« Une partie de la bourgeoisie cherche à porter remède aux maux sociaux dans le but d’assurer l’existence de la société bourgeoise. Dans cette catégorie se rangent les économistes, les philanthropes, les humanitaires, les améliorateurs du sort de la classe ouvrière, les organisateurs de la bienfaisance, les protecteurs des animaux, les fondateurs des sociétés de tempérance, les réformateurs en chambre de tout acabit. Et l’on est allé jusqu’à élaborer ce socialisme bourgeois en systèmes complets2. »

1Par réaction au cartésianisme, et face à l’accroissement de la présence d’animaux de travail et de compagnie dans les villes du fait de la révolution industrielle, un courant sentimentaliste, issu de la philosophie des Lumières, connut un réel essor en Europe dès le début du xix^e siècle. Ainsi, le 15 mai 1809, à l’occasion d’un discours prononcé devant la chambre des Lords au soutien de sa proposition de loi visant à interdire et à réprimer les actes de cruauté commis envers les animaux domestiques, Lord Thomas Erskine fit valoir que le statut d’objet de propriété constituait un obstacle important à l’obtention d’une protection juridique des animaux, sans néanmoins chercher à justifier la nécessité de remettre en cause la pratique fort populaire outre-Manche des jeux de combats entre chiens et taureaux appelés bull-baiting3. Il conclut alors que les mauvais traitements sur les animaux commis par les enfants provenaient d’un manque d’éducation, lequel avait pour origine un défaut de lois4. La proposition de Lord Erskine n’aboutit pas. La même année, des notables de Liverpool se seraient réunis afin de fonder une Société pour la suppression et la prévention d’actes de cruauté envers les animaux5. Les sources d’archives sont toutefois trop lacunaires pour permettre d’assurer que la Société de Liverpool soit bien née en 1809, et qu’elle ait eu une existence pérenne par la suite. Si ce n’est Liverpool, c’est en tout état de cause à Londres, le 16 juin 1824, que la première Société protectrice des animaux fut fondée par sir Richard Martin, père du célèbre Martin’s Act du 22 juin 18226, première loi au monde à proscrire les mauvais traitements infligés à certains animaux de rente. La Société londonienne, dénommée à l’origine Society for the Prevention of Cruelty to Animals (SCPA), avant qu’en 1840 la reine Victoria ne lui accorde l’épithète Royal, entendit non seulement employer des surveillants chargés dans les rues et marchés de veiller, voire verbaliser les infractions aux lois interdisant les actes de cruauté envers les animaux7, mais aussi introduire dans les écoles des ouvrages, tout à la fois attrayants et propres à agir efficacement sur les âmes encore flexibles de la jeunesse, et à même d’inspirer aux enfants des sentiments de douceur envers les bêtes. Pour ce faire, elle créa dès 1853 deux prix, respectivement de cinq, et deux livres sterling, en faveur des deux écoliers, auteurs du meilleur traité sur la compassion due aux animaux8.

2En Allemagne, c’est à Munich, le 10 mars 1842, qu’une association protectrice des animaux9 fut fondée sous la direction de l’avocat Johann Ignaz Perner10. Au nombre de ses membres, l’association comptait entre autres les souverains de Saxe et de Bavière11. La jeune Société publia et répandit très rapidement, et avec succès, dans tout le pays des livres, mémoires et gravures sur la question des sévices exercés envers les animaux domestiques12. Toute une littérature fut également produite à destination de l’enfance, pour lui inspirer la compassion envers les bêtes13.

3En France, en l’absence de législation protectrice des animaux, une première tentative avortée de création d’une Société Protectrice des Animaux (SPA) fut initiée à Paris en 1839 par le comte Joseph-Alexandre de Laborde14 et le duc de la Rochefoucauld Liancourt15. Trois ans plus tard, le vicomte de Valmer émit, devant la société d’agriculture de Melun, le vœu que soit fondée une société semblable à celle de Londres. Le 5 octobre 1843, M. Gabriel Delessert, préfet de police de Paris, édicta le premier acte juridique de protection de l’animal en défendant, par arrêté, aux cochers parisiens de frapper les chevaux avec le manche de leur fouet, ou de les maltraiter de quelque manière que ce soit16. Deux ans plus tard, le 2 décembre 1845, M. Parisot de Cassel17 réunit à son domicile parisien quelques notables, essentiellement de grands propriétaires fonciers et des médecins, soucieux du sort des équidés. Il leur exposa que si les associations londonienne et bavaroise avaient toutes deux pour finalité la répression des mauvais traitements commis envers les animaux domestiques, elles partageaient également de parvenir à cette fin en agissant sur l’éducation. Fort des modèles étrangers, il précisa que les travaux et la vigilance de la Société protectrice à venir pouvaient devenir un bienfait pour la morale publique, pour l’hygiène et pour l’agriculture en France. Un bureau provisoire de la Société fut alors constitué, avec pour président, M. le docteur Pariset ; MM. Hamont et Parisot de Cassel étant élus secrétaires généraux. Les statuts de la Société furent présentés le 16 décembre suivant, et M. le docteur Dumont de Monteux, en sa qualité de rapporteur, rappela aux membres de l’association qu’il leur revenait désormais de rédiger une supplique au gouvernement et aux chambres afin qu’une importante lacune de notre droit soit comblée par la consécration des devoirs de l’homme envers les êtres inférieurs18. Puis, lors de la séance du 26 janvier 1846, M. Pariset indiqua qu’il convenait de faire entrer dans les mœurs du peuple des habitudes de ménagement, de douceur, de pitié, envers les animaux domestiques, à savoir ceux qui utiles, protègent, ou nourrissent l’homme19. Les premiers statuts adoptés au cours de cette même réunion ne laissent apparaître aucune ambiguïté sur le rôle et les actions à venir de la SPA ; l’article premier énonçant « Il est fondé à Paris une Société, à l’instar de celles qui existent déjà en Bavière et en Angleterre, et ayant pour objet de poursuivre par tous les moyens la répression des mauvais traitements exercés sur les animaux ». L’article 16 de poser que :

« La Société décerne des primes et des récompenses […] à toute personne qui a fait preuve de bons traitements et de compassion envers les animaux. Elle donne des médailles comme prix aux auteurs des meilleurs mémoires sur les questions qu’elle a mises au concours. »

4L’œuvre de la SPA parisienne s’inscrivait ainsi dès l’origine dans la philosophie des associations constituées outre-Rhin et outre-Manche, soit dans une dimension éducative et moralisatrice. Dans un mémoire daté du 23 octobre 1846, adressé au ministre de l’Agriculture et du commerce par M. le secrétaire général de la SPA, était mis en avant le rôle primordial des instituteurs primaires pour inculquer dans l’esprit de leurs élèves des sentiments de compassion, de pitié, de bienveillance envers les animaux. L’auteur précisant que pour mener à bien cette mission éducative, la Société protectrice avait décidé de faire imprimer et distribuer aux enfants des petits ouvrages contenant des historiettes et autres gravures. Il ajouta :

« Si les mœurs doivent faire de bonnes lois, et donner de la vigueur à leur emploi, les lois, à leur tour, doivent protéger les bonnes mœurs et aider à détruire ou rectifier les mauvaises. Propager, défendre les principes que nous venons d’exposer, c’est travailler à la moralisation du peuple, à la prospérité publique20. »

5Ainsi, à l’image des Sociétés de Londres et Munich, et convaincue comme Montaigne que les plus grands vices de l’homme prennent leur pli dès sa plus tendre enfance21, l’association parisienne se donna pour mission, dans un pays encore exempt de lois protectrices de l’animal, d’apprendre aux enfants, par l’intermédiaire de leurs instituteurs, à développer des sentiments de commisération envers les bêtes, et à mieux les connaître. Or, au xix^e siècle la diffusion des savoirs en matière de science du vivant relevait toujours du monopole des sociétés savantes22, lesquelles s’étaient constituées au fil du temps depuis qu’en 1666 Colbert persuada Louis XIV de l’intérêt de la naissance d’une Académie du Louvre23 chargée de conseiller les autorités sur les questions scientifiques, puis qu’en 1793 eût été créé, par la Convention, le Muséum d’histoire naturelle, héritier du Jardin royal des plantes médicinales fondé en 163524. Le naturaliste Étienne Geoffroy Saint-Hilaire fut le premier titulaire de la chaire de Zoologie créée au Muséum en 1793. Quelques décennies plus tard, en 1854, son fils Isidore25, créa la Société zoologique d’acclimatation26, avec pour but de concourir à l’introduction, à l’acclimatation et à la domestication des espèces animales utiles ou d’ornement, et au perfectionnement et à la multiplication des races nouvellement introduites, mais aussi de contribuer aux progrès de la zoologie27. Cette association, dont les membres fondateurs étaient pour la plupart des savants, reçut immédiatement le soutien de l’empereur Napoléon III. Il ne lui fallut d’ailleurs attendre que deux mois après sa création pour que le ministre de l’Instruction publique, par dérogation à l’article 291 du Code pénal28, en autorise sa constitution définitive29. La ville de Paris lui concéda même, quasi gratuitement, un vaste terrain situé au bois de Boulogne afin d’y établir un jardin d’expériences, témoignage du triomphe de l’homme sur la nature en général, et sur l’animal sauvage exotique utile ou d’agrément en particulier30. Ce jardin d’expérience fut appelé le Jardin d’Acclimatation31.

