1Même si l’on cherche à éviter ce débat, source de nombreuses querelles doctrinales2, il apparaît très vite lorsque l’on se penche sur la question de la représentation des animaux en justice et sur celle de l’introduction d’actions au nom et pour le compte des animaux, qu’elles ne peuvent être décorrélées de celle de l’attribution de la personnalité juridique à l’animal et donc de sa reconnaissance en tant que sujet de droit3.

2Au-delà du débat juridique, c’est d’ailleurs une controverse philosophique4, morale même, qui se joue : l’animal peut-il être titulaire de droits et considéré comme un sujet de droit ? L’attribution de la personnalité juridique à l’animal n’étant que la conséquence de sa reconnaissance préalable en tant que sujet de droit et non plus seulement comme objet de droit.

3Certains, comme René Demogue5 en son temps dont les travaux ont été remis à l’ordre du jour par le professeur Jean-Pierre Marguénaud6, estiment que la qualité de sujet de droit doit être attribuée à tout être vivant qui a des facultés émotionnelles et militent de ce fait pour la reconnaissance de la personnalité juridique à l’animal7. D’autres, au contraire, considèrent que l’animal ne peut accéder au statut de sujet de droit8 et ne peut donc acquérir la personnalité juridique, soit qu’ils estiment que les conditions9 de cette attribution ne sont pas réunies s’agissant de l’animal, soit qu’ils jugent qu’il n’est pas souhaitable que la personnalité juridique leur soit reconnue pour maintenir une ligne infranchissable entre l’humanité et le reste du monde vivant10.

4Sans rentrer dans les détails de ces controverses, il faut s’interroger sur l’utilité de reconnaître la qualité de sujet de droit à l’animal pour assurer la protection de ses droits en justice.

5On pourrait, en effet, objecter que dans les procès d’animaux du Moyen Âge, les animaux étaient attraits en justice alors même qu’ils étaient considérés comme des biens.

6Cependant, David Chauvet11 a démontré dans ses travaux que, même considérés comme des biens, ils n’étaient pas dépourvus d’une certaine personnalité juridique à condition de s’abstraire de la summa divisio bien/personne telle que conçue dans le code napoléonien et de ses implications sur l’attribution de la personnalité juridique.

7De plus, dans ces procès, l’animal était défendeur et leur finalité n’était pas de protéger l’animal, mais plutôt de le punir, d’engager sa responsabilité pour les faits commis, finalités très éloignées de l’objectif de protection aujourd’hui recherché lorsque l’on traite du thème de la représentation des animaux en justice.

8Si l’on aborde la notion de façon purement technique, le sujet de droit est celui auquel la loi reconnaît un intérêt juridiquement protégé, intérêt dont il pourra obtenir la protection, si besoin, par une action en justice. Dénier la qualité de sujet de droit à l’animal, c’est lui dénier la possibilité de faire valoir son intérêt propre en justice, l’action en justice pour protéger l’animal reste possible, comme c’est le cas actuellement dans le droit français, mais elle ne vise pas la protection des droits propres de l’animal.

9Au contraire, reconnaître la qualité de sujet de droit et donc une personnalité juridique à l’animal permettrait de reconnaître des droits subjectifs à son profit et un droit d’action au nom de ses intérêts propres. Ceci ne dit rien de l’étendue des droits ainsi reconnus ni de leur effectivité. En revanche, il est certain que la reconnaissance ou l’absence de reconnaissance de la personnalité juridique à l’animal, son aptitude à être sujet de droit, conditionnent l’étendue de la protection juridictionnelle qui lui est accordée.

10Il convient donc d’analyser la gradation de la protection juridictionnelle de l’animal en fonction de son degré de personnification juridique (I) avant de s’interroger sur l’effectivité de la protection juridictionnelle de l’animal personnifié (II).

I. La gradation de la protection juridictionnelle de l’animal en fonction de son degré de personnification

11L’absence de personnalité juridique de l’animal ne signifie pas qu’il ne soit pas protégé par le droit, y compris par le biais d’action juridictionnelle, mais cette protection peut être qualifiée d’indirecte (A).

12L’attribution de la personnalité juridique permettrait au contraire une protection directe (B).

