I. L’animal est-il objet de droit constitutionnel et sujet de droits fondamentaux ?

1Avant d’aborder frontalement cette question qui pouvait apparaître iconoclaste, voire incongrue, il y a encore quelques années, un rappel de ce qu’elle recouvre apparaît indispensable.

2Concernant la notion d’« objet du droit constitutionnel », elle désigne, dès lors que le droit constitutionnel correspond au droit de la Constitution2, une matière traitée par celle-ci ou un domaine régi par ce texte. Il s’agit, en d’autres termes, de tout champ que le constituant décide de considérer comme matériellement constitutionnel, c’est-à-dire digne de figurer dans le texte le plus élevé de la hiérarchie des normes, fondement de l’ordre juridique et reflet des valeurs fondamentales d’un groupe humain.

3S’agissant de la notion de « sujet de droits fondamentaux », elle fait d’abord appel à l’expression droit fondamental. Celle-ci, on le sait, fait l’objet de multiples acceptions. Il est possible de la définir, pour s’en tenir à l’approche la plus large, comme correspondant aux droits et libertés jugés à ce point éminents ou essentiels qu’ils doivent être placés hors de portée des majorités parlementaires et bénéficier d’une garantie juridictionnelle renforcée. Le sujet de droit fondamental est quant à lui le bénéficiaire du droit fondamental, c’est-à-dire celui à qui est attribué le droit – celui dont l’intérêt est protégé par le droit. Sur ce point, la doctrine le distingue parfois du titulaire, entendu comme la personne ou l’organe habilité à saisir l’instance juridictionnelle chargée d’en sanctionner la violation3.

4Ces précisions apportées, il convient de retourner à l’interrogation initiale : l’animal est-il objet de droit constitutionnel et sujet de droits fondamentaux ?

5Traditionnellement, la réponse était clairement négative. Ces thématiques, en effet, n’apparaissaient pas dans les textes juridiques et n’étaient pas davantage abordées par les auteurs. Les Constitutions et les déclarations de droits étaient conçues comme s’intéressant exclusivement aux êtres humains.

6Deux textes anciens, faisant figure d’exceptions, doivent toutefois être signalés.

7Le premier correspond au Body of Liberties de la Baie de Massachusetts. Adoptée en 1641, cette déclaration de droits (qui figure parmi les premières déclarations de droits, avant la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et avant le Bill of Rights américain de 1791) interdisait en son paragraphe 92 d’exercer toute forme de tyrannie ou de cruauté sur les animaux.

8Le second texte, de nature constitutionnelle, concerne la Suisse et est relatif à l’abattage rituel. En 1893 avait en effet été introduit par votation populaire un article 25 bis dans la Constitution helvétique affirmant qu’« Il est expressément interdit de saigner les animaux de boucherie sans les avoir étourdis préalablement ; cette disposition s’applique à tout mode d’abattage et à toute espèce de bétail ».

9Cette déclaration, et cette disposition d’une Constitution nationale, ont durant très longtemps présenté un caractère isolé. En effet, jusqu’à une période récente, ni les auteurs de déclarations de droits ni les rédacteurs de Constitutions n’avaient sérieusement envisagé la possibilité d’introduire dans les Constitutions des dispositions relatives aux animaux et moins encore de proclamer des droits fondamentaux à leur profit.

10Ces problématiques représentent incontestablement des questions contemporaines, des interrogations liées à des préoccupations de notre temps. Elles ont fait irruption dans les débats doctrinaux et sur la scène juridique au cours des dernières décennies, accompagnant la montée en puissance de la considération portée à l’animal.

11S’agissant de leur inspiration, les initiatives, propositions et réformes portées en la matière visent à améliorer la condition juridique des animaux en tant qu’êtres sensibles en faisant appel à deux techniques juridiques – la constitutionnalisation et la reconnaissance de droits fondamentaux – qui, pour les êtres humains, ont contribué au cours du xx^e siècle à une amélioration significative des droits dont ils disposent et à la garantie effective dont ces derniers bénéficient. D’un point de vue théorique, il s’agit d’étendre aux animaux les principes du constitutionnalisme – et de l’humanisme qu’il sous-tend – en en faisant un objet garanti par la Constitution, voire un sujet protégé par celle-ci. Ces deux techniques procèdent ainsi, pour une large part, d’un socle d’inspiration commun.