6Ainsi, sous le Second Empire, naquirent concomitamment deux groupements à vocation a priori antinomique. La SPA d’une part, qui avait pour but de protéger l’animal non per se, mais dans une finalité purement utilitariste32, et la Société d’acclimatation d’autre part, alors convaincue que la faune sauvage coloniale constituait une ressource inépuisable dont il convenait de tirer parti. Le passage du Second Empire à la III^e République, et le constat d’échec de l’expérience de l’acclimatation des animaux exotiques conduisirent, à partir de la fin du siècle, la Société d’acclimatation à réorienter partiellement son action vers une sauvegarde de certaines espèces. La SPA et la Société d’acclimatation ont, durant la période allant de la seconde moitié du xix^e siècle aux Années folles, agi et exercé, avec plus ou moins de succès, une influence auprès des pouvoirs publics pour faire progresser leurs doctrines protectrices, non du règne animal en son ensemble, mais d’une partie de celui-ci seulement. Or, puisque par définition protéger revient à mettre une chose ou une personne à l’abri d’un risque, d’un danger ou d’une agression, cela emporte que du sujet de droit qu’est l’homme envers l’objet de droit qu’est l’animal, l’action ne pouvait revêtir qu’un caractère défensif, et non constituer un soutien ou un appui. La SPA aurait ainsi pu défendre la condition des animaux domestiques en influençant l’adoption de la première loi française en matière de protection de l’animal. Il n’en fut rien. La loi du 2 juillet 1850 relative aux mauvais traitements exercés envers les animaux domestiques, dite loi Grammont33 fut adoptée sans l’aide de la SPA. L’association ne commença en fait une activité soutenue, qu’à partir de l’année 1854 ; son premier bulletin paraissant à partir de 1855. Puis, reconnue établissement d’utilité publique par décret impérial du 22 décembre 186034, la SPA adopta alors des buts plus légicentristes. Le nouvel article premier de ses statuts modifiés disposait alors : « La Société a pour but d’améliorer, par tous les moyens qui sont en son pouvoir, le sort des animaux, conformément à la pensée de la loi du 2 juillet 1850 ». Cette modification statutaire avait été anticipée par la Société protectrice puisque lors de la séance du 15 avril 1858 son président, le marquis de Valmer, indiquait :

« Nous ne demandons pas immédiatement une législation répressive plus sévère ni plus étendue. Nous bornons maintenant nos efforts à solliciter l’application complète et uniforme, par tout l’empire, de notre loi actuelle, dans toute la portée de son texte et de son esprit. Elle applique la Justice à tous les animaux privés, utiles ou agréables, en un mot, à tous ceux que l’homme tient en sa puissance35. »

7La connaissance, et le respect par tous les citoyens de la loi Grammont, tel était donc le défi auquel les notables de l’association protectrice étaient confrontés, face à une société prolétarienne issue de la révolution industrielle dont les mains tenaient le sort de nombreuses bêtes. Parmi les professions dans lesquelles l’animal était utilisé, celles de cocher et de charretier attiraient toutes les critiques. Ainsi, pour Louis-Sébastien Mercier dans son « Tableau de Paris »,36 :

« Rien n’égale la brutalité, la stupidité et la barbarie du charretier. Toujours fouettant et jurant, le pavé étincelle sous les nerfs tendus et impuissants des malheureux chevaux, qui ne peuvent dompter la résistance du fardeau. Les coups de fouet déchirants qui retentissent tandis que les pieds des chevaux frappent et brisent le grès des pavés, fond des rues de Paris une arène de tourments pour le plus utile de tous les animaux. »

8Le Docteur Henri Blatin, membre de la SPA d’affirmer :

« il [le charretier] est resté le type de la saleté par le costume, de la grossièreté par les paroles, de la férocité par les actions. Pour exercer son métier […] il ne lui faut qu’une blouse, une pipe et un fouet. S’il est assez adroit pour couper la peau de son cheval, il va passer maître. Dans cette confrérie, trop souvent ouverte à des fainéants et à des ivrognes, on est dispensé de toute garantie à l’endroit des soins qu’exigent les animaux, et des simples notions qu’il conviendrait d’avoir pour la direction de leurs forces motrices. »

9Dès lors, il convenait, selon Henri Blatin, de dénoncer publiquement les actes de barbarie commis envers les animaux par ces classes inférieures, car écrivait-il, « c’est dans l’enfance surtout qu’on fait l’apprentissage de la cruauté »37.

10La réprobation des actes cruels s’attachait toujours aux conséquences, en éludant systématiquement les causes premières, à savoir l’obligation faite aux simples employés qu’étaient la plupart du temps les cochers et charretiers, d’accroître la productivité et la rentabilité de l’outil animal qui leur était confié.

11Contrairement à la SPA, la Société impériale zoologique d’acclimatation n’émettait pour sa part aucun jugement moral sur les traitements réservés aux animaux. Elle était d’abord une société savante qui disposait depuis son origine d’un objet utilitariste. Distribuant des récompenses pour les personnes ayant obtenu le plus grand succès dans les travaux d’acclimatation des espèces de la faune ou de la flore ; publiant également un bulletin annuel à contenu scientifique, mais écrit pour être lu et compris par le plus grand nombre, elle ne pouvait parvenir à remplir sa mission d’étude des espèces sans l’aide de l’autorité publique. Or le souverain n’hésitait jamais à la soutenir, et sollicitait même parfois ses conseils38. La protection impériale prit toutefois fin après la défaite de Sedan et la chute du régime. La III^e République succéda au Second Empire, et accorda alors un plus grand intérêt aux bénéfices que la science pouvait apporter à son entreprise coloniale, qu’à l’acclimatation des bêtes. Bien entendu, la SPA et la Société d’acclimatation ne furent pas les seules associations constituées au xix^e siècle pour assurer la défense de la condition animale, citons entre autres la Société française contre la vivisection39 formée le 8 mai 1882 à Paris, dont le président d’honneur n’était autre que Victor Hugo. Cependant, l’étude ne s’attache à étudier que l’évolution des moyens mis en œuvre par la SPA et la Société d’acclimatation, donc des deux grandes associations nées sous le Second Empire, et de leurs actions qui permirent, grâce à quelques modifications de l’ordonnancement juridique, une meilleure protection de l’animal. Alors que l’objet statutaire de la SPA lui imposait d’œuvrer dans le respect de l’esprit de la loi Grammont à l’amélioration de la condition des animaux domestiques, et que la Société d’acclimatation avait pour finalité de naturaliser et d’exploiter à des fins économiques et scientifiques les espèces utiles, il fallut que ces deux associations s’écartent peu ou prou de leurs lettres statutaires respectives pour que de leur influence naissent de nouvelles règles bienfaitrices pour une partie du règne animal. Comment, du Second Empire aux Années folles, les doctrines et idées visant à mieux protéger certaines espèces animales, portées d’une part par une Société bourgeoise, et d’autre part par une Société de savants, ont-elles pu trouver une concrétisation au plan juridique ?

12Dès l’origine, la SPA entendit dupliquer en France les modèles éprouvés par les associations protectrices londonienne et bavaroise, particulièrement s’agissant de la suppression des mauvais traitements infligés aux animaux domestiques, par le polissage des mœurs populaires en général, et la sensibilisation de l’enfance en particulier. Pour arriver à ses fins, elle sut nouer avec le ministère de l’Instruction publique des liens qui survécurent aux changements de régime, et qui conduisirent à l’édiction, le plus souvent par voie de circulaires, de règles, directement ou non, protectrices des seuls animaux domestiques utiles (I). Ce critérium du bénéfice que l’animal pouvait apporter à l’homme était également celui porté par la Société d’acclimatation. Cette association de savants, soutenue par l’Empire, commença en effet par exploiter les animaux, avant d’œuvrer, à la fin du xix^e siècle, pour leur conservation, puis pour la préservation de certaines espèces. Ce n’est dès lors qu’à partir de la réorientation partielle de son action que les pouvoirs publics, et notamment le ministère des Colonies, la sollicitèrent pour siéger au sein de comités, afin qu’elle rende des avis sur la protection de la faune sauvage exotique. De nombreuses opinions émises par les membres de la Société d’acclimatation, que ce soit à l’occasion de ces comités ministériels, ou lors de congrès internationaux, furent reprises dans des textes de droit national ou des traités internationaux (II).

