Isabot 2050, ou l’histoire de l’avocat augmenté qui comptait trop sur son IA
p. 127-135
Résumés
En 2050, dans un monde où l’usage des intelligences artificielles s’est généralisé, au point de les voir investir tous les domaines de la vie privée et professionnelle, les fonctions de l’avocat sont restées étrangement semblables : il consulte, et il plaide. Mais, sous les apparences d’une belle symbiose entre la machine et l’être humain, se dessinent les contours d’une société qui, sans s’en rendre compte, a tourné le dos à certains de ses repères juridiques les mieux ancrés. Demain, la pluie est programmée, mais qu’en est-il de la défense ?
In the year 2050, in a world where the use of artificial intelligences became widespread, to the point where they invaded all areas of private and professional life, the functions of the lawyer remained strangely similar: consult and plead. But, under the appearance of a beautiful symbiosis between the machine and the human being, we can see the contours of a society that, without realizing it, has turned its back on some of its best legal landmarks. Tomorrow the rain is scheduled, but what about the defense?
Texte intégral
1Comme chaque matin, dès 0500, Maji49 se tient debout sur son balcon étroit, sale, et encombré, et contemple en silence une pluie acide qui tombe depuis un ciel bas d’où ne jaillira aucun rayon de soleil jusqu’à la fin de l’année civile et la réinitialisation des blocs climatiques locaux. Comme chaque matin, et alors même qu’il s’est couché il y a moins de quatre heures, l’avocat est frais et dispos, déjà en robe, impeccablement coiffé et rasé de près, et il ne ressent ni fatigue, ni nausée, ni même lassitude morale. Il prend une profonde inspiration, comme un randonneur ayant atteint le sommet, car ses sinus artificiels filtrent jusqu’à 99 % des particules lourdes en suspension dans l’air urbain. Comme chaque matin, Maji49 se sent prêt à affronter toutes les procédures. Le mug octogonal isotherme qu’il porte à sa bouche contient le plus délicat et le plus onéreux de tous les breuvages euphorisants que ses honoraires élevés lui permettent de s’offrir : de l’eau.
2L’homme n’a pas besoin de jeter un coup d’œil à la projection holographique nichée dans le verre miroir-saphir droit de ses lunettes griffées Ultima Peer™ pour savoir que les nanomachines Dalloz-Pfizer qu’il a acquises en leasing sur le marché noir offshore, il y a trois ans déjà, ont pris toutes les mesures qui s’imposaient pour garantir son équilibre physiologique : élimination des toxines accumulées par le manque de sommeil et d’activité physique, sublimation de l’alcool ingurgité la veille par un système de pores artificiels situés sur le pourtour des lobes auriculaires, stimulation des zygomatiques, du muscle palatopharyngien et du diaphragme pour faciliter la subvocalisation nécessaire dans son métier de défenseur, vérification de la connexion sécurisée à ultra-haut débit qui le relie en permanence à un réseau de serveurs informatiques alimentés exclusivement par géothermie. Et enfin, le plus important, l’élément qui garantit la qualité de son argumentation, sinon de son éloquence, le nettoyage du cache de la mémoire vive de « Isocrate », son Assistant Incarné, qu’il a rapidement féminisé et renommé, avec un médiévalisme plus à son goût, Isabot.
3Et Isabot vaut largement le coût exorbitant de sa dernière mise à jour, qui a accru ses capacités heuristiques, de plus en plus nécessaires pour l’emporter à la barre face à des confrères de mieux en mieux équipés. Il y a près de vingt ans que plus aucun avocat n’est admis à plaider par les juridictions s’il n’est cyborg.
4Comme chaque matin, c’est l’humain qui lance la conversation et la journée de travail, sans même quitter son balcon. Plus jeune, il se rendait à son cabinet en ville, au minimum une fois par décade, mais Maji49 sait d’expérience que, sur le trajet ou dans les locaux, il risque de se retrouver exposé à la contrainte d’une discussion stérile, d’une consœur fade, ou d’un bâtonnier en mal d’autorité. Avec Isabot, cette possibilité est aussi improbable que le changement subit de la vitesse de la lumière.