A. La protection juridictionnelle indirecte de l’intérêt de l’animal

13On peut parler de protection indirecte de l’animal dans le droit français puisque, bien que la loi du 16 février 2015 ait introduit dans le Code civil un article 515-14 reconnaissant les animaux comme « des êtres vivants doués de sensibilité », ces derniers n’ont pas la personnalité juridique et restent, « sous réserve des lois qui les protègent », soumis au régime des biens ou du moins n’ont-ils pas encore acquis la qualité de « personne » au sens de ce même code12.

14Il faut à ce titre souligner que si plusieurs pays européens13 ont une législation qui peut, de prime abord, apparaître comme plus protectrice dans la mesure où l’animal n’y est plus considéré comme une chose, il n’a pas pour autant acquis dans ces ordres juridiques un statut de sujet de droit lui permettant une protection juridictionnelle directe de ses intérêts.

15De même l’expérience dans le canton suisse de Zurich de l’avocat pour les animaux, chargé de leur protection dans les affaires pénales14, expérience abandonnée, ne changeait rien au statut de l’animal et celui-ci n’avait pas pour autant reçu la qualité de sujet de droit.

16Les animaux en droit français n’en sont pas moins protégés par le droit15, par exemple le droit pénal qui incrimine les comportements générateurs de souffrances inutiles16 ou le code rural qui édicte des règles protectrices du bien-être animal, règles assorties de sanctions.

17Ces règles protectrices aboutissent à une forme de représentation des intérêts de l’animal devant le juge. Elles peuvent être mises en œuvre par le propriétaire de l’animal et selon les dispositions concernées par l’autorité publique ou par des associations de protection.

18On ne peut cependant pas parler de « représentation » de l’animal au sens procédural du terme dans la mesure où la représentation suppose en droit que le représenté soit un sujet de droit.

19On ne peut pas non plus assimiler ces actions à des actions en substitution car elles supposent la défense des intérêts d’un tiers déterminé, or l’animal n’étant pas sujet de droit, il ne peut avoir d’intérêt propre.

20L’animal est donc objet de droit, parce que, fondamentalement, malgré l’évolution de la loi, il reste du point de vue procédural assimilé à un bien.

21Certes, les intérêts du propriétaire de l’animal sont souvent convergents avec ceux de l’animal, mais ce sont bien les intérêts du propriétaire qui sont défendus en justice17, ce qui signifie que s’il est défaillant, l’animal n’est pas protégé.

22L’exemple des éléphants tuberculeux du zoo de la Tête d’or de Lyon est à ce titre édifiant. Après que le préfet ait ordonné l’euthanasie de ces éléphants, c’est le propriétaire des animaux qui a introduit une action devant le tribunal administratif pour faire annuler l’arrêté, lui seul pouvant agir en justice, non pas pour défendre l’intérêt des éléphants, mais pour la défense de ses intérêts en tant que propriétaire. Il avait d’ailleurs obtenu l’annulation partielle de l’arrêté18.

23De même lorsque l’autorité publique est habilitée à agir dans le cadre de la protection de l’animal19, c’est l’intérêt général qui est défendu et non l’intérêt de l’animal, même si indirectement leur action profite à ce dernier.

24Seule l’action des associations de protection animale pourrait être considérée comme protégeant l’intérêt de l’animal, mais d’une part, leur droit d’action est strictement encadré et limité à la mise en œuvre des dispositions du Code pénal protégeant l’animal contre des souffrances inutiles et gratuites20 ; d’autre part, l’animal n’ayant pas d’intérêt juridique propre, l’action de ces associations ne peut être assimilée à une représentation juridique, mais plutôt « une représentation politique » de la cause animale21.

25L’absence de reconnaissance de l’animal comme sujet de droit est donc un obstacle dirimant à la protection directe de ses intérêts car, ainsi que l’a rappelé la Cour d’appel de Bordeaux dans un jugement du 3 mai 200422, « l’animal ne peut être considéré comme une victime au sens de la loi puisque le terme “victime” […] ne peut désigner que des personnes et exclut les animaux qui ne peuvent être des sujets de droit ».

26De même toute tentative de présenter une requête au nom et pour le compte d’un animal est vouée à l’échec23.

27Seule la reconnaissance d’un intérêt juridique propre à l’animal permettrait la protection directe de ses intérêts, mais ceci suppose nécessairement, au préalable, de lui attribuer la personnalité juridique.