12Pour autant, chacune d’entre elles présente des caractéristiques qui lui sont propres. Dans ces conditions, tant l’exigence de clarté que la rigueur méthodologique impliquent d’envisager séparément les questions qu’elles soulèvent, en abordant successivement la reconnaissance de l’animal comme objet de droit constitutionnel et la possibilité de le considérer comme sujet de droits fondamentaux.

II. L’animal, objet de droit constitutionnel ?

13L’animal représente-t-il une matière dont traite la Constitution ?

14Oui, et de plus en plus, un nombre croissant de textes constitutionnels ayant accueilli l’animal en leur sein.

15Cette mention se fait de plusieurs manières possibles. Certaines normes font simplement référence aux animaux sans avoir pour objet leur protection4. L’animal peut également être visé par la Constitution comme objet de compétence5. Il peut par ailleurs être reconnu en tant que composante de l’environnement humain, une composante qu’il est jugé indispensable de préserver en raison du rôle bénéfique que l’animal joue pour l’homme et son écosystème6. Enfin, l’animal peut se trouver protégé pour lui-même, en sa qualité intrinsèque d’être vivant. La protection qui en résulte peut alors être qualifiée de biocentrique dans la mesure où elle est centrée sur l’intérêt de l’animal lui-même. Dans le cadre de la présente étude, seules les normes relevant de cette dernière catégorie seront envisagées, plus exactement celles figurant dans les Constitutions nationales7 et envisageant la protection de l’animal à travers une formule générale8.

16Au regard du champ d’application ainsi défini, seront présentés le fondement de ces normes et les effets qu’elles produisent avant d’élargir l’analyse aux enjeux s’attachant à la présence de l’animal dans la Constitution.

A. Le fondement des normes constitutionnelles de protection

17Les normes constitutionnelles de protection de l’animal se trouvent, soit reconnues expressément dans le texte constitutionnel, soit déduites par le juge d’un énoncé n’ayant pas principalement cet objet.

18Les cas de reconnaissance expresse correspondent à ceux dans lesquels un article de la Constitution consacre explicitement une obligation de protection de l’animal.

19À ce jour, seules neuf Constitutions nationales comportent un tel énoncé.

20L’inde a ouvert la voie en Inde en 1976 avec la consécration d’un devoir de compassion à l’égard des créatures vivantes9, suivi par le Brésil qui, en 1988, a posé dans sa nouvelle Constitution une interdiction de la cruauté à l’égard des animaux10.

21Le mouvement a ensuite gagné l’Europe : la Suisse, qui a consacré en 1992 une obligation de prendre en compte la dignité de la créature11, l’Allemagne qui a introduit en 2002 un objectif d’État (staatziel) de protection de l’animal12, le Luxembourg qui a ajouté en 2007 une référence à la protection et au bien-être des animaux13, et enfin l’Autriche qui s’est engagée en 2013 à leur protection14.

22Les trois derniers États à avoir introduit dans leur Constitution des normes de protection de l’animal, avec des formules d’ailleurs moins contraignantes et un champ d’application plus restreint, sont l’Égypte en 2014 sur la prévention de la cruauté15, la Russie en 2020 concernant la sensibilisation de la population16 et l’Italie en 2022 avec la reconnaissance d’une compétence du législateur national pour réglementer la protection des animaux17.

23Par le truchement de l’interprétation jurisprudentielle, ont également pu être dégagées par le juge constitutionnel des obligations de protection de l’animal regardées comme contenues, de façon implicite, dans des énoncés normatifs n’ayant pas de prime abord cet objet.

24La première base juridique mobilisée à cette fin correspond à la protection de l’environnement. Selon la Cour suprême du Costa Rica (plus exactement sa sala quatro, qui représente sa chambre constitutionnelle) et la cour constitutionnelle de Colombie, l’environnement ne se limite pas aux ressources naturelles, mais inclut également les animaux. S’agissant plus spécifiquement de ces derniers, il s’entend de tous les animaux, c’est-à-dire pas uniquement les animaux sauvages, mais également ceux placés sous la main de l’homme. En développant ainsi ce raisonnement, ces juridictions ont pu dégager des dispositions constitutionnelles protégeant l’environnement, une obligation constitutionnelle de protection de l’animal18.