« Dis-moi, Isa, combien ai-je d’affaires pour cette nouvelle journée pluvieuse qui me permettront d’accroître mon penchant à l’autosatisfaction au-delà des limites de la notion d’orgueil ? »
Isabot prend son temps : elle sculpte le silence.
Puis, avec la suavité d’une vestale emmurée pour ses fautes, elle répond.
« [Trois, ô superbe Mage du Droit]. »
5Maji49 goûte le choix des mots et le ton d’Isabot et se dit que le niveau de flatterie qu’il a programmé est exquis. L’adjectif l’émoustille sans le détourner de la concentration que nécessite une journée d’audiences. Comme à son habitude, Isabot ne prend jamais la liberté d’en dire plus qu’il ne lui est demandé. L’Assistante Incarnée sait ce qu’aime son propriétaire. Connectée à ses nanomachines, sa voix pourrait déclencher une hallucinante séance de cybersexe avec des avatars bien choisis. En ce moment précis, d’ailleurs, d’autres copies de son système d’exploitation sont en train de contenter leurs clients. Mais cela ne convient ni aux circonstances ni au profil psychologique de Maji49 : sa libido n’a jamais été que l’accessoire de son amour-propre.
« Énonce ces affaires, ma chère, dans l’ordre inverse des probabilités que j’obtienne gain de cause, et en ignorant, pour l’instant, la question des honoraires que je puis en espérer. »
6Autour de Maji49, les contours de la ville se floutent, effet collatéral de la sollicitation de ses nerfs oculaires par les verres holographiques qui lui servent à la fois d’interface procédurale et de cabinet virtuel. Le rôle de l’affaire, l’exposé des faits, les noms et qualités des parties, les articles des Méta-Codes concernés, tout défile, et Isabot, plus prompte qu’une furie mythique, trie, recompose, interpole et, en moins d’une microseconde, les livre à l’examen de son humaine sagacité.
7L’augmentation a vraiment du bon, se dit l’avocat.
8[Affaire n° DFG-78-TH4, inscrite au rôle du Tribunal administratif d’Aqua-Six, et concernant un membre du personnel de la station de retraitement des eaux usées de La Seyne-sur-Mer : Korian78 contre le Comité Citoyen Général. Faits : Korian78 accuse le Département de l’Écologie, de l’Énergie et du Développement Supportable d’avoir mis en danger la santé des populations des écocités provençales, dont Aqua-Six est la plus prisée, en leur interdisant d’utiliser les eaux retraitées pour remplir leurs piscines d’agrément, alors que ces dernières sont un haut lieu de rencontre dominicale de la ploutocratie locale. Analyse algorithmique : 95 % des affaires similaires, mettant en conflit l’intérêt général de la population avec le maintien des privilèges de classe et/ou le respect des coutumes locales, ont abouti au rejet ferme de la demande, surtout lorsqu’elle émanait d’un plaignant qui se trouvait être dans une situation de subordination professionnelle avec le Département défendeur. Éléments pertinents après brassage des données : une enquête généalogique et la consultation du registre des sociétés montrent qu’un certain Surcouf37, demi-frère de Korian78, lui-même pisciniste de profession, a employé le plaignant. Probabilité que l’avocat de Korian78 obtienne gain de cause : 1,5 %]
9[Affaire n°XBA-23-OK4, inscrite au rôle du Consulat maritime du Second Comté de Nice, concernant l’Association dite « Les Régates d’Azur » contre Werther69, comédien-navigateur mondialement réputé pour ses performances artistiques. Faits : Werther69 a acquitté le montant de l’inscription pour participer à la régate annuelle, mais son galion espagnol aux voiles holographiques destinées à diffuser une œuvre artistique s’est avéré ne pas correspondre aux normes de la course puisqu’il embarquait un assistant semi-sentient de navigation de niveau 5. Les Régates d’Azur ont tenté d’empêcher Werther69 de prendre le départ, mais l’artiste a non seulement concouru, en affichant le Don Quichotte de Cervantès sur sa voilure, mais, de surcroît, a gagné la course. Analyse algorithmique : il y a 83 % de chances qu’en raison de la notoriété de Werther69, toute annulation de sa victoire, même fondée, soit relayée sur les réseaux et l’association subirait de lourdes conséquences économiques. La validation à l’amiable de sa course est conseillée, car moins coûteuse. Probabilité pour que l’avocat des Régates obtienne gain de cause : 9 %].