B. La protection directe des intérêts de l’animal

28La reconnaissance de la personnalité juridique à l’animal peut se concevoir de deux manières.

29On peut tout d’abord avec le professeur Marguénaud concevoir d’attribuer à l’animal une personnalité juridique technique, fonctionnelle, adaptée à la protection de ses intérêts24.

30La personnalité juridique fonctionnelle repose sur la distinction entre capacité de jouissance, qui s’étend selon René Demogue à « tout être capable de souffrir »25, et capacité d’exercice, c’est-à-dire la capacité à faire des actes juridiques, laquelle est réservée à l’homme.

31Attribuer cette personnalité technique à l’animal reviendrait à le reconnaître comme sujet de droit, sans pour autant lui attribuer tous les droits reconnus à la seule qualité de personne humaine. Sa capacité de jouissance serait donc limitée.

32La mise en œuvre du droit par le biais de l’action juridictionnelle serait bien entendu extérieure au bénéficiaire du droit.

33Elle le serait par le biais d’un représentant, mandataire non choisi en l’occurrence par le titulaire du droit, mais qui pourrait être désigné par la loi, une décision de justice ou un contrat. C’est ce représentant qui serait le titulaire d’exercice du droit et agirait au nom et pour le compte de l’animal.

34Qui pourrait être ce représentant ?

35Une autorité publique indépendante, le responsable de l’animal (il ne faudrait plus parler de propriétaire), des associations de protection animale, voire tout citoyen comme l’a reconnu une juridiction indienne en 201826.

36L’animal pourrait dès lors être demandeur au procès.

37La reconnaissance de sa personnalité juridique induirait, en effet, la reconnaissance de son intérêt à agir, intérêt fondé sur les droits qui lui seraient indiscutablement reconnus par la loi.

38Pourrait-il se retrouver défendeur au procès comme dans les procès du Moyen Âge ? Si techniquement, l’attribution de la personnalité juridique le permettrait, cela n’est pas souhaitable car alors la personnification de l’animal jouerait à rebours de ses intérêts, alors même que cette personnification vise à mieux le protéger.

39Il conviendrait donc de tracer un régime juridique dissociant clairement les droits et les obligations, ce qui constitue, on le sait, un point d’achoppement dans la doctrine quant à la reconnaissance de la personnalité juridique aux animaux27.

40Au-delà de cette personnalité fonctionnelle limitée, on peut également concevoir de reconnaître à l’animal une personnalité juridique non humaine et ainsi diviser la catégorie des personnes physiques entre personne humaine et non humaine.

41Cette conception de la personnalité repose sur une personnification anthropomorphique qui dépasse largement la personnalité technique telle que précédemment envisagée.

42Il y a sans doute plusieurs conceptions possibles de cette personnalité juridique non humaine, mais initialement l’idée a été portée par une ONG américaine dont le président Steven M. Wise se bat pour faire reconnaître les droits de l’habeas corpus aux grands singes et aux éléphants détenus en captivité dans des parcs zoologiques28. L’idée qu’il défend étant que, sans personnalité juridique, ces animaux peuvent être protégés par le droit pénal, mais restent totalement ignorés par le droit civil et il milite pour que les animaux soient reconnus comme des « personnes » pouvant bénéficier de cette protection. Il a ainsi engagé de nombreuses actions en habeas corpus au nom de ces animaux avec pour objectif qu’ils soient reconnus comme des personnes juridiques et, en cette qualité, titulaires de certains droits fondamentaux, en particulier, les droits à la liberté et à l’intégrité corporelle.

43À plusieurs reprises, un espoir est né du côté des partisans de cette thèse29 puisque, par exemple, dans une décision du 3 novembre 2016 le tribunal argentin de Mendozza30 avait reconnu à la femelle chimpanzé Cécilia la qualité de personne juridique non humaine de manière à pouvoir lui accorder les droits de l’habeas corpus et ordonner sa libération du zoo où elle vivait en captivité pour la transférer vers une réserve naturelle sanctuarisée.

44Du point de vue procédural, il est intéressant de souligner que l’action avait été introduite au nom et pour le compte de Cécilia par une association, l’AFADA, et que le juge avait reconnu la requête comme recevable en s’appuyant sur la Constitution argentine qui reconnaît des droits d’impact collectif, dont le droit à l’environnement, et permet à toute personne de demander la cessation des activités portant atteinte à ce droit.

