1. La délinéation du domaine maritime ultramarin

9Comme beaucoup d’États, la France a commencé à définir ses espaces maritimes avant la négociation de la CNUDM (qu’elle signera en 1986, mais ne ratifiera qu’en 1996)15. Ainsi, à la suite du décret de 1967 définissant les lignes de base, la loi n° 71-1060 du 24 décembre 1971 relative à la délimitation des eaux territoriales françaises – depuis abrogée et remplacée par les dispositions de l’ordonnance de 201616 –, venait unifier la largeur de la mer territoriale à la fois pour le territoire métropolitain et pour les outre-mer. La loi n° 68-1181 du 30 décembre 1968 relative à l’exploration du plateau continental et à l’exploitation de ses ressources naturelles, fondée sur la Convention de Genève du même nom de 1958, ainsi que la loi n° 76-655 du 16 juillet 1976 relative au plateau continental, à la zone économique exclusive et à la zone de protection écologique au large des côtes du territoire de la République, venaient compléter cette architecture juridique.

10L’entreprise de délinéation des espaces maritimes français, si elle apparaît essentielle, fut néanmoins laborieuse et plutôt tardive. À l’exception des quelques décrets pris à l’époque en application de la loi de 1976 précitée17, la plupart des limites extérieures des mers territoriales et des ZEE ultramarines ont été proclamées récemment. En 2016, la publication de l’ordonnance n° 2016-1687 du 8 décembre 2016 relative aux espaces maritimes relevant de la souveraineté ou de la juridiction de la République française18, s’appuyant sur la loi de 2016 pour l’économie bleue (article 97)19, est le résultat du constat de ces manques, ainsi que d’un panorama législatif désuet, éclaté et peu opérationnel en matière de droit de la mer. Parmi ses objectifs principaux est celui de rassembler en un même texte les dispositions du droit international de la mer applicables à la définition des espaces maritimes français. Elle marque aussi politiquement le lancement d’une stratégie de cohésion dans la gouvernance de ces espaces.

11C’est sur cette base réactualisée qu’ont été publiés de nombreux décrets visant à préciser les limites des mers territoriales et des ZEE outre-mer, à l’instar de ceux relatifs à Clipperton20, à Crozet21, à Wallis-et-Futuna22, à la Polynésie française23, à Saint-Pierre-et-Miquelon24, ou encore à la Guyane25.

2. L’extension du domaine sous-marin

12S’appuyant sur les dispositions de l’article 76 de la Convention de Montego Bay, la France a sollicité la reconnaissance de ses droits sur son plateau continental étendu au-delà de 200 milles marins, un tel prolongement de la masse terrestre immergée étant observable dans différentes régions ultramarines. Élaborées dans le cadre du projet interministériel EXTRAPLAC, lancé en 2002, plusieurs demandes d’extension ont fait l’objet d’avis favorables de la part de la Commission onusienne des limites du plateau continental (CLPC), permettant à la France d’élargir son domaine sous-marin de plus de 725 000 km², desquels le plateau étendu des TAAF constitue une part considérable26. Le plateau continental a par ailleurs été étendu au large des Antilles27, de la Guyane28, et plus récemment au large de La Réunion29.

13En Nouvelle-Calédonie, seule la partie ouest a pu être étendue30, en raison du différend de souveraineté sur les îlots Matthew et Hunter opposant la France et le Vanuatu31. La zone de potentielle extension de la ride des Îles Loyauté est en réalité plus au sud de Matthew et Hunter, mais la demande s’appuie sur un point fixe à partir des lignes de base de Hunter, si bien qu’après l’objection de Port-Vila, la France a suspendu sa demande, en étant consciente que le différend y ferait de toute façon obstacle32. Cette suspension spontanée n’a en tout état de cause rien d’étonnant au regard de la politique nationale en matière d’extension du domaine sous-marin, laquelle privilégie la soumission de dossiers ne provoquant pas de chevauchements avec des revendications concurrentes, notamment par le biais de présentations conjointes (c’est le cas avec l’Afrique du Sud pour Crozet et l’île du prince Édouard)33. Une telle opposition de vues n’a toutefois pas pu être évitée en ce qui concerne les limites du plateau étendu autour de Saint-Pierre-et-Miquelon, le différend avec le Canada ayant suspendu l’examen du dossier par la CLPC34.