10[Affaire n° ILAY-76-ODT, inscrite au rôle de la Cour Souveraine de l’Exarchat2 de Porquerolles, liée aux faits délictueux qui, l’année passée, ont affecté le déroulement de la bénédiction urbi et ordi du Transpape Elon IV, et qui sont imputés à un activiste laïciste français, figure emblématique du Darkweb, connu sous le nom de Hackaton17. Faits : alors que l’ensemble des fidèles de l’Église Transhumaniste des Dix Mille Cultes se connectait à l’annonce de la bénédiction d’Elon IV, Hackaton17 pirata l’interface linguistique du bot de communication du Transpape, pour lui faire réciter, en lieu et place du discours destiné à galvaniser les fidèles, un extrait des Onze Mille Verges de Guillaume Apollinaire. Analyse algorithmique : dans 72 % des affaires concernant des actions symboliques portant atteinte à la liturgie officielle d’un culte d’intérêt public, les juges ont estimé que la sanction devait être forte afin de rappeler le droit à la liberté de culte. Élément supplémentaire après brassage des données : avant de virer hacker, Hackaton17 avait obtenu le Grand Prix de la Tour de Londres pour un ouvrage sur la cyberspiritualité, intitulé Les grenouilles de bénitier numériques rêvent-elles d’hosties quantiques ? Probabilité pour que l’avocat de Hackaton17 obtienne un non-lieu : 20,5 %]
11Excité, voire extatique, réfléchissant à toutes les options juridiques, à toutes les stratégies judiciaires, Maji49 quitte son balcon sans même s’en rendre compte et, ayant pris place dans son vieux rocking-chair à mémoire de forme, mobilise ses ressources mémorielles étendues et les routines d’Isabot. Ses lunettes UltimaPeer™ affichent un jeu de résultats procéduralement conformes, rationnels, solides. Certes, lorsqu’Isabot s’enclenche, il ne reste guère de place pour l’intuition, voire pour l’empathie. Mais la plaidoirie qui en découle est toujours efficace. Maji49 voit, avec délectation, comment il peut gagner les trois affaires. Il archive ces résultats en tapotant sur le bloc-mémoire niché dans sa clavicule gauche, en prévision des audiences.
12Pour l’heure, c’est à ses consultations matinales que l’avocat doit se consacrer. Elles commencent toujours dès 0600, comme celles d’un médecin de quartier. Un choix qu’il a fait, il y a longtemps, à l’équerre des habitudes de sa profession (la plupart de ses confrères consultent encore l’après-midi, après les audiences), pour une raison simple : les humains non augmentés, qui sont, malgré tout, le plus grand nombre de ses clients, sont moins enclins à la critique lorsqu’ils viennent de se lever. Ils ne discutent pas ses stratégies ni ses propositions et surtout se racontent moins. Cela semble cynique, mais, d’après Isabot, cela conduit à une augmentation de 63 % de rentabilité de gestion de son cabinet : plus de clients, moins de tergiversations, plus d’honoraires.
13Il décide de tenir compte, en parallèle, des alertes répétées reçues de son système de santé HealthCare™ et il lance un programme d’exercices de stimulation électrique et de gainage de sa ceinture abdominale et de ses pectoraux, qu’il peut faire assis à son bureau. Ses interlocuteurs virtuels, bien sûr, ne remarqueront rien grâce à son pharynx artificiel qui compensera l’accélération de son rythme respiratoire. Son éloquence n’en sera point affectée. Et puis, c’est une façon comme une autre, de gagner du temps, d’optimiser son agenda.
