Propos introductifs
p. 19-22
Texte intégral
1La place de l’expertise définie par Pierre Lascoumes comme « la production d’une connaissance spécifique pour l’action »2 est croissante dans nos sociétés modernes exposées aux polycrises écologiques, énergétiques, sanitaires et socio-économiques. L’accumulation exponentielle et inédite de productions de connaissances scientifiques sur les questions environnementales et climatiques n’a – pour autant – pas permis de « prendre au sérieux »3 les actions publiques nécessaires à engager et les responsabilités juridiques à imposer pour faire face aux dépassements des limites planétaires4 et à leurs conséquences dramatiques sur les sociétés humaines et non humaines.
2Au sein de la gouvernance climatique polycentrique, c’est tout un « écosystème » d’expertises5 qui a vu le jour spécifiquement avec la figure onusienne6 du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) qui a accompagné la diplomatie internationale sur la fixation d’objectifs climatiques, des trajectoires de réduction et des budgets carbone inscrits notamment par l’Accord de Paris et relayés au sein de déclinaisons européennes et nationales. Le GIEC a pour mandat de « guider » les politiques publiques en offrant un éclairage de « science diplomatique »7. Comme le rappelle dans cet ouvrage Matthias Petel et Norman Vander Putten, le GIEC « jouit d’un “pouvoir symbolique”8 qui lui permet de construire un « sens commun » autour du changement climatique. Il produit tant des outils d’analyse et que des cadrages problématisés. Et ces rapports influencent les directions prises par la gouvernance9 tout en participant concomitamment à l’invisibilisation de certaines possibilités d’action.
3Victime de l’insoluble « schisme de réalité »10 de l’action internationale, ce système complexe d’expertises semble inefficace pour engager la bifurcation nécessaire face à l’inertie structurelle de l’appareil étatique et des intérêts puissants des logiques économiques néolibérales. Longtemps laissée aux seuls scientifiques, avec l’entrée en scène des sciences participatives, la « démocratisation » de l’expertise a désormais donné naissance à un meilleur accès à l’information11 et à de nouvelles productions et formes d’expertises citoyennes12 sur ces enjeux climatiques complexes. Et surtout l’avènement d’une « quantification institutionnellement acceptée par l’État »13 coproduite par les experts (objectif climatique chiffré dans les lois et les plans14) va pousser cette société civile « avertie » à recourir à un tiers (le juge) pour renforcer leur normativité et leur effectivité au nom du respect de l’État de droit.
4L’expertise est entendue en droit comme « la procédure destinée à éclairer une personne chargée de prendre une décision » et « la force de l’expertise réside tout entière dans le postulat selon lequel une personne décide d’autant mieux qu’elle dispose de connaissances sur une question donnée »15. Dès lors, l’expertise (notamment scientifique) occupe un rôle clef dans la construction du droit de l’environnement16, et elle est tout aussi consubstantielle dans l’accompagnement des politiques et cadres normatifs climatiques17. Comme le rappelle le vice-président du Conseil d’État, le droit climatique est « un droit du long terme […] où l’incertitude et la précaution sont très présentes, ce qui nécessite une expertise particulière »18. Le juge désormais convié à examiner les impacts des mesures à des « horizons lointains »19 est placé face à l’interprétation de productions d’expertises inédites.
5Kari De Pryck20 a montré que la fabrique de l’expertise climatique du GIEC est un processus – pris entre les choix scientifiques et politiques – continu et évolutif. Les publications du GIEC sont largement mobilisées devant les juges et même d’autres publications d’institutions nationales (Haut Conseil pour le Climat) ou régionales21 ont fait leur apparition dans les argumentaires des plaignants. La science climatique est, elle aussi, en constante dynamique avec l’émergence de la science de l’attribution de plus en plus mobilisée par les plaignants dans les procès climatiques. Quatre formes22 d’attribution servent les demandes au prétoire : celles qui renvoient à l’attribution de l’augmentation des émissions de GES dans l’atmosphère aux activités humaines, et en particulier aux combustibles fossiles (gaz, pétrole et charbon) ; de certains événements extrêmes au réchauffement climatique anthropique ; des impacts de ce dernier sur les systèmes naturels et humains ; et de l’augmentation des émissions de GES à des sources, pratiques et acteurs particuliers.
6Les modes de fabrique et fonctions de l’expertise mobilisée devant les prétoires23 gagnent encore à être étudiés24 au regard de l’accélération des demandes et attentes dans les procès climatiques25. C’est justement ce que propose d’éclairer cet ouvrage collectif. Intitulé Expertises et argumentaires juridiques. Contribution à l’étude des procès climatiques, il permet d’offrir pour la première fois dans une présentation d’ensemble les questions relatives à l’expertise dans ces procès climatiques. Rassemblant des chercheurs en droit, des avocats, des juristes d’ONG qui étudient l’expertise d’abord sous l’angle juridique, cet ouvrage dépasse cette stricte analyse qui ne saurait rendre compte de la finesse des jeux d’acteurs et des co-productions de savoirs complexes hors et dans le procès. Sociologues des sciences ou des usages militants du droit, ethnographes des mobilisations environnementales, politistes et climatologues sont conviés pour mettre en lumière les processus de construction de preuves (preuves des trajectoires climatiques), les discours et récits socio-juridiques à l’œuvre, les tentatives d’objectivation (comptabilité carbone) ou l’avènement de la figure de l’expert et son évolution dans les procès climatiques et au-delà.
