1. Un cadre original et complexe

10Les principales institutions établies par la CNUDM sont l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM), le Tribunal international du droit de la mer (TIDM), la Commission des limites du plateau continental (CLPC) et la Réunion des États Parties (REP). À cela s’ajoute les institutions « dérivées » comme les organisations régionales de gestion des pêches (ORGP) et les organisations issues du Programme des mers régionales. Ces institutions ont permis à la Convention d’évoluer au gré des circonstances, à travers son interprétation ou son application, et des interactions originales et tout à la fois complexes. L’originalité et la complexité du cadre institutionnel de la CNUDM sont liées, d’une part, à la nature politique des questions qu’elle régit et, d’autre part, à l’apparition de nouveaux défis et la réponse institutionnelle qui en a découlé.

11Bien que la CNUDM ait prévu des institutions qui lui sont propres, on peut observer que celles-ci sont influencées par un plus vaste cadre institutionnel, celui du système du droit international. Les questions liées au droit de la mer tiennent une place importante dans les relations internationales, dès la création de l’Organisation Nations Unies14. De nos jours, ceci s’illustre par le rôle secondaire que joue la REP face à celui de l’Assemblée générale des Nations Unies (AGNU) dans le développement du droit de la mer. Bien que composé par les États ayant pour obligation d’appliquer la Convention, les fonctions de la REP se résument principalement aux questions budgétaires et administratives15 contrairement au modèle des Conférences des Parties établies par les accords multilatéraux sur l’environnement. D’un autre côté, il a été donné à l’AGNU « the mandate to undertake an annual substantive review and evaluation of the implementation of the Convention and other development relating to ocean affairs and the law of the sea »16. Cette prépondérance de l’AGNU est due au fait que certains États maritimes, comme les États-Unis, ne sont pas parties à la Convention, ce qui relativise la légitimité de la REP concernant la supervision ou l’encadrement de la mise en œuvre de la Convention17. De plus, certaines dispositions de la Convention ne font pas partie des règles de nature coutumière, ce qui nécessite un forum de coopération plus large que le cercle des États Parties à la CNUDM18. C’est tout naturellement que l’AGNU est apparue comme l’institution appropriée pour le suivi du développement du droit de la mer, à travers le Rapport annuel du Secrétaire général des Nations Unies sur « Les océans et le droit de la mer », dont la présentation coïncide avec la réunion annuelle de la REP. Ainsi, certaines institutions extérieures à la CNUDM peuvent exercer une influence sur sa mise en œuvre et son développement en raison du caractère politique de la matière qu’elle régit.

12La mise en œuvre de la CNUDM englobe une multiplicité d’institutions chargées de domaines différents dont la navigation, la pêche et la pollution. En l’occurrence, la CNUDM fait référence à des instances de coopération dénommées de manière ambiguë « organisation internationale compétente ». Il s’agit, d’une part, des institutions spécialisées des Nations Unies19 et, d’autre part, des organisations régionales ou sous-régionales20.

13Toutes ces instances de coopération jouent chacune un rôle dans la protection de l’environnement marin tout en ayant des objectifs et des priorités différents. À cela s’ajoute un réseau complexe d’interactions, à différents niveaux (horizontal et vertical) ou en raison de compétences qui se chevauchent. Du point de vue opérationnel, cette complexité remet en question le caractère systémique du cadre social autour de la CNUDM.

14En matière de protection de l’environnement marin, en effet, loin d’établir une cohérence dans la gouvernance des océans, cet ensemble d’institutions s’apparente plus à un maillage, entre les mailles desquelles échappent les défis globaux. Tel est le cas dans les zones maritimes en dehors de la juridiction nationale. Un certain nombre d’institutions internationales, régionales et sous-régionales constitue le cadre institutionnel pour la mise en œuvre de la CNUDM. Ces organisations ont des compétences différentes, selon la matière concernée ou l’aire géographique. On peut citer parmi ces institutions : les organisations régionales et sous-régionales de pêche pour la conservation et la gestion des ressources halieutiques ; certaines organisations issues du Programme pour les mers régionales compétentes en matière de protection de l’environnement marin ; l’Organisation Maritime Internationale (OMI) pour les questions relatives à la pollution par les navires ; et l’AIFM sur la prospection, l’exploration et l’exploitation des ressources minérales de la Zone. Cependant, il apparaît que « [this] myriad of institutions bear no real relationship to one another and operate independent of each other without an overarching framework to ensure structure, consistency and coherence »21.

