1La multiplication des régimes internationaux se traduit par l’émergence de « complexes de régimes » qui sont liés à la fois par des interactions institutionnelles et par l’existence de « thématiques croisées » (issue-linkage). Un complexe peut être défini comme « a network of three or more international regimes that relate to a common subject matter ; exhibit overlapping membership ; and generate substantive, normative, or operative interactions recognized as potentially problematic whether or not they are managed effectively » (Orsini et al, 2013 : 29 « un réseau d’au moins trois régimes internationaux qui se rattachent à une même thématique, ont des membres en commun et développent des interactions concernant le fond des politiques, les normes ou les opérations concrètes, interactions qui sont perçues comme sources potentielles de problèmes, qu’elles fassent ou non l’objet d’un traitement approprié »). Chaque complexe portant sur une thématique spécifique s’insère dans un réseau de gouvernance plus large qui inclut d’autres arrangements institutionnels et systèmes de normes. Les chevauchements thématiques entre complexes de régimes et interactions fortuites ou institutionnalisées rendent davantage nécessaire la circulation des normes entre ces régimes. Cette circulation et ses modalités sont l’objet central de cette contribution.

2Les acteurs économiques c’est-à-dire les acteurs non-étatiques (ANE) dont l’objectif est le profit comme les représentants des entreprises, jouent un rôle important mais largement négligé par l’analyse. Ils contribuent en effet de façon substantielle à la négociation et à la mise en œuvre des politiques internationales dans différents secteurs (Orsini et Compagnon, 2013). Sur le volet mise en œuvre, la circulation des dispositions des régimes internationaux, par l’intermédiaire des acteurs économiques, peut être éclairée par une littérature sur le « policy transfer » ou sur les dynamiques de diffusion et de transplantation de solutions d’action publique (Delpeuch, 2009 ; Dumoulin et Saugger, 2010 ; Tulmets, 2014). Au sein des processus de transfert, de multiples acteurs publics, mais également privés et associatifs interagissent (Hassenteufel et Maillard, 2013) pour influencer les contenus politiques.

3Ce travail comparatif s’appuie sur quatre études menées séparément par les co-auteurs et qui illustrent la diversité des questions de recherche que soulève la participation des acteurs économiques à la circulation des normes, principes et règles internationaux, non seulement pour ce qui est de la négociation/diffusion des régimes internationaux, mais aussi de leur mise en œuvre à travers des échelles différentes. Elles associent des approches quantitatives et qualitatives et se situent à différentes échelles de l’organisation sociopolitique. Nous les avons rassemblées autour de deux axes : l’élaboration et la négociation des régimes internationaux à l’échelon international d’une part, la mise en œuvre de ces régimes d’autre part.

4Une étude récente des négociations climatiques (Hanegraaf, 2015) perçoit les entreprises comme des acteurs politiques bénéficiant d’un accès facile et rapide aux négociations internationales, notamment du fait de l’absence de difficultés de leur part à s’organiser collectivement dans des coalitions de lobbying. D’autres auteurs font l’hypothèse d’un renforcement des relations de pouvoir préexistantes favorisant l’industrie, dans le contexte des complexes de régimes (Drezner 2009). A contrario, une analyse préliminaire (Orsini 2013) et plusieurs études sur la question du pluralisme en relations internationales montrent que la participation des entreprises est probablement moins automatique qu’annoncée. Dès 1998, Robert Keohane annonçait lui-même un changement de configuration des dynamiques internationales de participation, du fait de l’arrivée des nouvelles technologies de communication, avec « des politiques internationales de plus en plus contrôlées par des groupes informels de scientifiques ou autres professionnels, ou par des coalitions de cause comme Amnesty International et Greenpeace » (Keohane, 1998 : 94).

5Enfin, il existe une littérature montrant comment la gestion des biens communs s’organise dans le cadre de dispositifs institutionnels polycentriques où des organisations publiques et privées, à de multiples échelles, affectent conjointement les bénéfices et les coûts collectifs, par le biais d’un système de gouvernance dont les centres de décision sont multiples et indépendants les uns des autres. (Ostrom V., Tiebout et Warren 1961, Ostrom E. 1990, 2005, 2010).

6Dans la première partie, nous étudions jusqu’à quel point des acteurs économiques participent aux forums onusiens sur la gestion durable des forêts, puis comment d’autres acteurs économiques ont joué un rôle décisif dans la négociation sur la réduction des émissions de CO₂ du secteur aérien à l’Organisation de l’Aviation Civile Internationale (OACI). La deuxième partie est centrée sur la mise en œuvre, soit le rôle évolutif d’acteurs économiques dans le mécanisme Forest Law Enforcement Governance and Trade (FLEGT) de l’Union européenne d’une part, puis sur la mise en œuvre opérationnelle du Mécanisme de développement propre (MDP) introduit par le Protocole de Kyoto. D’autres points communs caractérisent ces travaux, puisque deux d’entre eux touchent à la question des forêts tropicales, réservoirs de biodiversité et puits de carbone, alors que les deux autres renvoient à l’utilisation d’instruments de marché dans les politiques climatiques. En comparant ces études de cas à première vue hétérogènes tant par leur objet que leur méthodologie, nous voulons faire ressortir la diversité des configurations particulières d’acteurs en fonction des contextes et enjeux, tout en montrant que l’influence des acteurs économiques n’est pas nécessairement là où on l’attend.

1. Le poids des acteurs économiques dans les négociations internationales pour la gestion durable des forêts et pour la régulation des émissions carbone dans l’aviation civile

7Cette première partie met en perspective le rôle d’acteurs économiques dans l’adoption des normes dans le cadre de négociations multilatérales. Dans la première sous-partie sur les forums internationaux sur les forêts, nous cherchons à mesurer le degré de participation de ces acteurs. L’existence de complexes de régimes change-t-elle la donne sur ce plan ? Le croisement entre thématiques favorise-t-il ou non les acteurs économiques qui sont les plus à même de créer des passerelles entre thématiques internationales ? Peu d’études adoptent une vue d’ensemble questionnant cette circulation sur plusieurs échelles d’analyse différentes. La première sous-partie vise à combler ce double manque à partir du cas de la gestion durable des forêts.

8La deuxième sous-partie étudie le rôle décisif de la coalition des industries de l’aérien dans le débat qui agite l’OACI depuis le milieu des années 2000 sur un éventuel mécanisme de marché pour réduire les émissions de CO₂ de l’aviation internationale. L’industrie y apparaît comme un acteur incontournable de la régulation et un véritable entrepreneur de normes.

1.1. Circulation internationale : la participation des acteurs non étatiques aux forums internationaux sur la gestion durable des forêts

9Depuis les années 1990, la question de la gestion internationale des forêts a été négociée dans plus de huit forums internationaux (Glück et al. 2010). Nous nous intéressons ici aux institutions qui ont pour mandat principal d’élaborer des politiques de gestion des forêts à savoir :

• le Comité de la FAO pour les forêts (COFO), historiquement le premier forum à avoir dressé l’état des lieux des forêts mondiales ;
• le Forum des Nations unies sur les forêts (UNFF) établi en 2001 pour coordonner les politiques nationales et internationales dans ce domaine ;
• Le Comité international des bois tropicaux (ITTC) de l’Organisation internationale des bois tropicaux (OIBT) qui réglemente l’exploitation commerciale de ces forêts.

10Ce complexe institutionnel sur la gestion durable des forêts est fragmenté. C’est donc un exemple intéressant pour appréhender les conséquences d’une complexification de l’architecture internationale sur la circulation des acteurs économiques. Dans le cas d’étude envisagé, les acteurs concernés sont les entreprises forestières, les commerçants de bois ou les industries du papier. Pour évaluer l’importance de la circulation de ces acteurs économiques il s’agit de la comparer à celle d’autres catégories d’acteurs non étatiques, comme les ONG environnementales (ONGE) qui sont aussi actives sur la thématique, comme les ONGE spécialisées dans la gestion des forêts, dans la conservation des espèces ou plus généralistes.

11Pour évaluer cette circulation, nous avons constitué une base de données en relevant leur participation effective, en tant qu’observateurs, aux différentes réunions du complexe sur les forêts, et en identifiant leur nature (acteurs économiques ou ONGE). Cette participation n’a été codée que pour un minimum de deux participations (pour rendre l’analyse plus pertinente). La base de données ainsi constituée commence à la 15^e réunion du COFO en mars 2001 et se termine par la 11^e réunion de l’UNFF en mai 2015 et comprend 40 réunions internationales¹. Notre méthode consiste donc à exploiter les listes de participants aux différentes réunions mentionnées ci-dessus, de façon à comparer la participation, que ce soit à des forums de négociation ponctuels ou au complexe de régimes. Les résultats concernant la participation à des régimes individuels sont présentés dans le Tableau 1 d’un point de vue quantitatif et dans le Tableau 2 d’un point de vue qualitatif.