7Destiné à analyser la production, les usages et la réception des expertises dans les procès climatiques, cet ouvrage est le résultat des travaux de recherche conduits dans le cadre du projet de recherche PROCLIMEX26 financé par l’agence nationale de la recherche (ANR), et dont l’un des objectifs est de comprendre les stratégies judiciaires et leur conséquence dans notre système juridique. Dans un contexte où le procès est investi comme une « arme » au service de la réalisation de la justice climatique, l’expertise joue progressivement un rôle clef, et ce d’autant plus que les questions posées au juge sont souvent inédites. À cet égard, dans sa contribution Marine Fleury rappelle que le juge français a dû répondre à des questions complexes nécessitant diverses formes d’expertises : « comment évaluer le caractère suffisant des politiques publiques en matière climatique ? Comment s’assurer que les mesures prises à date garantissent l’atteinte d’objectifs futurs ? Comment vérifier que des mesures puissent réparer, à date, le quantum d’un préjudice écologique évalué à 15 MtCO2 ? »
8L’expertise sera ici entendue largement : elle peut être juridique, scientifique, politique, économique, sanitaire, citoyenne, etc. Cet éventail d’expertises est mobilisé comme un outil au service de l’argumentaire des plaignants, amenés à s’approprier des données scientifiques pluridisciplinaires et à construire leur preuve sur la base d’une expertise scientifique technique mais également de connaissances profanes. L’expertise est façonnée et mis à l’épreuve par des processus complexes de jeux d’acteurs tout au long du procès. Déterminante pour l’issue du procès, la production des expertises soulève des questions fondamentales notamment liées à sa fabrication, aux modalités de son invocation, sa performance et à sa circulation dans le cadre du contentieux climatique et en dehors de ces procès très médiatiques.
9Une première partie de l’ouvrage consistera à s’intéresser tant aux experts qu’aux expertises de toute nature qui sont produites dans ces procès complexes. En présentant les différentes « métriques » issues de la science du climat qui côtoient désormais le droit, sera démontré l’avènement de cette science « experte » façonnée pour les prétoires (Titre 1). L’acculturation progressive d’expertises très composites ainsi que les modes de fabrique par les « tiers experts » qui les élaborent « sur mesure » au fil de l’eau de l’instance pour objectiver, prouver et convaincre les juges seront étudiés (Titre 2). Ces procès climatiques font émerger des constructions singulières et inédites d’argumentaires dont la place, la pertinence et la portée politico-juridique interrogent (Titre 3). Cette première partie sera également dédiée à l’analyse de la circulation des expertises. Dès lors, le phénomène de capitalisation dont elles font l’objet ainsi que leur exportation dans le champ du contentieux climatique et également en dehors seront illustrés (Titre 4).
10L’ouvrage s’appesantira dans une deuxième partie sur les contributions des experts et plus spécifiquement leurs argumentaires juridiques qui se renouvellent ces dernières années dans ces procès climatiques qualifiés de « systémiques ». Il s’agit de revenir sur certaines expertises produites lors des demandes d’avis consultatifs devant les juridictions internationales et régionales en matière climatique dont il convient d’analyser la portée et les enjeux décisifs à venir (Titre 1). Une diversification d’argumentaires juridiques récemment mobilisés devant les juges internes et régionaux sera présentée dans une perspective comparative (Titre 2). Devenu central dans le contentieux climatique, le rôle des vulnérables et des jeunes plaignants fera l’objet d’une analyse à part entière dédiée à l’étude de la sophistication des argumentaires intergénérationnels et aux obstacles rencontrés par ces requérants dans plusieurs procès climatiques (Titre 3). Enfin, l’enjeu des argumentaires en direction des acteurs privés sera l’occasion d’étudier la fabrique de plusieurs procès menés contre des entreprises devant des organes juridictionnels et non juridictionnels ainsi que de la diversification des argumentaires à l’encontre des acteurs privés (Titre 4).
Notes de bas de page
2P. Lascoumes, « Expertise et action publique », in P. Lascoumes (dir.), Problèmes Politiques et Sociaux – Articles et Documents d'Actualité Mondiale, La Documentation française, 2005, p. 120 et s.
3M. Delmas-Marty, A. Supiot, Prendre la responsabilité au sérieux, Paris, Presses universitaires de France, p. 393-408.
4S. Maljean-Dubois (dir), La définition des limites planétaires. Quelles implications pour le droit et la gouvernance internationale ?, Paris, Pedone, 2023.
5R. Enrinas De Munagorri (dir.), Expertise et gouvernance du climat, LGDJ, Paris, 2009, 240 p. ; È. Truilhé-Marengo, Quelle expertise pour le changement climatique ?, in « Quel droit pour le changement climatique ? » M. Hauterau-Boutonnet (dir.), Dossier spécial, revue Dalloz, nov. 1015, n° 39.
