1Olivier Le Bot : Je vais d’abord présenter les différents intervenants.

Jean-Pierre Marguénaud est agrégé de droit privé, fondateur et directeur de la Revue semestrielle de droit animalier (RSDA). Il constitue le spécialiste incontesté de la matière.

Claire Vial, Professeure de droit public à l’Université de Montpellier, apportera un regard plus publiciste sur le sujet.

Xavier Perrot, Professeur d’histoire du droit à l’Université de Limoges, enrichira la discussion par un regard historique et anthropologique.

Pour ne pas se limiter à ce qui aurait ressemblé à un comité de rédaction de la RSDA, des intervenants non-membres de celle-ci participent également aux débats.

Ève Truilhé, Directrice de recherches au CNRS et directrice du CERIC, est spécialiste de l’environnement, notamment de l’animal sauvage.

Cédric Sueur, Maître de conférences en éthologie à l’Université de Strasbourg, membre de l’IUF, apportera le regard de l’éthologie, de la biologie et de l’éthique animale.

Enfin, Xavier Magnon, Professeur de droit public à l’université d’Aix-Marseille et directeur de l’ILF, présentera un regard un peu extérieur à la discipline et l’œil d’un spécialiste de la théorie du droit et de la méthodologie juridique.

I. Le périmètre matériel du droit de l’animal

2Olivier Le Bot : Le premier axe porte sur le droit de l’animal — ou droit animalier — (la terminologie sera discutée) en tant que champ disciplinaire. S’agissant du périmètre matériel, plusieurs questions se posent, en particulier celle de l’objet et celle des animaux concernés.

A. L’objet

3Olivier Le Bot : Quel est son objet ? S’agit-il du droit applicable aux animaux, du droit applicable à la relation homme-animal ? Est-il envisageable qu’il régisse un jour la relation des animaux entre eux, comme commencent à l’envisager certains philosophes ?

4Jean-Pierre Marguénaud : Concernant la dénomination (droit de l’animal, droit animalier, droit des animaux, droit animal), Jean-Pierre Marguénaud indique que l’expression « droit animal » est une mauvaise traduction de l’anglais animal law. Grammaticalement, l’expression ne convient pas. Elle sonne comme un qualificatif. Songerait-on à parler de droit bête… ? La formule ne peut être retenue que dans un sens : celui du droit que les animaux se font pour eux-mêmes. Philippe Jestaz a indiqué en ce sens qu’il existe un pré-droit chez certains animaux, notamment les mésanges.

Sur la notion « droit de l’animal », il existe une dimension d’un droit pour l’animal, un droit pour le protéger. Or, l’immense majorité des règles qui existent visent à protéger contre l’animal (contre sa dangerosité, son agressivité, sa prolifération, les maladies qu’il porte…). La formule ne met pas en lumière les règles contre les animaux.

L’expression « droit animalier » intègre ces deux dimensions en y ajoutant l’approche anthropologique. Cette perspective anthropologique se traduit par le fait que l’on peut y aborder les mêmes éléments tragiques propres à l’homme et à l’animal. Elle explique que le droit de l’animal, ou droit animalier, suscite un intérêt dans tous les champs disciplinaires. Le tout converge dans la formule de René Demogue ou tout était déjà dit dès 1909 : « Le droit est une chose infiniment belle. C’est un instrument de lutte contre la souffrance de tous les êtres à qui il peut être fait du mal, beaucoup de mal ».

5Xavier Perrot : Le périmètre matériel du droit animalier n’est pas figé bien sûr. Pensons simplement à la demande sociale qui a considérablement contribué à faire évoluer la condition animale depuis la seconde partie du xx^e siècle. Nous avons par ailleurs montré avec Jean-Pierre Marguénaud dans un article rédigé à quatre mains comment, articulé à l’anthropologie, le droit animalier était riche d’un fort potentiel heuristique.

