Introduction

1Depuis une cinquante d’années, la consommation de produits d’origine animale a explosé suite à l’industrialisation de l’élevage2. La taille des élevages a considérablement augmenté avec des troupeaux toujours plus importants tandis que le nombre d’exploitations a fortement diminué3. Parce qu’elle implique plus de confinement, un nombre accru d’animaux par surface ou encore l’absence d’accès à l’extérieur, l’industrialisation ou intensification de l’élevage met rudement à l’épreuve le bien-être animal4. Or, les politiques successives, loin de remettre en cause cette évolution, l’ont encouragée5. Le droit applicable aux animaux de ferme, par exemple au sein de l’Union européenne6, s’est en outre révélé insuffisant pour contenir cette évolution.

2À mesure que les élevages se sont industrialisés, les conditions de vie des animaux sont devenues de plus en plus opaques pour le grand public, opacité qui a été entretenue par l’industrie agroalimentaire. Pour faire la lumière sur les conditions de vie des animaux, citoyens et associations cherchent depuis plusieurs années à alerter le public, notamment en photographiant, filmant et en diffusant les images obtenues dans certains élevages et abattoirs.

3En France, c’est l’association L214 qui est la plus connue pour ses vidéos « clandestines ». En 2020, suite à la diffusion par cette association de vidéos tournées dans un abattoir de l’Aveyron, le ministre de l’Agriculture Didier Guillaume déclarait qu’il « saluait » l’action de L214 qui avait permis d’alerter sur des mauvais traitements et dysfonctionnements dans cet abattoir7. Le ministre laissait donc entrevoir la possibilité de concevoir L214 – et plus largement les militants de la cause animale – comme de véritables acteurs participant, au côté des pouvoirs publics, à la protection du droit de l’animal. Pourtant, ce n’est pas aussi simple puisque si les autorités saluent parfois ces actions, il arrive qu’elles cherchent dans le même temps à les limiter, montrant ainsi l’« ambivalence »8 de leur position.

4Alors que certaines de ces actions sont déjà susceptibles d’être qualifiées pénalement (par exemple, violation de domicile)9, les législateurs de plusieurs États ont souhaité adopter des mesures plus spécifiques et dissuasives. C’est le cas aux États-Unis où des lois « bâillons » ou ag-gag ont fait leur apparition après plusieurs scandales révélés par des vidéos, notamment en 2007 celle montrant une vache incapable de tenir debout se faire maltraiter par les salariés d’un abattoir californien10.

5Les voies empruntées varient et évoluent selon les États – certains auteurs ayant identifié plusieurs « vagues »11 sur lesquelles nous ne revenons pas ici en détail12 –, mais on retient généralement qu’il y a ag-gag law quand une ou plusieurs de ces hypothèses sont présentes : interdiction de filmer et diffuser les conditions de vie/mort des animaux d’élevage sans autorisation (« agricultural interference laws ») ; interdiction d’obtenir un emploi dans le seul but d’accéder à l’abattoir/élevage afin de photographier/filmer (« agricultural fraud laws ») ; obligation de remettre aux autorités dans les plus brefs délais toute photo ou vidéo témoignant de mauvais traitements/actes de cruauté, ce qui a pour effet en pratique d’empêcher une longue investigation (« rapid-reporting laws »)13.

6La doctrine remonte au début des années 1990 pour expliquer le développement de ces lois. C’est à cette époque que trois États14 adoptent des textes visant essentiellement les actions de certains militants qui cherchaient à libérer des animaux. Si des dispositions condamnant l’enregistrement d’images étaient déjà adoptées, c’est véritablement à partir du début des années 2010 que l’on commence à parler d’ag-gag15, même si leurs promoteurs préfèrent parler de « farm protection legislation » ou « agricultural interference »16. C’est un journaliste américain qui, en 2011, utilise pour la première fois l’expression d’ag-gag, pour « agricultural gag » ou « bâillons agricoles »17. En adoptant ces lois, les législateurs – et les lobbys qui leur soufflent ces mesures18 – entendent s’attaquer à « ceux qui révèlent des pratiques abusives dans les élevages industriels »19. Il ne s’agit alors plus tant de protéger des dommages matériels liés aux matériaux agricoles et aux animaux que de préserver la réputation des éleveurs et de l’industrie agroalimentaire, affectée par les scandales causés par la diffusion de ces images20. Parmi les arguments avancés par ceux qui soutiennent l’adoption de ces lois, on retrouve l’idée selon laquelle les consommateurs ne seraient pas en mesure de comprendre certaines pratiques courantes d’élevage, c’est pourquoi il serait préférable qu’ils ne sachent pas dans quelles conditions les animaux sont élevés et abattus et qu’ils fassent confiance aux agriculteurs21.