25Une deuxième base juridique, à savoir un article attribuant une compétence en matière de protection de l’animal, a été utilisée de manière comparable par la cour constitutionnelle de Slovénie. L’article en question est rédigé comme suit : « La protection des animaux contre la cruauté est réglementée par la loi » (art. 72, al. 4). La cour a relevé que cette disposition exige une réglementation législative de la protection des animaux et en a déduit, sans étape intermédiaire dans le raisonnement, que la protection des animaux représente une valeur protégée par la Constitution et revêt un caractère d’intérêt public. Ce faisant, elle a extrait un objectif constitutionnel de protection de l’animal d’une disposition attribuant à une autorité une compétence pour protéger les animaux19.

26Un troisième fondement, plus inattendu, a été utilisé par la Haute Cour d’Islamabad, reposant sur le droit à la vie. La Cour a en effet estimé que le droit à la vie consacré par la Constitution contient, interprété à la lumière des textes religieux de l’Islam, une obligation de protéger les animaux. Selon la Cour, « la relation entre le traitement des animaux et le droit à la vie des êtres humains fait qu’il incombe à l’État et à ses autorités de prévenir le traitement cruel et illégal des animaux ». Dans ces conditions, indique-t-elle, « Protéger, préserver et conserver les espèces animales et prévenir qu’il leur soit porté atteinte représente une obligation constitutionnelle pour l’État et les autorités »20.

B. Les effets des normes constitutionnelles de protection

27Les effets produits par les normes constitutionnelles de protection de l’animal sont principalement au nombre de deux21.

28Si la norme considérée est dotée d’un effet direct, elle est de nature à emporter l’annulation des actes législatifs ou administratifs qui y contreviennent. De tous les États précédemment mentionnés, cet effet concerne uniquement le Brésil, seul pays dont la Constitution consacre une disposition directement opposable aux pouvoirs publics. Sur le fondement de l’article 225 de la Constitution, qui interdit les actes de cruauté envers les animaux, ont été déclarées inconstitutionnelles des lois autorisant la farra do boi, les combats de coqs et la vaquejada.

29La farra do boi, tradition populaire controversée du sud du Brésil, que l’on peut traduire par « fête du bœuf », implique une mise à mort longue et douloureuse des animaux utilisés. En 1997, à l’occasion d’une action publique civile dirigée contre l’État de Santa Catarina, le Tribunal fédéral suprême jugea que la loi autorisant cette pratique était contraire à l’article 225 de la Constitution22. Il ajouta que le devoir de l’État de garantir à toutes les personnes l’expression des droits culturels ne le dispense pas du respect de l’article 225 de la Constitution. Le professeur Machado affirme qu’en cela, l’arrêt a eu » le mérite de contribuer à distinguer les vraies valeurs culturelles et celles qui ne traduisent que la violence »23.

30La deuxième censure intervenue a concerné les combats de coqs. En 2011, une loi de l’État de Rio de Janeiro qui autorisait de tels combats a été déclarée inconstitutionnelle pour violation de l’article 225 de la Constitution24.

31La troisième et dernière décision rendue a porté sur la vaquejada, qui constitue une variante de rodéo. Dans une décision rendue le 6 octobre 2016, le Tribunal fédéral suprême a conclu à l’inconstitutionnalité de la loi autorisant cette pratique. Il a considéré que la vaquejada ne constitue pas seulement un mauvais traitement, mais doit être assimilée à de la cruauté envers les animaux25.