15Cette situation pose la question de la cohérence et de la fragmentation du cadre institutionnel de la CNUDM. Avec l’avènement de la Conférence de Rio et le Programme d’action pour le développement durable, le renforcement de la coopération interétatique va pourtant mettre en avant une gouvernance intégrée traversant les frontières et les secteurs d’activité. Ce nouveau modèle de gouvernance s’appuie sur l’importance de la coopération inter-institutions dans la protection de l’environnement.

2. Entre cohérence et fragmentation : la temporalité en question

16L’originalité et la complexité du cadre social autour de la CNUDM sont remises en question, notamment par rapport à sa cohérence avec la situation actuelle d’un monde en perpétuel mouvement. L’inexistence d’un système institutionnel autonome est considérée, par certains auteurs, comme une limite au développement d’une autorité normative pour les océans pour en assurer une protection coordonnée et plus efficace, au regard de l’intérêt commun que représente cette protection22.

17L’évolution de la CNUDM se caractérise par une réponse institutionnelle graduelle en fonction des défis rencontrés. C’est ainsi, par exemple, en matière de conservation et de gestion des ressources biologiques en dehors de la juridiction nationale. Les problèmes liés à la pêche non règlementée, le suréquipement, la taille excessive des flottes, la pratique du pavillon de complaisance et, entre autres, l’insuffisance de la coopération entre les États ont conduit à l’adoption de l’Accord sur les stocks chevauchants et grands migrateurs23. Le mandat de la Conférence était de promouvoir l’application effective des dispositions de la CNUDM relatives aux stocks chevauchants et grands migrateurs. Le but était de développer les modalités pratiques d’application des dispositions de la Convention, notamment l’obligation générale des États en matière de conservation et de gestion des ressources biologiques de la haute mer. Les éléments nécessaires à considérer concernaient, entre autres, la structure et la responsabilité des ORGP, considérées comme un vecteur majeur pour la gestion durable des stocks au niveau régional et sous-régional24 ; la nécessité de revoir les mécanismes de coopération existants, de façon à appliquer pleinement les dispositions pertinentes de la Convention ; et le renforcement des capacités des États en développement afin d’assurer une conservation et gestion durable des stocks chevauchants et grands migrateurs25. Ainsi, l’Accord sur les stocks chevauchants et grands migrateurs a développé les principes généraux pour donner effet à l’obligation de coopération26 et les mécanismes pour la coopération internationale en la matière27. L’Accord consacre l’importance des ORGP dans le renforcement du système institutionnel de la CNUDM, en mettant en œuvre l’obligation de coopération en matière de conservation et de gestion durable des stocks chevauchants et grands migrateurs28. Si l’Accord a établi une avancée significative dans la gestion des espèces cibles, ces principes généraux et mécanismes ont démontré leurs limites avec l’évolution des activités d’exploitation et de la pratique des États. D’une part, la pratique au sein des ORGP est considérée comme disparate, avec des compétences diverses et variées, des priorités différentes, une carence des moyens techniques et financiers et une performance à plusieurs vitesses29. De plus, le manque de supervision ou de coordination générale des activités de ces organisations constitue une des causes du manque d’effectivité de leurs actions. La coordination générale des ORGP permettrait de contrôler leur performance au regard des standards existants et d’assurer une mutualisation du partage de données et d’informations afin d’en améliorer l’efficacité30.