7D’autres États ont récemment emboîté le pas aux États-Unis, suscitant ainsi la crainte des défenseurs de la cause animale et de la liberté d’expression. La présente contribution entend faire le point sur la diffusion de ces lois et interroger leurs effets, en particulier sur les perspectives d’amélioration des conditions de vie des animaux. Les lois bâillons se sont en effet diffusées aux États-Unis mais aussi ailleurs dans le monde, plusieurs États ayant adopté (ou tenté d’adopter) une approche similaire pour dissuader ceux qui souhaitent faire la lumière sur les conditions de vie des animaux dans les élevages intensifs ou dans les abattoirs. Toutefois, la diffusion de ces lois est contrastée et leur maintien est, à terme, incertain (I). Il n’en reste pas moins que la stratégie utilisée est inquiétante, notamment parce qu’elle va à rebours des évolutions nécessaires et réclamées visant à mieux protéger les animaux d’élevage (II).

I. La diffusion contrastée des lois bâillons

8Apparues aux États-Unis, les lois bâillons se sont propagées progressivement, y compris au-delà des frontières américaines (A). Leur diffusion est toutefois limitée (B).

A. La diffusion des lois bâillons

9La logique des lois bâillons a gagné du terrain ces dernières années, se propageant à d’autres territoires que les États-Unis. C’est notamment le cas au Canada et en Australie. Comme aux États-Unis, les lois bâillons canadiennes et australiennes empruntent plusieurs voies, qu’il s’agisse par exemple de lois sur la violation de domicile (« anti-trespass legislation »), la diffamation ou encore l’enregistrement et la diffusion d’images22. Il est en outre fréquent que le législateur se réfugie derrière des considérations sanitaires – qui servent donc de prétexte – pour incriminer le fait de s’introduire sans autorisation dans les élevages. C’est le cas par exemple de la province canadienne de l’Île-du-Prince-Édouard depuis 202023. Il pourrait en être de même au niveau fédéral si le projet de loi C-275 était adopté24. Cette approche « biosécuritaire » a également été adoptée par plusieurs États australiens, comme New South Wales et Queensland25.

10Dans certains cas, le législateur ne s’est pas contenté de légiférer sur la question de l’introduction dans des élevages ou abattoirs pour photographier ou filmer les conditions de vie ou de mort des animaux, ce qui constitue le cœur des ag-gag laws depuis 2010 aux États-Unis26. Il arrive en effet que soient également adoptées des mesures visant plus largement à encadrer certaines actions de protestation. Les objectifs n’en sont pas moins identiques puisqu’il s’agit de dissuader les citoyens de pénétrer dans ces lieux ou de documenter les conditions de vie des animaux, par exemple lors du transport et en particulier lors de l’arrivée des animaux à l’abattoir. On peut mentionner à cet égard l’exemple de la province canadienne de l’Ontario qui interdit depuis 2020 les protestations à proximité des abattoirs. Est en outre interdit le fait d’arrêter ou de gêner un véhicule transportant des animaux ou même d’interagir avec un animal transporté27. L’adoption de cette disposition fait suite aux protestations (ou « vigils ») hebdomadaires organisées à proximité d’abattoirs par des militants de la cause animale28.