45Rattachant le bien-être de Cecilia au droit de l’environnement, le tribunal avait considéré que le président de l’association pouvait agir pour faire cesser l’atteinte au droit à l’environnement que constituait l’enfermement de la femelle chimpanzé.

46La portée de cette décision doit néanmoins être relativisée puisqu’une transaction conclue en cours d’instance avait rendu sans objet les conclusions aux fins d’injonction de libération de l’animal ; par ailleurs, la décision émanait d’une juridiction de première instance et demandait donc à être confirmée31.

47De même, dans une décision en date du 26 juillet 2017, la Cour suprême de Colombie reconnaissait que les animaux constituent des sujets de droit pouvant, de ce fait, bénéficier du droit à l’habeas corpus et ordonnait le transfert d’un ours détenu dans un parc zoologique vers une réserve. Cependant, la même Cour, un mois après, le 16 août 2017, annulait cette décision pour violation du principe de légalité et du droit à un procès équitable. Elle estimait que « si les animaux doivent bénéficier de soins et d’une protection contre les souffrances et douleurs causées, notamment, par l’homme, cette circonstance ne justifie pas d’étendre à leur profit une action en justice conçue pour assurer la protection des droits de l’homme et du citoyen. […] », les dispositions sur l’habeas corpus étant, selon elle, radicalement étrangères aux animaux32.

48Cette position a été confirmée par la Cour constitutionnelle colombienne par une décision en date du 20 janvier 202033, laquelle juge que la chambre civile qui avait admis l’application des droits de l’habeas corpus à des ours a violé le droit à un procès équitable « en utilisant une voie procédurale manifestement incompatible avec la nature et la finalité de la question soumise au juge ».

49Au final, l’ensemble des actions intentées sur le fondement de l’habeas corpus se sont heurtées, à ce jour, au rejet des juridictions nord et sud-américaines.

50Au-delà de la question de savoir si les droits de l’habeas corpus peuvent être reconnus aux animaux en captivité, question qui relève du contenu des droits et non de la capacité d’ester en justice mais qui suppose la reconnaissance de la personnalité juridique de l’animal, le rejet par plusieurs juridictions de ces actions au motif que l’association agissant au nom et pour le compte de l’animal n’était pas fondée à introduire une telle action34 démontre également que l’attribution de la personnalité juridique à l’animal est la condition première pour introduire des actions en son nom.

51À ce titre, doit d’être signalée, l’ordonnance rendue par la Cour fédérale de l’Ohio le 15 octobre 2021, ordonnance qualifiée d’historique par de nombreuses associations de protection animale. Dans cette affaire, le gouvernement colombien face à la prolifération d’une colonie d’hippopotames35 avait envisagé de les euthanasier avant de choisir leur stérilisation par un contraceptif contesté par les défenseurs de la cause animale. Un avocat a déposé un recours au nom des hippopotames devant la justice colombienne afin de les protéger de l’euthanasie et d’obtenir un changement de contraceptif, les animaux, qualifiés d’« êtres sensibles », se voyant reconnaître certains droits en Colombie. Cette demande a été appuyée par l’association Animal Legal Defense Fund qui a sollicité la justice américaine afin d’obtenir l’application au litige d’une loi fédérale américaine permettant à toute « personne intéressée » de demander à un tribunal fédéral l’autorisation d’assigner à comparaître une personne aux États-Unis afin de recueillir un témoignage ou une preuve pour une procédure se déroulant à l’étranger. Il s’agissait, en l’espèce, de recueillir l’avis de deux experts américains au nom de la « communauté d’hippopotames vivant dans la rivière Magdalena » s’agissant de l’utilisation de ce contraceptif. La juge fédérale saisie a fait droit à cette demande36. Selon les associations, il s’agit du premier exemple concret d’une cour américaine autorisant les animaux à exercer un droit légal en leur propre nom.

52Sur les deux sous-continents américains, la question de l’attribution de la personnalité juridique à l’animal est donc débattue devant les juridictions et même si elle se heurte à des obstacles et, parfois, des refus, le débat a le mérite d’exister et permettra peut-être demain des avancées substantielles.