La réflexion menée en anthropologie sociale, qui est à l’œuvre depuis plusieurs années, porte en effet sur certains impensés de notre discipline (le droit). Songeons notamment à la dialectique entre nature et culture que l’on retrouve de façon assez nette dans nos catégories juridiques occidentales avec, par exemple, la distinction entre le domestique et le sauvage (distinction peu pertinente pour de nombreux scientifiques). C’est bien entendu aussi le cas avec la summa divisio distinguant résolument depuis le droit romain, les personnes et les choses ; en droit, les premières sont réservées aux humains (je laisse de côté les personnes morales) et les deuxièmes aux non-humains, dont les animaux. Une division aussi artificielle ne convenait pas néanmoins à certains juristes, soucieux de repenser l’économie des relations homme/animal avec les outils du droit. L’exemple le plus suggestif est celui ayant consisté à proposer une personnification juridique des animaux, de l’étude pionnière de René Demogue en 1909 (publiée à la RTDCiv), autour de l’idée de « personnalité juridique technique », à celle théorisée de Jean-Pierre Marguénaud en 1998, publiée au recueil Dalloz. Néanmoins, on reste là dans le champ civiliste dans les droits continentaux. On sait que les lignes bougent aussi dans les systèmes de common law, notamment postcoloniaux. Des entités non humaines (fleuves, sites, artefacts…) sont ainsi régulièrement intégrées dans certains ordres juridiques (Inde, Nouvelle-Zélande, Colombie…). De telles politiques inclusives sont la résultante d’une hybridation postcoloniale assumant la résurgence de rapports traditionnels au vivant et au sacré. De ce seul point de vue, on le voit, le périmètre matériel du droit animalier, tel que l’a défini Jean-Pierre Marguénaud à l’instant, ne demande qu’à déborder hors des limites positivistes qui lui ont été jusque-là assignées par les droits de tradition occidentale, fondés sur la séparation chose/personne.

L’ouverture pluridisciplinaire permet ainsi de repenser moins l’objet que le périmètre de cette discipline nouvelle.

6Ève Truilhé : Concernant les dénominations « droit animalier » et « droit de l’animal », la notion « droit de l’animal » est-elle l’aboutissement d’une évolution favorable ?

7Olivier Le Bot : Personnellement, je conçois les deux expressions comme synonymes. Je n’envisage pas de différence d’appréhension de l’animal derrière chacune d’entre elles. À mon sens, la réelle distinction conduit à opposer, d’un côté, les droits des animaux (droits au pluriel), sous un angle plutôt revendicatif et militant, et d’un autre le droit de l’animal ou le droit animalier, davantage axés sur la description neutre et objective des règles applicables. Cela rejoint la distinction anglo-saxonne entre animal rights et animal law.

8Xavier Magnon : Dans la grille proposée pour la discussion, deux questions semblent devoir être mises en évidence, celle d’objet et celle de discours sur l’objet. Qu’est-ce que l’on regarde, qu’est-ce que le « droit de l’animal » ? et comment l’on qualifie la science qui a pour objet le « droit de l’animal » ?

Sur le plan de l’objet, qu’est-ce que le « droit de l’animal » ? Sans revenir sur la question qui dépasse la cadre du sujet de savoir ce qu’est le droit, l’on retiendra que le droit de l’animal regroupe l’ensemble des règles juridiques ayant pour objet l’animal. Ce qui renvoie à une autre définition, décisive, celle de l’« animal ». Sur cette question, en tant que juriste, deux options sont possibles : soit retenir la définition ou l’une des définitions retenues par les scientifiques, soit en retenir une autre, autonome et spécifique. Nous sommes parfaitement libres d’en retenir une autre. Ce sont des choix, des choix de la science juridique, sur ce qu’il nous appartient de retenir – ou de ne pas retenir – de la discussion scientifique pour déterminer ce qu’est un « animal » en tant qu’objet de normes juridiques particulières.

Sur le plan du discours sur cet objet, la discipline étudiant le « droit de l’animal » aurait la même dénomination que son objet et serait donc qualifiée de « droit de l’animal », à l’instar de ce qui se passe pour le « droit constitutionnel » ou le « droit civil ». La dénomination de l’objet est la même que celle de la science portant sur cet objet, ce qui n’est pas totalement satisfaisant, même s’il s’agit d’un usage courant.

En matière animalière, il semblerait qu’il existe une dimension axiologique dans la dénomination même de la discipline, ces dénominations étant, en l’occurrence, variables : « droit animal », « droit animalier », « droit des animaux », « droit de l’animal », « droits de l’animal »… L’expression de « droit animal » semble devoir être écartée car cette expression, comme l’a dit Jean-Pierre Marguénaud, désignerait le droit produit par les animaux. Au regard des différentes expressions utilisées, la formule « droit de l’animal » paraît la plus neutre du point de vue de ce que peut dire la discipline de son objet. L’expression « droits de l’animal », au pluriel, n’apparaît pas satisfaisante car les droits reconnus au profit des animaux ne forment qu’une partie des règles applicables aux animaux. Celle de « droit des animaux » présente, semble-t-il une connotation militante. En définitive, l’on peut désigner comme « droit de l’animal » ou « droit animalier », la science qui s’intéresse à l’ensemble des règles applicables à l’animal.

B. Les animaux concernés

9Ève Truilhé : L’animal n’est pas défini, ou seulement par opposition au végétal ou à l’homme.