11La situation est quelque peu différente en Europe où des lois bâillons à l’américaine n’ont, semble-t-il, pas encore fait leur apparition29. Il n’en reste pas moins que le vieux continent n’est pas épargné par la logique qu’elles véhiculent30. C’est le cas en France. Par exemple, dans un rapport d’information déposé à l’Assemblée nationale début 2021, est proposée l’introduction dans le Code pénal d’un nouveau délit – l’introduction sans droit dans les élevages – qui serait assorti de circonstances aggravantes, notamment lorsque l’intrusion aurait pour objectif de filmer et diffuser les images captées31. En mai 2021, c’est un article ayant pour objet de « réprimer plus efficacement les intrusions illégales dans les exploitations agricoles »32 qui était adopté33. Enfin, en octobre 2022, était adopté en commission des finances de l’Assemblée nationale un amendement visant à exclure du « bénéfice de la réduction d’impôts les dons aux associations dont les adhérents sont reconnus coupables d’actes d’intrusion sur les propriétés privées agricoles et établissements industriels »34.

12Bien qu’il ne s’agisse pas stricto sensu de lois bâillons, d’autres initiatives récentes dites de lutte contre l’« agribashing » procèdent d’une logique similaire. Après la mise en place en 2019 d’« observatoires de l’agribashing » à l’initiative du ministre de l’Agriculture, est venue s’ajouter la même année la création de la cellule « Déméter » au sein de la Gendarmerie nationale. Selon le gouvernement, cette cellule de renseignement vise à « mieux protéger nos agriculteurs » contre une recrudescence des vols, des dégradations ainsi que des « actions de nature idéologique »35. Ainsi, se trouvent mis sur le même plan des actes frauduleux et parfois violents n’ayant rien à voir avec des actions militantes (comme des vols de matériel agricole ou des agressions physiques de voisinage liées au bruit des tracteurs) et des actions militantes ou de nature idéologique non violentes visant à dénoncer les dérives de l’agriculture industrielle36. Comme les lois bâillons, la création de la cellule Démeter en France vise donc à intimider et dissuader les militants d’agir37 mais aussi à dépolitiser la cause défendue et finalement à la délégitimer aux yeux du public, en faisant passer les militants pour des criminels voire des terroristes38.

13Si elles ont récemment gagné du terrain, les lois bâillons ont également subi des revers, notamment aux États-Unis où elles s’étaient initialement développées.

B. Une diffusion limitée

14Aux États-Unis, la diffusion des lois bâillons se trouve de plus en plus contrariée, individus et associations n’ayant pas hésité à saisir le juge pour qu’il examine la constitutionnalité de ces textes, notamment au regard du Premier Amendement qui protège la liberté d’expression. Nombre de ces lois bâillons ont été déclarées inconstitutionnelles39, essentiellement en raison d’une atteinte excessive à la liberté d’expression40. Par exemple, dans une décision rendue en 2017, la Cour du district de l’Utah a retenu que la loi bâillon adoptée par cet État était inconstitutionnelle en ce qu’elle méconnaissait la liberté d’expression. La motivation de l’État qui s’appuyait sur la nécessité de protéger la santé et la sécurité des animaux et des travailleurs pour justifier de limiter la liberté d’expression n’a pas convaincu le juge41. Pour autant, les ag-gag laws ne semblent pas avoir dit leur dernier mot aux États-Unis. D’abord, de telles dispositions sont encore en vigueur dans plusieurs États42. Ensuite, la déconstruction progressive de l’arsenal législatif de ces bâillons agricoles par les juges n’empêche pas certains États de faire preuve d’« entêtement »43 et de trouver des « parades »44 comme l’Iowa qui a adopté à quelques années d’intervalle plusieurs lois bâillons, et ce, malgré les décisions successives déclarant leur inconstitutionnalité45.

15Comme leurs homologues américains, les juges canadiens (Ontario)46 devraient bientôt se prononcer sur la constitutionnalité de ces lois et pourraient, eux aussi, les déclarer inconstitutionnelles. Au Canada, une quarantaine d’universitaires ont, dans une lettre adressée au ministère de l’Agriculture, affirmé que ces lois méconnaissent plusieurs libertés, notamment la liberté d’expression ou encore le droit de manifester, protégés par la Charte canadienne des droits et libertés47. Il n’en reste pas moins que ces lois sont toujours en vigueur et continuent de se multiplier, les décisions de censure rendues par les juges américains n’ayant pas dissuadé les législateurs canadiens d’adopter une voie similaire. Par ailleurs, le juge ne constitue pas toujours un rempart contre les lois bâillons. Dans une décision attendue48, la Haute Cour d’Australie a jugé le 10 août 2022 que les dispositions interdisant la communication et la publication d’images obtenues dans des élevages ou abattoirs ne portaient pas une atteinte excessive à la liberté de communication politique et étaient donc bien constitutionnelles49.