I. Les circulaires ministérielles, instruments privilégiés de transcription des suppliques de la SPA pour la diffusion de ses doctrines moralisatrices auprès de la jeunesse

13Sous le Second Empire la SPA parvint à faire pénétrer ses idées moralisatrices auprès de la jeunesse par des actions dirigées auprès des instituteurs (A). Toutefois l’association protectrice savait que la complétude de sa mission nécessitait qu’un lien direct s’établisse entre elle et les enfants, surtout ceux des écoles rurales. La III^e République, légaliste et soucieuse des intérêts agricoles de la nation, lui apporta également son indéfectible soutien, et fit entrer plus avant les doctrines de la SPA dans les établissements d’enseignement scolaires (B).

A. La sensibilisation des instituteurs à une protection utilitariste de l’animal sous le Second Empire

14En 1846, dans un mémoire adressé par un membre de la SPA au ministre de l’Agriculture et du commerce, l’auteur soulignait, après avoir rappelé que Montaigne lui-même considérait que « nos plus grands vices prennent leur pli dès notre plus tendre enfance, et que notre principal gouvernement est entre les mains des nourrices », que l’homme qui dans son enfance s’amuse à torturer des animaux se prépare, peut-être, à devenir un grand criminel. Au xix^e siècle, la cruauté envers les bêtes apparaissait ainsi toujours comme prédictive d’une violence envers les personnes40. À l’occasion d’une réunion qui se tint à l’Hôtel de Ville de Paris le 22 janvier 1847, M^me de Cassel, épouse du président de la SPA, donna lecture d’un rapport sur les publications étrangères. Elle relevait alors qu’en Angleterre et en Allemagne :

« les esprits supérieurs ont compris bientôt, que pour faire passer leurs nobles convictions au fond des cœurs, et pour infiltrer dans les intelligences une appréciation plus juste des rapports de l’homme avec les auxiliaires animés, qu’il ne doit pas confondre avec des machines inertes, il fallait, d’une part, s’adresser à l’enfance, de l’autre, aux classes inférieures, qui, elles aussi, au milieu même de notre civilisation sociale, sont encore dans un état d’enfance41. »

15Ainsi, il convenait pour la jeune Société protectrice d’œuvrer sans attendre à la moralisation du peuple, non seulement pour que la sensibilité des hommes ne soit plus heurtée par les spectacles récurrents de maltraitance animale, mais aussi parce que, comme le soulignait M. le Président de Cassel quelque mois auparavant « les mauvais traitements influent sur la qualité et sur la quantité des produits fournis par les animaux et dont nous faisons un usage journalier »42. Inspirée des modèles étrangers, la SPA parisienne entendit alors s’adresser aux enfants qui, initiés à la morale et à la religion se muent en d’angéliques missionnaires auprès de parents considérés comme vicieux et ignorants. Pour s’adresser à l’enfance, la publication d’ouvrages d’éducation élémentaire contenant de petites historiettes apparut comme l’outil le plus à même d’assurer une propagation dans toute la société des idées protectrices de la SPA ; l’enfant sensibilisé pouvant en effet dès le soir venu lire, ou faire lire, aux membres de sa famille le recueil qui lui avait été remis en classe43. Cette entreprise de moralisation des masses populaires devait-elle débuter dès les salles d’asile44 ou dès l’école primaire, voire être inscrite dans le cadre des études universitaires, telle était primitivement la question45. Dans un rapport publié en 1858 sur la nécessité de faire pénétrer les idées protectrices dans l’éducation publique, depuis l’asile et l’école primaire, pour préparer l’enfant à devenir un homme juste et bon envers les bêtes46, les sociétaires, dont M. Isidore Geoffroy Saint Hilaire, fondateur de la Société d’acclimatation, soulignèrent que l’enfant habitué à la bonté, à la douceur envers les animaux qui dépendent de lui, reconnaissant de leur aide dans ses travaux, pénétré des services qu’ils rendent à l’agriculture et à l’industrie, une fois devenu un jeune ouvrier est plus humain dans sa propre famille, plus bienveillant pour ses semblables. Or, puisque contrairement aux programmes des écoles primaires, l’enseignement dans les salles d’asile n’était pas réglementé, il était aisé de solliciter du ministre de l’Instruction publique que soient édités des ouvrages spéciaux destinés à initier les jeunes esprits aux devoirs de l’humanité envers les animaux47, mais aussi et surtout de lui demander que soit confié à la Société protectrice parisienne le soin d’organiser une telle mission moralisatrice. Partant, pour la SPA, non seulement le soutien du ministre de l’Instruction publique apparaissait indispensable, mais tant le concours des instituteurs et des directrices de salles d’asile, que celui des auteurs et éditeurs s’avérait essentiel aux fins de diffusion auprès de l’enfance de ses doctrines protectrices de l’animal. La presse enfantine ne pouvait être le support de diffusion le plus adapté. En effet, si à partir du Second Empire se développa une presse destinée au jeune public48, c’est essentiellement à travers l’image d’Épinal vendue à bon marché par des colporteurs que les enfants découvraient des animaux anthropomorphisés49. C’est pourquoi, Louis-Auguste Bourguin50, magistrat et président honoraire de la SPA écrivit en 1862 un petit ouvrage intitulé Monsieur Lesage ou Entretiens sur les animaux utiles dans le but d’expliquer aux écoliers, par la voix du maître, la bonté avec laquelle ils devaient traiter les bêtes auxiliaires de l’industrie humaine51. La SPA sollicita alors du ministre que cet ouvrage soit introduit dans les établissements d’instruction publique. Par arrêté du 27 juillet 1863, le ministre Victor Duruy donna suite favorable à cette demande52. Par ce premier acte, l’autorité publique permit à la SPA de voir naître son vœu de propagation auprès des enfants d’une morale protectrice des animaux, fortement anthropocentrée, et basée sur l’utilité de la bête, dans une société où les auxiliaires de l’homme avaient déjà pour seule vocation de participer à la prospérité économique d’une nation dont la richesse la plus essentielle était la terre. D’autres livres, tel celui de l’avocat Amédée Sibire, à contenu plus juridique, et intitulé « Les veillées de l’instituteur. Dialogues familiers sur la protection due aux animaux et sur les lois qui régissent l’homme dans ses rapports avec les animaux » parurent par la suite. L’opuscule d’Amédée Sibire publié en 1865 se présentait sous la forme de quatre dialogues entre un instituteur, récipiendaire d’une médaille d’argent attribuée par la SPA, et l’un de ses anciens élèves qui se méprenait sur la nature des devoirs légaux de l’homme envers les animaux. L’instituteur apportait alors des réponses, pour la plupart juridiques, aux questions et observations soulevées par son élève. En 1866, sur le rapport d’un officier de l’Instruction publique, la SPA de Lyon proposa non seulement de décerner à Amédée Sibire une médaille à titre de récompense, mais recommanda aussi spécialement son livre pour les bibliothèques des communes rurales53. Les instituteurs n’avaient toutefois pas attendu l’introduction dans leurs écoles des ouvrages promus par la SPA pour être sensibilisés à la question de la protection utilitariste de l’animal. En effet, sans doute savaient-ils que l’association protectrice récompensait chaque année, par la distribution de médailles ou de mention, des instituteurs qui avaient introduit dans leur enseignement les idées qu’elle professait54, ou ceux qui avaient publié des travaux dans ce but55. L’investissement des instituteurs les plus méritants56 était également reconnu par l’allocation d’une prime de cent francs versée, sur proposition de la SPA, par le ministère de l’Instruction publique, « à titre d’encouragement »57. Ajoutons également que Le journal des instituteurs du 7 novembre 1858 comportait en sa rubrique intitulée « Éducation morale » un texte intitulé « De la pitié envers les animaux » dans lequel il était rappelé que :

« Le devoir le plus important d’un maître, c’est de saisir chez ses élèves la première révélation des mauvais instincts pour les réprimer immédiatement. On s’attachera donc avec soin à faire comprendre aux enfants combien il est honteux de faire souffrir des êtres faibles et doux […] On leur fera comprendre qu’en agissant ainsi ils offensent Dieu, […] et que s’ils continuent à se conduire de la sorte, lorsqu’ils seront devenus des hommes, ils seront punis par les lois, qui prennent les animaux sous leur protection […] Répétez souvent aux enfants : Quand vous serez en âge de cultiver la terre, ne demandez pas au cheval, au bœuf, à l’âne plus de travail qu’ils n’en peuvent donner. Ne les battez pas quand ils sont à bout de force, car se sont vos propres ressources que vous détruisez ainsi58. »

16Ainsi, à l’image des bulletins polissés de la SPA qui mettaient en exergue les avantages que les hommes avaient à retirer d’une protection des animaux domestiques utiles59, les manuels scolaires sur le sujet opéraient-ils la même distinction entre les animaux domestiques, considérés utiles à l’homme, soit pour la plupart ceux qui étaient bénéfiques à l’agriculture, et les animaux dangereux ou nuisibles, nécessairement sauvages, lesquels ne pouvaient bénéficier de la moindre protection et devaient même être détruits.