14Les dossiers toujours en cours d’examen pourraient encore consacrer une extension de plus de 500 000 m² (partie orientale de la Nouvelle-Calédonie, Saint-Pierre-et-Miquelon, Crozet, Wallis‑et‑Futuna, Polynésie française).

3. La délimitation des frontières maritimes : une entreprise encore inachevée

15Souffrant de certaines incertitudes, parfois entravée par des revendications concurrentes, la délimitation bilatérale des espaces maritimes se heurte au très grand nombre d’États avec lesquels la France est voisine. Les outre-mer partagent des limites maritimes avec de nombreux voisins, du fait de leur configuration géographique. À titre d’exemple, Wallis-et-Futuna a des frontières communes avec cinq États (Tuvalu, Nouvelle-Zélande [îles Tokelau], Samoa, Tonga et îles Fidji). La France disposerait ainsi de plus de vingt-cinq mille kilomètres de limites maritimes avec trente et un États, un record35. Le nombre des acteurs avec qui négocier complique l’achèvement de l’entreprise de délimitation, pourtant entamée dès les années 1980 dans tous les océans, pour des raisons à la fois économiques et politiques : il est important pour la France de marquer sa présence dans ces espaces éloignés de l’hexagone, et les accords de délimitation sont un marqueur fort de cette présence36.

16Parmi les plus récentes des 22 délimitations bilatérales conventionnellement fixées pour les outre-mer, on trouve l’accord de Philipsburg du 6 avril 2016 délimitant la frontière maritime avec les Pays Bas dans la région des Caraïbes, l’accord de Saint John’s du 15 mars 2017 délimitant la frontière maritime avec Antigua-et-Barbuda ou encore l’accord de Paris du 8 novembre 2017, délimitant la frontière maritime avec le Suriname, tous trois clôturant de longues années de négociation37.

17La délimitation des espaces maritimes français outre-mer, si elle apparaît globalement plus simple, paradoxalement, que celle des espaces métropolitains38, constitue une œuvre d’envergure encore inachevée malgré les progrès réalisés. Chronologiquement, la France a d’abord cherché à négocier des limites avec des États ayant un poids politique important et avec lesquels elle avait déjà des relations diplomatiques régulières, comme en témoignent les premiers accords. Au contraire, les délimitations impliquant des négociations avec des États pour lesquelles les relations sont plus épisodiques peuvent tarder, à l’instar de celle partagée avec Saint-Christophe-et-Niévès au large de Saint-Barthélemy. Dans d’autres cas, les obstacles à la délimitation maritime peuvent être liés à des différends d’attribution de formations insulaires, à l’instar de celui relatif à la souveraineté sur Matthew et Hunter dans le Pacifique39. C’est dans l’océan Indien que les entraves sont les plus nombreuses, du fait des différends relatifs à Mayotte, à Tromelin et aux îles Éparses40.

18En outre, l’extension du plateau continental génère aussi la nécessité de délimiter les fonds marins au-delà des 200 milles le cas échéant. Aussi la plupart des accords de délimitation maritime prévoient une projection de la ligne jusqu’à la limite de juridiction des États concernés41. Pour la Nouvelle-Calédonie (partie est) et Saint-Pierre-et-Miquelon, les différends existants y font obstacle42.

1. L’interprétation de l’article 121 CNUDM

20Depuis la signature de la CNUDM, la pratique des États est allée sans surprise dans le sens d’une interprétation extensive du texte, à même de satisfaire au mieux les intérêts qui en avaient sous-tendu la négociation, à savoir ceux bien connus d’une emprise croissante sur les espaces maritimes. La lecture faite des dispositions relatives aux îles et consacrées dans son article 121 en est une illustration emblématique. La distinction qui y est établie entre île et rocher, formulée dans le paragraphe 3 de l’article 121 et faisant office de compromis entre les nombreuses propositions avancées pour différencier les formations terrestres découvertes à marée basse en fonction d’un faisceau de critères dont celui de leur taille, a depuis 40 ans donné lieu à une pratique largement en faveur de la création de zones maritimes sous juridiction étatique. Si aux termes de ses paragraphes 1 et 2, l’article 121 prévoit qu’« [u]ne île est une étendue naturelle de terre entourée d’eau qui reste découverte à marée haute », et que, « [s]ous réserve du paragraphe 3, la mer territoriale, la zone contiguë, la zone économique exclusive et le plateau continental d’une île sont délimitées conformément aux dispositions de la Convention applicables aux autres territoires terrestres », le paragraphe 3 prévoit quant à lui que « [l]es rochers qui ne se prêtent pas à l’habitation humaine ou à une vie économique propre n’ont pas de zone économique exclusive ni de plateau continental ». Autant les deux premiers paragraphes ont bénéficié d’une lecture large, autant le dernier a été entendu de façon très restrictive. Si la question a connu un regain d’intérêt par la doctrine après la sentence rendue en 2016 en l’affaire de la mer de Chine43, certains commentateurs avaient tôt dénoncé le potentiel conflictuel de cette distinction. Tel a été le cas de Robert Kolb, qui en 1994, soulignait cette ambiguïté du texte, susceptible de faire émerger des revendications concurrentes, tout en énonçant l’avantage qu’elle créée au profit de certains États :

