1Laurence Gay souhaite revenir sur l’idée selon laquelle, au nom de la sécurité juridique, le juge de cassation éviterait le renvoi de QPC au Conseil constitutionnel lorsque cela est possible. Toutefois, la sécurité juridique doit-elle être maintenue au prix d’une violation potentielle de la Constitution ? Est-ce que la sécurité juridique doit bénéficier d’une protection supérieure par rapport aux autres normes constitutionnelles ? Pour sa part, elle ne le pense pas.

2Monsieur Ludet répond à Laurence Gay en précisant qu’il n’a pas évoqué la sécurité juridique comme une problématique conduisant à retenir les renvois au Conseil constitutionnel. Pour le moment, les hypothèses dans lesquelles la Cour de cassation s’est chargée elle-même de résoudre les problèmes, en faisant évoluer sa propre jurisprudence, ne sont pas très nombreuses. On peut considérer qu’il s’agit d’hypothèses où il n’y a aucun doute, pour la Cour de cassation, sur le fait que la jurisprudence actuelle n’est pas en conformité avec la Constitution. Il y a plein d’autres hypothèses où un doute existera, ce qui justifiera le renvoi.

3Paolo Passaglia propose ici de faire confiance aux juges ordinaires. Lorsqu’il y a un doute sur la constitutionnalité d’une interprétation, au lieu de procéder à un renvoi devant la Cour constitutionnelle, on peut chercher à faire changer l’interprétation de la Cour de cassation ou du Conseil d’État. L’idée est que ces juges sont tout à fait en mesure de vérifier la cohérence entre le droit législatif et la Constitution. Si les Cours suprêmes considèrent qu’il y a une incohérence, cela les conduira au renvoi devant la Cour constitutionnelle. En revanche, s’il n’y a pas d’incohérence, il ne sera pas nécessaire de réaliser un renvoi, mais plutôt, de la part du juge de première instance ou d’appel, de proposer une lecture différente de la disposition et de demander au Conseil d’État ou à la Cour de cassation qu’ils changent leur jurisprudence.

4Mathieu Disant remarque que, finalement, les échanges révèlent une chose importante pour l’analyse du sujet du colloque : la QPC n’a pas été pensée, à l’origine, pour contrôler la jurisprudence. Les questions d’interprétation n’étaient pas méconnues évidemment, mais elle a d’abord été pensée pour et à travers la loi, sorte de survivance d’un légicentrisme méthodologique. Cela ne signifie pas qu’elle ne peut avoir la jurisprudence pour objet, mais que le fonctionnement de la procédure construite pour se saisir d’une source politique (la loi) peut naturellement se trouver malhabile à l’égard d’une source technique (la jurisprudence).

5En ce qui concerne la question de savoir si l’auteur de la jurisprudence peut en être le contrôleur habituel, pour lui, cette question ne se pose pas en termes d’impartialité. Le Conseil d’État et la Cour de cassation ont d’ailleurs tranché cette question (Jurisprudence Dion) et la CEDH l’a également confirmé, en août 2015. Ceci étant dit, puisqu’a été évoqué le retour au texte, le texte prévoit la transmission de la QPC en cas de question sérieuse. Précisément, le recours à l’interprétation conforme et plus encore, l’hypothèse du revirement de jurisprudence, c’est la reconnaissance manifeste d’une difficulté sérieuse sur l’état du droit, à tel point qu’il faut en passer par une interprétation conforme ou un revirement de jurisprudence pour le modifier. En termes de logique, c’est un aveu du caractère sérieux, la démonstration de l’existence d’une difficulté par la simple observation qu’il s’agit de prétendre la vider.

6Il convient aussi de prendre garde aux différences techniques, notamment celle liée à l’autorité de l’interprétation conforme : lorsque le Conseil constitutionnel émet une réserve d’interprétation, celle-ci bénéficie de l’article 62 al. 3 de la Constitution qui confère une autorité de droit aux décisions du Conseil constitutionnel et qui permet de se préserver d’un contournement de ces interprétations par le législateur. L’interprétation conforme par les juridictions suprêmes ne bénéficie pas de cet article, et plus encore la décision de non-renvoi qui la contient n’a aucune autorité de chose jugée. On ne peut donc considérer comme équivalente l’usage de la technique, comme cela est trop souvent affirmé.

7Au demeurant, concernant les revirements de la Cour de cassation, les pratiques ne sont pas totalement harmonisées. Apparemment, la 1^re chambre civile ne pratique pas le revirement et préfère renvoyer au Conseil constitutionnel. Le bon sens n’est pas sans ressource : procéder à un revirement de jurisprudence par crainte d’une censure, alors que l’on n’est pas sûr à 100 % de la solution qui sera rendue par le Conseil constitutionnel, n’est pas forcément le plus opportun.

8Nicole Belloubet estime que lorsque le filtre a été mis en place, un point d’équilibre a été trouvé par le biais d’un système qui permet au Conseil constitutionnel d’affirmer, avec la force de l’article 62 de la Constitution, l’ascendant de ses décisions sans écarter pour autant les cours suprêmes du traitement des questions de constitutionnalité. La logique proposée par Mathieu Disant, à laquelle elle adhère, est implacable. D’un certain point de vue, Madame Belloubet n’est pas choquée par le fait que les cours suprêmes modifient leur jurisprudence pour éviter de transmettre une QPC au Conseil constitutionnel, car d’une part, la rapidité de traitement peut rendre service au justiciable et, d’autre part, cela permet à la juridiction de renvoi de modifier sa propre jurisprudence pour l’avenir. À condition, toutefois que, par ailleurs, les cours suprêmes jouent le jeu et transmettent réellement au Conseil constitutionnel les décisions sur lesquelles il y a un doute constitutionnel. Le système ne peut fonctionner que si chacun remplit pleinement et sincèrement son office.