10Claire Vial : La notion d’animal s’avère difficile à définir. Elle est souvent définie de façon négative, par référence à ce qui n’est pas l’homme, qui est pourtant un animal. Elle présente également un lien avec la notion de sensibilité, cette même sensibilité qui est reconnue à l’homme (v. les définitions de l’animal et de l’homme dans le Littré, par exemple). Je ne pense pas qu’il faille nécessairement donner une définition juridique de l’animal. Il n’est pas nécessaire de tout définir. Et on peut actuellement se baser sur la définition qui ressort de la directive 2010/63/UE relative à l’expérimentation animale, qui s’en tient aux animaux vertébrés et aux céphalopodes (v. l’article 1, paragraphe 3, s’agissant du champ d’application de cette directive). Comme la science évolue en permanence, d’autres formes de sensibilité pourraient apparaître et d’autres animaux pourraient alors être inclus dans la définition juridique de l’animal. Le mieux est pour l’instant d’en rester là, de ne pas fixer de définition dans les textes et de laisser au juge le soin de fournir une définition quand il en faut une, notamment parce que sa jurisprudence démontre actuellement qu’il a tendance à toujours aller dans le sens d’une meilleure protection des animaux.

11Cédric Sueur : Si l’on prend la définition scientifique d’un animal, c’est un organisme, multicellulaire (avec plusieurs cellules) et hétérotrophe (il se nourrit d’autres organismes pour survivre, contrairement aux plantes, qui sont autotrophes). Cela recouvre de nombreux animaux : les méduses, les coraux, les moules… bref de nombreux animaux qui ne sont pas pris en compte par le droit.

Les animaux inclus dans le droit animalier sont uniquement ceux que l’on va considérer comme sensibles, donc les vertébrés et les céphalopodes, et ceux qui sont domestiques en opposition à sauvages où l’individu n’est pas considéré.

La notion de sensibilité ou de sentience est difficile à appréhender et à définir. Le ressenti de la douleur est rapidement anthropomorphisé car ce ressenti est subjectif. Ainsi, le droit cherche à mettre des limites pour améliorer la condition des animaux, mais ces limites sont assez rapidement arbitraires, de telle sorte qu’en cherchant à éviter un spécisme, on aboutit en réalité à un autre spécisme.

12Xavier Perrot : Sur la question de la définition juridique de l’animal, elle est difficile et peut-être pas nécessaire. Difficile car scientifiquement nous savons depuis Darwin au moins que, d’un point de vue biologique, l’homme est un animal. La tentation serait donc probablement grande de définir juridiquement l’animal par rapport à l’homme. Le droit étant avant tout affaire de langage et un langage propre aux humains, une telle définition serait donc nécessairement frappée d’un biais anthropomorphique. Une définition juridique de l’animal par l’homme comporterait donc des lacunes, étant largement déterminée par le contexte culturel. Je reviens ici sur mon propos précédent : l’Occident étant culturellement marqué par ce que Philippe Descola appelle le « naturalisme », ontologie qui distingue humains et non-humains par l’esprit plus que le corps (les physicalités étant identiques), toute tentative de définition juridique portera la trace de ce dualisme. Or il conduit à une hiérarchisation des êtres et du vivant. C’est un biais fort pour une définition. Sans parler d’une définition unique pour l’ensemble « des » animaux ; de ce point de vue lorsque les juristes parlent de « l’animal », on peut parler d’une essentialisation réductrice de la diversité des conditions animales.

Mais je suis toutefois conscient que le juge a besoin que son « objet » soit défini. Il est nécessaire de revenir au concret avec l’indispensable régulation des relations juridiques dans nos sociétés contemporaines. Peut-être pourrions-nous nous en tenir, en droit français, à la qualification proposée dans le Code civil (art. 515-14), même s’il ne s’agit pas d’une définition ?

En ce sens donc, une définition n’est peut-être pas forcément nécessaire. La summa divisio chose/personne reste opérationnelle, même si certains ont pu dire depuis la réforme de 2015 que les animaux sont depuis lors en lévitation entre meubles et personnes ! Toutefois nous percevons tous à peu près les difficultés concrètes que l’absence de définition juridique pourrait induire : volatilité de la jurisprudence, instabilité des droits des animaux…

13Olivier Le Bot : Certains pays donnent une définition précise de ce qu’il faut entendre par animal, notamment les pays anglo-saxons. Au sens de tel texte, l’animal est entendu comme ceci. Cela présente l’avantage d’éviter de reporter sur le juge un travail de définition et de délimitation qui est important et pour lequel les parlementaires ou le gouvernement sont mieux outillés et plus légitimes que le juge.

14Claire Vial : Le problème me paraît surtout être celui de la définition de la sensibilité. La sensibilité, c’est la capacité à souffrir physiquement et/ou mentalement mais aussi la capacité à ressentir un bien-être. C’est davantage au juge, éclairé au besoin par des experts, qu’il revient de donner une définition. J’avoue ne pas avoir confiance ni dans les parlementaires ni dans l’exécutif, pour donner une définition de la sensibilité ou de l’animal propice à la protection de ce dernier.