18D’autre part, les principes relatifs à la protection de l’environnement sont le plus souvent absents des conventions établissant les ORGP, comme l’approche écosystémique telle que prévoit l’article 5 de l’Accord sur les stocks chevauchants et grands migrateurs. Certaines ORGP ont intégré ce principe dans leurs conventions constitutives ou – pour les plus anciennes – ont révisé ou interprété leur convention constitutive en ce sens. Cependant, la mise en œuvre de ce principe est assez limitée dans la pratique, sans mécanisme formel ou planification à long terme de la gestion durable des prises accessoires. Ceci a conduit à circonscrire l’activité de certaines ORGP dans une perspective économique, sans réelle vision intégrée de la gestion des ressources, avec une moindre considération de l’impact des activités d’exploitation sur les habitats31. Les enjeux relatifs aux ORGP ont été évoqués dans les négociations de l’Accord portant sur la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique marine des zones ne relevant pas de la juridiction nationale (Accord BBNJ)32, notamment en matière de coopération pour la création et la mise en œuvre d’outil de gestion par zone, dont les aires marines protégées. Même si l’Accord BBNJ exclut la pêche – en tant qu’activité commerciale – dans ses parties III et IV, le rôle des ORGP entre en jeu du fait de l’existence de domaines d’intérêt mutuel tel le développement des outils de gestion par zone ou les questions relatives à l’étude d’impact environnemental.

19Les ORGP pourraient constituer un cadre de mise en œuvre des obligations découlant du nouvel accord par les États parties33 et compléter l’aspect environnemental de la compétence des ORGP. Ceci peut se faire, par exemple, par le renforcement de l’approche écosystémique pour la gestion des pêcheries, ou par l’établissement d’un cadre commun et cohérent de mesures à l’endroit des États. Ceci conduirait à renforcer leur rôle dans la protection de l’environnement marin de manière générale et la conservation et la gestion durable des ressources halieutiques en particulier34. Une telle complémentarité ne peut, toutefois, découler directement du nouvel Accord BBNJ sans susciter une refonte des dispositions de la CNUDM. Certains auteurs préconisent, pour cela, l’adoption de mémorandums d’accord entre les ORGP et la Conférence des parties à l’Accord BBNJ35.

20À cette diversité institutionnelle originale et complexe s’ajoutent d’autres acteurs non étatiques dont l’influence conduit vers un système institutionnel plus inclusif.

1. Des acteurs non étatiques de plus en plus influents

22L’influence des acteurs non étatiques dans la gouvernance des océans découle, en partie, du statut qui leur est accordé au sein des instances internationales. Pour la majeure partie, le statut d’observateur est accordé à des États tiers, mais également à certains acteurs non étatiques comme les organisations internationales ou les organisations non gouvernementales (ONG)36. En matière de pêcheries, la participation des acteurs non étatiques en tant qu’observateur au sein de la FAO se démarque. La FAO est destinée à promouvoir et encourager la coopération entre différentes entités, qu’elles soient étatiques ou non. Cette coopération se fait à travers l’établissement de réseaux et d’accords – plus ou moins formels – qui intègrent non seulement les États, mais se caractérise également par la participation grandissante d’acteurs non étatiques comme des ONG ou les associations de pêcheurs37, bien que ces derniers n’aient qu’un statut d’observateur.

23Le statut d’observateur permet aux acteurs non étatiques d’influer sur l’élaboration et le développement, la mise en œuvre et le contrôle des normes internationales. Il leur permet d’établir des propositions écrites dans le cadre de l’élaboration des normes, intervenir lors des réunions internationales, avoir un statut consultatif, fournir des données scientifiques ou assister dans l’élaboration de politiques communes. Les acteurs non étatiques peuvent influer sur le droit international par leur collaboration avec les États, notamment en tant qu’appui technique. Dans cette mesure, l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) est caractéristique. L’UICN constitue un réseau promouvant la coopération entre les représentants des gouvernements, les ONG – nationales et internationales, et des experts indépendants. Bien que son statut se rapporte plus à une organisation hybride – à cheval entre une organisation internationale, au sens strict, et une ONG – son influence sur le développement des normes relatives au droit de la mer et leur mise en œuvre lui vaut l’importance d’une organisation intergouvernementale. Tout d’abord, l’UICN participe activement aux négociations internationales relatives à la gouvernance des océans, aux côtés des États. Tel est le cas des négociations de l’accord BBNJ où l’UICN participait à la fois en tant qu’observateur, mais également en tant que conseiller technique et juridique de la délégation allemande38. Ensuite, dans la mise en œuvre du droit de la mer, les travaux de l’UICN constituent une base scientifique pour l’interprétation des normes. Ceci est le cas, par exemple, dans la définition juridique des aires marines protégées (AMP). Les AMP ne font pas l’objet de définition juridique propre. Cependant, la définition donnée par l’UICN, en 2008, est communément utilisée dans la doctrine39. Enfin, en matière de contrôle, l’UICN participe dans les procédures de règlement des différends internationaux. Ainsi, dans l’Affaire no. 21 devant le TIDM, relative à la Demande d’avis consultatif soumise par la Commission sous-régionale des pêches (CSRP)40, l’UICN a été invitée à présenter, au titre d’organisation intergouvernementale, des exposés écrits. Plus généralement, le Juge Kooijams a remarqué que la participation des acteurs non étatiques devant les juridictions internationales provient du fait que ces instances sont « increasingly confronted with issues which are not strictly of inter-party relevance and do not have merely effect on bilateral relations between States »41. Ainsi, la participation croissante des acteurs non étatiques constitue en quelque sorte la reconnaissance de valeurs globales invoquées par ces acteurs au niveau des instances juridictionnelles internationales.