« […] il n’est pas improbable que, pour la ZEE en général, ce soient les États développés, ex-colonisateurs et puissances maritimes, qui s’assureront la part du lion : d’un côté parce qu’ils disposent encore de nombreuses possessions territoriales à travers le monde, notamment d’îlots océaniques, de l’autre côté parce qu’ils possèdent les moyens techniques et financiers pour créer sur l’îlot, selon l’interprétation choisie, les conditions requises pour qu’il soit traité en île au sens des paragraphes 1 et 2 de l’article 121 et non en rocher au sens du paragraphe 344. »

21La formulation du paragraphe 3 est presque unanimement jugée sibylline, et les juridictions internationales ont d’ailleurs soigneusement pris soin d’éviter d’en donner une interprétation avant que le tribunal arbitral se prononçant sur le différend opposant les Philippines à la Chine ne s’y lançât45. Aussi n’est-il pas question ici de revenir sur les questionnements, pourtant nombreux, suscités par l’interprétation restrictive des caractères d’habitabilité et d’une potentielle vie économique de certaines émergences maritimes dans la sentence de 2016, au regard notamment des travaux préparatoires et de la pratique des États46, mais de souligner le bénéfice notable que la France ultramarine a tiré de la lecture souple de ce qu’est une île au regard de la convention et n’ayant pourtant entraîné aucune contestation. Ainsi, « Clipperton, les îles Chesterfield, Crozet, les Kerguelen, les îles Éparses, Matthew et Hunter, ainsi que Saint-Paul et Amsterdam », créent des ZEE, et même des plateaux continentaux pour certaines d’entre elles, aux dimensions considérables, alors que ces formations ne « satisf[ont] vraisemblablement pas aux critères posés par la sentence de 2016 »47. Si la liste est particulièrement fournie pour la France, il reste que de nombreux États sont concernés par ces ambiguïtés.

2. Un domaine maritime contesté

22L’assise maritime française n’a certes pas été remise en cause par des États tiers sur le fondement de l’article 121 de la CNDUM, mais souffre néanmoins de nombreuses contestations. Les revendications concurrentes de souveraineté sur certaines formations terrestres sont en réalité nombreuses, avec des répercussions sur l’établissement des zones maritimes et de leur délimitation. Elles trouvent pour la plupart d’entre elles leurs racines dans le processus de décolonisation. Il convient d’ailleurs de constater à cet égard que la très grande majorité des différends territoriaux impliquant la France concernent ses outre-mer48. Il s’agit avant tout de différends d’attribution d’îles, que le rappel du principe de l’intégrité territoriale des territoires colonisés, au travers de l’avis de la Cour internationale de Justice relatif aux Chagos49, a contribué à réactualiser.

23Dans le Pacifique sud, les îlots Matthew et Hunter, deux formations volcaniques très difficiles d’accès, sont à l’origine d’un différend territorial entre la France et le Vanuatu, ayant des répercussions sur la délimitation de la ZEE entre les deux États. Matthew et Hunter apparaissent dans les carnets des navigateurs qui les découvrent au xviii^e siècle (Thomas Gilbert en 1788 pour le premier, Hunter en 1798 pour le second), puis furtivement seulement dans quelques écrits de baleiniers, avant d’être ignorés pendant de longues années. En 1980, le Vanuatu devenu indépendant, anciennement condominium franco-britannique sous le nom des « Nouvelles-Hébrides », en revendique la souveraineté, alors que la France les inclut dans son territoire comme rattachés à la Nouvelle-Calédonie50. Les îlots sont ainsi inclus dans le périmètre du Parc marin de la mer de Corail, immense aire marine protégée créée en 2014. Ces revendications concurrentes font l’objet de négociations bilatérales irrégulières, parfois suspendues en raison de tensions, comme celles suscitées par les missions des forces militaires françaises depuis Nouméa. Elles sont par ailleurs liées aux conflits politiques internes à la Nouvelle-Calédonie, puisque les représentants indépendantistes ont publiquement reconnu la souveraineté du Vanuatu sur les îlots51.