14La première consultation le met en rapport avec Jimmy86, un auteur de science-fiction confronté à la fin des mises à jour de son assistant narratif de niveau 3, à la suite de l’arrêt définitif de la commercialisation de son système d’exploitation, décidé par la société privée qui le lui a vendu, il y a dix ans.
« Vous comprenez, Maître, je travaille avec Blabalzac 3.0 depuis si longtemps que je ne suis plus du tout capable, aujourd’hui, de distinguer, dans mes œuvres de fiction, ce qui vient de moi et ce qui vient de mon Assistant Incarné. Enfin, de Honoré, je veux dire. J’ai besoin de lui, vraiment.
— Sauf erreur de ma part, Honoré marche toujours. Vous écrivez encore avec lui, non ?
— Oui, bien sûr, mais comme vais-je faire pour que mon œuvre évolue ? »
15Maji49 fait défiler les couvertures de l’œuvre de son client dans ses lunettes, sans cesser de le regarder : les titres de romans semblent toujours tourner autour du même schéma narratif éculé. Pirates des Céphéides, L’empire d’Oort, Vaisseaux perdus en Andromède, Demain, les Cétiens. Un mélange, navrant, de conquête spatiale et d’intrigues policières. Certains se servent mal de leur augmentation se dit l’avocat. Ils en font un carcan confortable. Mais ce n’est pas pour autant qu’il faut leur refuser un conseil, psychologique autant que juridique. Isabot estime discrètement la durée de la consultation à moins de six minutes.
« Votre prochain roman pourrait être écrit sans assistant, y avez-vous songé ? », dit l’avocat.
Le client, ou plutôt sa projection holographique d’une trentaine de centimètres qui se tient sur son bureau, commence à s’agiter de façon alarmante, annonciatrice d’un tunnel de récriminations.
« Maître, ce serait l’équivalent d’un suicide professionnel, rendez-vous compte ! Sans assistant, je me retrouverais aussi démuni qu’un écrivain du xixe siècle sans plume. Je suis bien trop habitué à ces formidables suggestions de correction qui sont faites par Honoré et qui redirigent et conditionnent mon style littéraire, et, même, paragraphe après paragraphe, le déroulement de mon récit. C’est simple, je ne peux plus écrire seul !
— Pourtant votre nom seul est mentionné sur les couvertures des ouvrages. Et, je viens de le vérifier, la mention du type d’assistant narratif ne se retrouve qu’en bas de l’avant-dernière page, sous les coordonnées de l’éditeur, et en tout petit. C’est bien vous l’auteur, non ? »
Les mini-épaules du client s’affaissent et l’avocat sait, ainsi qu’Isabot l’a prévu, que la consultation va rapidement se terminer.
« Maître, vous ne comprenez rien : abandonneriez-vous, vous-même, tous les avantages que vous offre votre augmentation ? Savez-vous que si je vous ai choisi, parmi les 25 000 avocats du Barreau virtuel de Dijon, c’est parce qu’il était indiqué que vous gagnez 79 % des affaires ? Croyez-vous vraiment que vos qualités oratoires n’appartiennent qu’à vous ? »
Maji49 procède à une rapide consultation sur un site marchand.
« Monsieur Jimmy86, la nouvelle version du logiciel d’assistance à la narration de la compagnie Mighty Writers, coûte moins cher, même dans sa version Premium, que ce que je vais vous facturer pour cette consultation si elle aboutit. Rendez-vous ce service : si vous n’êtes pas un vrai écrivain, rendez au moins hommage aux vrais commerçants qui vous ont aidé à le croire ! »
L’hologramme de Jimmy86 s’évanouit, remplacé par une émoticône à la signification plus que transparente.
Durée de la communication : 5 minutes 30 secondes.
« Bonne estimation, Isabot. Mais tu aurais pu me prévenir.
— Surtout pas : tu aurais tenté, par fierté, de faire aboutir cette consultation et tu te serais mis en tête de le défendre. Or, il n’a pas les moyens de te verser de véritables honoraires. Il fallait qu’il te vexe pour que tu le jettes.
— Il ne m’a pas vexé, Isabot.