32Le second effet produit par les normes constitutionnelles de protection est le plus général. Il consiste à donner une justification aux restrictions qui doivent parfois être apportées à un droit fondamental pour renforcer la législation ou la réglementation applicable à l’animal. En effet, il est fréquent qu’une loi ou un règlement suppose, pour améliorer la protection de l’animal, d’apporter des restrictions à un ou plusieurs de ces droits (notamment le droit de propriété du propriétaire, la liberté d’entreprendre de celui qui utilise l’animal comme objet d’une activité économique ou encore la liberté religieuse). Aussi convient-il d’établir que l’objectif poursuivi par la loi justifie la restriction apportée. À cet égard, l’existence d’une norme constitutionnelle de protection de l’animal facilite grandement la reconnaissance de cette protection comme constituant une finalité pertinente26. En faisant de la protection de l’animal un objectif d’État, c’est-à-dire une politique que celui-ci peut et même doit mettre en œuvre, les dispositions constitutionnelles en cause fondent juridiquement la nécessité des restrictions apportées.

33C’est ainsi, par exemple, qu’a été validé en Inde un règlement relatif aux courses de chevaux, n’admettant l’utilisation de cravaches que si elles présentent un caractère souple et ne permettant leur usage qu’à huit reprises durant une course. L’Association des jockeys a contesté la nouvelle règle en faisant valoir l’atteinte à la liberté du commerce et au droit de vivre. Le tribunal civil de Bombay a reconnu que la mesure contestée interférait avec les droits fondamentaux invoqués. Il a néanmoins validé la restriction apportée au motif que la réglementation litigieuse met en œuvre le devoir de compassion à l’égard des créatures vivantes consacré à l’article 51-A de la Constitution27.

34S’est trouvé validé de la même manière un règlement pris par le Gouvernement indien interdisant l’utilisation d’animaux sauvages dans les cirques et les spectacles de rue. Aux propriétaires de cirques ayant formé un recours contre cette décision en invoquant la violation de la liberté du commerce et du droit de vivre, la Haute Cour du Kerala a opposé que la restriction apportée à ces droits était justifiée par l’article 51-A imposant un devoir de compassion à l’égard des animaux28.

35Le mécanisme fonctionne de manière comparable en Allemagne. Par exemple, la Cour constitutionnelle fédérale, devant laquelle se trouvait contestée une loi réprimant la zoophilie, a reconnu qu’elle portait atteinte au droit à l’autodétermination sexuelle tout en jugeant que l’objectif d’État de protection de l’animal énoncé à l’article 20.a de la Constitution justifiait légalement la restriction apportée29. De même, un règlement interdisant l’utilisation de colliers électriques pour le dressage des chiens, attaqué par les entreprises fabriquant ces appareils et par des dresseurs les utilisant, a été validé par la cour administrative fédérale alors même qu’elle emporte ingérence dans la liberté générale d’agir et restriction à la liberté du travail, au motif qu’il met en œuvre l’objectif constitutionnel de protection de l’animal30.

36Les exemples précités permettent de mesurer les effets – en tout cas les principaux effets – produits par les normes constitutionnelles de protection de l’animal. Elles conduisent également à percevoir l’enjeu entourant leur reconnaissance.

C. L’enjeu constitutionnel

37Une norme constitutionnelle se caractérise par sa stabilité, sa pérennité, son inscription dans la durée. Elle présente en outre une valeur juridique supérieure qui lui permet de s’imposer aux normes subordonnées. Ces deux éléments contribuent, ensemble, à faire de la présence dans la Constitution un enjeu décisif : parvenir à inscrire une certaine vision du monde (ou de l’animal) dans la Constitution permet de s’assurer d’un triomphe de celle-ci dans la durée. Les défenseurs des animaux l’ont bien compris, tout comme leurs adversaires, ce qui explique les initiatives mises en œuvre de part et d’autre pour investir la Constitution.

38Ainsi, en Autriche, lors du processus de discussion par le Parlement du projet de loi constitutionnelle relatif au bien-être des animaux, un intense travail de lobbying a été mené par les groupes dont les intérêts auraient pu se trouver contrariés par la révision. Ceux-ci sont parvenus à faire inscrire dans le texte deux dispositions qui, sur les points qu’ils concernent, sont de nature à neutraliser l’objectif constitutionnel de protection de l’animal.