24L’océan Indien concentre lui aussi plusieurs différends territoriaux de ce type. La souveraineté sur les îles Éparses (Tromelin, Glorieuses, Juan de Nova, Europa et Bassas da India), revendiquée par Madagascar et Maurice, a donné lieu à un différend triangulaire complexe. Tromelin, en particulier, anciennement contesté par Madagascar et aujourd’hui par Maurice, fait l’objet d’un accord de gestion commune non ratifié52. D’abord rattachée à l’Île-de-France (Maurice) puis à l’île Bourbon (La Réunion), l’île (ou récif) n’est revendiquée par Maurice que 8 ans après son indépendance, en 1976. La France y défend fermement sa souveraineté, sur la base de la découverte de Tromelin au xviii^e siècle, puis de son occupation à partir de 1954 au travers d’infrastructures météorologiques53.

25Les autres îles Éparses du Canal du Mozambique : les Glorieuses, Juan de Nova, Europa et Bassas da India, sont revendiquées par Madagascar. Bien que le différend pourrait être plus ancien, la contestation officielle du décret du 1^er avril 1960 plaçant officiellement la gestion des îlots au ministère des outre-mer français éclate au grand jour en 197254. La controverse est longtemps passée sous silence pour des raisons d’ordre politique, malgré le rappel sans ambiguïté de l’Assemblée générale des Nations Unies, jusqu’aux déclarations du président malgache ayant suivi l’avis de la CIJ relatif aux Chagos55.

26C’est encore dans le processus de décolonisation que le différend relatif à Mayotte trouve ses racines, et plus particulièrement dans l’organisation en 1974 d’un référendum d’autodétermination des Comores conduit île par île. Officiellement revendiqué par l’Union des Comores depuis son indépendance, qui l’inclut dans sa constitution, le département français a fait l’objet de plusieurs résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies soutenant la position comorienne56.

27S’écartant cette fois du contexte postcolonial, Clipperton, à l’est du Pacifique, est régulièrement mentionné par les autorités mexicaines. Atoll inhabité avec moins de 9 km² de terres émergées (seul lagon d’eau douce au monde), Clipperton est pourtant à l’origine d’une zone économique de 434 619 km²57. Déjà disputée au siècle dernier par le Mexique, la sentence du roi Emmanuel III est censée mettre un terme au différend le 28 janvier 193158. L’atoll très isolé continue pourtant de créer des tensions épisodiques. Les États-Unis, qui l’avaient d’abord occupé au xix^e siècle avant de s’en retirer, ont réinvesti Clipperton pendant la Seconde Guerre mondiale. La dénonciation de la pratique illégale de la pêche par les navires mexicains dans les eaux de l’atoll a donné lieu à la signature d’un accord en 200759. Sans qu’il y ait eu de revendication officielle de la part du Mexique, Clipperton justifie encore aujourd’hui les campagnes de presse locales dans lesquelles certains représentants mexicains contestent les droits français en dénonçant l’absence d’occupation effective de l’îlot, exerçant une pression diplomatique indirecte susceptible de se renforcer à mesure des perspectives d’exploitation des ressources sous-marines60.

28Pour être complet, il faudrait ajouter à ce panorama un différend d’une autre nature, relatif à la délimitation du plateau continental étendu entre la France et le Canada au large de Saint-Pierre-et-Miquelon. Soumises à la Commission des limites du plateau continental (partiellement par le Canada et officiellement par la France en 2014), les prétentions des deux États au-delà des 200 milles marins se chevauchent, obligeant celle-ci à mettre en suspens l’examen de la demande de droits étendus. Paris et Ottawa ont publiquement reconnu l’existence d’un différend, et ont déclaré leur intention de négocier. La proposition française d’un dialogue d’experts n’a toutefois pas encore été suivie d’effets61. L’affaire illustre les difficultés des délimitations maritimes, dès lors qu’elle constitue le prolongement du long processus diplomatique et juridictionnel nécessaire à la délimitation de la ZEE entre les deux États. La sentence arbitrale de 1992, qui avait consacré la fameuse ligne en « forme de champignon », avait laissé un goût amer aux représentants français62.