17Pour s’assurer que les enfants, surtout en zone rurale, ne mutilent ou ne tuent plus certaines espèces d’oiseaux, pourtant fort utiles car se nourrissant d’insectes nuisibles aux récoltes, la SPA proposa, lors de la séance du 15 décembre 1864, au ministre de l’Instruction publique d’approuver un modèle de lettre conviant les instituteurs à faire connaître à leurs élèves la loi Grammont, encore peu connue dans les campagnes. Dans sa missive, la SPA rappelait que les animaux domestiques constituent la première richesse du cultivateur, et que les petits oiseaux étaient les meilleurs gardiens des jardins, des champs, et des vignes et alors que leur arrivée devrait être regardée comme un bienfait de la Providence, ils étaient traités comme un fléau de l’agriculture. Était ajouté dans cette missive que dans les écoles où les principes de la Société protectrice avaient pénétré, non seulement les élèves respectaient les nids, mais se constituaient en ardents défenseurs des petits oiseaux60. Le contenu du modèle de lettre aux instituteurs transmis par la SPA fut approuvé in extenso par l’autorité publique. Le ministre Victor Duruy considéra en effet que le but poursuivi était « éminemment utile », et de nature à rendre « un véritable service à la civilisation et à l’humanité »61.

18Le soutien du ministre acquis, la SPA savait qu’outre-Rhin, la Société protectrice de Hanovre, avait obtenu du gouvernement que les écoles soient tenues d’établir dans leurs programmes d’études des cours spéciaux, ayant pour objet « d’éclairer la jeunesse, sur les sentiments de compassion et de justice dus aux animaux, ces êtres animés et sensibles qui dépensent pour nous toutes leurs facultés »62. Dès lors, elle sollicita de nouveau le ministre de l’Instruction publique afin que soit ajouté au programme de l’enseignement agricole, dans les écoles primaires rurales et dans les écoles normales primaires63, un paragraphe relatif à l’enseignement des principes de la protection animale. Le ministre ne sut s’il pouvait modifier d’autorité le contenu des enseignements scolaires. Il consulta alors le Conseil impérial de l’Instruction publique, lequel considéra en retour qu’aucune disposition réglementaire nouvelle n’était nécessaire, et qu’il suffisait donc au ministre de donner à qui de droit des instructions dans le sens indiqué par la Société protectrice des animaux. C’est dans ce contexte que par circulaire du 30 août 1868, le ministre Duruy invita les Recteurs :

« à adresser aux inspecteurs d’académie les recommandations nécessaires pour que, dans l’enseignement agricole des écoles normales primaires et écoles primaires rurales, le maître, en traitant des animaux utiles, soit pour l’agriculture, soit pour le jardinage, insiste sur la protection qui leur est due, protection également intéressante au point de vue d’une économie intelligente et du développement des sentiments d’humanité64. »

19Quelques mois plus tard, le ministre compléta sa circulaire en transmettant par note du 10 mai 1869, aux Inspecteurs d’académie, une collection de tableaux intitulée : Histoire naturelle populaire - les ennemis et les auxiliaires naturels des cultivateurs. Ces tableaux étaient destinés à être affichés65.

20Durant le Second Empire la SPA sut obtenir l’appui du ministère de l’Instruction publique. Or, quelle fut la portée réelle de ce soutien ministériel ? Il n’est pas aisé d’évaluer la diffusion auprès des écoliers des ouvrages soutenus par la SPA. La circonstance qu’une bibliothèque scolaire dispose d’un ou plusieurs exemplaires d’un ouvrage ne signifie pas pour autant que les enfants l’aient lu. L’impact de la lettre de 1865 aux instituteurs de France peut davantage être apprécié. Ainsi, si seulement une dizaine d’instituteurs sollicitèrent et obtinrent une récompense de la SPA entre 1862 et 1864, ce chiffre atteignit près de deux cents en 1866. Cette progression témoigne donc d’un effet certain sur le corps enseignant. Toutefois ce retentissement apparaît bien relatif dès lors que l’on considère que la France comptait alors plus de trente-six mille instituteurs publics66.

B. L’implication des écoliers, ou la démopédie républicaine au service du légalisme et de la croissance économique

21L’avènement de la III^e République n’apporta pas une rupture ou un bouleversement des relations établies sous le Second Empire entre la SPA et le ministère de l’Instruction publique, mais révéla au contraire un renforcement de l’alliance nouée. Ainsi, à l’égal des instituteurs, les écoliers furent à leur tour récompensés à partir de 1872. Chaque année un élève d’une école communale recevait un livret de caisse d’épargne de vingt-cinq francs67. La Société accordait également un prix consistant en un livre, « à l’élève de chacune des écoles affiliées à l’œuvre, désigné par le suffrage de ses condisciples, comme digne de cette récompense »68. Contrairement aux primes accordées aux instituteurs, ces récompenses aux écoliers ne grevèrent pas directement les finances publiques, mais mobilisèrent néanmoins les moyens de l’administration, ne serait-ce que pour dresser chaque année la liste des lauréats69. Œuvrer à l’adoucissement des mœurs envers les bêtes ne pouvait être restreint à la seule diffusion d’ouvrages, et à l’attribution de médailles et de primes, d’autant qu’agir pour la protection des animaux domestiques devait, sous la III^e République, être un acte purement désintéressé70. Puisque la loi Grammont demeurait encore méconnue par certains écoliers, surtout dans les campagnes, Jules Ferry, président du Conseil et ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, répondit à une sollicitation de la SPA parisienne, et adressa le 10 juin 1881 une circulaire aux Préfets leur demandant de faire distribuer et afficher dans les écoles publiques le texte de la loi Grammont. Dans ses instructions le ministre écrivit :

« Il importe que les instituteurs s’appliquent à faire comprendre à leurs élèves que la brutalité et la méchanceté envers les animaux domestiques, outre qu’elles causent souvent un préjudice considérable au capital agricole, sont répréhensibles en soi, et peuvent être, dans des cas déterminés, punies par la loi71. »

22L’alliance scellée au Second Empire entre la SPA et les autorités publiques aux fins de contrôler, voire remédier à la violence populaire envers les animaux domestiques, se mua en une entreprise d’instauration d’un ordre républicain qui, sans jamais oublier les intérêts économiques de la nation, mettait en exergue les règles répressives pouvant s’appliquer à tout contrevenant. En effet, outre le contenu imprimé en caractères gras du texte même de la loi, les trente-cinq mille affiches comportaient dans une typographie plus réduite les mentions suivantes :

« La Cour de cassation définit comme passibles de la loi (Arrêts des 22 août 185772 et 13 août 185873) “Tous mauvais traitements, qu’ils résultent soit d’actes de violence ou de brutalité, soit de tous autres actes volontaires de la part des coupables, quand ces actes ont pour résultat d’occasionner aux animaux des souffrances que la nécessité ne justifie pas”. »