Tableau 1 – Pourcentage de participation des ONGE (en bleu) et des acteurs économiques (en rouge) participant à au moins deux réunions, aux différents régimes constituant le complexe de régimes sur les forêts – 2001-2015

Tableau 2 – ANE les plus impliqués dans les négociations internationales de l’UNFF, de l’ITTC et du COFO analysées séparément

12Sur la période analysée, plus d’ONGE que d’acteurs économiques suivent les négociations internationales sur les forêts : 16 % en moyenne de participation pour les ONGE, et cela quel que soit le forum considéré pour seulement 4 % en moyenne d’acteurs économiques. La proportion ONGE/acteurs économiques est par ailleurs stable au cours du temps et ne montre aucune évolution sensible. Seule tendance générale : les négociations plus récentes sont suivies par un pourcentage plus important d’ANE. Cette dernière tendance indiquerait une légère amélioration de la représentation des ANE au cours du temps. Le Tableau 2 indique que les ONGE impliquées sont plutôt généralistes alors que les acteurs économiques sont plus facilement spécialisés sur la question des forêts. Les négociations de l’ITTC sont celles qui attirent davantage les acteurs économiques.

13Concernant la participation au complexe de régimes, à savoir le suivi des trois forums de négociation en parallèle, on constate que 40 % des ANE multi-fora sont des ONGE contre 13 % pour les acteurs économiques. Le Tableau 3 donne le nom des principaux ANE impliqués dans le complexe de régimes.

Tableau 3 – Principaux ANE impliqués dans les négociations internationales du complexe de régimes sur les forêts (top 10 avec ONGE en bleu, acteurs économiques en rouge, et total de participations entre parenthèses)

14Le Tableau 3 montre à nouveau la faible participation des acteurs économiques dans le suivi du complexe de régimes, comparativement à celle des ONGE.

15Non seulement le complexe de régimes des forêts constitue un cas intéressant en lui-même, mais il permet aussi d’examiner le croisement des thématiques. En effet, depuis 2009, la gestion durable des forêts est comprise dans un ensemble institutionnel plus vaste, incluant la lutte contre les changements climatiques. Au cours des négociations dans le cadre de la Convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), les questions de l’utilisation des forêts comme puits de carbone ou de l’impact de la déforestation sur les émissions de gaz à effet de serre ont pris de l’ampleur. C’est surtout après la conférence des Parties (COP) de Copenhague de 2009 qu’elles entrent sur l’agenda des négociations par le biais du mécanisme REDD+ (réduction des émissions liées à la déforestation et à la dégradation des forêts). Depuis, la thématique des forêts et celle des changements climatiques sont de plus en plus mêlées dans les négociations internationales. Dans quelle mesure la participation des acteurs économiques contribue au croisement des thématiques forêts et changement climatique ?

16Pour répondre à cette question, nous analysons la participation des acteurs économiques spécialisés sur les questions de forêt, notamment le mécanisme REDD+, aux COP de la CCNUCC. L’étude est basée sur la comparaison de l’identité des acteurs économiques les plus actifs des négociations « forêts » depuis 2001 avec l’identité des acteurs économiques ayant suivi les négociations climatiques depuis 2009. Pour obtenir une évaluation de cette participation, la même analyse est faite pour l’ensemble des autres catégories d’ANE, et notamment les ONGE. Pour ce faire, une liste des ANE les plus actifs (32 organisations) aux négociations du complexe de régimes sur les forêts est élaborée, sur la base des listes de participants aux négociations sur les forêts sur la période 2001-2014. Les ANE spécialisés les plus actifs sur cette période sont définis comme ceux ayant suivi au moins 15 % des réunions (soit 6 réunions au moins). Dans un deuxième temps, il convient de croiser ces résultats avec la liste des ANE ayant participé à une COP de la CCNUCC depuis 2009, et d’identifier les acteurs économiques et les ONGE.

17Les résultats montrent que 37,5 % des ANE actifs dans les négociations internationales sur les forêts se retrouvent dans l’ensemble des négociations internationales du mécanisme REDD+ dans le cadre de la CCNUCC, alors que 15,5 % suivent plus de la moitié des réunions de ces mêmes négociations. Environ 50 % (53,1 % soit 17) des ANE experts des questions de forêts se retrouvent donc dans les négociations climatiques. C’est un niveau de participation très significatif, lorsque l’on envisage les difficultés matérielles et logistiques engendrées par la participation à des négociations internationales. Parmi ces 53,1 %, 11,7 % (soit 2 organisations) sont des acteurs économiques : le World Business Council for Sustainable Development (WBCSD) qui a suivi toutes les négociations depuis 2009 et la Confédération des industries papetières européennes, qui a suivi trois réunions depuis 2009. Le Tableau 4 recense les ANE spécialisés dans les questions forestières et qui ont suivi toutes les négociations climat. À nouveau, le nombre d’ONGE généralistes est significatif.

18Les résultats suggèrent qu’il existe une capitalisation de l’expertise des ANE dans le domaine environnemental puisque les experts sur les questions de forêts participent aux discussions climatiques sur REDD+. Cela signifie que le paysage institutionnel dans lequel s’inscrit le mécanisme REDD+ est porteur de liens avec, pour ce qui est des thématiques environnementales, les institutions spécialisées dans les questions de forêts. Alors que les négociations REDD+ bénéficient d’une partie de l’expertise sur les forêts détenue par les ONGE, cette expertise provient peu des acteurs économiques, qui, à nouveau, sont moins actifs sur la question des thématiques croisées.

Tableau 4 – ANE spécialisées dans les négociations sur les forêts participant à toutes les COP climat depuis 2009 (ONGE en bleu et industries en rouge)

19Cette section a examiné la circulation internationale des acteurs économiques au sein des forums internationaux sur la gestion durable des forêts et en ce qui concerne la thématique croisée du changement climatique, comparativement à d’autres catégories d’ANE.

20Plusieurs conclusions intermédiaires peuvent être tirées pour cette section. Premièrement, la participation des acteurs économiques est limitée, tandis que la participation des ONGE est importante. Deuxièmement, la participation des acteurs économiques est encore plus faible dans le cas d’un complexe de régimes. Elle est aussi faible concernant le croisement thématique entre les forêts et le changement climatique. Cette étude suggère ainsi qu’en termes de complexification des régimes et de croisement des thématiques, l’évolution en cours semble favoriser la participation des ONGE plus que celle des entreprises. L’influence des acteurs sur les États n’est pas proportionnelle à l’importance de leur participation, car elle dépend également de la densité de leurs actions, mais au vu de l’écart de participation en acteurs économiques et ONGE il est possible de supputer que les blocages qui perdurent lors des négociations internationales sur les forêts apparaissent d’abord comme des blocages politiques et structurels au niveau des États, plus que comme le produit de la participation des acteurs économiques concernés – au moins à l’échelon international. Ces éléments ne permettent pas, toutefois, de comprendre pourquoi les ONGE sont davantage présentes quand la négociation s’effectue au niveau du complexe de régimes. Des recherches complémentaires sont nécessaires sur ce point.

1.2. Le cas de la régulation internationale des émissions carbone du secteur aérien²

21Bien que représentant encore une part modeste des émissions globales de gaz à effet de serre (GES)³, les émissions de l’aviation commerciale croissent de façon plus rapide que la moyenne des autres secteurs : entre 1990 et 2010, cette croissance fut d’environ 80 % contre 40 % pour la moyenne de l’économie (Alice Bows-Larkin, 2014). Selon les scénarios considérés, l’accroissement du trafic pourrait atteindre jusqu’à +515 % entre 2000 et 2050, bien que l’estimation la plus courante soit +220 % (Gudmundsson et Anger, 2012). Suite à un désaccord entre les États quant à la répartition des émissions du trafic international, la CCNUCC a confié à l’Organisation de l’Aviation Civile Internationale (OACI), en 1997, la responsabilité de mettre en œuvre une réduction des émissions de GES de ce secteur.

22Bien que la question ait été portée à l’agenda du Conseil et de l’Assemblée de l’OACI dès 1998, l’absence de progrès significatif sur le sujet a incité l’UE à intégrer dans la directive révisée sur le marché européen des droits d’émission de CO₂ (en anglais ETS) de 2008 les émissions de tous les vols entrant et sortant du territoire de l’Union. Ce dispositif, interprété hors UE comme une violation du principe de souveraineté consacré par la Convention de Chicago et comme une mesure unilatérale contraire aux usages de l’OACI, a été combattu par les États non européens, par le Secrétariat de l’OACI et par une grande partie de l’industrie regroupée sous la bannière de l’Air Transport Action Group (ATAG)⁴, une vaste coalition dirigée par l’International Air Transport Association (IATA), la principale association mondiale de compagnies aériennes.

23Épilogue provisoire de cet affrontement que nous analysons ailleurs (Compagnon, à paraître), une résolution adoptée par la 38^e Assemblée de l’OACI, en octobre 2013, condamna résolument ce mécanisme régional de l’UE – subséquemment suspendu sauf pour les vols intracommunautaires – et demanda au Conseil de l’OACI d’élaborer un projet de mécanisme global de marché, destiné à être formellement adopté lors par la 39^e Assemblée, en octobre2016, pour être mis en œuvre effectivement à partir de 2020. Un tel mécanisme a été adopté le 6 octobre 2016, sur la base d’une participation volontaire des États entre 2021 et2026, puis de façon obligatoire pour tous les États dont le trafic aérien international atteindra ou dépassera alors 0,5 % du total. Contrairement à l’ETS de l’UE, il ne s’agit pas d’un marché de droits d’émission, mais d’un mécanisme contraignant de compensation des émissions offsetting (par achat de certificats hors aviation), de façon à stabiliser les émissions du transport aérien au niveau atteint en 2020. Parallèlement, s’était engagée à l’OACI une négociation plus technique et discrète sur l’adoption d’une norme technique d’émission de CO₂ par les nouveaux avions mis sur le marché (qui ne sera pas traitée en détail ci-après), également adoptée par la même assemblée triennale. Dans ces deux processus, les acteurs privés ont joué un rôle déterminant mais non exclusif, sans que l’on puisse parler d’une captation de la décision par les intérêts privés.