24D’un autre côté, le statut des organisations représentant les peuples autochtones est particulier, notamment dans la gouvernance de l’Arctique. Leur participation à la gouvernance de l’Arctique remonte à l’établissement de la Stratégie de protection environnementale de l’Arctique (AEPS), en 1991, au sein duquel six organisations avaient le statut d’observateur. Au sein du Conseil de l’Arctique, aux côtés des huit États arctiques, siègent six associations représentant les peuples autochtones, en tant que participants permanents42. La participation des peuples autochtones dans la gouvernance de l’Arctique se justifie, d’une part, par le fait que l’Arctique constitue leur habitat principal et, d’autre part, en raison du savoir autochtone et de la familiarité des peuples autochtones pour ce milieu considéré comme hostile. Le savoir autochtone constitue une contribution non négligeable à la gouvernance durable de cette région capitale pour le genre humain43.

25Le statut de participants permanents, au sein du Conseil de l’Arctique, dépasse celui d’observateur dans la mesure où il oblige les États à consulter ces organisations dans la prise de décision. Cette position a permis aux organisations représentant les peuples autochtones d’exercer une influence sur les aspects politiques et juridiques au sein du Conseil de l’Arctique. Ceci transparaît dans les deux documents principaux établis, en 2009, au sein du Conseil en matière environnementale : les Directives relatives aux exploitations gazières et pétrolières dans l’Arctique et le Rapport d’évaluation de la navigation maritime dans l’Arctique (Rapport AMSA). Le Rapport AMSA adresse, en ce sens, de fortes recommandations concernant la considération des peuples autochtones et de leur environnement. Il enjoint les États à établir un climat de coopération soucieux de l’intégration des peuples autochtones, notamment dès la planification de nouvelles activités maritimes dans la région, et à considérer dans leur évaluation l’impact des activités maritimes sur l’utilisation par les peuples autochtones de ces zones maritimes44.

26L’influence des acteurs non étatiques est tributaire du statut qui leur est donné au niveau des institutions internationales. Bien que ce statut soit tributaire de la volonté étatique, la reconnaissance de leur participation au sein des instances de coopération internationale témoigne du caractère inclusif du droit de la mer. Cette participation développe l’étendue de la « communauté » intéressée dans la mise en œuvre du droit de la mer pour aller au-delà du spectre interétatique45.

2. Vers une socialisation prenant en compte l’intérêt commun

27L’influence des acteurs non étatiques – gouvernementaux ou non – constitue la pierre d’achoppement de la gouvernance des océans à l’ère des phénomènes environnementaux globaux. Elle permet la considération d’un intérêt commun transcendant l’intérêt particulier des États. Cet intérêt commun peut être global, comme il peut être particulier à une certaine région ou sous-région. La coopération est, dans ce cadre, fondamentale pour la socialisation du droit de la mer. Elle permet la promotion de l’intérêt commun par la participation d’un plus large panel d’acteurs que les États à proprement parler.