23En bas de page étaient listés les principaux actes pour lesquels la loi trouvait à s’appliquer, telles les blessures faites volontairement, la surcharge ou le travail des animaux blessés, ou encore les jeux cruels dans lesquels des animaux étaient employés. Le tirage initial du placard de la loi Grammont s’avéra insuffisant, en atteste tant un courrier du Préfet de Haute-Marne daté du 23 décembre 188174, qu’une lettre du président de la SPA au ministre de l’Instruction publique du 6 juin 1882 sollicitant la production de vingt mille affiches supplémentaires75. Le ministre Jules Ferry n’ordonna toutefois pas un nouveau tirage. L’association n’abandonna pas l’espoir de voir un affichage de la loi dans toutes les écoles du pays. Près de douze années plus tard, le 21 mai 1894, le président de la SPA reprit sa plume, et adressa à Eugène Spuller, ministre de l’Instruction publique, une lettre lui demandant que soient tirées quarante à cinquante mille affiches de la loi Grammont pour être apposées dans certains bâtiments publics tels les mairies ou les casernes de gendarmerie, mais avant tout dans les écoles. Le 10 décembre 1894 le nouveau ministre de l’Instruction publique Georges Leygues fit droit à la demande de la SPA, et informa les Inspecteurs d’Académie que des affiches contenant les prescriptions de la loi Grammont seraient adressées aux instituteurs pour être placées dans les écoles76. La demande de la SPA du 21 mai 1894 n’était alors plus motivée par la nécessité de faire étudier aux enfants les prescriptions de la loi du 2 juillet 1850, mais par l’indispensable publicité qu’il convenait d’apporter à une précédente circulaire datée du 10 mars 1894, adressée par le ministre de l’Instruction publique aux Inspecteurs d’académie, relativement à la création de Sociétés scolaires protectrices des animaux et conservatrices des oiseaux utiles77. Cette circulaire de 1894 était pour partie itérative d’une circulaire du 31 mars 1876 par laquelle William Waddington, ministre de l’Instruction publique, avait demandé aux Préfets d’adresser des instructions aux instituteurs afin qu’ils apprennent à leurs élèves à distinguer les insectes nuisibles des insectes utiles à l’agriculture, en encouragent les enfants à détruire les premiers, et à protéger les seconds, mais également à ce qu’il leur soit rappelé que la loi du 22 janvier 187478 avait donné aux Préfets les pouvoirs nécessaires pour prévenir, par voie d’arrêté, la destruction des oiseaux ou favoriser leur multiplication en punissant les contrevenants d’une amende variant de seize à cent francs. Le ministre concluait alors que dans quelques communes des instituteurs avaient organisé parmi leurs élèves des sociétés protectrices des animaux utiles, et qu’il aurait plaisir à voir le nombre de ces sociétés protectrices scolaires augmenter79. Le vœu ministériel ne fut suivi que de bien peu d’effets, en atteste par exemple la situation dans le département de Haute-Vienne. Dans ce territoire, le Préfet adressa en 1882 aux instituteurs un modèle de règlement d’association scolaire pour la protection des animaux80, en précisant qu’il ne doutait pas qu’une fois plusieurs sociétés scolaires formées, le Conseil général « ne soit disposé à accorder le crédit nécessaire pour récompenser les sociétaires les plus méritants »81. Or, cette note préfectorale n’eut pas en Haute-Vienne davantage d’impact que la circulaire ministérielle de 1876, puisque jusqu’en 1894 seules trois associations scolaires avaient été créées. Le cas de la Haute-Vienne n’était pas atypique ; seuls certains départements, tel l’Aisne avec près de trois cents associations scolaires de protection animale créées, avaient en fait suivi le vœu ministériel de 1876. Pour la SPA il convenait donc d’agir. En 1882 elle rédigea un projet de circulaire. Dans ce document manuscrit à son entête, était porté à destination des Préfets et Recteurs que :

« Le département de l’instruction publique a déjà, à la date du 10 juin 1881, recommandé à tout le corps enseignant de prendre sous son patronage les doctrines de la Société protectrice des animaux. Ces prescriptions, particulièrement applicables à toutes les écoles primaires, ont eu pour résultat la formation, dans quelques milliers d’écoles, de sociétés enfantines dites Sociétés protectrices scolaires, qui ont donné au point de vue de la moralisation des générations nouvelles, et dans l’intérêt national de l’agriculture, des résultats inespérés ; mais elles ne se sont pas généralisées autant que j’aurais pu le désirer […] je vous prie de porter sans retard la présente circulaire à la connaissance de tous les Inspecteurs primaires et instituteur de votre ressort afin qu’à la prochaine rentrée des classes un effort sérieux puisse être tenté dans toutes les écoles pour provoquer la formation des sociétés protectrices scolaires qui pourront donner à l’activité enfantine un champ d’action essentiellement favorable à l’adoucissement des mœurs publiques. Vous voudrez bien me rendre compte au mois de décembre prochain, des résultats effectifs que vous aurez obtenus82. »

24Les sources ne permettent pas d’assurer à quelle date ce projet de circulaire de 1882 aurait été transmis au ministère. La circulaire de 1894 précitée s’en trouve néanmoins fort inspirée, même si la décision du ministre ne s’adressait plus qu’aux seuls Inspecteurs d’Académie. Ainsi, dans la circulaire du 10 mars 1984 le ministre écrivait :

« La Société protectrice des animaux a appelé mon attention sur l’intérêt qu’il y aurait à encourager et à provoquer la création de sociétés scolaires protectrices des animaux et conservatrices des oiseaux. Ces sociétés, qui existent déjà dans un certain nombre de départements, ont donné les résultats les plus satisfaisants. Elles contribuent à rendre des services à l’agriculture par la protection des animaux domestiques. Elles concourent à l’éducation morale de l’enfance en l’habituant à montrer de la douceur et de la patience envers les animaux. Aussi verrais-je avec plaisir se fonder et se propager ces sociétés scolaires. Je ne puis que vous prier de vouloir bien recommander aux instituteurs d’en encourager la formation partout où elles paraissent pouvoir utilement fonctionner. Vous trouverez ci-contre un modèle de statuts adoptés dans certaines écoles, mais pouvant d’ailleurs être modifiés, suivant les besoins locaux. J’ai décidé, en vue de favoriser l’extension de ces sociétés, qu’il sera tenu compte aux instituteurs du concours qu’ils leur prêteront pour l’attribution des prix spéciaux d’enseignement agricole, décernés chaque année par le ministre de l’Instruction publique. Vous voudrez bien, en m’accusant réception de cette circulaire, me faire connaître le nombre des sociétés scolaires protectrices des animaux qui existeraient dans votre département et me donner des renseignements sur le fonctionnement de ces associations83. »

25L’instruction ministérielle avait cette fois-ci le mérite d’être accompagnée d’une promesse d’allocation de prix spéciaux pour les instituteurs. Elle reçut rapidement les résultats escomptés. L’évaluation de l’impact de la circulaire ministérielle de 1894 peut être conduite en reprenant l’exemple précédent du département de Haute-Vienne, puisque le nombre d’associations scolaires créées passa de trois à vingt-quatre. Dans tout le pays se créèrent ainsi des associations scolaires protectrices des animaux utiles suivant le modèle de statuts ministériel. Une discussion naquît toutefois dans la presse à propos de l’article 4 qui était alors interprété par certains dans le sens où les écoliers se trouvaient de facto dans l’obligation de dénoncer à leur instituteur les destructions de nids constatées, encourageant ainsi à la délation84. L’exégèse était erronée. La polémique s’éteignit donc rapidement.

26La création de ces sociétés protectrices enfantines dépassa le cadre métropolitain et fut dupliquée, mais avec bien peu de succès en Algérie85, département dans lequel la Cour de cassation jugea par ailleurs le 29 avril 1911 que la loi du 2 juillet 1850 était inapplicable, à défaut de décret du chef de l’État86. En France métropolitaine la circulaire de 1894 produisit ses effets plusieurs années durant. Ainsi le nombre de sociétés scolaires connut une croissance continue, et ce sont plusieurs milliers d’associations qui avaient une existence vers la fin des années 1900. Toutefois, faute d’itératives instructions ministérielles, ces sociétés scolaires disparurent peu à peu. L’entrée en guerre du pays en 1914 participa de ce déclin ; les esprits étaient alors tournés vers d’autres considérations.

27Au final, la SPA sut adroitement nouer et renforcer des liens avec le ministère de l’Instruction publique pour que ses idées moralisatrices se répandent auprès de la jeunesse. Cette politique porta ses fruits. Ainsi, en 1911, à l’occasion d’un concours scolaire ayant pour thème la protection des animaux, les écoliers firent ressortir dans leurs compositions, soit que l’exploitation de la bête ne pouvait donner lieu à l’infliction d’inutiles traitements cruels sous peine d’infraction à la loi Grammont, soit rappelé qu’il était nécessaire de protéger les animaux domestiques pour le seul profit de l’homme.

28Considérer l’animal au seul prisme des avantages qu’il pouvait procurer, tel était également la doctrine, et l’objet statutaire de la Société Zoologique Impériale d’Acclimatation qui s’attacha dès sa création à s’approprier par tous moyens les animaux utiles.

II. Les décrets et traités internationaux, instruments privilégiés de transcription des avis et vœux émis par la Société d’acclimatation pour la protection de certaines espèces animales

29Soutenue par le régime impérial, la Société d’acclimatation fut quelque peu mise à l’écart par la III^e République qui, à la science expérimentale, préféra, pour mener à bien sa mission coloniale, s’adjoindre les services des savants du muséum national d’Histoire naturelle. Constatant l’échec de l’acclimatation, la Société réorienta alors partiellement son objet et s’engagea à convaincre de la nécessité de conserver certaines espèces animales utiles. Or, dans cette voie, elle se heurta bien souvent à la primauté accordée à des intérêts privés (A). Toutefois, la prise de conscience de l’inéluctable disparition de certaines espèces, permit à la Société d’acclimatation d’être de nouveau consultée par les autorités, et de participer, ou d’organiser des congrès internationaux. Les opinions exprimées par la Société au sein de ces comités et de ces congrès furent écoutées et suivies par l’édiction de textes favorables à la préservation de quelques espèces animales (B).