39La première, le § 5, dispose que « La République d’Autriche (autorités fédérales, étatiques et municipales) est engagée dans la sécurité de l’approvisionnement de la population avec des aliments de haute qualité d’origine animale et végétale […] ». Ainsi, alors que le texte est relatif « au développement durable et au bien-être animal » se trouve introduite, au sein de celui-ci, une disposition n’ayant pas le moindre lien avec son objet, à la seule fin de consacrer de façon explicite une vision de l’animal en tant qu’aliment humain. L’industrie agroalimentaire, craignant une remise en cause de son activité, a demandé et obtenu des parlementaires une protection juridique de celle-ci afin que le § 2 de la loi ne soit pas en mesure de remettre en cause l’appropriation de l’animal à des fins de consommation.

40Le § 6 opère de même dans le domaine de la recherche. Il pose que « La République d’Autriche (autorités fédérales, étatiques et locales) reconnaît l’importance de la recherche fondamentale et la recherche appliquée ». C’est cette fois le monde de la recherche et de l’expérimentation qui a su trouver une oreille bienveillante auprès des parlementaires, en s’assurant que la reconnaissance d’une protection animale au niveau constitutionnel n’exclura pas la réalisation de recherches sur les animaux.

41Une autre illustration tout aussi marquante nous vient du Brésil. À la suite de la décision du 6 octobre 2016 déclarant l’inconstitutionnalité de la vaquejada, les organisateurs de rodéos ont activé les relais dont ils disposent au sein du parlement.

42Par ce biais, ils ont pu obtenir en moins de deux semaines le dépôt d’une proposition de révision constitutionnelle31 puis, avec une rapidité hors du commun, son adoption le 6 juin 2017 pour ajouter à l’article 225 de la Constitution un paragraphe 7° précisant que les activités sportives utilisant des animaux ne sont pas regardées comme cruelles au sens et pour la mise en œuvre de cet article. Le texte définitif se lit comme suit : « Pour la mise en œuvre de la dernière partie de l’article VII du § 1 du présent article, ne sont pas considérées comme cruelles les pratiques sportives qui utilisent les animaux, à condition qu’elles soient des manifestations culturelles, au sens du § 1 de l’article 215 de la présente Constitution, enregistrées en tant qu’élément du patrimoine culturel brésilien et régies par une loi spécifique assurant le bien-être des animaux concernés ».

43Les efforts ainsi développés pour contrecarrer l’inscription de l’animal dans la Constitution tout comme, à l’opposé, les initiatives menées dans différents pays pour l’y ajouter32, confirment non seulement que l’animal est devenu un objet du droit constitutionnel, mais aussi que tous les protagonistes ont clairement compris et intégré l’enjeu qui s’y attache33.

44Il est à penser que les mêmes tensions devraient intervenir sur le second volet de la problématique, à savoir les propositions tendant à reconnaître l’animal comme sujet de droits fondamentaux.

III. L’animal, sujet de droits fondamentaux ?

45L’animal détient-il des droits éminents pouvant être opposés à la puissance publique en vue de sauvegarder ses intérêts (des droits qui, techniquement, seraient placés sous la sauvegarde d’un tiers pouvant, si nécessaire, exercer les actions contentieuses en vue d’assurer leur protection) ?

46Pour être sujet de droits fondamentaux, deux conditions sont nécessaires : d’une part, être sujet de droit, d’autre part, avoir des droits fondamentaux. La qualité de sujet de droit suppose de pouvoir jouir de droits subjectifs et, pour cela, de disposer d’une personnalité juridique. À ce jour, la personnalité juridique n’est pas reconnue aux animaux, mais son instauration s’avérerait techniquement possible et juridiquement facile à mettre en œuvre en s’inspirant des mécanismes de représentation prévue pour les mineurs ou les majeurs placés sous un régime légal de protection. La qualité de sujet de droits fondamentaux suppose pour sa part une volonté politique de conférer des droits et implique de déterminer les droits particuliers dont la reconnaissance est envisagée.

47Sur ces deux points, des propositions nettement distinctes peuvent être identifiées, les unes se situant sur un plan théorique, les autres s’inscrivant dans une démarche contentieuse.

A. Propositions théoriques : créer des droits propres au profit des animaux

48La première série de propositions est d’ordre théorique. Il s’agit de reconnaître aux animaux des droits fondamentaux spécifiques tenant compte de leur nature, ce critère pouvant d’ailleurs aboutir à la formulation de droits présentant une sonorité différente des droits humains. Sans prétendre à l’exhaustivité, trois initiatives en ce sens peuvent être mentionnées.