28D’une part, à travers les instances de coopération intergouvernementales, les États coopèrent pour la réalisation d’objectifs qui leur sont communs. Ces objectifs peuvent dévier et transcender les intérêts particuliers des États. Cependant, en droit de la mer, la coopération relève de la nécessité, que la coopération se fasse dans un sens ou un autre. Ceci s’illustre par le développement du régionalisme en matière de conservation et de gestion des ressources biologiques marines. La régionalisation est née d’une nécessité : d’une part, pour prendre en compte les spécificités de chaque région et les intérêts qui y sont en jeu et, d’autre part, pour pallier les limites de la règlementation universelle dont les instruments énoncent des principes en des termes généraux nécessitant des normes complémentaires plus précises pour sa mise en œuvre46. Ainsi, les ORGP et les accords régionaux de pêche sont établis à travers la coopération des États ayant un intérêt dans la conservation des ressources dans la région, ou qui sont concernés par les mesures y afférentes. Ils constituent un outil d’harmonisation des intérêts divergents47. Une ORGP peut regrouper à la fois des États riverains de la même région et les États hauturiers dont les navires opèrent des activités de pêche ayant un impact sur la conservation et la gestion des ressources biologique dans la région. Cette configuration régionale du droit de la mer ouvre une certaine flexibilité dans la révision des mesures de conservation, compte tenu des changements de circonstances. Le nombre restreint des États membres d’une ORGP permet, par exemple, une révision annuelle plus aisée des quotas de pêche. Toutefois, l’intégration dans une ORGP ou la conclusion d’un accord régional n’est pas une obligation internationale. Et malgré le développement de la compétence des ORGP, le phénomène des free riders est toujours prégnant, notamment dans le cadre de la pêche illicite.

29D’autre part, l’approche sociologique et dynamique du droit de la mer amène à l’examen des sujets secondaires de droit international et de leur rôle dans son évolution48. Plus particulièrement, les ONG ont vocation à « traiter des problèmes de dimension collective, ayant un sens pour la société dans son ensemble »49. Compte tenu des défis globaux, on assiste à une certaine mobilisation de ces entités, mettant en jeu l’« opinion publique » internationale, à travers la participation de sujets, autres que les États, dans la sphère internationale, dont principalement les ONG. Ceci est notamment le cas dans le cadre des plateformes de négociation internationale, où lesdits sujets secondaires prennent de plus en plus de place. Les enceintes multilatérales constituent dès lors des embryons d’espaces publics internationaux50. Bien que leur statut porte à controverse, les ONG sont considérées comme représentant la voix des divers bénéficiaires des normes environnementales, et donc la voix d’intérêts collectifs allant au-delà de ceux des États per se. Leurs objectifs et activités peuvent être complémentaires à ceux des États comme ils peuvent y être opposés51.

30Par ailleurs, la participation des ONG au sein des instances de coopération internationale contribue à la légitimité de ces dernières par la prise en compte des avis de la société civile internationale, ce qui s’apparenterait à une volonté d’efficacité et de crédibilité. La participation des ONG aux négociations internationales est surtout liée à leur expertise scientifique. Elles deviennent de plus en plus compétentes et spécialisées dans de nombreux domaines, dont la conservation des ressources biologiques marines ou la protection de l’environnement marin. Ceci permet une prise de décision plus efficace, en connaissance de cause, au sein des instances de gouvernance52. Une attention particulière est à consacrer aux organisations représentant les peuples autochtones. Leur participation dans les instances de coopération internationales, notamment dans le cadre du Conseil de l’Arctique assure la prise en compte de l’assise sociale des mesures adoptées. Cette participation des organisations représentant les peuples autochtones au sein du Conseil de l’Arctique permet à ce dernier de « argue that it represents the values and interests of the original occupants of the region – indigenous peoples – in giving them such a strong position in an inter-governmental forum »53.

31Ce système institutionnel, bien que complexe, permet donc un brassage des normes et pratiques, conduisant à une constante évolution du droit de la mer. Cependant, face aux phénomènes globaux, d’autres facteurs – extérieurs aux États per se – jouent un rôle de plus en plus en plus important dans la gouvernance des océans, influençant l’évolution du droit de la mer dans le contexte de l’ère Anthropocène.