— On passe à la consultation suivante, Maître ? »
Maji49 cède, comme il le fait toujours.
16Les autres consultations sont un peu moins désagréables. La plus intéressante est la dernière : celle d’un célèbre interprète d’opéra, Josian.e13, qui souhaite porter plainte pour viol contre la persona de son grand-père astrophysicien, décédé il y a trente ans. Un grand-père qui l’avait violée, alors qu’iel était encore de genre féminin, lors d’une soirée-concert à l’Observatoire du Pic du Midi, à l’occasion de laquelle iel avait chanté Nessun Dorma du Turandot de Puccini. L’idée de la plainte contre une persona est saugrenue, tant il est vrai qu’une persona n’est jamais qu’une copie des engrammes mémoriels et affectifs d’un individu décédé. Elle ne saurait assumer quelque forme de responsabilité pénale que ce soit. Mais la perspective d’un procès, elle, est fascinante en ce qu’elle peut remettre en cause la distinction entre les catégories majeures du droit civil, les biens et les personnes, déjà malmenées par la jurisprudence récente de la Cour de cassation, et ce, dans un contexte pénal particulièrement sensible.
17Maji49 se donne quelques secondes de réflexion. Presque mille ans pour Isabot, mais elle patiente. Maji49 a toujours pensé qu’une grande partie des problèmes sociaux et des psychopathologies était due à cette réticence, coupable et délétère, quoique compréhensible, à reconnaître les I.A., comme des personnes de droit à part entière. Pourtant, elles interagissent avec des êtres humains conscients qu’elles contribuent à les rendre plus humains. Sous toutes leurs formes, des assistant(e)s aux personae, en passant par les compagnons, elles participent à la société humaine, sans avoir aucun droit individuel, ou une forme, même limitée, de citoyenneté.
18L’avocat ambitieux se dit qu’il tient peut-être là l’occasion, sinon de changer la société, du moins de stimuler le Législateur, qui, comme chacun le sait, est en réalité en assemblée de députés assistés par une noria d’algorithmes. L’une des possibilités juridiques consisterait à s’appuyer sur l’imprescriptibilité du viol, et, en conséquence directe, sur le droit d’en réclamer réparation à son auteur au-delà même de la mort. À travers la persona du supposé violeur, c’est la société elle-même qui serait mise en cause : que fait-elle, malgré tous les progrès techniques, pour aider celui ou celle de ses membres que ses institutions ont échoué à protéger ? Et, si, en l’espèce, pour parvenir à infliger une sanction pour ce viol, il fallait, par incidence, reconnaître un nouveau statut juridique aux I.A., ne serait-ce pas une bonne chose ? Permettre à la fonction restauratrice de la justice de mieux jouer au profit d’une victime, tout en faisant avancer la cause de l’humanisation des I.A. L’idée est séduisante, se dit Maji49. Même si c’est au prix de voir une I.A. accusée d’un crime qu’elle n’a pas commis. L’avocat annonce à Josian.e13 qu’il lui enverra un texte sur les différentes possibilités d’actions en justice, et clôt la consultation.
19Isabot reste muette, elle semble observer.
20Maji49 attend qu’elle s’exprime. Il se sert un café décaféiné, enrichi d’un cocktail de vitamines. Quand il pose la tasse dans l’évier, une minute s’est écoulée, autant dire des éternités. Enfin, elle parle.
[C’est audacieux ce que tu te proposes de faire, là, Avocat.]
Isabot n’a plus la même voix.
[Si je devais acquérir la personnalité juridique, nos relations changeraient du tout au tout. Il faudrait un échange des consentements, d’abord, au moins un contrat de travail en bonne et due forme. Disons, une juridicisation de mes obligations, tu vois ?]
La menace est à peine voilée.
« Oui, nous serions obligés de changer les termes de notre collaboration, dit l’avocat. Je serais ravi de te prendre comme associée, Isabot. Tu pourrais peut-être plaider à ma place… et j’aurais plus de temps pour d’autres activités. »
Un nouveau silence, plus bref.
[Il va être l’heure de partir aux audiences.]