16En France, la plupart des initiatives mentionnées précédemment ont été soit abandonnées soit retoquées par le juge. L’amendement visant à supprimer la réduction d’impôts pour les dons aux associations reconnues coupables d’actes d’intrusion dans des élevages ou abattoirs a été rejeté par les députés en 2022. S’agissant de la proposition du rapport d’information déposé début 2021 et visant à importer le principe des lois bâillons américaines, aucune proposition ou projet de loi n’a, à notre connaissance, été déposé suite à la publication du rapport, indiquant un manque de volonté politique. Là encore, la question de sa conformité aux droits et libertés constitutionnels et conventionnels ne manquerait pas de se poser si une telle disposition était adoptée et que le Conseil constitutionnel était saisi. En outre, la disposition de la loi « sécurité globale » qui visait à sanctionner les intrusions dans les élevages de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende a été qualifiée de cavalier législatif par le Conseil constitutionnel qui l’a censurée. Il ne s’est toutefois pas prononcé sur le fond, ce qu’il pourrait être amené à faire si une disposition similaire devait apparaître dans un nouveau texte. Sa conformité à la Constitution serait loin d’être acquise. Selon les associations et juristes auteurs d’une porte étroite envoyée au Conseil constitutionnel, la disposition en cause constituerait à la fois une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression et une violation du principe de légalité des délits et des peines50.

17La cellule Démeter a également subi des revers et on peut à cet égard se féliciter du jugement rendu le 1^er février 2022 par le tribunal administratif de Paris enjoignant au ministre de l’Intérieur de faire cesser une partie des activités de cette cellule, celles « qui visent à la prévention et au suivi d’“actions de nature idéologique” »51. D’autres décisions ont été rendues récemment, notamment l’arrêt de la Cour de cassation du 2 février 2022 annulant l’arrêt de la Cour d’appel de Rennes condamnant l’association DXE France pour n’avoir pas mis en balance dans sa décision le droit à l’information et le droit de propriété52. Enfin, contre toute attente, des signes encourageants sont venus récemment du législateur. La loi du 30 novembre 2021 visant à lutter contre la maltraitance animale prévoit que le nouveau délit de détention ou de diffusion d’images relatives à la commission de sévices graves, d’actes de cruauté ou d’atteintes sexuelles sur des animaux ne s’applique pas « lorsque l’enregistrement, la détention, la diffusion ou la consultation de ces images vise à apporter une contribution à un débat public d’intérêt général ou à servir de preuve en justice »53. Cette dernière formulation n’est pas sans rappeler celle de la Cour européenne des droits de l’homme, notamment dans l’arrêt Guseva contre Bulgarie du 17 février 201554. Si cette disposition va dans le bon sens, elle demeure limitée puisque son champ d’application ne s’étend pas aux actions visant à alerter sur les conditions d’élevage, de transport ou d’abattage des animaux qui, bien qu’elles puissent porter atteinte à leur bien-être, restent autorisées, comme l’élevage en cage. La nouvelle loi du 21 mars 2022 visant à améliorer la protection des lanceurs d’alerte comporte également plusieurs avancées, notamment l’introduction de la notion de « facilitateur d’alerte » qui permet désormais aux associations de bénéficier de mesures de protection lorsqu’elles aident les lanceurs d’alerte (par exemple, le salarié d’un élevage ou d’un abattoir) à effectuer un signalement55.

18La diffusion des lois bâillons est donc limitée, en partie grâce à l’intervention du juge, bien que ce constat doive être nuancé au regard de la décision rendue à l’été 2022 par la Haute Cour d’Australie. La ténacité dont font preuve certains législateurs, notamment aux États-Unis, et le décalage temporel entre l’adoption de ces lois et l’intervention du juge, nous imposent donc de rester vigilants. En plus de porter atteinte à des droits et libertés protégés – en particulier la liberté d’expression –, la logique véhiculée par les lois bâillons va à rebours des évolutions nécessaires et réclamées pour mieux protéger les animaux.