1. La science dans l’évolution du droit de la mer

34La science a longtemps été utilisée dans les négociations internationales dans un double jeu entre l’appropriation des espaces et des ressources et la protection de l’environnement marin.

35Dans les années 1960, la science a été le moteur d’un imaginaire sur la richesse des fonds marins et leur exploitabilité55. Le développement des connaissances scientifiques relatives au plateau continental a conduit à la prolifération de revendications tendant à l’appropriation des ressources du plateau continental adjacent à la mer territoriale56. Les données géologiques « has been presented through political claims and formulated in a legal language », servant l’intérêt étatique57. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la Proclamation Truman revendiquait la nécessité de reconnaître la juridiction de l’État côtier sur les ressources du plateau continental dans l’intérêt de la conservation et l’exploitation prudente de ces ressources. Pour ce faire, la Proclamation Truman se base sur trois éléments, sur le fond de géographie, géologie et géostratégie. Premièrement, le plateau continental constitue une extension de la masse terrestre du pays riverain et ainsi en fait naturellement partie. Deuxièmement, les ressources du plateau continental constituent le plus souvent une extension vers la mer de gisements ou de dépôts se trouvant à l’intérieur du territoire. Troisièmement, la nécessité de pratiquer une étroite surveillance sur les activités exercées devant les côtes pour des raisons de sécurité58.

36À la suite de cette revendication américaine et d’autres déclarations, et pour maintenir le contrôle sur les ressources du plateau continental, la Convention de Genève sur le plateau continental59 a donné à l’État riverain « des droits souverains sur le plateau continental aux fins de l’exploration de celui-ci et de l’exploitation de ses ressources naturelles »60. La Convention donne une définition extensive du plateau continental, dont la limite est basée, entre autres, sur la possibilité d’exploiter les ressources naturelles du lit de la mer et du sous-sol marin61. L’étendue du plateau continental devient alors tributaire des capabilités techniques et scientifiques de l’État riverain à exploiter ces ressources62. Afin d’endiguer le risque d’une juridiction rampante des pays avantagés technologiquement, la Résolution 2749 (XXV) de l’AGNU a proclamé le fond des mers ainsi que leur sous-sol au-delà de la limite de la juridiction nationale comme patrimoine commun de l’humanité63. Ceci a conduit à une nouvelle définition du plateau continental au sein de la Partie VI de la CNUDM.

37L’article 76 de la CNUDM constitue un exemple caractéristique de l’interface entre la science et le droit. En effet, la définition du plateau continental allie éléments juridiques et scientifiques. Tout d’abord, le plateau continental « comprend les fonds marins et leur sous-sol au-delà de [l]a mer territoriale sur toute l’étendue du prolongement naturel du territoire terrestre […] jusqu’à 200 milles marins des lignes de bases »64. Ensuite, la définition du plateau continental étendu regorge de termes scientifiques et la détermination de ses limites extérieures s’appuie sur des preuves scientifiques. La définition juridique du plateau continental étendu fait référence au talus continental, au glacis, à la dorsale océanique, à l’épaisseur des roches sédimentaires, etc.65. Ce mélange d’éléments juridiques et scientifiques est sujet à instrumentalisation par les États, pour mettre en avant leurs intérêts, et est au cœur de nombreuses affaires devant les juridictions internationales66. Ainsi, dans l’affaire du Différend territorial et maritime, le Nicaragua avait soutenu que son droit sur un plateau continental étendu, s’étendant à des zones situées à moins de 200 milles marins des côtes colombiennes, repose sur le fondement de la primauté du droit fondé sur le critère du prolongement naturel par rapport au « droit à un plateau continental fondé sur le critère de distance »67.