6K. De Pryck, GIEC. La voix du climat, Paris, Presses de Sciences Po, 2022.
7P.-B. Ruffini, « The Intergovernmental Panel on Climate Change and the Science-Diplomacy Nexus », Global Policy, vol. 9, S3, 2018, p. 73-77.
8H. Hughes, « Bourdieu and the IPCC’s Symbolic Power », Global Environmental Politics, 2015, vol. 15, n° 4, p. 85–104.
9K. De Pryck, « Speaking Truth to Power? Socio-histoire de l’institutionnalisation de l’expertise scientifique dans la gouvernance mondiale de l’environnement », Annuaire français de relations internationales, 2023, p. 209 et s.
10S. Aykut, A. Dahan, « La Gouvernance du Changement Climatique : Anatomie d’un schisme de réalité », in D. Pestre (dir.), Gouverner le progrès et ses dégâts, La Découverte, Paris, 2014, p. 97-132.
11Chr. Cournil, « Le “citoyen climatique”. Droits et devoirs politiques à l’ère de l’anthropocène », in M. Dubuy, G. Renou (dir.), Les habits neufs du citoyen, les transformations contemporaines de la citoyenneté. Perspectives interdisciplinaires, Pedone, Paris, à paraître.
12T. Pech, Le Parlement des citoyens : La convention citoyenne pour le climat, Seuil, 2021. H. Landanemore, « La Convention citoyenne pour le climat pourrait préfigurer une nouvelle forme de démocratie », Le Monde, 10 février 2020.
13V. dans cet ouvrage le chapitre de M. Petel, N. Vander Putten, p. 151.
14V. sur l’étude des objectifs climatiques belges : M. Petel, Vander Putten, « Des chiffres et des lois : analyse du statut juridique des objectifs climatiques belges », Annales de droit de Louvain, vol. 84, 2022, n° 1, p. 105-121.
15D. Alland, S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, PUF, 2003, p. 687.
16É. Naim-Gesbert, Les dimensions scientifiques du droit de l’environnement, Contributions à l’étude des rapports de la science et du droit, Thèse Université Lyon III, Bruylant, Bruxelles, 1999, 808 p.
17É. Naim-Gesbert, « La place de l’expertise : du GIEC au Haut Conseil pour le climat, la fabrique d’une vérité scientifique », in La fabrique d’un droit climatique au service de la trajectoire « 1.5 », Pedone, 2021, p. 425-437.
18D.-R. Tabuteau, « Droit du climat et contentieux climatiques », Ouverture du colloque Juges de l’environnement, du 24 octobre 2022.
19Ibid.
20K. De Pryck, GIEC. La voix du climat, op. cit.
21C’est le cas du récent Conseil scientifique consultatif européen sur le changement climatique (European Scientific Advisory Board on Climate Change), créé par le règlement européen du 30 juin 2021 établissant le cadre requis pour parvenir à la neutralité climatique (aussi appelé « loi européenne sur le climat »). Il appelle à la mise en œuvre d’un objectif intermédiaire de réduction pour l’UE à l’horizon 2040 (moins de 90 à 95 % des émissions d’ici à 2040).
22V. dans cet ouvrage le chapitre de B. Cointe, K. De Pryck, S. Mathy, p. 27.
23O. Leclerc, Le juge et l’expert : contribution à l’étude des rapports entre le droit et la science, LGDJ, Paris, 2005 ; È. Truilhé-Marengo, La relation juge-expert dans les contentieux sanitaires et environnementaux, Paris, La Documentation Française, 2011.
24V. en ce sens le workshop « The Role of Science in Climate Change Litigation » des 14 et 15 juillet 2021, publié en ligne : [https://www.biicl.org/documents/143_the_role_of_science_in_climate_change_litigation_-_workshop_report.pdf].
25Plus de 2 341 affaires ont été saisies dans les bases de données sur les litiges climatiques du Sabin Center en juin 2023. 90 ont été déposés au cours des 12 derniers mois. Voir J. Setzer, C. Higham, Global Trends in Climate Change Litigation: 2023 Snapshot, London, Grantham Research Institute on Climate Change and the Environment, LSE, juin 2023 ; F. Sindico, M. Mbengue Makane (eds.) Comparative climate change litigation: beyond the usual suspects, Springer International Publishing, 2021 ; I. Alogna, C. Bakker, J.-P. Gauci Climate Change Litigation: Global Perspectives, Brill, 2021, 544 p. ; V. aussi Chr. Cournil (dir.), Les grandes affaires climatiques, Aix-en-Provence, DICE Éditions, Confluence des droits [en ligne], 2020, 692 p. [https://books.openedition.org/dice/10943].
26V. la présentation du projet : [https://proclimex.hypotheses.org/].
Auteur
Professeure des universités de droit public, Membre du LASSP, Sciences Po Toulouse, Université Toulouse Capitole, Membre du projet ANR PROCLIMEX

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