29Toujours en Atlantique, au large de la Guyane, le prolongement maritime de la dispute terrestre entre la France et le Suriname a quant à lui trouvé une solution dans la signature de l’accord de délimitation signé en 201763, tandis qu’en 2016 l’accord de Philipsburg avec les Pays Bas permettait de tracer une frontière maritime en laissant de côté le différend relatif à la Baie de l’Étang-aux-huitres de Saint-Martin64.

30Si la France cherche à affirmer sa puissance sur les mers, laquelle revêt une importance particulière à l’heure de la maritimisation du monde, ces contestations de souveraineté en lien avec son passé colonial en constituent de toute évidence une source de fragilité. Elle n’est pas la seule : les dimensions du domaine maritime français sont telles qu’elles ont aussi leur revers, en ce qu’elles suscitent des défis considérables pour le pays.

1. La défense et le contrôle des eaux ultramarines dans un contexte de tensions sur les mers

33S’interroger sur la capacité de la France à assurer la défense et la sécurité de ses espaces marins revient à se poser la question de savoir si le pays a véritablement les moyens de ses ambitions maritimes, à une époque où les mers sont le théâtre de multiples menaces : piraterie, pêche illicite non déclarée et non réglementée (INN), narcotrafic, démonstrations de force militaire, ou encore sécurité des câbles sous-marins. Si le droit de la mer donne un fondement juridique à l’emprise des États côtiers sur les espaces maritimes, il ne donne évidemment pas les moyens en lui-même d’en assurer le contrôle et de lutter contre les violations du droit au sein de ces espaces. Le besoin de ressources à la fois matérielles et humaines pour assurer la surveillance et la répression sur des étendues aussi vastes que les eaux ultramarines françaises est pourtant considérable, et la problématique sécuritaire va de pair avec l’intensité croissante des tensions dans certaines zones du globe.

34Bien que n’étant pas le seul exemple, la zone IndoPacifique, dont la France a une perception extensive en comparaison avec d’autres États65, est symptomatique de ces réalités, d’autant qu’on y trouve 93 % du domaine maritime national66. Ayant émergé comme centre de gravité des relations internationales67, elle confère aux Outre-mer français une nouvelle valeur géostratégique, eux qui fondent territorialement la légitimité de la France à s’en revendiquer acteur68, et qui en font de seul membre de l’UE riverain du « nouveau continent »69. Du fait de la militarisation croissante de la région, qui est par ailleurs un carrefour de routes maritimes et de câbles sous-marins, la France a développé une stratégie IndoPacifique, qui, bien que n’étant pas exclusivement militaire, confère néanmoins une importance particulière au volet de la défense70. Or, la question des moyens à la disposition de la France a été régulièrement soulevée. Déjà en 2012 le Sénat avait mis en garde : une stratégie militaire d’envergure nécessite des moyens à la mesure de l’espace maritime sous juridiction française71. Une précaution que l’institution renouvelle dans son rapport de 2022, dans lequel elle rappelle que « les moyens français ne sont pas à la hauteur des enjeux », que « des ruptures de capacité sont à prévoir jusqu’en 2025 » du fait du renouvellement échelonné des patrouilleurs, et que la France « prend aujourd’hui du retard en matière de course technologique », notamment en ce qui concerne l’usage des drones72. Les auteurs y mobilisent ce parallèle saisissant : « le nombre de patrouilleurs destinés à la surveillance de la ZEE française est équivalent à deux voitures de police pour surveiller le territoire hexagonal »73. Puissance militaire, la France dispose néanmoins de ressources très limitées, sans comparaison possible avec celles de la Chine ou des États-Unis74.

35Aussi, le pays doit pouvoir compter sur des partenariats militaires, servant à lutter contre la pêche illégale, à sécuriser les espaces maritimes, et aussi à répondre aux catastrophes naturelles. Les enceintes en sont variées, à l’instar de l’Indian Ocean Naval Symposium (IONS), l’accord Franz (avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande)75, ou encore le Pacific Quad (avec l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis)76. La France s’appuie aussi sur la participation à des organisations régionales à l’instar de l’Association des États riverains de l’océan Indien (IORA) dont la France est devenue membre de plein exercice en décembre 2020. En outre, le développement de partenariats bilatéraux de défense, au travers notamment de la vente d’armements, constitue un autre pilier incontournable de la stratégie mise en œuvre par la France. À ce titre, le froid laissé par l’affaire des sous-marins australiens semble désormais atténué après l’arrivée au pouvoir du Premier ministre Albanese, et, en tout état de cause, la France compte d’autres partenaires clés, telles l’Inde77, ou l’Indonésie78.