49La première a été portée principalement par Peter Singer et Paoloa Cavalieri. Dans les années 1990, ces philosophes ont lancé un mouvement visant à reconnaître aux grands singes34 un certain nombre de droits fondamentaux, l’objectif pratique étant d’assurer leur préservation et d’interdire qu’ils fassent l’objet d’expérimentations. En 1993, ils présentent une « déclaration sur les grands singes anthropoïdes » revendiquant, en leur nom, le droit à la vie, la protection de la liberté individuelle et l’interdiction de la torture. Ils publient l’année suivante Le Projet Grands singes, ouvrage qui rassemble les contributions de 34 auteurs (notamment des primatologues, psychologues et spécialistes de l’éthique) apportant leur soutien au projet35. Concrètement, la reconnaissance des droits fondamentaux envisagés poursuit deux objectifs : d’une part l’interdiction des expérimentations sur les grands singes, d’autre part leur placement dans des réserves.

50Une autre proposition, relevant du courant abolitionniste, a été formulée par Gary Francione. Ce professeur de droit bien connu pour ses prises de position tranchées a développé un plaidoyer en faveur de la reconnaissance d’un droit fondamental et d’un seul au profit des animaux : celui de ne pas être traité comme une propriété (afin, explique-t-il, de ne pas être traité exclusivement comme des moyens pour des fins humaines)36.

51Une dernière proposition se trouve formulée par Claire Vial. Réfléchissant aux droits fondamentaux susceptibles d’être reconnus, elle esquisse une catégorisation se basant sur la nature des droits et les types d’animaux concernés : « Certains droits seraient intangibles, comme le droit de ne pas subir de traitement cruel. D’autres seraient dérogeables et pourraient être conciliés avec les droits de l’homme, comme le droit de ne pas subir de souffrances, le critère pouvant alors être, comme maintenant, celui de l’utilité des souffrances. Certains droits devraient être accordés à tous les animaux, domestiques comme sauvages. Il en va ainsi du droit à la vie qui ne serait pas comparable au droit à la vie dont bénéficient les êtres humains, mais qui pourrait être “le droit à mener une vie digne d’être vécue”, comme l’a envisagé le professeur Antoine Bailleux. D’autres droits devraient être réservés à certains animaux, comme le droit à la liberté qui bénéficierait aux animaux sauvages […] »37. De façon assez proche, Saskia Stucki préconise la reconnaissance des droits fondamentaux suivants : droit à la vie, droit à l’intégrité corporelle, droit à la liberté et droit de ne pas être soumis à la torture38. L’idée commune à ces deux autrices est de rechercher, à travers la reconnaissance de ces droits, une meilleure prise en compte des intérêts des animaux lorsque ces derniers entrent en conflit avec des intérêts humains.

B. Démarche contentieuse

52Une seconde série d’initiatives présente un caractère plus pratique en étant orientées vers la recherche d’un résultat directement opérationnel. S’inscrivant dans une démarche contentieuse, elles visent à partir des droits fondamentaux reconnus aux êtres humains pour en obtenir, par la voie juridictionnelle, l’extension aux animaux.

53Deux droits fondamentaux ont été mobilisés à cette fin : d’une part le droit de ne pas être indûment privé de liberté (avec le recours en habeas corpus39), d’autre part le droit de ne pas être réduit en esclavage. Au regard de l’objectif poursuivi, ces deux droits présentent l’intérêt de ne pas spécifier le destinataire auxquels ils s’appliquent donc, potentiellement, de ne pas être limités aux êtres humains40. Certes, il ne fait pas le moindre doute que l’interdiction de l’esclavage et le recours en habeas corpus ont été créés exclusivement au profit des êtres humains. Néanmoins, l’absence de précision sur le cercle de leurs bénéficiaires a été exploitée par des juristes et ONG en vue d’essayer d’obtenir par ce biais la libération d’animaux privés de liberté. Un panorama des décisions rendues révèle toutefois que, jusqu’à présent, les actions menées à ce titre n’ont pas été franchement couronnées de succès.