53Reste à déterminer quelle serait l’effectivité de la protection juridictionnelle de l’animal personnifié.

II. L’effectivité de la protection juridictionnelle de l’animal personnifié

54Il faut bien distinguer le droit protégé de l’action en justice, cette dernière n’étant que l’enveloppe formelle de la protection de ce droit, l’outil au service du droit en question.

55La question qui se pose est donc de savoir si la personnification est le gage d’un renforcement de la protection juridictionnelle de l’animal.

56La réponse est ambivalente car si la personnification renforce indéniablement la protection juridictionnelle de l’animal (A), l’étendue de cette protection reste néanmoins dépendante du contenu des droits qui lui sont reconnus (B).

A. La personnification, source de renforcement de la protection juridictionnelle de l’animal

57En l’état actuel, la protection juridictionnelle indirecte de l’animal, telle qu’on la connaît en droit français, apparaît tout à la fois lacunaire et complexe. 

58Lacunaire car elle ne protège que certaines catégories d’animaux, par exemple le Code pénal protège l’animal domestique, apprivoisé ou tenu en captivité et non l’animal sauvage.

59De plus cette protection n’est acquise que dans certaines branches du droit, le droit pénal, le droit rural ou le droit de l’environnement, mais à l’inverse le droit civil ignore la protection animale ou alors comme simples limitations aux intérêts du propriétaire.

60Enfin, les conditions d’une action en justice sont strictement définies et ne permettent pas une réelle représentation des intérêts de l’animal (cf. supra).

61Cette protection est d’autre part complexe du fait de l’éparpillement des textes37 et de l’indétermination actuelle du statut de l’animal, plus tout à fait un bien, mais pas pour autant une personne.

62La reconnaissance d’une personnalité juridique à l’animal ne résoudrait pas toutes les interrogations (quels droits ? pour quels animaux ?), mais elle clarifierait le statut de l’animal et obligerait le législateur à préciser qui peut représenter l’animal et pour la revendication de quels droits.

63Dans ce cadre défini, la protection juridictionnelle de l’animal serait complète puisque ce sont les droits de l’animal qui pourraient directement être protégés par le juge.

64C’est d’ailleurs avant tout du point de vue du contrôle du juge que la reconnaissance de l’animal comme sujet de droit permettrait d’accroître sa protection.

65Il pourrait, en effet, dans le cadre du contrôle de proportionnalité, mettre directement en balance les droits de l’animal avec d’autres impératifs.

66En l’état actuel, le juge ne peut que tenter de mieux prendre en compte l’intérêt de l’animal38 et si, indéniablement, cette protection a beaucoup progressé ces dernières années39, seule la qualité de sujet de droit titulaire de droits substantiels permettrait au juge de procéder à une réelle conciliation entre les droits de l’animal et les autres droits substantiels invoqués.

67Cette conciliation, qui doit être réalisée d’abord par le législateur au niveau de l’attribution de droits aux animaux puis par le juge lorsqu’il met en œuvre ces droits, est d’autant plus cruciale en la matière qu’elle est vraisemblablement l’une des conditions de l’admissibilité de la reconnaissance de la qualité de sujet de droit aux animaux par le plus grand nombre, cette conciliation permettant de « réaliser un juste compromis entre les besoins légitimes de l’homme et la protection des animaux »40.

68Si l’animal devait acquérir la personnalité juridique, il pourrait ainsi faire valoir ses droits devant le juge interne, mais pourquoi pas également devant la Cour européenne des droits de l’homme41 qui, au-delà des êtres humains, protège déjà, depuis de nombreuses années, les personnes morales et pourrait demain protéger les droits fondamentaux des animaux.

69L’article 34 de la Convention ouvre le droit de requêtes individuelles à toute personne physique, toute organisation non gouvernementale, tout groupe de particuliers. La reconnaissance de la qualité de personne à l’animal pourrait ainsi le ferait entrer dans la catégorie des personnes physiques, certes non humaines, mais le texte ne précisant rien en la matière, la rédaction de l’article 34 ne ferme donc pas la porte à l’introduction de requêtes au nom et pour le compte de l’animal.

70De plus, la Convention ne pose aucune condition relative à la capacité de l’individu pour introduire une requête à Strasbourg, une personne considérée comme incapable selon le droit interne peut s’adresser à la Cour sans même avoir besoin d’être représentée42.