15Jean-Pierre Marguénaud : Sur la question de la définition, les scientifiques estiment que le droit doit épouser au plus près l’état de la science. Une telle vision est erronée. Le droit a besoin de parfois déformer la réalité. Pour arriver à son objet principal, qui est une pacification des rapports sociaux, le droit passe son temps à déformer la réalité, serait-ce par le mécanisme des présomptions. Les scientifiques ont tort de vouloir imposer aux juristes la vision la plus précise possible de ce qu’est un animal.

Le monde de l’animal est tellement divers qu’une définition unique est impossible. Il suffit de laisser faire le juge, qui a toujours été interprète. La définition donnée par la directive de 2010 peut d’ailleurs le guider dans cette tâche.

16Cédric Sueur : Il ne serait pas satisfaisant que la définition juridique de l’animal diffère de la définition scientifique. En outre, il serait regrettable de limiter la définition au critère de la sensibilité. Certains animaux sont sensibles ou sentients, d’autres ne le sont pas. Il faudrait plutôt créer des groupes : certains sont sensibles, d’autres sont conscients. Par exemple, la souris n’a pas conscience de son existence, à la différence d’un grand singe. De l’avis des scientifiques, cela rend admissible des différences entre les deux, en commandant de ne pas enfermer un grand singe mais en permettant, au besoin, d’utiliser la souris dans la recherche scientifique ou médicale.

Il faut regarder les différentes capacités des animaux, en définissant en fonction de celles-ci les relations que nous avons avec eux.

En effet, plusieurs recherches montrent aujourd’hui que de nombreuses espèces animales que nous utilisons tous les jours dans nos vies sont capables de ressentir la douleur, mais aussi d’être conscientes de cette douleur et d’agir en conséquence pour la diminuer et se placer dans des conditions plus optimales de bien-être. Pierre Le Neindre et ses collaborateurs publient en 2018 un livre scientifique intitulé La conscience des animaux et qui explique très bien les différents niveaux de conscience et quelles espèces les possèdent. Pour simplifier, il existe trois niveaux de conscience. La conscience d’accès est la conscience de son environnement et le fait d’agir en fonction de cet environnement. En fait, la plupart des espèces ayant un système nerveux central et capable d’apprentissage possèdent cette conscience d’accès. Un robot aspirateur nettoyant votre maison en faisant attention aux meubles ou bordures possède une conscience d’accès. La conscience phénoménale caractérise le ressenti ou le vécu permettant de s’adapter aux situations et faisant intervenir les émotions et d’autres capacités cognitives comme la mémoire épisodique ou la métacognition, c’est-à-dire « je sais ce que je sais » ou « je sais ce que je ne sais pas ». Des tests dits de jugements cognitifs ont ainsi pu montrer que des poules, des pigeons, des rats ou encore des singes étaient capables de dire s’ils étaient sûrs ou non de leur réponse et donc de leur savoir. Enfin, la conscience de soi est la capacité de se placer dans son environnement social, de savoir que l’on existe et que nous pouvons agir sur nos conspécifiques. Cette conscience fait intervenir le concept de théorie de l’esprit permettant d’attribuer des niveaux d’intentionnalité aux autres animaux, allant du suivi du regard aux croyances. L’attribution de croyances a été par exemple prouvée chez les grands singes ou les éléphants, comme les notions d’empathie ou de moralité si chères au primatologue Frans de Waal.

Les espèces animales ayant une conscience phénoménale sont sensibles et ressentent la douleur. Les individus des espèces ayant une conscience de soi devraient être reconnus au même titre que l’humain comme des personnes.

17Xavier Magnon : Je me permets d’affirmer une nouvelle fois qu’il n’y a pas d’obligation, pour les juristes, de reprendre la définition scientifique. La science du droit établit librement son objet, c’est une question de choix. Il s’agit de choisir, librement, avec ou sans la science, qui l’on doit protéger. Le fait de retenir le critère de la sensibilité, relativement discutable en lui-même d’ailleurs, conduit à réduire considérablement les animaux protégés.

Sur la question de savoir qui doit définir, on peut s’étonner de la confiance placée dans le juge. Pourquoi le juge serait plus compétent ou plus progressiste que le législateur ? Est-ce qu’en France, l’École nationale de la magistrature permet de recruter des personnes qui ont une formation en sociologie, en philosophie, en éthique, en sciences de la nature, leur permettant de saisir les questions de justice, d’équité ce qui autoriserait, peut-être, une certaine confiance dans les juges pour établir ce qu’est un « animal » ?