24Lorsque début 1998, le Conseil requiert l’avis technique de son Comité de la Protection de l’Environnement en Aviation (CAEP), ce dernier recommande, sous l’impulsion de hauts fonctionnaires des autorités de l’aviation civile britannique et américaine⁵, le recours à un mécanisme d’échange de quotas d’émissions réputé vingt fois moins coûteux que les autres options pour atteindre un objectif donné de réduction. Pour l’un des principaux auteurs de ce travail, c’est l’exemple du marché de droits d’émission d’oxyde de soufre mis en œuvre aux États-Unis dans le cadre du Clean Air Act qui a inspiré ce choix et non la pression de l’industrie aérienne qui n’était pas encore mobilisée sur le sujet. La 33^e Assemblée de l’OACI, en septembre 1998, entérine alors la participation de l’aviation civile internationale à un système ouvert d’échange de droits d’émissions, tel qu’il pourrait résulter du Protocole de Kyoto tout juste adopté et demande au Conseil d’en formuler les lignes directrices.

25À cette fin, le CAEP présente à la 35^e Assemblée de l’OACI, en octobre 2004, les conclusions de l’étude « Designing a greenhouse gas emissions trading system for international aviation » rédigée par un consultant, mais les débats sont alors focalisés sur les projets de la Commission européenne d’instituer un système de taxe ou redevance environnementales sur les avions atterrissant ou décollant de son territoire. Hostile à un accroissement des taxes et redevances aéroportuaires déjà élevées dans les pays développés, IATA se rallie alors au concept de « mesures basées sur le marché » (MBM) avancé par le CEAP mais la discussion du contenu à lui donner est repoussée à l’Assemblée de 2007. Le CAEP a poursuivi après 2004, ses travaux d’expertise sur la mise en œuvre d’un marché de droits d’émission dans l’aérien, et présenta en octobre 2006 une note sur son champ d’application géographique et publia, en février 2007, des lignes directrices pour la mise en place d’un tel marché. Toutefois, à partir de fin 2008, l’adoption de la directive 2008/101/CE suscita un blocage politique complet à l’OACI sur la question des émissions de CO₂ et provoqua la mobilisation des acteurs privés, en particulier les compagnies aériennes américaines sous la houlette de leur association Airlines for America (A4A).

26Bien entendu, ce conflit OACI/UE a masqué d’autres freins à l’adoption d’un tel mécanisme, notamment la volonté des États du G77 d’importer dans l’arène de l’aviation internationale le principe de responsabilité commune mais différenciée (RCMD) et de la distinction entre pays de l’Annexe 1 et pays en développement, derrière lesquels s’abritent certains pays émergents refusant toute mesure contraignante de réduction de leurs émissions, bien que le trafic aérien y augmente bien plus vite qu’en Europe ou aux USA⁶. De même, pendant les deux mandats de G.W. Bush qui avait récusé le protocole de Kyoto, le marché global de droits d’émission n’avait pas l’appui de Washington, qui préférait insister sur l’innovation technologique – notamment les biocarburants – et un panier de mesures opérationnelles.

27En décembre2009, plusieurs compagnies américaines et A4A attaquent la mise en œuvre de la directive par le gouvernement britannique. En mai2010, la Haute Cour de Justice administrative de Londres (Queen’s bench Division) décide du renvoi de l’affaire devant la Cour de Justice de l’UE (CJUE) pour une décision préjudicielle sur la conformité de la directive européenne au droit international aérien. L’arrêt (C-366/10) rendu par la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE), le 21 décembre 2011, confirme la légalité de la directive 2008/101/CE et la déclare conforme au droit aérien international et à l’accord « ciel ouvert » entre les États-Unis et l’UE, bien que cette interprétation soit contestée par de nombreux juristes hors Europe⁷.

28Les actions de lobbying s’intensifient alors auprès du gouvernement et du Congrès américain, conduisant à l’adoption d’une loi bipartisane exonérant les compagnies américaines de l’obligation d’appliquer l’ETS européen, promulguée par le Président Obama en novembre 2012. L’industrie reproche principalement à ce dispositif son coût d’administration pour les compagnies (enregistrement, mesures des émissions, gestion de quotas, reporting) et y voit l’amorce d’une multiplication de dispositifs nationaux et régionaux hétéroclites et redondants, situation génératrice de confusion et de coûts accrus⁸. De plus, l’ETS dans sa version 2008 aurait instauré des distorsions de concurrence sur les liaisons transcontinentales entre les compagnies devant transiter par l’Europe et celles qui pouvaient utiliser, par exemple, le hub de Dubaï.

29Suite aux sanctions commerciales mises en place par la Chine à l’encontre d’Airbus en juin2011, ce groupe a mobilisé ses relais en France, Royaume Uni et Allemagne, jusqu’à obtenir que ces trois gouvernements fassent pression sur la Commission européenne pour obtenir un premier infléchissement en novembre2012, avec la proposition dite « stop the clock », soit une suspension de l’application de la directive jusqu’à la 38^e Assemblée OACI d’octobre 2013, avant que l’intervienne en avril 2014 la suspension pour tous les vols extra-européens jusqu’au 1^er janvier 2017. Ce que les compagnies aériennes n’avaient pu obtenir, Airbus et son chantage à l’emploi industriel lié aux commandes chinoises y est parvenu. À cet égard, et quelle qu’aurait été l’issue du débat sur le système global de MBM à l’OACI, un retour à l’ETS européen dans sa version de 2008 paraissait politiquement exclu.

30Le projet de MBM global dont ont discuté les membres de l’Environmental Advisory Group (constitué de représentants étatiques au Conseil plus IATA) de décembre 2013 à janvier 2016 et qui a été adopté par la 39^e Assemblée est très inspiré des propositions de IATA. Dès sa réunion générale annuelle (AGM) de Vancouver en 2007, l’association avait adopté la « stratégie des 4 piliers » parmi lesquels un mécanisme global de MBM. Ayant pris livraison d’une étude de McKinsey sur la croissance à long terme de l’industrie en 2008, IATA a élaboré une stratégie sur le changement climatique en 2009, comprenant la neutralité carbone de la croissance du trafic à partir de 2020 (CNG2020) et un objectif plus lointain de réduction de 50 % des émissions par rapport au niveau de 2005 à l’horizon 2050. Elle est parvenue ensuite à faire adopter ces objectifs par l’OACI. À son 69^e AGM, en juin 2013 à Cape Town, IATA a pris position en faveur d’un MBM global sous la forme d’un système obligatoire de compensation des émissions (offsetting) et a demandé aux États d’adopter un tel dispositif à l’OACI⁹. Pour les compagnies en effet, la compensation est préférable parce que plus souple et moins coûteuse à gérer qu’un marché de droits d’émissions et une trentaine de compagnies aériennes la pratiquant déjà sur une base volontaire.

31En outre, IATA justifie son positionnement par une communication très au point et que vient illustrer un schéma mis en avant dans tous ses documents sur le sujet (cf. graphique ci-dessous).

Graphique 1

32Pour ATAG, l’aérien ne doit pas être soumis à des efforts injustes car il a déjà contribué à la réduction des émissions plus que d’autres secteurs. L’industrie avance que le progrès technique a permis de faire 70 % d’économie de carburant sur la consommation des turboréacteurs depuis leur introduction et compense 2 points sur les 5 % de croissance annuelle du trafic et des émissions. Le recours à une forme de MBM est indispensable, au moins pour quelques décennies, pour respecter l’engagement d’une stabilisation des émissions au niveau atteint en 2020, avant que le développement des carburants alternatifs et une nouvelle vague d’innovations technologiques permettent une « déconnexion quasi complète » entre croissance du trafic et évolution des émissions. Cette stratégie soulève pourtant de nombreuses questions de faisabilité¹⁰, notamment quant à la disponibilité future des carburants sans carbone¹¹.

33La prise de position solennelle de IATA à Cape Town est souvent citée comme un facteur décisif du ralliement des États-Unis au projet de MBM global dans la résolution de la 38^e Assemblée de l’OACI. En effet, les représentants américains s’affirmaient sceptiques sur les chances d’un tel système quelques mois auparavant, notamment lors des discussions du Groupe de Haut Niveau réuni de décembre 2012 à avril 2013, pour tenter de résoudre le conflit entre l’UE et l’OACI. Certains observateurs ont pointé l’activisme de A4A et de IATA dans les couloirs de la 38^e Assemblée, pour convaincre les délégués des pays du Sud de voter contre l’ETS européen¹². Ils soupçonnent également A4A d’être derrière le lâchage des Européens par la délégation américaine. Que la numéro deux de la délégation US à la 38^e Assemblée et haut responsable de Federal Aviation Authority fut issue de l’industrie, et y soit retournée peu après, est invoqué en appui à cette vision fantasmatique d’une « capture » de l’action publique par le privé¹³. Les dirigeants de l’industrie interrogés estiment qu’on leur prête un pouvoir qu’ils n’ont pas dans cette affaire¹⁴. Ils font remarquer que la FAA n’est pas la seule impliquée dans le processus de décision aux USA – la délégation américaine était conduite en 2013 par Todd Stern représentant spécial du président Obama sur le climat – et que le premier argument motivant les États tiers était la question de la souveraineté sur l’espace aérien. De même, quand on évoque le mode de calcul des obligations de chaque compagnie dans le dispositif adopté en 2016, lequel favorise les compagnies américaines, c’est le risque que le Congrès américain refuse d’appliquer ce dispositif qui est invoqué comme fondement de la position américaine à Montréal¹⁵.