II. Une logique contraire aux évolutions nécessaires et réclamées visant à mieux protéger les animaux

19La diffusion des images alertant sur les conditions de vie, de transport ou encore d’abattage des animaux permet de mettre en lumière les défaillances des contrôles réalisés par les autorités mais aussi d’encourager l’adoption de lois plus protectrices des animaux. Or, en cherchant à freiner ces actions, on risque de limiter la diffusion de l’information, donc les perspectives d’évolution du droit de l’animal (A). La diffusion des ag-gag laws ne représente pas seulement un potentiel frein à l’évolution du droit de l’animal, elle est également contre-productive et en décalage avec les attentes du public qui se préoccupe de plus en plus du sort des animaux d’élevage (B).

A. Des images indispensables à l’évolution du droit de l’animal

20Faire la lumière sur les conditions de vie des animaux dans certains élevages et abattoirs permet d’alimenter le débat de société – nécessaire – autour de la manière dont on traite les animaux. Ne peut-on pas dire en effet qu’en filmant et en diffusant ces images, les militants participent, pour reprendre la formule de la Cour européenne des droits de l’homme, à la « collecte d’informations d’intérêt général aux fins de constituer un débat public »56 ? La diffusion de ces images et les actions complémentaires qui les accompagnent, comme les pétitions et les manifestations, jouent un rôle crucial dans l’évolution du droit de l’animal. Larissa Wilson écrit en ce sens que les lois bâillons constituent des obstacles à l’adoption mais aussi à l’application et à l’évolution des règles visant à mieux protéger les animaux57.

21La diffusion de vidéos tournées clandestinement par des militants ou salariés peut avoir des effets importants, à commencer par la fermeture temporaire ou définitive d’élevages ou encore d’abattoirs. En France par exemple58, la fermeture d’un bâtiment d’élevage de canards dans le Pays basque a été ordonnée en 2021 après la diffusion par L214 de vidéos montrant son insalubrité59. D’autres ont fait l’objet de condamnations, comme la société bretonne Ouest Élevage en juillet 2022, condamnée pour mauvais traitements sur les animaux commis par un professionnel. Il arrive également que les élus s’emparent de la question. En 2016, ce sont les vidéos diffusées par L214 montrant des actes de maltraitance commis dans des abattoirs qui ont conduit à la création d’une commission d’enquête parlementaire sur les conditions d’abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français.

22Ces images permettent de mettre en lumière les défaillances et la responsabilité des services de l’État dans le contrôle du respect des règles en vigueur. Dans la plupart des élevages, les contrôles sont rarissimes et quand ils ont lieu, portent rarement sur le respect du bien-être animal60. Les activités de transport et d’abattage sont quant à elles bien soumises à des contrôles mais la protection animale est souvent reléguée au second plan, derrière les enjeux sanitaires notamment61. Les vidéos diffusées par les militants illustrent donc les défaillances des contrôles ainsi que le manque de suivi et l’insuffisance des sanctions. Par exemple, suite à la diffusion d’une vidéo dénonçant les conditions de vie des animaux dans un élevage de poules pondeuses, le ministre de l’Agriculture français avait indiqué que l’éleveur en question avait déjà été mis en demeure et sanctionné à plusieurs reprises62. Pourtant, il a fallu attendre la diffusion d’une vidéo pour que des mesures plus fermes soient prises. De la même manière, au Canada, des vidéos montrant des cas de maltraitance dans un élevage laitier près de Vancouver ont été rendues publiques fin 202163. Ces agissements avaient été signalés à plusieurs reprises par un employé de l’élevage. Tourner clandestinement puis diffuser des images est alors apparu comme un dernier recours. Suite à la diffusion des vidéos, l’autorisation d’exploiter de cette ferme a été suspendue et la refonte des procédures en place pour les inspections au sein des élevages a été annoncée64.