71En l’occurrence, bien entendu, l’animal serait représenté par le représentant désigné par le droit interne. L’animal disposant de la personnalité juridique, le représentant, personne physique ou personne morale, agirait donc au nom et pour le compte de l’animal.

72Par ailleurs, la Cour européenne reconnaît à une association la faculté de représenter une personne sans disposer de mandat, représentation de facto, en cas de circonstances exceptionnelles tenant notamment à l’extrême vulnérabilité de la victime et à la gravité des allégations de violation de la Convention43. On pourrait dès lors imaginer qu’une association de protection animale porte une requête à Strasbourg sans être le représentant désigné de l’animal si les allégations de violation de la Convention s’avéraient particulièrement graves, la circonstance de la vulnérabilité particulière de l’animal ne soulevant, en l’occurrence, pas de difficulté majeure. Reste à savoir si cette jurisprudence serait également applicable à l’hypothèse dans laquelle l’animal ne se serait pas vu reconnaître la personnalité juridique par le droit interne, le problème étant que l’association ne pourrait pas alors défendre les droits propres de l’animal et finalement cette représentation ne permettrait pas d’assurer une réelle protection de l’animal devant le prétoire européen.

73S’agissant de la démonstration de la qualité de « victime » de l’animal, notion qui est une notion autonome, elle ne soulève là encore pas de difficulté si l’on considère l’animal comme sujet de droit et pourrait même permettre grâce à la notion de « victime potentielle » d’assurer une protection préventive des droits de l’animal, puisque cette extension de la notion de victime permet à la Cour d’examiner des requêtes émanant de personnes qui n’ont pas encore été affectées par un acte réalisant une violation de la Convention, mais qui sont susceptibles de l’être44.

74La victime doit toutefois démontrer qu’elle est victime d’une violation de la Convention.

75La protection de l’animal n’est pas absente de la jurisprudence de la Cour et « progressivement, des liens indirects sont apparus entre les questions touchant à la protection des animaux et les dispositions conventionnelles, à travers les activités des requérants, leurs loisirs ou la protection de leurs convictions »45.

76Pour autant, on ne peut pas parler de droits reconnus à l’animal. Si comme l’a admis le juge Pinto de Albuquerque, « la protection de l’environnement et de la vie animale constitue une restriction implicite à l’exercice des droits de l’homme »46, cette protection n’aboutit pas à la consécration de droits au profit de l’animal.

77Néanmoins, la Cour étant adepte de l’interprétation évolutive, une extension du champ d’application de certains droits conventionnels aux animaux pourrait être envisagée.

78Afin d’être en phase avec l’évolution de la société, elle a ainsi reconnu un certain nombre de droits aux personnes morales. Cette interprétation évolutive est souvent fondée sur l’existence d’un dénominateur commun entre les solutions nationales. Or, si l’on assiste à l’émergence d’un consensus quant à la reconnaissance de la « sensibilité » de l’animal, comme nous l’avons déjà souligné, aucun État européen ne reconnaît à ce jour la personnalité juridique de l’animal. L’attribution de droits à l’animal par le juge européen supposerait donc qu’un consensus se dessine quant à l’attribution à l’animal de la qualité de sujet de droit. Sans attendre ce consensus juridique, le juge européen pourrait aussi s’appuyer sur le consensus scientifique, qui lui existe s’agissant de la reconnaissance aux animaux de la qualité d’êtres sensibles, capables de ressentir la douleur, l’angoisse ou le plaisir. Il arrive, par ailleurs, que le juge européen prône une interprétation évolutive en dehors de tout consensus47.

79Une fois l’obstacle de principe tenant à la reconnaissance de droits au profit de l’animal levé, l’extension du champ d’application de droits conventionnellement garantis aux animaux serait d’autant plus simple qu’un certain nombre d’entre eux ne visent pas spécifiquement la personne humaine48. Tel est le cas de l’article 3, qui garantit que « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains et dégradants », et de l’article 4, selon lequel « Nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude », deux droits qui pourraient s’avérer particulièrement utiles pour renforcer la protection de l’animal.

80En effet, cette protection juridictionnelle directe, qu’elle s’exerce devant le juge interne ou devant un juge international, ne permettra d’assurer une plus grande protection de l’animal qu’en fonction des droits qui lui seront effectivement reconnus.