54La première décision a été rendue en 2005 au Brésil au profit de Suica, un chimpanzé détenu dans le zoo de Salvador de Bahia. Un recours en habeas corpus a été introduit au nom et pour le compte de l’animal par le ministère public et des organisations de droit privé. Le juge a choisi de la communiquer au zoo afin qu’il présente des observations, le constituant ainsi défendeur. Toutefois, un évènement intervenu au cours de l’instance a empêché que la procédure aille à son terme, à savoir la mort du chimpanzé avant que le juge ait pu rendre sa décision. Le destinataire de l’habeas corpus ayant disparu, le litige n’avait plus d’objet. L’une des conditions d’admission de la requête n’étant plus réunie, la Cour l’a rejeté en précisant néanmoins que le sujet n’était pas tranché41.

55La deuxième décision a concerné l’orque Tilikum et quatre de ses congénères détenus en captivité dans un parc aquatique. La demande, dont le juge cite de larges extraits, indique que les orques sont « retenues prisonnières » par Sea World dans ses parcs d’attractions d’Orlando (en Floride) et de San Diego (en Californie) et qu’ils ont été « capturés » par Sea World au large de l’Islande et des côtes ouest du Canada. Saisi d’une question de principe, le juge va rejeter la demande faute de litige (de « cases and controversies ») après avoir affirmé que le Treizième Amendement à la Constitution américaine42 s’applique uniquement aux êtres humains. Il se base, pour cela, sur le sens commun des termes employés, le contexte historique de son adoption et l’interprétation juridictionnelle constante à laquelle il a donné lieu. Il en déduit l’inapplicabilité de ce texte au profit d’animaux détenus en captivité – et même d’animaux tout court43.

56La troisième décision a concerné un recours en habeas corpus introduit au nom et pour le compte de Sandra, une femelle orang-outang retenue captive dans un zoo d’Argentine. Dans cette affaire, la Cour de cassation se trouvait saisie d’un recours dirigé contre la décision de la Cour d’appel rejetant ce recours. Saisie uniquement d’une question de compétence juridictionnelle, la Cour de cassation n’a pas pris parti sur la possibilité d’utiliser la procédure d’habeas corpus pour un animal et s’est contentée de prendre position sur une distribution des compétences au sein de l’ordre juridictionnel argentin44.

57La quatrième décision a concerné Tommy, pour la libération duquel a été introduit en son nom et pour son compte un recours en habeas corpus par le Nonhuman right project45. Pour rejeter le recours, la Cour se base principalement sur l’idée selon laquelle les singes n’étant pas soumis à des devoirs légaux, ils ne sauraient être titulaires de droits46.

58La cinquième décision est rendue l’année suivante à propos d’Hercules et Léo, deux chimpanzés détenus par l’université de New York47. Le juge rejette le recours en habeas corpus formé en leur nom au motif que l’extension aux animaux de droits reconnus au profit des hommes n’est pas envisageable au regard des précédents. Il laisse toutefois entendre qu’une évolution des mentalités sur la conception des rapports entre l’humanité et l’animalité pourrait justifier, sur le long terme, une solution différente.

59Il a fallu attendre 2016 pour qu’un juge admette pour la première fois la possibilité d’utiliser le recours en habeas corpus au nom et pour le compte d’un animal. La décision a été rendue par le tribunal de Mendoza le 3 novembre 201648, sur une demande en habeas corpus introduite au nom et pour le compte de Cecilia, femelle chimpanzé d’une trentaine d’années vivant au zoo de Mendoza où elle avait passé l’essentiel de son existence. Au terme d’une décision longuement motivée, le juge déclare Cecilia comme « sujet de droit non-humain » (pt. 2) et prescrit d’organiser le transfert du chimpanzé vers la réserve de Sorocaba, au Brésil, comme convenu entre les parties (pt. 3). La décision rendue est incontestablement de première importance. Toutefois, elle émane d’une juridiction du premier degré, statuant à juge unique et n’a pas formellement ordonné la libération de l’animal (une transaction conclue en cours d’instance ayant rendu sans objet les conclusions aux fins d’injonction). Cette décision ne faisait donc jurisprudence qu’avec une autorité très réduite et pouvait difficilement être regardée comme reflétant l’état du droit. Et ce d’autant moins que les décisions intervenues depuis ont toutes statué en sens contraire.