34Plus fondamentalement, l’industrie est très présente dans les activités de l’OACI à tous les niveaux : IATA est notamment membre des groupes de travail du CAEP, observateur au Conseil, associée aux groupes restreints constitués par le Président du Conseil au fil des ans, dont le Groupe de Haut Niveau de 2013. Dans l’Environmental Advisory Group, elle a siégé en tant que membre, au même titre qu’un État et non plus comme observateur, alors que les ONGE, également regroupées dans l’International Coalition for Sustainable Aviation (ICSA) accréditée à l’OACI, n’étaient pas invitées. Associée de longue date à l’élaboration des réglementations de sécurité et de sûreté, IATA se rend utile aux délégations par son expertise et sa disponibilité. C’est en partie un héritage d’une époque où les compagnies aériennes étaient souvent publiques et très proches des autorités nationales de régulation, y compris aux États-Unis où jusqu’en 1978 la concurrence était très organisée par l’État. Une sorte de « dépendance au sentier » s’est créée, qui place IATA au cœur du dispositif décisionnel de l’OACI.

35Les dirigeants de l’industrie mettent en avant leur adhésion aux objectifs de développement durable et reconnaissent l’urgence climatique, car se montrer proactif sur la question c’est acquérir « le droit à continuer à croître » (license to grow)¹⁶, autrement dit, re-légitimer aux yeux du public une activité critiquée pour son impact environnemental. Ce n’est pas combattre toute forme de régulation, mais obtenir celle qui est le plus favorable à l’épanouissement de l’industrie (un standard d’émission de CO₂ négocié pour l’aéronautique, un système de compensation pour les compagnies), quitte à reporter dans le temps (après 2020) ou vers d’autres secteurs (ceux qui génèrent les crédits négociables) le poids de l’ajustement. Le non-dit de l’opposition de IATA à l’ETS c’est que la directive imposait de réduire les émissions par rapport au niveau enregistré en 2010, puis d’accroître progressivement l’effort. Avec un niveau très bas du prix de la tonne carbone sur le marché, l’impact financier était mesuré au début¹⁷, mais le système était par essence plus contraignant que celui qui est sorti de l’Assemblée de 2016, surtout si les crédits éligibles à la compensation sont à l’avenir définis de façon extensive, par exemple en incluant la REDD+.

36Les groupes de pressions industriels ne sont donc pas à l’origine de l’introduction des MBM dans le débat sur la réduction des émissions de GES de l’aviation commerciale à l’OACI. IATA s’y est ralliée depuis 2007 par hostilité aux projets de nouvelles taxes de l’UE et sous l’influence de son nouveau directeur de l’environnement, convaincu que les compagnies aériennes devaient adopter une stratégie proactive. Toutefois, IATA a manœuvré habilement, en coalition avec certains acteurs étatiques, pour obtenir la condamnation de l’ETS européen, considéré comme nuisible aux intérêts des compagnies aériennes et pour promouvoir la compensation comme type souhaitable de MBM. L’industrie a ainsi mis en œuvre trois types de leadership (Fuchs, 2007) : structurel, du fait de sa position centrale dans le dispositif normatif de l’OACI depuis l’origine, instrumental, dans ses alliances tactiques avec les États s’opposant à l’ETS européen et lors de l’intervention d’Airbus pour la suspension de son application, discursif enfin, en proposant une stratégie cohérente et à long terme remportant l’adhésion des États-Unis et du secrétariat de l’OACI, sans compter certaines ONG de l’International Coalition for Sustainable Aviation.

37Toutefois, il ne faut pas surestimer l’unité d’intérêt et d’action de l’industrie. Lors de l’adoption de la déclaration de Cape Town en 2013, les représentants des compagnies chinoises avaient ostensiblement quitté la salle. Bien que rassemblant 256 compagnies dans 117 pays IATA reste dominée par les membres occidentaux de l’industrie. C’était également flagrant à la conférence d’ATAG ‘Global Sustainable Aviation Summit’ en septembre 2015 : les acteurs arabes, asiatiques (hors Singapour) et africains étaient largement absents. Dans les Global Aviation Dialogues (GLAD) organisés par le Secrétariat de l’OACI dans les différentes régions du monde, courant 2015, les réticences des acteurs aussi bien industriels que gouvernementaux à soutenir un MBM global étaient palpables¹⁸. En dépit de la stratégie de communication bien huilée de IATA, l’industrie est loin d’être unanime sur la question ; de même que l’ETS européen avait suscité des divergences au sein des compagnies (européennes/autres). La capacité des acteurs privés à imposer les normes et instruments qui ont leur préférence se heurte vite à des limites, en l’absence d’un cadre d’action publique négocié par les États.

2. Évolution du rôle des ANE dans la mise en œuvre de la politique extérieure de l’UE contre le bois illégal et du Mécanisme de Développement Propre

38L’action extérieure de l’UE contre le bois illégal offre un autre exemple de la circulation internationale des normes environnementales et des acteurs entre les arènes politiques et dans le complexe de régimes touchant aux problématiques de gestion durable des forêts dans les pays forestiers coopérant avec l’UE. Elle se mobilise en lien avec les organisations internationales, les agences gouvernementales et les acteurs privés tant au plan sectoriel, au nom de la compétitivité de l’exploitation forestière, qu’au plan de la société civile, pour défendre les populations locales et les droits des travailleurs dans la négociation et la mise en œuvre de ce dispositif. Plus encore, le FLEGT fait consensus en tant qu’instrument qui pourra fournir la base légale indispensable à la mise en œuvre locale des politiques internationales du changement climatique.

39Nous examinons ensuite la mise en œuvre du MDP, lequel constitue un cas intéressant d’intégration des acteurs privés dans l’évolution d’un dispositif institutionnel. La mise en œuvre opérationnelle du MDP repose effectivement sur les acteurs privés et l’utilisation d’un instrument de marché entraîne l’émergence d’une architecture institutionnelle complexe reposant sur la participation privée.

2.1. Les ANE dans l’action extérieure de l’UE contre le bois illégal en République du Congo

40Le commerce international de bois illégal désigne l’exploitation des forêts contrevenant au cadre légal national et la commercialisation du bois en découlant. Entre 20 % à 50 % de l’exploitation mondiale de bois et 10 % des importations mondiales seraient illégales pour une valeur de 30 à 100milliards de dollars de profit par an (Nelleman, 2012). Il représente de 10 à 15milliards de dollars de pertes fiscales annuelles pour les États, dégrade les écosystèmes forestiers et crée une concurrence déloyale entre les firmes d’exploitations forestières (World Bank, 2008 : 3,186 ; Brack, 2008 ; Lawson, MacFaul, 2010 ; FAO/OIBT, 2010 : 8 ; Hoare, 2015). Le problème du bois illégal a connu un traitement international similaire à d’autres enjeux forestiers mondiaux. D’abord intégré aux objectifs ambitieux d’une convention internationale sur les forêts (Smouts, 2001 ; Humphreys, 2006), il fut finalement transféré à des processus resserrés et maîtrisés par les seuls États voulant en faire une priorité de leur agenda politique. Dénoncé par la société civile dans les années 1970 puis inscrit à l’Accord des États membres de l’Organisation Internationale pour les Bois Tropicaux de 1983 comme problème sectoriel majeur, le bois illégal en fut retiré sous la pression des États producteurs¹⁹. Il fut alors intégré aux forums et panels successifs sur les forêts organisés au sein de l’ONU dans les années 1990 sans grands résultats. C’est finalement sous la pression d’ONG – Global Forest Policy Project et Global Witness – et du secteur privé américain dénonçant une concurrence déloyale qu’il fut pris en charge par les États-Unis au sein de l’Intergovernmental Panel on Forests en 1996 où il rencontre les mêmes résistances. Les États-Unis vont alors l’inscrire à l’ordre du jour de la Conférence du G8 à Bali en 2001. À l’issue de celle-ci, ses membres publient la déclaration Forest Law Enforcement and Governance (FLEG) pour améliorer la coopération et la gouvernance dans le domaine de la légalité forestière. Cela débouchera sur des mesures douanières à l’exemple du Lacey act aux USA à partir de 2008 et du plan d’action FLEGT de l’UE adopté en 2003.

41L’action extérieure de l’UE contre le bois illégal poursuit le double objectif de lutter contre l’illégalité en renforçant l’autorité des États producteurs tout en poursuivant les efforts pour améliorer la gestion durable des forêts. À cette fin, le plan d’action FLEGT définit un cadre de coopération – l’Accord de partenariat volontaire (APV) – dans lequel les États producteurs définissent avec l’UE les moyens d’atteindre ces objectifs. La méthodologie de l’APV suit quatre phases : une première de cadrage avec une ouverture aux parties prenantes, une seconde de négociation entre l’UE et le pays producteur, une troisième de développement des systèmes de traçabilité de la légalité et enfin une quatrième de mise en œuvre.