A. L’éléphant et la plume. Le faible poids de la Société d’acclimatation face aux intérêts commerciaux

30La lecture des premiers bulletins de la Société impériale zoologique d’acclimatation témoigne de ce que, à l’image de la SPA, l’association en appela dès sa naissance à la puissance publique pour qu’une évolution des mœurs populaires, notamment dans la protection à accorder aux oiseaux insectivores, intervienne. Un médecin, délégué Toulonnais de la Société, écrivait ainsi en 1865 :

« Puisque c’est l’ignorance qui est l’ennemi le plus dangereux des oiseaux, le gouvernement devrait chercher à faire pénétrer dans les campagnes des notions simples, claires et familières, sur l’utilité de ces précieux auxiliaires, et sur les dommages qu’entraîne la destruction de leurs nids. C’est ce qu’on a fait avec succès en Prusse où des instructions de cette nature, répandues par le ministre de l’Instruction publique, sont lues et commentées pendant les classes, par les instituteurs communaux87. »

31La Société d’acclimatation était donc convaincue de la nécessité de confier aux instituteurs la mission d’éducation à la conservation des espèces utiles88. Cependant, elle laissa à la SPA l’essentiel du travail de défense de la cause des oiseaux insectivores auprès du ministère de l’Instruction publique. Soutenue dès sa création par l’Empereur lui-même, la Société d’acclimatation concentra en effet l’essentiel de ses efforts à la naissance d’une entité juridique nouvelle, dotée d’un espace suffisant89 pour permettre l’expérimentation et l’acclimatation des espèces animales importées. Dès 1858, une souscription pour quatre mille actions de deux cent cinquante francs chacune de la Compagnie anonyme du Jardin zoologique d’Acclimatation du bois de Boulogne fut lancée90. Entreprise à caractère lucratif, le jardin du bois de Boulogne procéda sans tarder à quelques achats d’animaux, mais put surtout compter sur le favoritisme impérial qui, au détriment de la ménagerie, lui accordait gracieusement le premier choix de toutes les bêtes exotiques offertes au souverain français par ses diplomates et ses militaires présents Outre-mer, ou par des plénipotentiaires étrangers91. Dès ses débuts le Jardin d’acclimatation rencontra un franc succès de fréquentation92. Or, si le public afflua, ce n’était pas pour observer des bêtes sauvages indigènes, ainsi qu’en témoigne l’échec du jardin de Bâle à son ouverture en 1874 montrant des espèces alpines93, mais bien des animaux curieux, obligeant ainsi la société du Jardin d’acclimatation à renouveler régulièrement son cheptel, en délaissant par là même, insensiblement, sa vocation scientifique au profit du sensationnalisme94. L’acclimatation des animaux exotiques fut cependant un échec au plan économique. Le président de la Société, Albert Geoffroy Saint-Hilaire, reconnut lui-même ce revers en 189595. S’ajoutait une perte d’influence de la Société auprès des pouvoirs publics depuis le passage du Second Empire à la III^e République96. Dès lors, la Société d’acclimatation réorienta partiellement ses actions, et créa en son sein, en 1897, une « Section coloniale »97, avec pour mission de « développer les productions naturelles et les exploitations agricoles dans nos colonies, afin d’y récolter d’une part et d’y exporter de l’autre les produits et les marchandises que nos colonies et la métropole tirent actuellement de l’étranger »98. Ce faisant, la Société renoua peu à peu des liens avec les autorités publiques, notamment avec le ministère des Colonies dans un temps où le colonialisme connaissait un véritable essor à la Chambre des députés avec son « groupe colonial » qui passa de moins de cent à plus de deux cents membres durant la période allant de 1892 à 190299. Ce changement dans les objectifs de la Société d’acclimatation fut confirmé par son président Edmond Perrier en 1901, qui acta la nécessité de retrouver une étroite collaboration avec le Muséum d’histoire naturelle100, sans toutefois encore renoncer à une conception utilitariste de la bête, même si à la charnière des xix^e et xx^e siècles, la dichotomie entre animaux utiles et nuisibles apparaissait de moins en moins assurée aux yeux des scientifiques en général, et des membres de la Société d’acclimatation en particulier101. Les naturalistes commençaient en effet à prendre conscience de la disparition, ou de l’extinction, de certaines espèces animales. De retour d’une mission au Congo, approuvée et financée par le ministère des Colonies à hauteur de dix mille francs, Paul Bourdarie102, membre de la Société d’acclimatation remit au ministre des Colonies un rapport relatif à l’élevage et à la domestication de l’éléphant Africain. Dans son étude, il rappelait non seulement le vœu de la SPA pour que cesse la destruction de l’éléphant, notamment par le biais d’une réglementation de la vente de l’ivoire103, mais demandait aussi à ce que soit envisagée la question de la domestication du pachyderme afin de faciliter le portage dans les colonies104. En 1905, avec Gaston Tournier105, Paul Bourdarie fonda « La Société des Amis de l’éléphant », une association filiale de la Société d’acclimatation106, composée de membres, issus pour l’essentiel d’une élite politique et coloniale qui entendait défendre et domestiquer le colosse menacé. Durant son éphémère existence, soit de 1906 à 1911, la Société des Amis de l’éléphant communiqua au travers de ses bulletins. Or, malgré le soutien de quelques parlementaires acquis à sa cause, elle n’obtint a priori107 aucune modification des règles relatives à la chasse ou à la domestication du pachyderme. En Afrique, les espèces sauvages, dont l’éléphant, étaient alors bien souvent chassées. Or ces massacres n’étaient possibles que parce que des sociétés concessionnaires européennes pratiquaient auprès des villageois le troc de produits de la faune sauvage contre des fusils ou des étoffes. La viande ainsi échangée permettait de nourrir les ouvriers porteurs et autres tirailleurs. Les pouvoirs publics comptaient sur ces compagnies concessionnaires pour développer économiquement, et à moindre coût pour les finances publiques, les territoires colonisés. L’influence de la Société des Amis de l’éléphant auprès des décideurs ne pouvait donc au mieux qu’être marginale. Elle fut en fait bien insignifiante, tant l’action de l’association relevait davantage du cercle de bienfaisance mondain108 que d’un véritable groupe de pression.

32La défense de la cause du proboscidien temporairement éclipsée, débuta la mobilisation des naturalistes contre la plumasserie, soit l’emploi ornemental dans la mode féminine, surtout à Paris, de plumes sur les chapeaux des dames, dans une recherche effrénée d’originalité des formes et des couleurs109. Pour la Société d’acclimatation il était impératif qu’une loi française réglementa le commerce de plumes d’oiseaux sauvages, et le prohiba pour les espèces les plus utiles ou en danger d’extinction110. Outre-Atlantique, des réglementations avaient été édictées pour interdire le négoce de plumes de certains oiseaux111. En Europe, c’est grâce à la Royal Society for the Protection of Birds (RSPB), association fondée en 1891, qu’en 1908, en Angleterre, une première proposition de loi visant l’interdiction de l’importation de plumes fut présentée devant la Chambre des Lords. En seconde lecture, le 19 mai 1908, le président du Conseil Lord Tweedmouth (1849-1909) ne souhaitant pas adopter le texte proposé, objecta que les boutiques de modistes londoniens continueraient à vendre nombre de chapeaux à plumes fabriqués à Paris, voire envoyés d’Allemagne, mais marqués comme ayant été importés de France. L’argument était spécieux, mais rappelle que l’industrie plumassière française était alors réputée au-delà des seules frontières hexagonales. Adoptée par les Lords, la loi échoua systématiquement à être votée par la Chambre des communes, notamment du fait de l’influence exercée par l’industrie anglaise de la plumasserie. Soutenue par le Premier ministre en personne, la loi interdisant le commerce de plumes fut finalement adoptée en 1914, mais ne put être promulguée du fait de l’entrée en guerre du pays. Un nouveau texte fut approuvé par les deux chambres et promulgué le 10 juin 1921112.

33En France, la lutte contre la plumasserie connut d’autres vicissitudes. En effet, si des membres de la sous-section d’ornithologie de la Société d’acclimatation fondèrent en 1912 la Ligue de protection des oiseaux (LPO)113, il ne saurait être assuré que cette création répondait alors à l’objectif d’agir contre le commerce des plumes. D’autant moins que dès sa création, le président de la Ligue, M. Magaud d’Aubusson affirma que la LPO n’entendait pas combattre les plumassiers, mais qu’elle souhaitait seulement la suppression dans la mode de l’emploi des dépouilles d’oiseaux sauvages114. Informée des actions conduites outre-Manche par la RSPB, et des soutiens politiques qu’elle avait su acquérir à sa cause, la Société d’acclimatation tenta dans un premier temps de convaincre les élus de la nation de la nécessité de légiférer en la matière. Or, à la Chambre des députés, M. Auguste Failliot déposa le 29 février 1912 une question écrite au ministre du Commerce et de l’industrie afin que lui soit assuré que le gouvernement n’avait nulle intention de déposer, ou d’appuyer un texte de loi ayant pour effet d’établir en France un régime analogue à celui de l’Angleterre115, car l’industrie plumassière française occupait, selon lui, à Paris plus de cinquante mille personnes116. La position du parlementaire, fut sans doute guidée par l’influence de l’industrie plumassière nationale, et ne rencontra d’ailleurs pas dans l’hémicycle une franche opposition. Privée de soutien politique117, la Société d’acclimatation entreprit une campagne de sensibilisation de l’opinion publique dirigée vers la gent féminine. Or cela n’entraîna pas pour autant la prohibition du commerce des plumes. Ce combat contre la plume ornementale fut un échec pour la Société d’acclimatation. Seul un changement de mode à partir des Années folles provoqua le lent mais inexorable déclin de l’industrie plumassière en France, et, partant, une diminution des destructions d’oiseaux.