En laissant aux juges le soin de définir, des interprétations parfaitement divergentes peuvent intervenir, certaines favorables, d’autres défavorables à l’animal. Le manque de définition génère de l’arbitraire. Il est sans doute préférable que ce soit le législateur qui définisse, de manière centralisée, ce qu’est un animal, suite à un débat public, démocratique, transparent et contradictoire, plutôt qu’un juge qui décidera, de manière décentralisée (la plupart des juges ne sont pas des juges au sein de cours suprêmes, il ne faut pas l’oublier), le plus souvent, seul dans son prétoire, avec une visibilité réduite. Le juge n’est pas mieux à même que le législateur de définir ce qu’est un animal.

Il vaut mieux savoir, d’emblée, ce qu’est un animal, et il appartient au législateur d’indiquer ce qu’il considère comme étant un animal faisant l’objet de la protection particulière qu’il entend lui accorder. Définir l’animal, c’est dire qui l’on veut protéger, ce qui est décisif.

18Ève Truilhé : Il est important de mieux faire communiquer les juristes et les scientifiques. La recherche commune est indispensable pour mieux appréhender de quoi on parle.

19Jean-Pierre Marguénaud : Il y a deux questions : qui et comment ?

Qui ? On ne va pas protéger tous les animaux de la même manière.

Comment ? La sensibilité peut être très utile pour expliquer pas seulement le qui, mais aussi le comment.

20Claire Vial : Nous sommes en train de réfléchir à la définition dans la définition. La définition, elle existe, elle est donnée par l’article 515-14 du Code civil : l’animal est un être vivant doué de sensibilité. Il n’y a pas besoin de définir plus.

21Xavier Magnon : C’est une qualification, pas une définition.

22Claire Vial : Je les confonds, effectivement, et cela me paraît suffisant. Et à l’heure actuelle, je maintiens que la protection du bien-être animal se fait du côté du juge, pas du côté du parlement ou du gouvernement. Jusqu’à présent, le juge a utilisé son pouvoir d’interprétation de façon extrêmement large. Si le législateur ou l’exécutif commencent à poser des limites, il ne pourra plus procéder ainsi.

23Xavier Magnon : Quels juges ? Dispose-t-on de données jurisprudentielles exhaustives ? En pratique, il s’agit de se focaliser sur 2 ou 3 décisions favorables rendues par les juridictions suprêmes, en mettant à l’écart, faute de les connaître, les 50 décisions négatives rendues, dans le même temps, par les juridictions du fond.

24Claire Vial : Il est avéré qu’au cours des dernières années, le niveau de protection du bien-être animal a augmenté grâce au juge, en particulier, effectivement, le juge supranational, car il n’avait pas de frein à son pouvoir d’interprétation. Il faut continuer à ne pas enfermer ce pouvoir.

II. Le périmètre disciplinaire du droit de l’animal

25Olivier Le Bot : Glissons désormais sur le second aspect de la première table ronde, à savoir la question du périmètre disciplinaire, qui a été évoquée précédemment à propos de la question de « droits » (au pluriel) pour les animaux.

A. La capacité à disposer de droits

26Xavier Magnon : Il existe dans les débats entre les auteurs de droit privé sur la question de « droits » accordés aux animaux, une dimension axiologique dominante, qui l’emporte sur des considérations purement scientifiques. L’on trouve, en effet, des écrits indiquant que l’animal n’a pas sa place dans le Code civil, que l’on ne peut pas leur accorder la personnalité juridique, que pour avoir des droits, il faudrait avoir des devoirs… Parfois, l’on peut percevoir derrière le discours une appréhension de la question sous l’angle d’une concurrence potentielle entre l’homme et l’animal, de sorte que, ce qui serait accordé à l’animal serait retiré à l’homme. Il s’agit là de considérations morales, car, d’un point de vue technique, rien ne s’oppose à ce que l’on puisse reconnaître des droits à l’animal.

Dans les débats au sein de la doctrine privatiste, il existe une confusion entre les valeurs et les questions juridiques d’ordre technique. Ces deux questions sont pourtant parfaitement distinctes. D’un point de vue technique, le juriste est libre de mobiliser tous les instruments à disposition à l’appui des finalités qu’il estime devoir être poursuivies. Il est parfaitement possible de reconnaître des droits au profit de pierres ; cela ne pose aucun problème technique.

Sur la question spécifique de la personnalité juridique, il n’y a donc aucune difficulté à reconnaître la personnalité juridique aux animaux. Dans un système de normes, ce qui est important, ce sont les droits que l’on accorde et les compétences que l’on reconnaît à chaque entité du système. Dans cette configuration, il est possible de reconnaître un droit à un animal. Un droit, c’est une habilitation reconnue à une entité à pouvoir exiger un certain comportement de la part de tiers. De ce point de vue là, reconnaître des droits au profit des animaux, c’est imposer des comportements à des tiers au profit des animaux.