42Nous examinons en particulier l’APV entre la République du Congo et l’UE. Appuyés par l’European Forest Institute (EFI), dans le cadre de la EU FLEGT Facility depuis 2007, qui fournit à l’UE et aux tiers l’expertise technique et politique et par la FAO dans le cadre du partenariat EU FAO FLEGT, mis en place en 2008, pour appuyer les pays tiers, l’objectif des négociations est de préciser le cadre juridique applicable, les responsabilités publiques et privées et enfin les procédures, critères et indicateurs qui permettront de suivre le bois depuis les forêts jusqu’aux marchés de consommation. Au terme de cette matrice de légalité seront délivrées les autorisations FLEGT d’exportation de bois vers l’UE dispensant les opérateurs de toute autre démarche administrative et douanière pour faire entrer le bois sur le marché européen. De tels accords font intervenir différents représentants des institutions européennes (notamment la Direction Générale Coopération Internationale et Développement comme négociateur et le Service d’Action Extérieure pour le suivi de la mise en œuvre dans le pays) et d’États membres (en particulier les agences française et britannique AFD et UK Aid qui soutiennent financièrement les parties prenantes civiles à l’accord). Signé en 2010 après une négociation relativement rapide initiée en 2008 et paraphé en 2009, l’accord ne sera finalement ratifié qu’en 2012. Pour autant, en 2016, aucun certificat ni autorisation FLEGT n’a encore été émis par le pays²⁰.

43Toutefois, la mise en œuvre du FLEGT va requérir la participation des acteurs privés concernés, qui, à l’instar des ONG, se mobilisent pour en négocier les formes concrètes. Ce travail de médiation des représentants de la filière forêt-bois est apparu incontournable aux vues des objectifs de l’APV et des critiques formulées à l’encontre de l’autorégulation privée. Selon les autorités de l’UE de tels instruments relèvent d’un compromis entre acteurs privés volontaires qui ne porte que sur les surfaces forestières concernées créant ainsi des îlots de durabilité et de légalité sans effet sur le reste du massif forestier et sa gouvernance. Leur objectif est donc de les réinsérer dans l’agenda politique et de poser la question de leur rôle dans la loi forestière. Face à cette mise en cause, le secteur s’est mobilisé pour faire reconnaître des investissements et la définition de nouvelles méthodes de gestion souvent réalisés sous la pression et le contrôle des ONGE et dans le cadre de partenariats transnationaux.

44Cette mobilisation va au-delà du seul APV Congo. Trois organisations se situent à l’interface de l’UE et des pays producteurs : l’Association Technique Internationale des Bois Tropicaux (ATIBT), l’Interafrican Forest Industries Association (IFIA) et enfin l’association ‘Le Commerce du Bois’²¹. En tant qu’espaces intermédiaires de médiation dans cette filière mondialisée, ces organes de représentation des firmes ont pour fonction d’informer les membres, négocier avec les autorités publiques et internaliser le changement. L’investissement dans ces trois fonctions va dépendre de la dépendance à la ressource concernée par le FLEGT. Ces organisations positionnées différemment dans la filière partagent la problématique posée par le FLEGT quant à la pertinence de continuer à s’inscrire dans la certification du Forest Stewardship Council²². En effet, le nouveau dispositif légal prévoit les mêmes catégories d’obligations tout en fournissant un certificat de durabilité et de légalité pour la commercialisation. Or, si l’accord ne reconnaissait pas la certification privée dans la grille de légalité, cela entraînera une double méthodologie avec des contrôles distincts et des coûts supplémentaires. Cela étant, le FSC n’apparaît pas mécaniquement isolé dans ce processus, de même que les entreprises forestières certifiées ne tiennent pas forcément à renoncer à la certification malgré le coût supplémentaire qu’elle représente. En effet, l’enjeu de la place de la certification est également partagé par les entreprises du secteur qui reconnaissent ses apports en termes de méthode de gestion des forêts naturelles, ou de communication quant à l’image du secteur sur les marchés de consommation européen et s’inquiètent du retour sur investissement pour les entreprises qui s’y sont engagées.

45Ainsi, au-delà de l’information aux membres quant aux nouveaux défis que posent les procédures FLEGT, l’action conjointe de l’ATIBT et de l’IFIA consiste à se mobiliser pour suivre les négociations et la mise en œuvre du dispositif tant au sein des institutions communautaires européennes qu’au Congo pour y intégrer les efforts précédemment réalisés en matière de certification de la gestion durable. Cette mobilisation est notamment stimulée par les reproches quant au défaut de communication de la part de la Commission au moment des premières négociations et la surprise que suscitent les pourparlers avec le Congo qui prennent au dépourvu un secteur privé peu préparé à cette réorientation et craignant que les choses lui échappent. Prenant conscience de l’ampleur du changement à l’œuvre, elles cherchent moins à le bloquer qu’à l’accompagner pour y insérer leurs propres demandes et perceptions de la situation en matière de durabilité et de compétitivité. Localisées à Paris, fusionnées sur les questions du FLEGT à partir de 2012, les deux équipes portent ensemble ces problématiques auprès de leurs membres, des institutions européennes et congolaises jusqu’à désigner un représentant permanent au Congo début 2015, afin d’être au plus près de la mise en œuvre de l’accord. À chaque fois, les défis sont de faire reconnaître les certifications privées et communiquer les attentes et perceptions du changement dans le pays producteur.

46La mobilisation du secteur privé prend une autre forme avec l’action de l’association Le Commerce du Bois. Engagée dans l’information et la représentation, elle est également devenue l’Organisme de contrôle du Règlement Bois de l’UE en France reconnu par la Commission pour vérifier la mise en œuvre de l’APV et les importations françaises de bois. Pour ce faire, elle s’est appuyée sur sa ‘Charte environnementale de l’achat et de la vente de bois’ adoptée par ses membres et devenue obligatoire en 2011. Elle a été discutée avec le WWF, Les Amis de la terre, des associations de consommateurs et les ministères de l’écologie et de l’agriculture. Elle a été également reconnue par le gouvernement français. Sa mise en œuvre effective par les entreprises est contrôlée par les organismes indépendants FCBA, Veritas et SGS²³. C’est une grille d’évaluation de la responsabilité des entreprises dans les domaines de la vigilance, de la légalité et de la durabilité. Avec les critères et indicateurs, est fournie une méthodologie d’évaluation des performances qui sont ensuite évaluées par les auditeurs privés et indépendants. En cas de non-respect, des procédures correctives peuvent être mises en place. Le processus vise à mettre en place un instrument techniquement opérationnel, c’est-à-dire qui intègre les contraintes réglementaires et opérationnelles face à la réalité du marché et selon les règles définies par les autorités publiques communautaires et africaines.

47Ces organisations apparaissent donc comme des opérateurs de transferts (Delpeuch, 2009) à l’interface des arènes communautaires, congolaises et sectorielles. Leur rôle oscille en permanence entre celui d’un intermédiaire généraliste cherchant à réinsérer les attentes des autorités publiques dans un discours plus large de responsabilisation du secteur et de gestion durable du patrimoine forestier tout en négociant sur la technicité précise de l’accord, tels les courtiers analysés par Olivier Nay et Andy Smith (2002). Aussi, cette mobilisation des acteurs privés contribue au cadrage politique de cette coopération sur les forêts.

48Par ailleurs, au niveau infranational, cette coopération donne à voir un rôle central des experts. Leur rôle est, d’une part, de définir les critères et indicateurs techniques qui vont permettre d’assurer la traçabilité des bois sur le terrain et ainsi leur légalité tout au long de la chaîne de négoce et de transformation du bois. D’autre part, ils doivent rendre opérationnel l’accord et tester le système informatisé de traçabilité. Ils opèrent dans le cadre de mandats attribués à l’issue d’appels d’offre internationaux. L’objectif est de mobiliser leurs compétences dans la définition des modalités et leur neutralité dans la vérification de celles-ci. Trois éléments de l’APV donnent à voir cette mobilisation des experts : la définition du logiciel de traçabilité correspondant aux critères et indicateurs adoptés avec l’APV, la vérification de la mise en œuvre et le suivi de l’agenda politique.

49Le développement d’un logiciel de traçabilité de la légalité s’inscrit dans les procédures d’attribution des certificats et autorisations FLEGT. Pour ce faire, la Cellule de Légalité Forestière et de la Traçabilité (CLFT) a été créée en 2010, au sein du ministère de l’économie forestière et du développement durable. Elle a vocation à coordonner puis mettre en œuvre la réforme du secteur à tous les niveaux de l’administration forestière congolaise. Elle vérifie et autorise les coupes de bois. Pour ce faire, elle s’appuie sur le Système National de Traçabilité et le Système Informatisé de Vérification de la Légalité développé avec l’APV. L’objet de ce logiciel est d’intégrer flux de bois et législation forestière afin de permettre un contrôle de ce qui est commercialisé depuis les zones d’exploitation. Il s’agit notamment de fournir à la CLFT, via le logiciel, l’ensemble de la documentation requise par l’APV afin de relier une grume commercialisée à une souche en forêt, ce qui est l’ambition des certificats FLEGT. La définition et le développement de ce logiciel par les experts sont toujours en cours en 2016 alors que ce processus a débuté avec la signature de l’APV en 2010, pour être opérationnel en 2013 à l’entrée en vigueur du règlement européen. Un tel retard s’explique par l’incapacité du prestataire initial, Helveta²⁴, à livrer le logiciel et la rupture du contrat en 2012.