38De plus, conformément à l’article 76 de la CNUDM et à l’Annexe II, l’extension du plateau continental, par un État côtier au-delà de 200 milles marins, n’a de valeur juridique que si la CLPC établit une recommandation claire venant confirmer la validité scientifique de ladite extension. Cette procédure souligne le rôle prépondérant de la science dans le droit relatif à la délimitation du plateau continental étendu. D’une part, la CLPC est composée de vingt et un experts en géologie, géophysique ou hydrographie68. Cette composition de la CLPC n’est pas exempte de critique dans la doctrine. En effet, la CLPC a pour fonction d’examiner les données relatives à la limite extérieure du plateau continental étendu présentées par les États côtiers et soumettre des recommandations à cet effet69. Cette fonction va, pourtant, au-delà du domaine purement scientifique et technique. Elle « s’inscrit plutôt dans une logique intersubjective qui amène de nombreux acteurs à participer à une coconstruction du sens des termes juridiques, des catégories scientifiques et des phénomènes géophysiques »70. Allant dans ce sens, le TIDM a clarifié que le rôle de la CLPC se complète avec les activités d’autres organes (tel le Tribunal) afin d’assurer une mise en œuvre efficace et harmonieuse des dispositions de la Convention71.

39Parallèlement à cette volonté des États d’étendre leur sphère géographique de juridiction, la science, dans le développement du droit de la mer, aussi conduit à une meilleure connaissance de l’environnement marin et son processus écologique dans certaines régions comme dans l’Arctique72. Le rôle de la science est donc ambivalent dans l’évolution du droit de la mer.

2. La science, un outil politique dans la gouvernance des océans

40La science est devenue un élément majeur de la gouvernance des océans, aussi bien dans les négociations internationales que dans les relations de pouvoir au sein des instances de coopération interétatiques.

41La connaissance scientifique est considérée comme un élément majeur pour un processus éclairé de prise de décision. Ainsi, toute conservation et gestion durable des ressources sont dépendantes de la performance scientifique. Afin d’assurer un équilibre entre les États avantagés et désavantagés technologiquement, l’accord BBNJ prévoit l’établissement du transfert technologique et de renforcement des capacités comme objectif principaux en matière conservation et d’utilisation durable des ressources génétiques marines73.

42Au niveau des instances de coopération, la science influe sur les relations de pouvoirs et sert à justifier l’action étatique dans certaines sphères de coopération. L’exemple le plus caractéristique est la place de la science dans la gouvernance de l’Arctique. D’une part, l’Arctique ne fait pas l’objet d’un régime juridique unitaire comme l’Antarctique. Sa gouvernance relève d’une multiplicité d’accords disparates à normativité relative, et de plateformes de coopération bilatérales ou multilatérales. Au regard des tensions politiques de longue date entre les États arctiques, la science joue un rôle fondamental de catalyseur et de « reality-builder »74 dans ce patchwork normatif et institutionnel. La science est devenue, peu à peu, la « langue commune » de la politique arctique. L’importance de la coopération scientifique au sein du Conseil de l’Arctique a permis à celui-ci d’asseoir son autorité en matière de gouvernance environnementale de la région, mais aussi de poursuivre ses activités malgré les différentes crises politiques Est-Ouest75, jusqu’au printemps 2022, où les activités du Conseil ont été suspendues à la suite de l’invasion de l’Ukraine76.

43D’autre part, la science est souvent utilisée comme outil pour asseoir l’autorité et la légitimité d’un État dans sa participation au niveau des instances de coopération. Ceci est le cas, par exemple, de la participation croissante des pays asiatiques dans la gouvernance de l’Arctique77. Bien que le fondement de la participation des pays asiatiques en Arctique porte à controverse78, il n’en demeure pas moins que leur influence dans la gouvernance de cette région, ces dernières années, a évolué de manière exponentielle. Plusieurs études montrent que cette influence est liée aux moyens déployés par ces États au sein du Conseil de l’Arctique, en matière de recherche scientifique, pour devenir des leaders dans le domaine, dépassant de loin ceux des États arctiques79. Devenant indispensable dans la connaissance du milieu arctique, cette sorte de diplomatie par la science a permis la reconnaissance de leur participation aux plateformes de coopération internationale tel le Conseil de l’Arctique, et de leur intérêt – politique et économique – dans la gouvernance de cette zone sensible80.

44Avec l’avènement de l’ère Anthropocène, au-delà de la science, la « créativité » du droit joue un rôle prépondérant pour établir un modèle de gouvernance alliant stabilité et adaptabilité.