Certains objecteront que l’animal ne peut pas exiger lui-même le respect de ces comportements. Sur ce point, l’on distingue deux concepts différents : celui de bénéficiaires et celui de titulaires des droits. Le bénéficiaire dispose du droit, mais ne peut pas lui-même saisir le juge pour que celui-ci sanctionne le non-respect de ce droit par des tiers. Le titulaire est bénéficiaire du droit, en principe, et peut, en plus de ce que peut le bénéficiaire, saisir un juge pour obtenir la sanction de la violation de ces droits. Sur ce point, il n’y a pas de difficulté. Les animaux peuvent être bénéficiaires de droits, sans en être titulaires, ce ne sera évidemment pas l’animal qui va saisir le juge, mais il est possible d’habiliter d’autres personnes et, notamment, des associations, à saisir le juge pour protéger les droits reconnus aux animaux. C’est exactement la même situation que lorsque l’on accorde des droits à la nature. Si l’on accorde des droits à la nature, c’est pour contraindre les hommes à limiter leur action néfaste sur la nature. Les mécanismes de sanction du respect des droits de la nature devant le juge sont, en pratique, activés par les associations ou par toute personne qui sera jugée compétente pour le faire.

La question de la reconnaissance de droits au profit des animaux comme à la nature ne saurait être formulée qu’en termes d’obligations d’agir des hommes ; protéger les animaux ou la nature consiste précisément à imposer des devoirs aux hommes. Accorder des droits aux animaux, c’est donc imposer des comportements de la part des hommes et, au-delà, garantir une sanction juridictionnelle du non-respect de ces comportements par les hommes.

27Jean-Pierre Marguénaud : J’ai écouté Xavier Magnon avec une grande délectation et souscrit à tout ce qu’il a dit. Pour les animaux que l’on a décidé de protéger, il y a deux grandes voies : la voie répressive ou la personnalité juridique. Du point de vue civil, si l’on n’est pas une personne, c’est comme si l’on n’existait pas. Il y a sur ce point tout un champ de réflexion qui mérite d’être dépassionné. Sous un angle technique, rien ne fait obstacle à la consécration de la personnalité juridique.

28Xavier Magnon : Pour prolonger la réflexion, et poser ici avec vous un nouveau concept dont je souhaiterais garder la paternité, en tant que constitutionnaliste citoyen, je plaide en faveur d’un néoconstitutionnalisme anthropodécentré, le constitutionnalisme du vivant. Le constitutionnalisme classique reflète la limitation du pouvoir pour éviter les abus de pouvoir de l’homme contre l’homme. Un néoconstitutionnalisme anthropodécentré, englobe, en plus, une limitation de ce pouvoir dans son action défavorable à l’encontre de la nature et des animaux et, plus largement, du vivant.

29Ève Truilhé : La personnalité juridique est-elle le meilleur moyen de protéger les animaux ? Une comparaison avec le droit de l’environnement peut être intéressante. Dans certains systèmes juridiques et sociaux, reconnaître de la personnalité juridique à des éléments de la nature a du sens. En France, je ne suis pas convaincu que la protection de l’environnement doive passer par la reconnaissance d’une personnalité juridique à un fleuve, à un arbre. Le droit français est suffisamment équipé, notamment à travers la compétence du juge et les recours ouverts. Ainsi, la personnalité juridique n’est pas une mauvaise idée. Mais se pose la question de savoir si elle est adaptée et s’il s’agit de la solution la plus utile.

30Xavier Perrot : Je souscris aux propos de Xavier Magnon sur le néoconstitutionnalisme anthropodécentré. Le néoconstitutionnalisme latino-américain est par exemple très avancé sur le sujet, sur le fondement notamment de travaux en anthropologie sociale comme ceux menés par Eduardo Viveiros de Castro.

Sur la personnalité juridique, je souhaiterais m’arrêter sur un point important ; celui qui consiste à considérer un peu trop rapidement que l’on pourrait faire ce qu’on veut avec le droit. Oui techniquement, peut-être, sauf à considérer avec Pierre Legendre que le droit a une fonction anthropologique, avant tout, celle-là même qui a contribué à la fabrique de l’homme occidental. Ainsi depuis l’Antiquité, la religion, la philosophie morale, la politique mettent l’homme au centre de la réflexion et donc du droit. Les juristes ont longtemps suivi cette vision et continuent de la suivre, sans l’interroger. L’un des vecteurs essentiels, c’est la singularité de l’humanité par le langage. Les non-humains qui ne maîtrisent pas cette singularité n’ont pas droit de jouer sur le théâtre juridique. J’emploie le mot « théâtre » à dessein car il renvoie au masque, dont on sait qu’il est le terme étymologiquement à l’origine du mot « personne » (persona). Techniquement il n’y aurait donc pas de difficulté à utiliser la notion de personne pour les animaux, en tant que double fictionnel juridique. Des relations juridiques avec les humains seraient donc tout à fait envisageables.