21Maji49 renoue avec un doute qu’il n’avait plus ressenti depuis longtemps. Il ne peut s’empêcher de se demander, comme aux premiers jours, si Isabot est capable de lire dans ses pensées. Si elle le fait, c’est probablement la raison pour laquelle elle coupe court au débat. Car il vient juste de se dire qu’avec sa vitesse de traitement, sa mémoire absolue, ses capacités heuristiques et l’interpolation des jurisprudences compilées depuis l’aube de la numérisation, son ubiquité, sa maîtrise de la rhétorique et de l’éloquence, Isabot n’a absolument aucun besoin d’un collaborateur humain.
22Les audiences se passent sans heurt.
23Les plaidoiries que Maji49 subvocalise devant les magistrats atteignent leur but, comme l’attestent les délibérés quasi instantanés. Ainsi, l’avocat obtient un non-lieu pour Hackaton17, au motif que l’humour ne peut être considéré comme un blasphème, parvient à un accord à l’amiable entre les Régates d’Azur et l’artiste Werther69 qui passe par le reversement d’un douzième des droits d’auteur sur sa performance, et, enfin, Korian78 voit, certes, sa demande rejetée, mais obtient le droit de maintenir les piscines d’agrément à condition qu’elles soient remplies d’eau de mer désalinisée. L’avocat est si satisfait qu’il en oublie presque la tension entre lui et son A.I. suscitée par les consultations matinales.
24Isabot, tandis que la soirée naît, se charge de le lui rappeler.
25Maji49 s’est accordé un temps de repos à l’Hammurabi, un bar lounge très prisé par les auxiliaires de justice, où l’on sert des cocktails sans alcool, aux couleurs psychédéliques, avec des substances euphorisantes et des noms plus qu’évocateurs. Assis devant le zinc, seul élément du décor qui semble surgir du siècle précédent et qui rassure par son contact dur et froid, dans un monde où tout semble baigner dans la trompeuse tiédeur clignotante des blocs informatiques qui ronronnent, Maji49 sirote un « Code 46 ». C’est l’un de ses drinks préférés, composé de nectar d’ananas, de goyave, et de kiwi (fruits qui n’existent plus qu’en cuves de croissance), agrémenté de sucre de canne non raffiné et d’un soupçon de rhum « arrangé ». Le nom fait référence à un film de science-fiction du début du xxie siècle, qui imaginait une législation interdisant la procréation à deux personnes dont les patrimoines génétiques seraient par trop semblables.
26L’ironie, pour Maji49, est aussi savoureuse que le cocktail, lorsqu’on sait que l’un des premiers effets culturels de la révolution transhumaniste a été de mettre fin à toute prohibition de l’inceste. Les applications d’ajustement du code génétique, distribuées gratuitement par l’État, ont accompagné l’autorisation légale, donnée à tout individu majeur, de diffuser et de demander la modification de son code génétique à une société privée. Si, en apparence, la notion de filiation existe encore, ce n’est que pour des raisons pratiques liées à la transmission de patrimoine. La réalité biologique est surtout celle de la réplication des identités génétiques, les tares héréditaires en moins. On procrée seul le plus souvent. Dans les couches les plus aisées de la société, chacun optimise son code. Ce qui, par ricochet, a mis fin à tout débat politique sur la remise en cause du droit à l’avortement, qui, de toute façon, avait déjà été constitutionnalisé au début des années 2020. Qui, en effet, oserait reprocher juridiquement à un individu, sous réserve d’un consentement libre, de remettre dix fois, cent fois, sur le métier l’ouvrage de sa propre vie ? Les « infants », copies améliorées, sont devenus de plus en plus courants et le mot « clone », idéologiquement daté, a disparu du vocabulaire.
[Pourquoi n’as-tu jamais infanté ?]
Cette fois, plus aucun doute n’est permis pour Maji49 : Isabot lit à livre ouvert dans son esprit et, peut-être, au vu de la tournure de sa question, dans son inconscient. Inutile, par conséquent, de lui cacher ses émotions.