B. Une protection juridictionnelle dépendante du contenu des droits reconnus

81L’action en justice reste un outil au service des droits, reconnaître un droit d’action au nom et pour le compte de l’animal ne préjuge en rien de la réalité de sa protection procédurale car celle-ci reste entièrement dépendante de la teneur et de la portée des droits reconnus.

82Une fois la personnalité juridique et la protection juridictionnelle directe des intérêts de l’animal acquises, c’est sur le terrain substantiel que l’essentiel reste à faire.

83Se pose donc la question de savoir quels droits pour les animaux49 ?

84Si l’on retient l’hypothèse d’une personnalité juridique technique, la capacité de jouissance de l’animal devrait se limiter aux droits nécessaires à la vie, à la survie et au bien-être de l’animal.

85En revanche, l’idée d’une personnalité juridique non humaine postule l’attribution d’une variété de droits plus étendue.

86Quoi qu’il en soit, nous nous rangeons à l’idée selon laquelle il s’agirait de donner des droits fondamentaux aux animaux « en empruntant à la technique des droits de l’homme sans pour autant les humaniser »50. Le professeur Vial identifie ainsi trois logiques de protection des droits de l’homme qui pourraient être transposées à la protection des animaux : le caractère indérogeable de l’interdiction de la torture, la logique de conciliation des droits dérogeables, ici les droits de l’animal et les droits de l’homme, et l’aspect institutionnel de la protection des droits fondamentaux, c’est-à-dire l’accès au juge pour garantir l’effectivité des droits51.

87Sur le terrain procédural justement, le représentant de l’animal bénéficiera sans difficulté de l’ensemble des droits fondamentaux du procès.

88Une seule difficulté pourrait se poser, celle du coût de la procédure, dont on sait que c’est un obstacle de fait à l’accès au juge, et d’un éventuel droit à l’aide juridictionnelle. Si le représentant de l’animal est une autorité publique, la question ne se pose pas, en revanche la situation est différente si le représentant est une personne privée.

89Mais les interrogations sur le contenu des droits ne s’arrêtent pas là, faut-il encore déterminer le champ d’application de ces droits, les droits reconnus, par le législateur, le juge, doivent-ils concerner tous les animaux ou seulement certaines catégories d’entre eux ?

90C’est le critère du degré de la sensibilité de l’animal52 qui paraît devoir être déterminant, mais du point de vue de la protection juridictionnelle on retrouve là encore une distinction en fonction du degré de personnification accordé : les tenants de la personnalité fonctionnelle semblant plutôt vouloir la limiter aux animaux domestiques alors que les tenants de la personnalité juridique non humaine y incluent les animaux sauvages.

91Ces questions complexes dépassent cependant largement le champ de notre étude, mais elles ont néanmoins pour mérite de mettre en lumière le fait que la reconnaissance de la personnalité juridique de l’animal, si elle est un préalable nécessaire, n’est pas le gage à elle seule d’un renforcement de la protection juridictionnelle de l’animal.

92Pour conclure, on peut avec le professeur Marguénaud apercevoir « une lueur calédonienne »53 puisque le Code de l’environnement de la province des Îles Loyauté en Nouvelle-Calédonie, adopté en 2016, a franchi le pas en reconnaissant à l’article 110-3 que « certains éléments de la Nature pourront se voir reconnaître une personnalité juridique dotée de droits qui leur sont propres, sous réserve des dispositions législatives et réglementaires en vigueur »54. S’il semblerait que cette disposition n’ait pas à ce jour reçu d’application, elle ouvre néanmoins la voie à la reconnaissance de droits propres au profit des animaux et confirme l’absence de réel obstacle technique à la protection directe de leurs intérêts.

93Signalons d’ailleurs en ce sens l’importante décision rendue le 10 novembre 2021 par la Cour constitutionnelle de l’Équateur55 qui a déclaré la « violation des droits de la nature » dans la Forêt protectrice de Los Cedros56, décision qui, de manière inédite, met en œuvre ces droits de la nature, droits protégés dans la Constitution équatorienne depuis 2008, et ouvre des perspectives très concrètes de protection juridictionnelle renforcée de la nature et des animaux qu’elle abrite.