50Plusieurs raisons sont avancées pour expliquer cet échec : une équipe d’informaticiens face à la complexité du secteur forestier congolais, la difficulté à adosser traçabilité et légalité dans un même logiciel et le faire fonctionner sur le terrain, le niveau d’exigences et la complexité de l’accord, les délais impartis à des projets à l’état d’offre avec un démarrage dans l’urgence. Ces différentes raisons invoquées sont cependant éclairantes du choix fait par le gouvernement congolais de travailler désormais avec SGS, pressenti dès la rupture avec Helveta, pour mettre en place ce logiciel SIVL. Le gouvernement congolais a passé un contrat de gré à gré avec SGS en-dehors des procédures ordinaires d’appels d’offres de l’UE, laquelle a cependant accepté de le financer pour protéger la viabilité de l’APV. SGS a dû proposer un projet et des solutions concrètes en amont et s’est pour cela appuyé sur ce qu’avait déjà pu réaliser Helveta et sur sa propre expérience dans la traçabilité que ce soit au Congo. Par exemple, SGS avait été mandaté pour définir une méthodologie de suivi de la fiscalité dans la filière bois, un logiciel de traçabilité des produits agricoles Legal Trace, ou encore, au Libéria, avec son système de traçabilité du bois LiberTrace. L’équipe technique est elle-même pilotée par un forestier de SGS et appuyée par la CLFT, ses experts administratifs, forestiers et juridiques dont elle partage les locaux de Brazzaville.

51De même, la mise en œuvre de l’ensemble de l’APV s’inscrit dans un système de suivi et d’évaluation par une observation indépendante de la société civile (OI FLEGT) et un auditeur indépendant du système. L’OI FLEGT est issue de la société civile. C’est pour la période considérée l’association congolaise le Cercle d’Appui à la Gestion Durable des Forêts. Elle a été formée par Forests Monitor²⁵ et Ressource Extraction Monitoring au moment où il remplissait ce rôle entre2006 et2013. Elle est aujourd’hui financée à 80 % par l’UE et à 20 % par l’Agence Française de Développement. Elle est composée de 5 techniciens forestiers et un juriste, soit une petite équipe pour mener des missions autonomes dans les départements congolais afin d’évaluer le respect du code forestier et préparer ses rapports de terrains et préconisations. Elle a cependant un rôle qui reste consultatif auprès du ministère des forêts, mais sa position lui permet d’être en échange direct avec les autorités compétentes, leur soumettre ses rapports et discuter de l’état d’avancement.

52L’auditeur indépendant du système a pour sa part une fonction formelle prévue dans l’accord de contrôle sur le terrain du respect de l’APV. En l’état, son rôle est neutralisé et tient en l’établissement des futures mesures d’audit puisque le SIVL n’est pas opérationnel. Mandaté par l’UE dans le cadre de l’offre remportée par Sofreco, il est au Congo depuis septembre 2015. L’expert concerné apparaît comme un spécialiste de terrain de la gestion et de la légalité forestière, ayant travaillé au Cameroun à la gestion des flux d’une grande entreprise forestière, impliqué dans les systèmes de vérifications de la légalité au Ghana et en République démocratique du Congo et affecté en Côte d’Ivoire pour suivre des projets de reboisement.

53Au total, si l’accord de partenariat volontaire Congo apparaît entièrement négocié avec le gouvernement, sur la base du code forestier en vigueur, selon l’évolution des problématiques du secteur et avec l’objectif de résoudre le problème du bois illégal, l’omniprésence des acteurs privés dans la définition des modalités de mise en œuvre interroge sur le degré d’effacement de l’autorité publique. Ainsi, ce qui apparaissait initialement comme un transfert d’une politique européenne recentralisant l’autorité au bénéfice de l’administration d’État congolaise (Montouroy, 2014) semble devenir une matrice de la régulation privée du bois illégal, produite par des experts se déplaçant entre les pays producteurs et l’UE, diffusant des normes techniques d’autorégulation élaborées par et pour le secteur privé.

54Plus encore, l’UE cherche à faire du FLEGT une pierre angulaire des politiques internationales du changement climatique de par les mécanismes opérationnels qu’il fournit au cadre légal et les mécanismes publics/privés qu’il façonne pour assurer l’efficacité et l’amélioration constante du mécanisme. Ces éléments transférés de légalité et de gouvernance sont incontournables pour déployer le mécanisme financier REDD+ de lutte contre la déforestation et pour le stockage du carbone par les forêts. Aussi, au Congo, la plateforme CACO REDD (Cadre de Concertation des organisations de la société civile et des populations autochtones sur la REDD+) créée en 2012 offre l’illustration de l’inclusion des populations locales sur les défis de légalité et de changement climatique sur les questions forestières. Elle est financée par le Carbon Partnership Facility de la Banque mondiale et appuyée par l’EFI dans le cadre de la EU REDD Facility et de l’ONG FERN déjà mobilisés sur le FLEGT.

2.2. Le rôle des ANE dans la mise en œuvre du Mécanisme de Développement propre

55Dans sa première période d’engagement, le Protocole de Kyoto contraint les pays de l’Annexe I à des objectifs nationaux dont le cumul représente une diminution de 5 % des émissions de Gaz à Effet de Serre (GES) en 2012 par rapport à 1990. Certaines flexibilités y sont instaurées dans un objectif d’efficacité économique. Un marché des quotas interétatique, concernant les parties de l’annexe I est créé ainsi que d’autres mécanismes de flexibilité dont le Mécanisme de Développement Propre (MDP). Le MDP permet aux pays de l’annexe I d’acheter des crédits carbone issus de projets développés dans des pays non-annexe I.

56En 2016, 7703 projets jugés conformes à l’ensemble des critères et des règles du MDP ont été « enregistrés » auprès du secrétariat de la Convention cadre des Nations unies pour le Changement Climatique (CCNUCC). 1 656millions de tonnes de CO₂-équivalent (TCO₂e) auraient été évitées entre 2004 et avril2016²⁶ et transformées en crédits carbone. Cela représente environ trois ans et quatre mois d’émissions françaises²⁷. Le secrétariat de la CCNUCC se base et qu’ils vont éventuellement amender pour enfin demander à la COP de Kyoto d’en valider ou non le contenu. Ainsi les modes de calcul des TCO₂e évitées, l’ensemble des preuves technico-financières, les critères sociaux et environnementaux de ces cahiers des charges sont co-élaborés entre ANE et secrétariat de la CCNUCC. 1 656 millions de tonnes de CO₂-équivalent (TCO₂e) auraient été évitées entre 2004 et avril 2016 et transformées en crédits carbone. Cela représente environ trois ans et quatre mois d’émissions françaises. Le secrétariat de la CCNUCC estime les transferts financiers Nord-Sud uniquement liés à l’achat de crédits carbone entre 9,5 et 13 milliards de dollars sur la période 2007-2011²⁸ (UNFCCC 2012). Il s’agit donc d’un mécanisme important par son ampleur qui permet un important retour d’expérience pour la préparation des outils qui seront probablement développés dans le cadre de l’article 6 de l’accord de Paris.

57L’un des aspects majeurs de cette expérience est qu’elle illustre comment le choix initail d’instruments de marché et l’aspect polycentrique (Tiébout, Ostrom, Warren 1961, Ostrom 1990, 2010, McGinnigs 2016) d’une architecture institutionnelle ouvrent une multitude de voies de communication formelles et informelles²⁹ entre ANE et centres de décision. L’architecture institutionnelle du MDP permet en effet aux ANE d’exprimer leurs intérêts auprès des centres de décision politiques et technico-opérationnels qui contrôlent le MDP. Nous observons que les ANE transforment les normes qui encadrent ce mécanisme : de manière directe, par la modification des règles techniques du MDP, et indirecte, par le plaidoyer dans le cadre de controverses que certains ANE font émerger et par l’influence et la mise en concurrence des arènes de décision identifiées.

58Le MDP repose en effet sur un dispositif institutionnel qui transforme un bien commun rival et non exclusif, soit la capacité d’absorption de gaz à effet de serre de l’atmosphère (Ostrom 1990) en une commodité échangeable sur un marché, où se rencontrent offre et demande. La demande est constituée par les besoins des États contraints par le Protocole de Kyoto et l’offre est fournie à partir de crédits carbone issus de projets développés dans des pays Non-Annexe I. Pour créer ces crédits, des projets transforment la réduction de tCO2-eq qu’ils engendrent par rapport à un scénario de référence, en crédits carbone. Cette monétisation des tCO2-eq réduites en crédits URCE (Unité de Réduction Certifié des Emissions) est permise au terme d’un processus de certification auprès de l’instance en charge des aspects techniques et opérationnels du MDP : l’Executive Board (EB) et ses panels d’experts hébergés par le secrétariat de la CCNUCC. Ce processus permet de prouver la conformité du projet et de ses crédits carbone avec des règles édictées dans le Protocole de Kyoto³⁰ et opérationnalisées sous forme de cahiers des charges dans des « méthodologies »³¹ et d’autres documents « guides »³² élaborés par l’EB et les experts du secrétariat de la CCNUCC.

59Au cours de la mise en œuvre de ce processus de certification garantissant l’intégrité de ce dispositif, l’expertise des ANE auprès de l’EB est permise, ouvrant ainsi un premier canal de circulations d’idées et de normes. Ce processus de certification, c’est-à-dire l’enregistrement puis la vérification des TCO₂e, est un processus complexe, coûteux, qui met en scène autour du MDP toute une logistique d’acteurs privés qui se comptent en dizaines de cabinets de conseil, quelques cabinets d’auditeurs « indépendants »³³ présélectionnés par l’EB, et plusieurs centaines de développeurs de projets (très majoritairement des entreprises locales et des multinationales).