60Ainsi, dans l’affaire Chucho, du nom d’un ours détenu dans le parc zoologique de Barranquilla, la cour constitutionnelle de Colombie, sans exclure de façon absolue et définitive la possibilité d’utiliser le recours en habeas corpus au profit d’un animal, a estimé que les caractéristiques de cette voie de droit n’étaient pas adaptées à une affaire telle que celle-ci. Le recours en habeas corpus, souligne la cour, est une procédure simple et rapide. Or, relève-t-elle, dans l’affaire Chucho et les affaires similaires, les questions juridiques sont complexes et leur examen demande du temps (il faut apprécier les circonstances de fait et de droit, évaluer l’état de santé de l’animal, trouver le cas échéant une réserve…). La cour en déduit que les particularités de ces affaires ne sont pas adaptées à leur traitement par le biais du recours en habeas corpus49.

61La dernière affaire rendue constitue également un rejet, avec une motivation encore plus définitive que les précédentes. Elle trouve son origine dans une procédure initiée en 2017 par le Nonhuman rights project au nom et pour le compte de trois éléphantes (Beulah, Karen, et Minnie) détenues par un cirque itinérant. Saisi d’un recours en habeas corpus, le juge américain a affirmé, et la formule est sévère, que l’argumentation juridique développée présente un caractère « totalement frivole »50. La décision a été confirmée en appel51.

Conclusion

62À l’issue de cette étude, quel regard porter sur la promotion de l’animal au rang d’objet de droit constitutionnel et les propositions et initiatives tendant à lui conférer des droits fondamentaux ?

63Le premier mouvement constitue d’ores et déjà une réalité en droit positif. L’insertion dans les textes constitutionnels de normes de protection de l’animal a déjà été entreprise dans neuf pays et des initiatives sont en cours dans différentes régions du monde. L’objectif présidant à l’adoption des normes constitutionnelles de protection de l’animal, à savoir accroître la protection de l’animal sur le plan juridique, s’avère dans l’ensemble atteint dans les systèmes juridiques ayant fait ce choix. Toutefois, et cela n’étonnera guère, les effets produits par les normes en cause dépendent étroitement de la formulation retenue, selon que le champ d’application de la disposition soit large ou étroit, ou qu’elle envisage la règle de conduite comme une simple invitation à agir ou au contraire sur un mode très prescriptif. S’agissant du cas français, si une proposition devait voir le jour, il serait concevable de la formuler de la manière suivante : « L’animal étant un être vivant et sensible, sa vie et son bien-être doivent être respectés ».

64La reconnaissance de l’animal comme sujet de droits fondamentaux relève pour sa part de la simple proposition dans la mesure où elle n’a pas encore reçu de réception en droit positif. Sur ce point, on peut se demander si l’Inde n’aurait pas déjà réuni les deux éléments nécessaires à cette consécration : d’une part, la personnalité juridique des animaux y a été reconnue de façon prétorienne52, d’autre part, la Cour Suprême a affirmé que l’article 51-A de la Constitution représente la Magna Carta des animaux53. Ces éléments apparaissent toutefois insuffisants pour en déduire la reconnaissance d’un droit fondamental par la Constitution indienne : non seulement l’article 51-A énonce un devoir de compassion et non un droit à la compassion, mais, en outre, le principe énoncé s’avère peu contraignant pour les autorités publiques qui s’y trouvent soumises.

65Ainsi, aucun système juridique n’a pour l’heure consacré de droits fondamentaux au profit d’animaux. Juridiquement, une telle reconnaissance pourrait s’avérer utile (sous réserve, là encore, de la formulation retenue). Mais en tout état de cause, on peut estimer, au regard de la perception contemporaine que la société a des animaux, qu’une telle reconnaissance serait prématurée si l’on veut sérieusement raisonner avec la logique des droits fondamentaux – qui est une logique de garantie maximale – et non pas de droits au rabais, c’est-à-dire qui seraient qualifiés de fondamentaux seulement pour l’étiquette, mais sans appliquer le régime juridique correspondant.