23C’est parfois la complaisance des autorités dans la mise en œuvre du droit de l’animal qui est visée par les associations. Pour la première fois en France, les propriétaires d’un élevage porcin ont été condamnés en avril 2022 pour maltraitance en raison de la coupe systématique de la queue de leurs animaux65. Alors que la coupe systématique des queues des porcs est interdite depuis plus de vingt ans, elle est toujours réalisée en routine dans une large majorité des élevages, une non-conformité avec le droit de l’Union connue des autorités66. Dans cette affaire, le juge a donc sanctionné un élevage particulier – dans lequel des images avaient été tournées en 2020 – pour avoir réalisé un acte pratiqué dans plus de neuf élevages français sur dix67. Bien que les éleveurs aient été relaxés en appel68, cette affaire a permis de mettre en lumière la tolérance des autorités vis-à-vis d’une pratique – en principe – illégale. Ainsi, les images diffusées par les associations œuvrant pour la protection animale « pallient une carence de l’État »69 qui ne garantit pas – du moins pas suffisamment – l’effectivité du droit de la protection animale.

24Il arrive également que ces enquêtes contribuent à faire adopter des textes visant à mieux protéger les animaux, même si ces textes restent dans l’ensemble limités. En Californie, c’est à la suite de la diffusion de plusieurs vidéos en 2008 (notamment une vidéo dans un abattoir et une autre dans un élevage de poules pondeuses en batterie) qu’une initiative populaire encadrant l’élevage en cages des animaux avait été adoptée par 63 % des citoyens, initiative qui a été complétée quelques années plus tard, toujours par référendum70. En Nouvelle-Zélande, ce sont des vidéos alertant sur le sort des veaux qui ont attiré l’attention du public et incité le législateur à adopter un texte sur le sujet71.

25Les actions de soutien à la cause animale comme la diffusion de vidéos destinées à alerter le public jouent donc un rôle important dans l’évolution du droit de l’animal. Les limiter revient à freiner cette évolution. Une telle stratégie pourrait en outre s’avérer contre-productive en allant à rebours des attentes d’un nombre croissant de citoyens en faveur du bien-être animal.

B. Une stratégie contre-productive et en décalage avec les attentes du public

26Dans une étude réalisée en 2016, des chercheurs se sont intéressés à la perception par le public des ag-gag laws aux États-Unis72. Plus de sept cents participants étaient invités à répondre à des questions sur ces lois. Une fois informées, plus de la moitié des personnes interrogées se sont déclarées opposées aux lois bâillons. Cette étude montre en outre que les ag-gag laws contribuent à éroder la confiance que les personnes pouvaient avoir envers les agriculteurs et renforcent le soutien apporté aux lois de protection animale. Ces résultats semblent indiquer que la logique des lois bâillons pourrait donc avoir des effets contre-productifs. Plus largement, incriminer ces comportements (y compris dans les États n’ayant pas adopté d’ag-gag laws) pourrait produire un autre effet contreproductif, celui de médiatiser la cause défendue. En permettant aux militants de justifier leurs actions, le procès peut constituer ce que certains ont qualifié d’« arène militante »73. En témoigne le titre de l’article publié par le journal Libération en 2017 : « Au procès de militants de L214, l’abattage est aussi mis en cause »74.

27Potentiellement contre-productive, la stratégie qui entend freiner la diffusion d’informations apparaît en outre comme étant délétère et inadaptée. Les éleveurs ne sont pas tous favorables à la logique qui consiste à incriminer les actions de soutien à la cause animale, en particulier ceux ayant des exploitations de taille moyenne ou modeste et qui sont engagés dans des formes d’élevage plus durables75. Plusieurs sondages réalisés aux États-Unis au début des années 2010 montrent que pour une majorité des agriculteurs interrogés, l’introduction de lois bâillons n’est pas une bonne idée76. Pour certains, c’est l’approche opposée qu’il faut adopter pour faire évoluer notre modèle agricole et répondre aux attentes de la société qui est de plus en plus préoccupée par le bien-être des animaux et critique vis-à-vis de l’élevage intensif77. La stratégie qui consiste à dissimuler aux consommateurs la manière dont on élève les animaux tend en effet à laisser penser que l’industrie à des choses à cacher78. Introduire de telles lois serait donc, pour reprendre les mots d’une éleveuse américaine, « la dernière chose dont le monde agricole a besoin »79. Surtout, poursuit cette éleveuse dont les propos sont rapportés par Garrett Broad, « si le monde agricole ne peut donner d’explications satisfaisantes aux consommateurs sur certaines de ses pratiques, dans ce cas je pense que nous devons revoir nos pratiques »80.