2. Le maintien des limites et frontières maritimes face au changement climatique

36Une autre particularité des outre-mer est celle de leur vulnérabilité face aux effets du changement climatique, notamment celui de la montée des eaux. En plus des conséquences que l’élévation du niveau des océans aura sur certaines populations, en particulier celles vivant sur les îles les plus basses, ce phénomène progressif pourrait affecter les lignes de base, les limites extérieures et les frontières des espaces maritimes. C’est là une des insuffisances de la CNUDM du fait de son âge, puisqu’elle a été négociée à une époque où de tels effets n’étaient pas pris en compte et ne prévoit pas en droit les répercussions de ces évènements. La montée des eaux est pourtant susceptible de faire reculer la laisse de basse mer et/ou de submerger tout ou partie des points de base utilisés pour tracer les lignes de base droites. L’article 7.2 sur les lignes de base droites permanentes pour les deltas et « autres conditions naturelles » provoquant des lignes côtières très instables, et l’article 76 (§ 8 et 9) sur les limites extérieures définitives du plateau continental sont les seules exceptions apparentes, mais ils ne sont d’aucune aide pour garantir la stabilité des autres limites maritimes. Aussi les questions juridiques soulevées sont nombreuses et complexes79.

37Les espaces potentiellement affectés sont considérables, en particulier dans le Pacifique insulaire, dont les gouvernements alertent depuis longtemps sur l’impact de l’élévation du niveau de la mer pour la définition de leurs zones maritimes, et donc pour leur sécurité, y compris leur sécurité alimentaire. Les gouvernements des territoires et États insulaires océaniens, y compris ceux de la Nouvelle-Calédonie et de la Polynésie française, en tant que membres du Forum des Îles du Pacifique (FIP)80, ont ainsi alerté la communauté internationale depuis plusieurs années relativement à ces enjeux. Ils l’ont fait au travers de nombreuses déclarations, dont le Samoa Pathway (2014)81, la déclaration de Taputaputea (2015)82, l’engagement de Delap (2018)83, le communiqué du secrétariat du FIP du 49^e Forum des îles du Pacifique (2018) annexé à la déclaration de Boe84 ainsi que le communiqué du secrétariat du FIP du 50^e Forum des îles du Pacifique de 201985. Plus récemment, la déclaration du FIP d’août 2021 sur la préservation des zones maritimes face à l’élévation du niveau de la mer liée au changement climatique86, dont sont également signataires la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française, a eu un important retentissement. Entièrement consacré à l’impact de la montée des eaux sur les espaces maritimes, le texte propose une interprétation de la CNUDM dans le sens du maintien des zones concernées87. Déjà en 2018, le Comité sur l’élévation du niveau de la mer et le droit international de l’Association de droit international (ILA) avait reconnu l’existence d’une preuve prima facie d’une pratique régionale des États insulaires du Pacifique dans le sens du maintien des limites et frontières maritimes, leur situation d’États particulièrement affectés constituant en outre « un élément significatif au regard de l’établissement d’une pratique générale dans la formation d’une nouvelle règle de droit international coutumier »88, en s’appuyant sur les précédentes déclarations ainsi que sur la pratique de certains États visant à fixer en détail les points de leurs limites maritimes89. Le groupe d’étude de la CDI sur l’élévation du niveau de la mer est allé encore plus loin dans son premier document thématique, en attestant de l’existence d’une pratique dans le Pacifique et en Asie du Sud-Est pour la préservation de la ligne de base et des limites extérieures qui répond aux exigences de l’élément matériel d’une règle coutumière90. La même conclusion a été tirée pour les délimitations et frontières maritimes91. Bien qu’il ait été considéré précoce de reconnaître l’existence d’une opinio juris, la première note thématique relève que « le fait que les États concernés se fondent généralement sur leur pratique (telle que mentionnée) pour des raisons de stabilité et de sécurité juridiques est une indication allant dans ce sens »92. À l’instar de notre collègue Alina Miron, on s’étonnera de la discrétion de la diplomatie française sur le sujet, alors que ses outre-mer sont directement concernés93.