Mais c’est là qu’interviennent les déterminants anthropologiques ; le naturalisme de Philippe Descola pour l’Occident. La discontinuité entre l’homme et les animaux par l’esprit, continue ainsi de déterminer nos catégories juridiques occidentales (et davantage avec la mondialisation juridique). Toutefois, dans d’autres espaces culturels, un tel dualisme n’existe pas où est moins fort. Le périmètre de la notion de personne y est par conséquent plus étendu, par l’accueil naturel qu’il y est fait aux non-humains.

Ce n’est pas là, la tradition juridique occidentale ! Celle-ci perpétue une conception substantialiste et matérielle des choses, en évitant une dangereuse contagion du précarré personnaliste, réservé aux humains. L’idée est de protéger l’humanité de ce que Jean Carbonnier, à propos de la personnification des animaux, voyait comme « un péril d’étouffement ». Pour Alain Supiot la summa divisio chose/personne doit être entendue comme le garde-fou dogmatique contre la réification des humains.

Est-ce que cela signifie qu’il faille en rester là et s’interdire de modifier le droit en vigueur ? Certains comme Bruno Latour ou François Ost ne le pensent pas. Mais l’entreprise est difficile car il ne s’agira pas de réaliser une chirurgie technique, aussi subtile soit-elle, sur le corps du droit. Il s’agit plutôt d’opérer la reconceptualisation de montages juridiques procédant d’une monumentale sédimentation culturelle. Il faudra, par exemple, sur le modèle de ce que propose Baptiste Morizot, recourir à des « diplomates », sortes de fixeurs établissant un lien de communication entre humains et non-humains. On revient au langage ! Celui-là même qui, pour certains, constitue le rempart naturel infranchissable interdisant l’accès à la personnalité juridique aux animaux.

Je tenais à rappeler cette épaisseur culturelle qui sépare l’homme et l’animal en Occident et qui permet de mieux comprendre, à mon sens, la résistance à la personnification des animaux et des non-humains en général. Si techniquement la personnification est possible, elle n’est pas pensable pour beaucoup !

31Jean-Pierre Marguénaud : Il se trouve que par les hasards de la généalogie universitaire, je suis tel que vous me voyez le petit-fils de Jean Carbonnier. J’ai fait ma thèse sous la direction du recteur Langlois, qui avait lui-même fait sa thèse sous la direction de Jean Carbonnier. Dans la famille Carbonnier, je suis le vilain petit canard. Je suis bien obligé de constater que mon grand-père universitaire, du point de vue des animaux et du point de vue des droits de l’homme, avait dit certaines âneries.

Sur la personnalité juridique, pour réagir à ce qu’indiquait Ève, l’idée n’est pas d’attribuer la personnalité juridique à tous les animaux mais seulement à certains d’entre eux, ceux que l’on veut protéger. La question est : leur protection est-elle suffisante à un moment donné ? Si elle n’est pas suffisante, comment fait-on ? Effectivement, il y a beaucoup d’outils qui auraient pu être mobilisés pour réaliser cette amélioration.

En outre, il n’y a pas que la personnalité juridique technique. Il y a aussi la notion de centre d’intérêt, qu’avait développé Gérard Farjat, qui est une construction tout aussi pertinente. Pour la personnalité juridique technique, tout est déjà dans l’article de René Demogue, « La notion de sujet de droit », où il avait déjà tout anticipé, notamment en disant que l’on peut rechercher d’autres constructions techniques que la personnalité juridique mais qu’au bout du compte on aura conféré des droits et la personnalité juridique sans en dire le nom. Entre deux moyens techniques permettant d’aboutir à un résultat, mieux vaut toujours utiliser celui qui est le plus commode.

32Claire Vial : La reconnaissance d’une personnalité juridique permettrait peut-être de favoriser l’accès au juge et de porter davantage d’actions axées sur la défense des intérêts des animaux.

33Cédric Sueur : La notion de langage est intéressante. Si l’on prend le cas des grands singes, ils sont capables d’apprendre le langage des signes et de répondre. Chez les humains, on trouve aussi des sujets pour lesquels cette notion n’existe pas, comme le relevait Peter Singer, car ils sont incapables de parler. Ce n’est pas pour autant qu’on ne leur attribue pas les mêmes droits.

B. Relation avec le droit de l’environnement et autonomie de la discipline

34Jean-Pierre Marguénaud : Concernant la relation avec le droit de l’environnement, il y a des intérêts communs. À partir du moment où il y a des espèces animales, c’est autant du droit animalier que du droit de l’environnement. Il y a toutefois une différence majeure. Le droit de l’environnement s’intéresse à la protection des animaux en tant qu’espèces sans se préoccuper de la sensibilité de chacun des individus qui le composent. Le droit animalier, lui, s’intéresse à la sensibilité de tous les animaux, domestiques, apprivoisés ou tenus en captivité, et sauvages vivant à l’état de liberté naturelle, ce qui n’est actuellement pris en compte ni par le droit pénal ni par le droit de l’environnement.