Graphique 2 ­ Phases du cycle de projet MDP et intervenants.

60La certification du projet, ou « enregistrement » dans le langage du secrétariat de la CCNUCC, est actée lorsque celui-ci apporte la preuve qu’il va effectivement contribuer à éviter des tCO2-eq par rapport à un scénario de référence et qu’il ne passerait pas un seuil de rentabilité habituel sans l’apport de la finance carbone : c’est le critère d’additionnalité. Les preuves de cette additionnalité ainsi que les autres informations requises dans les méthodologies sont consignées par le développeur du projet, accompagné par des consultants experts dans les procédures du MDP, dans un document de projet : le « Project Design Document ». Une fois préparé, le document de projet est soumis à un cabinet d’audit externe au secrétariat de la CCNUCC. Ces auditeurs procèdent à une vérification des données du document, effectuent une vérification sur site puis transmettent l’audit au secrétariat de la CCNUCC qui procède à une dernière vérification avant d’enregistrer ou non le projet. Cet enregistrement ne sera confirmé que si le projet a été également approuvé par l’autorité gouvernementale (l’Autorité Nationale Désignée, AND) du pays hôte dans lequel il est développé ainsi que par une AND d’un pays Annexe-1. Ces AND ont parfois saisi cette occasion pour ajouter des critères nationaux au processus de certification et leurs exigences, par exemple la Chine a introduit un prix plancher d’achat des crédits carbone chinois³⁴. Enfin, un laps de temps est prévu pendant lequel la documentation du projet est mise en ligne et soumise aux commentaires publics.

61Une fois cette première étape effectuée, les tCO₂ sont comptabilisées, toujours selon le cahier des charges du secrétariat de la CCNUCC, par le porteur du projet et ses consultants. Elles sont ensuite vérifiées par un cabinet d’audit qui communique son rapport au secrétariat de la CCNUCC dans un « Validation Report ». La monétisation des tCO₂ en crédits carbone se fait donc à cette étape : l’entreprise qui a déposé le dossier du projet puis comptabilisé les tCO₂ évitées reçoit, après accord du secrétariat de la CCNUCC, autant d’URCE que de tCO2 effectivement réduites. L’ensemble de ces étapes, depuis le dépôt du projet en « considération pour le MDP » (Prior Consideration) jusqu’à l’enregistrement, pouvait en 2010 mettre jusqu’à 600 jours, puis une centaine en 2012 après que des réformes de simplification administrative aient été mises en œuvre (UNEP Risoe).

62Ainsi, l’externalisation de l’expertise permet aux acteurs non étatiques de tisser des liens et de communiquer entre eux : porteurs de projet (industriels, entreprises énergétiques), entreprises financières acheteuses de crédits, administrations nationales, cabinets d’audits et consultants entrent en relation autour de la certification et de la monétisation des crédits carbone des projets. Une remontée d’information depuis la base est en effet assurée par le biais du processus de certification : lors des rapports d’auditeurs au secrétariat de la CCNUCC, lorsque les fonctionnaires du secrétariat de la CCNUCC demandent des clarifications techniques aux auditeurs et lorsque des experts sollicitent directement le secrétariat la CCNUCC pour des questions de clarification relatives à leur projet.

63Cette externalisation ne se limite pas qu’au processus de certification, les ANE peuvent également influencer le contenu des règles techniques et opérationnelles de l’EB par un processus de remontée d’informations. Un exemple de cette circulation entre ANE et EB est celui du processus d’élaboration des « méthodologies », c’est-à-dire des cahiers des charges auxquels les projets doivent se conformer pour être labélisés. Des acteurs privés peuvent en effet proposer des amendements ou de nouvelles méthodologies sur lesquels l’Executive Board et les experts du secrétariat de la CCNUCC se basent et qu’ils vont éventuellement amender pour enfin demander aux États du protocole de Kyoto (Meeting of the Parties) d’en valider ou non le contenu. Ainsi les modes de calcul des TCO₂e évitées, l’ensemble des preuves technico-financières, les critères sociaux et environnementaux de ces cahiers des charges sont co-élaborés entre ANE et secrétariat de la CCNUCC.

64D’autres canaux de circulation formels et informels³⁵ sont utilisés par les experts de la certification et par d’autres acteurs : ONG, centres de recherche, syndicats d’entreprises tels que IETA, entreprises, certaines organisations internationales telles que la Banque Mondiale. En effet, d’autres espaces d’interaction formels, différents du processus de certification, ont été codifiés³⁶ pour favoriser le dialogue avec le secrétariat de la CCNUCC et l’EB. Ils ont été progressivement introduits, notamment après que des demandes de la part des ANE aient été adressées en ce sens à l’EB et à la COP (4/CMP.10, paragraphe12). Les ANE peuvent demander audience à l’EB, participer en tant qu’observateurs aux réunions et écrire à l’EB par le biais de procédures de prises de contact transparentes (toute communication est mise en ligne). Enfin, toujours dans ce cadre « formel », l’EB organise régulièrement des sessions de travail (workshops) et des appels à participation (calls for inputs) toujours dans un souci de co-élaboration du MDP avec les ANE.

65La circulation des idées et la transformation des normes ont également lieu par des canaux informels. Les ANE utilisent l’ensemble des moyens de communication disponibles : les forums professionnels³⁷, colloques de recherche, publications et rapports³⁸, réseaux sociaux³⁹, presse spécialisée et généraliste⁴⁰, sont autant de médias et de lieux d’échange permettant l’influence des décideurs par les ANE.

66Enfin, il est très utile de quitter l’échelle des organisations pour comprendre que les carrières d’une élite transnationale très mobile participent à la circulation des idées entre organisations. L’étude des CV et des profils Linkedin (un réseau social) montrent que les entreprises de conseil⁴¹ et d’audit⁴² sont très perméables, les administrations (AND, ministères de l’environnement), les OI⁴³ (World Bank, PNUD et PNUE principalement), les ONG⁴⁴, les Thinks-tanks⁴⁵ et centres de recherche sont aussi des milieux professionnels où les passages de l’un à l’autre sont fréquents. Du côté des entreprises de négoce de quotas, l’étude des carrières individuelles reconverties après le crash de 2012 montre des carrières qui s’orientent vers la finance classique, le conseil environnemental ou la finance spécialisée dans le secteur énergétique. Enfin, la composition tournante de l’EB (renouvellement des experts tous les 2 ans) participe également à cette circulation, citons par exemple le cas de L. Schneider, chercheur et consultant, qui apporte entre2009 et2011 des preuves tangibles de problèmes d’intégrité environnementale du MDP dans le cadre de la controverse des projets industriels et qui siège actuellement comme suppléant à l’Executive Board.

67Nous avons vu avec le processus de certification que le choix des instruments peut générer des canaux de communication, c’est également le cas du marché sur lequel repose le MDP. La poursuite des objectifs environnementaux et économiques de cet outil repose en effet sur le bon fonctionnement du marché des quotas qui nécessite un marché liquide prouvant qu’il existe une offre et une demande avec des prix soutenus. Afin de soutenir les prix des crédits issus du MDP par une demande plus élevée, l’UE décide en 2005 de permettre aux entreprises concernées par son marché de quotas⁴⁶ d’utiliser une quantité de ces crédits pour leurs mises en conformité dans le cadre européen. Sur l’ensemble de sa phase II jusqu’en 2012, 13,5 % des crédits utilisés pour la mise en conformité des industries soumises au marché des quotas européen pouvaient être des URCE (Trotignon 2012). L’objectif de l’UE était de réduire les coûts de réduction des GES pour les entreprises du marché des quotas européen et de soutenir le MDP.

68Les entreprises échangeant sur le marché des quotas européen (entreprises, banques d’investissement et intermédiaires financiers) jouent donc un rôle central dans la réalisation des objectifs du MDP par leur comportement économique. La recherche de rentabilité et l’aversion au risque des acteurs financiers sur le marché européen les ont conduites à se fournir en URCE Kyoto moins onéreux que les crédits carbone européens du SCEQE (Mansanet-Bataller etal. 2011) pour couvrir leurs besoins de mise en conformité. 70 % d’entreprises « obligées » sur le marché des quotas européen ont ainsi utilisé des URCE au cours de la phase II du SCEQE (Stephan, Bellassen & Alberola 2014).

69L’analyse montre que pour obtenir des crédits carbone URCE à des prix bas, les entreprises se sont tournées vers des projets sûrs, c’est-à-dire qui seront certifiés par la CCNUCC et dont les émissions réduites seront effectivement transformées en URCE, si possible en quantité. L’étude de la base de données du MDP tenue par le centre de recherche DTU au Danemark montre bien quels types de projets sont majoritairement certifiés. Ce sont des projets dits « industriels » (destruction de GES puissants par combustion), des barrages hydrauliques, des projets d’efficacité énergétique dans de grandes industries, de torchage de méthane issus des déchèteries, des mines de charbon ou des bassins de rejets d’exploitation agricole et de stations d’épuration (UNEP-DTU). Aussi, les obligés de l’SCEQE se sont fortement dirigés vers des crédits « industriels » (Trotignon 2011) : 41 % des URCE utilisés pour la mise en conformité européenne venaient ainsi de projets « HFC-23 » (Stephan, Bellassen & Alberola 2014), décriés pour leur remise en cause de l’intégrité environnementale du MDP et du Protocole de Montréal (L. Schneider 2011, CDM Watch 2009, 2011) et dont les coûts de développement représentaient moins de 1 $ par URCE (Schneider 2011). Le comportement économique des entreprises du marché européen et des acheteurs de crédits URCE a ainsi orienté le MDP vers un mécanisme de réduction de GES dans une logique de rentabilité en laissant de côté la prise en compte des critères environnementaux et sociaux.