34Si dans les premières années de son existence la Société d’acclimatation, mue par une doctrine purement utilitariste, ne considérait l’animal qu’à raison du profit qu’il pouvait apporter à la croissance économique et à l’expansion agricole, la prise en considération de la faune de l’empire coloniale par les naturalistes à la fin du xix^e siècle la conduisit non seulement à agir contre le processus de déprédation en cours, mais également à rechercher, lors de comités ministériels ou de congrès réunissant des savants de différents pays, des solutions nationales ou internationales pour endiguer l’inévitable déclin de certaines espèces animales.

B. Le passage d’une doctrine conservationniste à une approche préservationniste – La Société d’acclimatation, acteur majeur dans l’adoption de règles protectrices de la faune sauvage

35Élu en 1900 à la présidence de la Société d’acclimatation, le Corrézien Edmond Perrier, à peine installé dans ses nouvelles fonctions, eut à connaître de la situation financière pour le moins critique de la Société Anonyme du Jardin d’Acclimatation, placée en liquidation judiciaire par jugement du Tribunal de commerce de la Seine du 6 juillet 1901118. Edmond Perrier, également directeur du Muséum national d’Histoire naturelle, s’attacha à réorienter les buts de l’association vers la mission coloniale119, et à réunir Société d’acclimatation, Muséum, et jardin du bois de Boulogne, dans l’objectif de définir une éthique commune à ces trois entités afin d’assurer une protection des espèces à l’échelle internationale. Au début du xx^e siècle, la question de la conservation des différents taxons composant la faune sauvage se posait en effet dans de nombreux pays Occidentaux. Aux États-Unis, le 1^er mars 1872, le Congrès avait adopté une loi créant une aire protégée, qui devint par suite un parc national, dans la zone du Yellowstone120. En Europe, un premier congrès ornithologique se tint à Vienne en 1884. Pour cette première réunion internationale de naturalistes, la France était représentée par Émile Oustalet121, membre du Muséum, choisi par les ministères des Colonies et de l’Instruction publique122. La préférence ministérielle pour un représentant du Muséum national d’Histoire naturelle témoigne d’un manque de confiance des autorités de la III^e République envers la Société d’acclimatation.

36Les premiers congrès ornithologiques internationaux, toujours marqués du sceau de l’utilitarisme, ouvrirent toutefois la voie à une prise en compte de la nécessité d’assurer une gestion interétatique de la protection de certaines espèces dans les colonies. Les grands fauves y étaient chassés, tant par esprit de lucre que par distraction. En effet, sur le continent africain le commerce de l’ivoire avait crû de façon exponentielle au xix^e siècle, après que les Européens eurent pris possession des bassins du Nil, du Congo et de la vallée du Zambèze ; l’archipel de Zanzibar demeurant la plaque tournante du trafic123. S’ajoutait le développement de la chasse sportive aux fauves, devenue loisir à la mode après que la gentry britannique ait vu la pratique de la chasse au renard tomber en désuétude, trouvant par substitution au Kenya de vastes étendues, et une faune abondante pour s’adonner de nouveau aux plaisirs cynégétiques. À partir de 1880, le britannique James Rowland Ward publiait même un ouvrage fort réputé dans l’aristocratie anglaise, dans lequel étaient indiquées les instructions pour la conservation des trophées d’animaux sauvages, et comprenait aussi un guide synoptique des terrains de chasse124. Les expéditions cynégétiques étaient alors organisées avec tout le luxe dû au rang des chasseurs. Ainsi, en 1891, à l’occasion d’une chasse dans l’actuel Zimbabwe, le père de Sir Winston Churchill n’hésita pas à faire transporter avec lui un piano et un fauteuil roulant en or qu’il souhaitait offrir au potentat local125.

37Conscientes des risques d’extinction de certaines espèces, six puissances européennes ayant des intérêts en Afrique équatoriale signèrent à Londres le 19 mai 1900, une convention par laquelle elles s’engageaient à protéger, dans leurs possessions, un certain nombre d’animaux sauvages utiles, dont l’éléphant126. Or, la France ne ratifia pas immédiatement cet accord international qui prévoyait pourtant la création de réserves de chasse127. Certains scientifiques s’impatientèrent et critiquèrent. Ainsi, en 1909 le géographe Emmanuel de Martonne d’écrire : « L’activité de l’homme est funeste aux espèces dont il ne conçoit pas l’utilisation possible, ou qui peuvent lui être nuisibles. Les grands fauves tendent à disparaître, après avoir été […] répandus jusqu’en Europe »128. À la Société d’acclimatation le ton est moins abrupt, mais tout aussi critique. Le président Perrier de rappeler en effet la même année que les mesures de protection des animaux devaient être prises, non pour le seul bénéfice du commerce, mais aussi et surtout parce que les ressources n’étaient pas inépuisables. Telles étaient également les conclusions que les sections Mammifères et Oiseaux de la Société portèrent dans un rapport remis à sa demande au ministre des Colonies129. La réprobation de la Société d’acclimatation ne pouvait être plus affirmée car elle ne condamnait pas la chasse130, mais seulement son caractère abusif, et ne disait ainsi jamais mot sur les pratiques cynégétiques qui présentaient un caractère scientifique, puisque de nombreuses expéditions aux colonies aux fins de capture ou d’abattage d’animaux sauvages étaient alors organisées par son partenaire, le Muséum national d’Histoire naturelle131. Dans les territoires occupés, la chasse était certes souvent réglementée, mais la nature des prohibitions ou autorisations ne dépendait que d’actes pris par chaque Gouverneur132. Soucieux d’assurer une unicité des pratiques cynégétiques dans les colonies, sans toutefois sacrifier au développement touristique, le ministre Adolphe Messimy, institua, par arrêté du 14 avril 1911133, une Commission permanente de la chasse présidée par le sénateur Léon Mougeot, ancien ministre de l’Agriculture. Cette commission composée de parlementaires, de fonctionnaires, de représentants des chasseurs134, comprenait également des naturalistes, dont Edmond Perrier, en sa qualité de directeur du Muséum et de la société de protection de l’éléphant135. La Société d’acclimatation allait enfin pouvoir user de son influence auprès des pouvoirs publics, dans un contexte où l’urgence de la situation exigeait que des mesures soient prises. En effet, en Afrique, les massacres de grands mammifères perduraient. L’alibi de capture à des fins scientifiques servait fréquemment de prétexte. Ainsi, en 1912, en réponse à un explorateur anglais qui sollicitait la permission de tuer des éléphants au Congo français, le ministère des Colonies de répondre que « jusqu’à nouvel ordre, la chasse de toute espèce de gibier est entièrement libre en Afrique équatoriale »136. Il fallut attendre l’année 1914 pour que le fruit des travaux de la Commission apparaisse. Dans un rapport au président de la République, le ministre des Colonies, constatant qu’en Afrique Occidentale Française (AOF) les dispositions adoptées par les administrations locales en vue de prévenir la disparition de certaines espèces animales, déjà très menacées dans leur existence, telles que l’aigrette, l’autruche et l’éléphant, étaient notoirement insuffisantes, proposa, après avis de la Commission permanente, un projet de décret confiant au Gouverneur général le soin de créer des réserves de chasse à l’effet de protéger les espèces menacées de la faune sauvage. Un décret, reprenant et complétant le rapport ministériel, fut signé par le président de la République le 25 mars 1914 afin de réglementer la chasse dans les colonies de l’AOF137. Cet acte n’était pas à porter au crédit de la Commission permanente de la chasse prise en son ensemble, mais bien uniquement à celui de la Société d’acclimatation. En effet, l’avis de la Commission était issu d’une reprise de délibérations antérieures de la Société d’acclimatation138, ce que confirma le ministre des Colonies Albert Lebrun, qui à l’occasion d’un discours prononcé le 26 mars 1914, déclara :

« Vous [la Société d’acclimatation] méritez d’autant plus d’être entendus et suivis que vous ne haussez pas la voix pour faire valoir des arguments de légitime mais trop facile sentimentalité qui risqueraient de n’être pas compris à notre époque, avant tout, pratique […] C’est votre Société qui, la première, a réclamé que soient créées en France des réserves de gibier comme il en existe dans d’autres pays […] des mesures vont être prises pour réglementer la chasse dans nos colonies d’Afrique, afin d’éviter la disparition d’un certain nombre d’espèces essentielles […] Vous faites, Messieurs, je le répète, une œuvre essentiellement nationale et patriotique. Il était juste que le Gouvernement vint, une fois de plus, vous remercier par ma modeste voix d’étendre ainsi votre influence efficace, bienfaisante et féconde sur toutes les richesses naturelles de la métropole et de notre empire colonial139 ».