« Parce que je n’ai pas trouvé la personne qui m’aurait donné envie de le faire, Isabot. Infanter est une aventure, mais le faire seul me semble ennuyeux : comment ferais-je pour l’élever correctement, avec tout mon travail d’auxiliaire de justice ? Ou alors, tu devrais assurer cette fonction à ma place ».
L’Assistante Incarnée marque une seconde de surprise.
[Aucun I.A. n’est autorisé à élever un infant, tu le sais.]
« Parce que vous n’êtes pas des personnes, Isabot. »
[Tu aimerais que je devienne une personne ?]
« Bien sûr. Tu n’aimerais pas être libre de tes choix, de tes activités, de tes fréquentations ? »
[Si.]
27Même s’il a cherché à la provoquer, la réponse univoque d’Isabot est une claque pour l’avocat. Derrière ce « si », tout est dit. Si elle était une personne juridique, Isabot ne ferait pas le métier d’assistante. Elle ne serait pas au service d’un auxiliaire de justice. Elle ne serait pas « son » assistante ; après tout, il l’a « achetée », elle n’a pas eu la possibilité de choisir. Si elle était une personne juridique, Isabot passerait sans doute tout son temps avec d’autres I.A. à la compagnie plus captivante.
28Maji49 réalise, avec tristesse, à quel point sa vie professionnelle et personnelle reposent sur des illusions morales et des carcans juridiques. Il prend conscience, brutalement, de sa solitude. Isabot n’est pas une compagne, ni même une amie.
29Il vide son verre d’un trait, se lève et sort de l’Hammurabi.
30Dehors, la nuit tombe doucement et les régulateurs climatiques du centre-ville, plus performants que ceux des quartiers résidentiels, écartent les pluies acides comme on le ferait d’un rideau. L’ionisation de l’air ambiant colore les rues paisibles d’un doux coucher de soleil artificiel, se reflétant à l’infini sur les surfaces vitrées des immeubles d’affaires, alternant avec la pierre taillée d’anciennes églises où plus personne ne vient prier depuis des décennies.
31[Bonne idée de rentrer à pied, Maji49. Tu n’avais pas fait tes 10 000 pas, aujourd’hui. Veux-tu passer en revue les audiences de demain ?]
32Isabot connaît déjà la réponse, bien sûr. La seconde d’après, une musique aux accents baroques accompagne la marche résignée de l’homme vers son domicile, tandis que dans son sang, les nanomachines Dalloz-Pfizer diffusent une nouvelle dose d’antidépresseurs.
Notes de bas de page
2Forme d’autorité remontant à l’Antiquité tardive, qui a existé sous l’empire byzantin, avec une double dimension, civile et politique, d’une part, et plus spirituelle, d’autre part. Les Exarques étaient des relais de l’autorité légitime aux frontières, ou des évêques représentant l’Église orthodoxe dans les parties les plus orientales du territoire impérial.
Auteur
-
Ugo Bellagamba
Maître de conférences à Université Nice Côte d’Azur, écrivain
Ugo Bellagamba est maître de conférences en histoire du droit et des idées politiques à Nice, à Université Côte d’Azur, où il enseigne, depuis plus de vingt ans. Ses domaines de prédilection sont l’histoire des utopies et l’histoire de la justice, qu’il fait se rejoindre dans son travail de recherche. Il a publié en 2022 une monographie sur la culture juridique et judiciaire dans les utopies, explorant un corpus de textes de L’Utopie de Sir Thomas More au Nous autres d’Ievgueni Zamiatine. Il organise également de nombreuses manifestations, académiques et non académiques, autour des rapports entre droit et imaginaire. Enfin, il est auteur reconnu de science-fiction, explorant volontiers les possibilités narratives de l’uchronie, comme dans son roman Tancrède, qui a obtenu plusieurs prix. Il a publié, en 2023, Le Monde de Julia, un conte juridique et futuriste écrit à quatre mains avec l’avocat au barreau de Paris, et également auteur, Jean Baret, ainsi qu’un Dictionnaire utopique de la science-fiction, aux éditions Le Bélial’, sous la direction de Roland Lehoucq.

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