70Nous avons vu que le choix des instruments, l’externalisation de l’expertise par le biais d’un processus de certification et l’introduction d’un mécanisme de marché augmentent les possibilités pour des acteurs non-étatiques d’influencer le MDP via plusieurs centres de décision dont les aires de décision sont imbriquées. Les acteurs non étatiques agissent auprès de l’EB, des États dans le cadre des Meetings of the Parties et des AND et ainsi que de l’UE (la Commission et particulièrement la DG climat), qui a une action décisive sur le marché principal des crédits carbone issus du MDP. 

71Ce polycentrisme conjugué au fait que le MDP est un outil novateur ayant la tâche complexe de concilier objectifs et comportements financiers d’une part et gestion d’un bien commun environnemental de l’autre aboutit à de multiples controverses soulevées par les ONG environnementales. Ces controverses portent entre autres sur les cas de déplacements de populations forcés pour des barrages hydrauliques (International Rivers, Haya 2010), d’effets d’aubaine des projets industriels (Schneider 2011), de financement d’usines de charbon (exemple de Mundra en Inde dénoncé par CDM Watch), ou encore des problèmes systémiques comme la non-additionalité supposée de centaines de projets (Lohmann 2009, Carbon Market Watch 2009-2014, Michaelova et Purohit 2007, Wara et Victor 2009). L’une de ces controverses, sur le HFC-23, nous permet de voir comment les différents centres de décision sont mis en concurrence par les ANE et peuvent aboutir à une transformation importante du MDP. 

72La controverse des projets industriels « HFC-23 » donne un exemple des rôles respectifs entre ANE d’une part et États de l’autre. Le HFC-23 est un gaz à effet de serre à la capacité de réchauffement extrêmement puissante, émis dans le cadre de la production d’un gaz réfrigérant. L’incinération du HFC-23 permet donc d’économiser des quantités substantielles de gaz à effet de serre, cependant cela représente un coût net sans valorisation possible en l’absence de finance carbone. La certification MDP modifie totalement la donne. Avec la vente des crédits carbone issus des GES évités, les projets HFC-23 deviennent des projets extrêmement rentables et productifs : le coût de destruction d’une TCO₂e est inférieur à 1 dollars US (Schneider 2011) pour un URCE vendu entre 8 et 12 euros sur le marché primaire jusqu’en 2012. 19 projets HFC-23 ont émis 36 % des URCE du MDP. À cette rentabilité extraordinaire s’ajoutent des effets pervers liés. Pour résumer, les industriels sont incités à produire plus de HFC-23 (plus on en incinère, plus on déclare avoir évité des TCO₂e) ce qui pose problème vis-à-vis des engagements du Protocole de Montréal et de l’intégrité environnementale du MDP. 

73Le lancement d’alerte en 2004 a lieu par le biais d’experts du Protocole de Montréal qui contactent l’EB et mettent en avant les effets pervers de ces projets. L’EB lance une consultation en 2004 – 2005 par des appels à communication et demande une orientation au sujet de ces projets de la part de la COP du Protocole. Une première réforme de la méthodologie a finalement lieu en 2005. Non-rétroactive, elle verrouille la possibilité d’intégrer le MDP pour ce type de projet à des usines nouvellement construites et resserre les modalités de calcul des scénarios de référence. Cette première réforme ne suffit pas aux ONG (CDM Watch, Noé 21) qui continuent un travail de dénonciation qui connaît son paroxysme entre 2010-2011 lorsqu’une publication scientifique de L. Schneider (2010) établit la preuve de manipulation des industriels pour produire plus de HFC-23 et donc d’URCE. Une campagne médiatique grand public via des communiqués de presse, des rapports ou encore le relais de cet article vise l’EB mais également les institutions européennes qui maitrisent la demande du marché.

 

74Nous avons vu que le prix et la demande des URCE dépendaient de la demande des industries du marché de quotas européen (Chevalier 2012) et donc des institutions européennes encadrant celles-ci. La Commission Européenne et le Parlement européen sont par conséquent visés par les campagnes des ONG qui cherchent à réintroduire plus d’intégrité environnementale dans le MDP. Lorsqu’en 2010, la DG climat initie un appel à contributions à propos des orientations à prendre pour sa future directive visant à contrôler la fongibilité EUA-URCE, la commissaire Connie Hedegaard fait référence à ces campagnes « The CDM has been successful in some aspects but has also given rise to criticism, e.g. with regard to environmental integrity.[…]Since taking up office I have been approached by many actors in the carbon market stressing the importance of more clarity on what credits the EU ETS will accept post-2012.⁴⁷ ». Le cas du HFC-23 montre bien comment des ANE ont joué un rôle d’expertise, de lanceurs d’alerte et de protection d’intérêts auprès de centres de décision politiques : l’EB et l’UE qui prennent les décisions relatives à l’avenir du MDP. 

75Le cas du Mécanisme de Développement Propre nous a permis d’illustrer comment le choix d’un instrument « basé sur le marché » peut favoriser la circulation d’influence et d’expertise entre ANE et centres de décision politiques et technico-opérationnels. De nombreux vecteurs de communication formels et informels sont employés par les ANE pour peser dans les processus de décision. Ces vecteurs de communication sont d’autant plus nombreux que le choix de l’instrument de marché favorise l’existence de plusieurs centres de décision politiques, que les ANE vont chercher à influencer avec les moyens dont ils disposent et par les canaux de communication qu’ils identifient. Dans ce contexte, l’architecture polycentrique devient un espace où les ANE, dont le rôle demeure consultatif (ils ne sont pas intégrés dans le processus de décision du MDP), développent des stratégies afin d’influencer l’ensemble des arènes de décision qu’ils ont identifiées. L’existence de plusieurs arènes de décision peut ainsi s’avérer utile, comme nous l’avons vu dans le cas du HFC-23, pour multiplier les chances d’obtenir des résultats et transformer le dispositif.

Conclusion

76La comparaison de nos quatre cas d’étude a permis d’éclairer la participation des acteurs économiques aux régimes internationaux et dispositifs transnationaux de gouvernance environnementale. L’influence des acteurs économiques sur les dispositifs normatifs est inégale, faible dans les négociations internationales sur la gestion durable des forêts, beaucoup plus forte en ce qui concerne l’élaboration d’un instrument de marché pour la réduction des émissions dans le secteur aérien, centrale dans la mise en œuvre infranationale d’une politique de coopération sur le commerce du bois et dans la définition d’outils de marché. Dans le premier cas, les ANE présents sont davantage des ONGE que des représentants de l’industrie, contrairement au second où l’industrie est bien organisée et structurellement influente depuis l’origine du régime. Le MDP repose sur la structuration de réseaux d’acteurs privés de l’expertise carbone et a été l’objet d’intenses confrontations entre ONG et entreprises qui ont appris à utiliser les rouages d’un outil en construction.

77Les acteurs économiques participent à la diffusion des normes et instruments de gouvernance environnementale, en se rendant indispensables dans la mise en œuvre d’une politique internationale de l’UE contre le bois illégal ou dans la mise en œuvre des mécanismes de marché du MDP ; en contribuant de façon significative au débat sur les MBM dans l’OACI, au point de faire adopter leur préférence pour un système de compensation. Cependant, la FLEGT est bien, à l’origine, un dispositif destiné à redonner le contrôle de la politique de gestion durable des forêts aux autorités publiques, à partir d’une méfiance à l’égard de l’autorégulation ; de même que rien ne peut se faire de décisif à l’OACI sans un accord intergouvernemental. Quant à lui, le marché du MDP est structurellement dépendant des choix institutionnels effectués par l’Union européenne et par les États au sein des COP.

78Ainsi, les études de cas portant sur les négociations internationales montrent que les arènes internationales favorisent des constellations d’acteurs divers, et peuvent mener à un certain pluralisme, tandis que les travaux portant sur la mise en œuvre des politiques mettent en avant la manière dont les acteurs économiques deviennent des experts de la coproduction de mécanismes ajustés aux situations tant infranationales que sectorielles. Au total, cela permet de montrer de manière transversale que dans les négociations comme dans la mise en œuvre des régimes, il y a une imbrication des acteurs publics et privés, qui transparaît même dans le déroulement des carrières individuelles dans le cas du MDP, qu’il y a bien une influence des acteurs privés sur le traitement du problème et non un retrait de l’autorité publique.

79Ces interactions complexes, associant autorités politiques et acteurs privés, dont l’issue n’est pas prédéterminée, font justice des interprétations en termes de « capture » de la décision publique par le monde des affaires, tout en attestant une ouverture à la circulation à géométrie variable selon les différentes arènes de décision. Si les ONGE semblent mieux circuler que les acteurs économiques dans les négociations sur la forêt, l’industrie utilise complètement les opportunités de circulation à l’OACI, pour y pousser les solutions qui l’avantagent. Dans le cadre du FLEGT comme dans celui du MDP, il s’agit davantage d’une coproduction publique/privée des règles de mise en œuvre que d’une circulation proprement dite. Au total, nous montrons comment les acteurs publics et privés définissent ensemble les contours d’une politique internationale qui se négocie jusque dans les détails.