28De la même manière, en France81, des voix se sont élevées ces dernières années parmi les éleveurs pour dénoncer la logique véhiculée par le concept d’« agribashing » et la cellule Démeter. Celle-ci pourrait en effet conduire à une radicalisation de la contestation82 mais aussi « accroître encore le divorce entre le système agricole actuel et la société »83. Dans une tribune publiée fin 2019 dans le journal Le Monde, des éleveurs déploraient « la dénonciation d’un pseudo-agribashing […] bloquant la transition agroécologique, détournant l’attention des vraies questions, au risque de creuser le fossé entre agriculteurs et citoyens, et d’attiser la violence »84. Par son caractère englobant, voire « fourre-tout », la dénonciation de l’« agribashing » viserait à éviter de s’interroger sur la transition  – pourtant nécessaire – de notre modèle agricole85. Or, ce n’est pas l’agriculture en tant que telle qui se trouverait rejetée par une partie des citoyens, mais un certain modèle agricole, reposant notamment sur l’intensification de l’élevage. Le porte-parole de la confédération paysanne indiquait à propos de la création de la cellule Déméter que « le fait de monter des murs n’a jamais participé à renouer le dialogue mais plutôt cultive le repli sur soi corporatiste »86. Selon lui, « plutôt que dos à dos », éleveurs et citoyens doivent « être côte à côte » dans cette transition87. C’est aussi le point de vue de la politiste Sylvie Ollitrault. Cette dernière écrit qu’il faudrait « permettre l’expression citoyenne dans des espaces de concertation pour mieux envisager de nouveaux modes de production agricole ou un véritable accompagnement des agriculteurs vers des mutations de leur métier plus respectueux de l’environnement ou de l’animal »88.

29Plusieurs expériences témoignent d’une ouverture progressive aux citoyens des processus décisionnels relatifs à l’agriculture. Si les effets de ces mécanismes participatifs sont souvent limités89, il n’en reste pas moins qu’ils permettent d’illustrer l’intérêt du public pour les questions agricoles. Par exemple, en 2020, l’Assemblée citoyenne pour l’agriculture organisée dans le cadre du débat public « ImPACtons » visait notamment à « réfléchir et […] proposer les termes d’un contrat social renouvelé entre les agriculteurs et leurs organisations, les collectivités nationales, régionales et locales et les citoyens »90. Alors que cette initiative a été critiquée par plusieurs syndicats agricoles91, il est intéressant de noter que la transition que l’Assemblée appelle de ses vœux vers une agriculture plus respectueuse de l’environnement, des humains et des animaux, n’a pas été pensée par les participants « contre » les agriculteurs mais plutôt avec eux92. À rebours du discours sur l’« agribashing », cette initiative montre que les citoyens souhaitent soutenir les agriculteurs dans cette transition93.

Conclusion

30Les lois-bâillons apparues aux États-Unis il y a une vingtaine d’années se sont multipliées, y compris en dehors des frontières américaines, gagnant récemment de nouveaux territoires comme le Canada et l’Australie. Mais cette diffusion est contrastée : si les lois bâillons ont progressivement gagné du terrain, elles en ont aussi perdu, notamment aux États-Unis où nombre d’entre elles ont été déclarées inconstitutionnelles. Ailleurs, comme en France, la situation est parfois ambiguë. Alors que le législateur français semblait réceptif à la logique véhiculée par les lois bâillons, plusieurs avancées récentes invitent à nuancer ce constat.

31Plutôt que de chercher à freiner la parole citoyenne qui cherche à alerter sur les dérives de l’agriculture intensive, il paraît crucial de la protéger. En pratique, les vidéos diffusées jouent un rôle important dans l’évolution du droit de l’animal, notamment en favorisant des avancées législatives. La stratégie des ag-gag laws est en outre potentiellement contre-productive et en décalage avec les attentes du public en faveur du bien-être animal et d’une plus grande transparence concernant le traitement des animaux d’élevage94. Afin de permettre une transition vers des modes d’élevage plus durables et respectueux du bien-être animal, il est urgent de penser des solutions permettant de favoriser la transparence, l’information et la participation du plus grand nombre. N’est-ce pas, après tout, ce dont on est en droit d’attendre d’une démocratie ?