38Deux ans plus tard, la Commission permanente de la chasse dans les colonies demanda une duplication en Afrique Équatoriale Française (AEF) du régime promu en AOF. Parut alors le décret du 1^er août 1916140. A priori les avis émis par la Commission de la chasse sur la base des orientations de la Société d’acclimatation, participèrent d’une véritable politique conservatoire des espèces. L’enthousiasme doit être tempéré. En effet, le décret de 1916 pris en son article 6 permettait au Gouverneur général d’accorder gratuitement des permis de capture scientifique, soit à des représentants d’établissements reconnus par le ministère de l’Instruction publique, soit à des personnes d’une compétence spéciale141, désireuses de prendre des animaux vivants, en vue de repeuplement des espèces aussi bien en AEF que dans toute autre colonie française142. Par ailleurs, s’il y eut une chute spectaculaire de l’exportation d’ivoire d’AEF, passant de 170 tonnes en 1909 à 20 tonnes en 1930, ce déclin ne tenait pas plus de l’application du décret de 1916 que de quelque autre acte gubernatorial – ces décisions administratives étaient d’ailleurs bien souvent inapplicables, et donc inappliquées – mais relevait au final d’une disparition presque totale de troupeaux d’éléphants sur ce territoire.

39La Première Guerre mondiale déclarée, la Commission permanente de 1911 disparut. En 1925 le ministre des Colonies confia à Abel Gruvel le soin de diriger une nouvelle Commission chargée de la protection de la faune coloniale143. Professeur au Muséum, ancien rapporteur de la Commission interministérielle pour la réglementation de la pêche aux cétacés dans les colonies françaises, c’est à ce dernier titre qu’Abel Gruvel revendiqua avoir exercé une influence sur l’édiction du décret du 12 avril 1914 réglementant la chasse aux mammifères marins sur les côtes coloniales françaises144, alors même que la Commission était présidée par Edmond Perrier. Les travaux de la Commission Gruvel de 1925 furent pour le moins prolifiques145, et ses vœux souvent suivis d’actes locaux portant création de réserves dans les colonies. Toutefois, en matière de protection animale, le passage d’une politique conservationniste fondée essentiellement sur la mise en valeur de la ressource faunistique à des fins purement utilitaristes, à une doctrine préservationniste consistant à protéger les espèces des activités anthropiques, notamment par la création de réserves, ne doit que peu à la Commission Gruvel, mais beaucoup à la Société d’acclimatation, en sa qualité de co-organisatrice146 des deux congrès internationaux de protection de la nature de 1923 et de 1931. Le Doubiste Raoul de Clermont147 fut le premier initiateur, mais aussi le secrétaire général du congrès de 1923 présidé par Louis Mangin, directeur du Muséum et de la Société d’acclimatation. Malgré l’absence de représentants allemands et autrichiens, mais en présence de délégués d’associations de dix-sept nations, les autorités françaises donnèrent un véritable écho à ce Congrès en confiant la présidence de son Comité d’honneur aux ministres de l’Instruction publique, de l’Agriculture, des Colonies, et de l’Intérieur. Parmi les nombreuses interventions des congressistes de 1923, citons notamment celle de M^me Feuillée-Billot, au nom de la LPO, qui alerta sur l’extermination des castors du Rhône, ce qui conduisit les délégués présents à émettre le vœu que l’administration française prenne d’urgence des mesures, et qu’en Camargue des réserves soient créées. Or, constatant avec le temps l’inertie du pouvoir central, la Société d’acclimatation créa en son sein, en 1934, une sous-section intitulée « Société pour la protection des castors du Rhône » composée de sociétaires, mais également… de chasseurs s’engageant à respecter la protection du rongeur148. En convainquant les auteurs de destructions d’œuvrer dans une voie nouvelle, plutôt qu’en recherchant en vain le soutien des pouvoirs publics, la Société d’acclimatation réussit à assurer une nouvelle expansion du castor en France.

40En 1931, avec l’active participation de la Société d’acclimatation, se tint le second Congrès international pour la protection de la nature, dirigé cette fois par Albert Lebrun, président du Sénat qui, dans une allocution à destination des congressistes, rappela qu’ils avaient à se pencher attentivement sur le sort de leurs frères inférieurs trop souvent menacés par le vandalisme et l’âpreté du gain149. Parmi les interventions, relevons celle du délégué du gouvernement des Pays-Bas, Pieter Van Tienhoven qui exprima le vœu que les États prohibent enfin l’importation des animaux, dès lors que le pays d’origine en avait interdit leur exportation. Prenant l’exemple des Indes Néerlandaises, il rappela que les orangs-outans y étaient protégés, mais qu’ils pouvaient cependant légalement être importés en France et en Angleterre. Il s’agissait donc d’un appel à ce qu’une convention internationale régisse le commerce des espèces animales menacées150. Le souhait du représentant néerlandais vit le jour, non en 1931, mais le 3 mars 1973 à Washington151. Ce Congrès de 1931 fut contemporain de l’exposition coloniale internationale de Paris. La question de la protection de la faune ultramarine y fut donc abordée, mais hélas souvent au seul prisme des réglementations nationales, sans que ne soit adopté le vœu de la réunion d’une conférence internationale dédiée à ce sujet, alors même que la Convention de Londres de 1900 pour la préservation des animaux sauvages, des oiseaux et des poissons en Afrique n’avait que très peu été suive d’effets. C’est pourquoi la Grande-Bretagne reprit l’initiative de réunir du 31 octobre au 8 novembre 1933 des délégués de différents États152. La France était alors représentée à Londres par un fonctionnaire du ministère des Colonies, ainsi que par des scientifiques du Muséum, sans que semble-t-il la Société d’acclimatation n’ait été sollicitée153. La Convention de 1933 relative à la conservation de la faune et de la flore à l’état naturel, ratifiée par la France en 1938, posa une définition juridique du « parc national »154 et créa la catégorie des « réserves intégrales »155. Or la Société d’acclimatation avait déjà, par le biais d’achats fonciers, réussi à créer en France plusieurs réserves ante litteram, dont celle de Camargue en 1927156. Force est de reconnaître que si la Société d’acclimatation n’était pas présente à la Convention de 1933, ses initiatives pour la protection de certaines espèces animales menacées avaient sans conteste inspiré les rédacteurs du traité international.

41Du Second Empire à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, le bilan des actions menées par la SPA et la Société d’acclimatation auprès des décideurs publics, et parfois privés, pour améliorer la protection animale laisse apparaître que ces associations bourgeoises et élitistes permirent aux individus d’acquérir une plus grande sensibilité face aux questions soulevées par la condition faite par les hommes à ses frères inférieurs. Certes, la Société d’acclimatation était, à juste titre, perçue comme une association de savants. Certes, la SPA demeurait aux yeux des citoyens un groupement bourgeois. Pour preuve, en 1912 un administré parisien s’adressant par courrier au ministre de la Justice écrivait : « Il y a quelque temps j’avais trouvé un malheureux chien abandonné, je suis allé à la SPA où l’on m’a répondu : si vous n’êtes pas de la Société on ne peut pas le prendre. On me dit versez 10 francs, vous serez Sociétaire et on vous prendra le chien »157. Cette somme de 10 francs représentait alors 20 % du salaire mensuel d’une bonne à tout faire à Paris. Malgré tout, ces deux Sociétés élitistes ont su dépasser le cadre statutaire qui était le leur pour faire émerger un autre rapport à l’animal, en somme une conscience plus zoophile.

42À Clemenceau qui demandait : « Quand la France qui a proclamé les Droits de l’homme couronnera-t-elle son œuvre avec les droits de la bête ? »158, il pourrait être répondu qu’il serait opportun d’œuvrer à nouveau pour sensibiliser chaque enfant à la protection due à tous les animaux, car si la loi de la nation est votée par les représentants du peuple qui siègent sur les bancs de l’Assemblée nationale et du Sénat, les députés et sénateurs qui seront élus demain au Parlement sont encore, pour l’heure, des enfants assis sur les bancs des écoles de la République.