une disposition du code de procédure pénale qui ne permettait pas au juge des libertés et de la détention de tenir compte des conditions de détention pour prendre une décision à l’égard d’un détenu provisoire. Il a jugé qu’il « appartient aux autorités judiciaires ainsi qu’aux autorités administratives de veiller à ce que la privation de liberté des personnes placées en détention provisoire soit, en toutes circonstances, mise en œuvre dans le respect de la dignité de la personne »6. Il n’a jamais, en revanche, comme l’a fait la Cour constitutionnelle italienne, obligé le législateur à fournir des prestations pécuniaires pour garantir les droits de personnes vulnérables (en l’espèce les droits des personnes handicapées). Dans ce domaine des « droits-créance » qui impliquent la mobilisation de moyens publics, le Conseil constitutionnel s’est en effet toujours montré prudent, laissant une grande marge de manœuvre au Parlement. Il utilise à cette fin deux paragraphes de principe : « la Constitution ne confère pas au Conseil un pouvoir d’appréciation et de décision identique à celui du Parlement » et il n’appartient pas au « Conseil de rechercher si l’objectif que s’est assigné le législateur pouvait être atteint pas d’autres voies, dès lors que les modalités retenues ne sont pas manifestement inappropriées à la finalité poursuivie. »

5Ce constat rejoint l’un des résultats de la recherche qui montre que sur ce sujet, encore plus que sur d’autres, l’abstraction du contrôle du Conseil constitutionnel constitue une difficulté dans la mesure où il ne tient pas compte de la singularité du cas qui lui est soumis. La comparaison avec l’Italie et l’Espagne est particulièrement éclairante sur ce point en montrant avec force à quel point la concrétisation du contrôle renforce son effectivité. Je nuancerai néanmoins légèrement ce propos sur deux points : contrairement aux intentions initiales du législateur constituant, dès lors que le Conseil constitutionnel a commencé, avec la QPC à examiner des lois déjà appliquées, la vie s’est invitée dans le débat constitutionnel. Le Conseil constitutionnel ne peut donc plus éviter d’examiner le droit vivant, c’est-à-dire le droit tel qu’il est appliqué dans la vraie vie, et tel qu’il est ou non accessible à des personnes plus ou moins vulnérables et plus ou moins bien assistées. Le contrôle du Conseil n’est certes pas pour autant devenu concret mais le visionnage des audiences7 montre qu’il tient compte de plus en plus des éléments de fait susceptibles d’éclairer sa décision. Le second point, c’est que la possibilité donnée au Conseil de reporter dans le temps les effets de sa décision l’a également obligé à exercer un contrôle plus concret des éléments qui pourraient justifier que cette décision ne s’applique pas immédiatement. Cette disposition qui n’existe pas dans les autres pays examinés a donc également entraîné une certaine concrétisation, même si celle-ci, pour des raisons historiques parfaitement expliquées dans ces travaux de recherche, est loin d’être achevée.

6Chacun des chapitres de la recherche et chacune des catégories qu’elle a choisi d’examiner mériterait d’amples commentaires tellement elle suscite d’interrogations et de pistes de réflexions. La question des « gens du voyage » m’a particulièrement fait réfléchir. Si les décisions concernant les gens du voyage n’existent qu’en France parce qu’ils constituent une catégorie administrative identifiée, est-ce que cela signifie qu’ils sont mieux protégés qu’en Espagne ou en Italie où ils n’appartiennent à aucune catégorie ? Ou l’inverse ? De même, le fait pour la cour italienne d’avoir qualifié le travailleur de « sujet vulnérable » dans la relation contractuelle de travail a-t-il eu un effet concret sur la situation de ce travailleur ? Ou non ? On pourrait multiplier les exemples mais dès lors qu’on s’interroge sur le poids réel des mots sur la vie concrète des justiciables, on ouvre une boîte de Pandore qui n’est pas près de se refermer.

7Je voudrais finir mon propos sur la question fondamentale de l’accès des plus vulnérables à la QPC. Tout d’abord, il est vrai que l’existence du contrôle a priori restreint par construction la possibilité de saisine en QPC. Si une disposition a déjà été validée dans le cadre du contrôle a priori, elle ne peut plus en effet faire l’objet d’une QPC. C’est sans doute ce qui explique en partie le faible nombre de QPC concernant le droit du travail, toutes les lois réformant le Code du travail ayant fait l’objet d’un contrôle a priori.

8Ensuite, même si cette question avait déjà été identifiée, la recherche montre de manière puissante à quel point la procédure avec son double filtrage transforme, particulièrement pour les plus fragiles, l’accès au prétoire constitutionnel en course d’obstacles. C’est d’ailleurs pour cette raison que les personnes vulnérables se présentent très rarement seules. Elles sont en général soutenues par une association qui intervient, soit à titre principal en créant artificiellement un litige devant le Conseil d’État, soit comme partie intervenante au soutien de la QPC. L’objectif du constituant de 2008 était de limiter le nombre des QPC pour y répondre dans des délais plus raisonnables que les autres cours constitutionnelles. Sur ces deux points, il a atteint ses objectifs et c’est sans doute un avantage pour les citoyens de savoir que la QPC qu’ils ont déposée sera jugée dans un délai de trois mois. Il n’a cependant pas anticipé le fait que cela fermerait la porte de la QPC à de nombreux citoyens justiciables, et en particulier aux plus vulnérables. Si on ajoute à ces éléments, le phénomène bien connu appelé en France le « non-recours » qui conduit les personnes les plus vulnérables à ne pas demander le bénéfice des droits auxquels ils peuvent prétendre8, on comprend que tous les ingrédients sont réunis pour que certains citoyens soient plus à même que d’autres de bénéficier de la QPC.

9Alors que les plus vulnérables devraient être théoriquement ceux qui accèdent le plus aisément à la reconnaissance de leurs droits fondamentaux, c’est donc l’inverse qui se produit.

10Il faut remercier les auteurs de la recherche d’avoir mis le doigt sur la part d’ombre de la QPC et surtout d’avoir donné des pistes positives de réflexion et de réforme accessibles, à la lumière des expériences des juridictions italiennes et espagnoles.

13 novembre 2020