Concernant le droit pénal, diverses propositions ont été formulées depuis les années 1980 pour élargir l’article 521-1 du Code pénal aux animaux sauvages. De la même manière, rien n’empêche que le droit de l’environnement prenne en compte la sensibilité des animaux sauvages. Il s’agit là d’un angle mort de la législation. Droit animalier et droit de l’environnement sont main dans la main pour faire émerger cette idée.

35Xavier Magnon : La question de la protection des animaux sauvages rejoint celles, plus larges, de la classification des animaux, de la finalité de la protection et d’une éventuelle échelle de protection. L’on peut distinguer deux conceptions générales qui s’opposent : la protection anthropocentrée et la protection zoocentrée, selon la perspective que l’on adopte comme fondement de la protection des animaux ; dans le premier cas, celle-ci n’est qu’une protection indirecte de l’homme, dans le second, une protection de l’animal en lui-même.

La finalité générale de la protection me semble devoir être recherchée dans la protection du vivant, quelles que soient ses formes, bien au-delà d’ailleurs des seuls hommes et animaux. Les animaux ne sont qu’une forme du vivant qui est bien plus large. Telle qu’elle est organisée par l’homme, cette protection du vivant apparaît comme le reflet de ce qu’est l’humanité. Dites-moi ce que vous faites des plus faibles d’entre vous, je vous dirais qui vous êtes. Ce que les hommes font du vivant n’est que le reflet de la nature humaine et donc de l’humanité elle-même. La protection du vivant est la condition même d’une humanité. Tout le monde connaît la formule du prix Nobel de physique, Alfred Kastler : « Une société ne peut se dire ni civilisée ni socialement évoluée si elle ne respecte pas les animaux, et si elle ne prend pas leurs souffrances en considération ». Protéger la souffrance, c’est protéger les plus faibles contre les plus forts ; c’est là, la finalité du droit.

Concernant l’échelle de protection, celle-ci pose problème car elle dépend du rapport entretenu entre l’homme et l’animal, et donc des affinités plus ou moins importantes que l’homme développe avec les animaux. Elle présente donc un caractère spéciste et anthropocentré.

De ce point de vue, il y a un principe général qui pourrait être reconnu à tous les animaux : le principe de dignité. Le principe de dignité, c’est le principe minimum, intangible, que l’on reconnaît à l’homme, quelles que soient les situations, le seuil en deçà duquel il ne pourrait plus se voir reconnaître la qualité d’homme. Ce principe se doit d’être reconnu à tout le vivant et non pas seulement aux animaux. La dignité est précisément ce qui fait la qualité du vivant, quelles qu’en soit ses formes, elle constitue le minimum à lui reconnaître juridiquement, à l’instar de ce qui fait la qualité même de l’homme.

Au-delà de ce seuil minimum, et pour ne retenir que les animaux – et il faudrait poursuivre la réflexion avec les autres éléments du vivant – il est possible d’accorder un niveau de protection des animaux à partir d’une logique de proportionnalité. Le principe de proportionnalité devra être mobilisé de manière différenciée selon trois types de rapports qu’entretient l’homme avec l’animal (ce qui, on le rappelle, concrétise une vision anthropocentrée et spéciste…). Pufendorf distinguait le besoin, la commodité, le plaisir ; d’autres : l’aimé, l’utile et le nuisible, nous retiendrons, de manière synthétique, la distinction entre nécessité, plaisir et abus.

Dans un rapport de nécessité, en faveur de l’homme, c’est l’intérêt de celui-ci qui aura tendance à prévaloir. Par exemple, dans le cas d’un face-à-face entre un homme et un animal sauvage, il est possible d’admettre la primauté de la vie de l’homme sur l’animal. Il peut être considéré comme étant légitime de tuer un animal sauvage qui vous dévore le bras droit, si vous êtes droitier. Au nom de la nécessité, la vie de l’homme l’emporte sur la vie de l’animal.

36Le plaisir renvoie à d’autres liens entre l’homme et l’animal, ce dernier participant de l’affect ou du loisir du premier, il faut penser en particulier aux animaux domestiques, au zoo ou encore au cirque. Dans une telle situation, il existe un plus grand équilibre dans les intérêts respectifs de l’homme et de l’animal, avec, sans doute, une certaine priorité accordée à l’animal dans la mesure où il est un instrument du plaisir de l’homme, ce qui implique une plus grande responsabilité de celui-ci vis-à-vis de celui-là. Le loisir ne saurait justifier aucun abus à l’encontre de l’animal et même, sans doute, plus de vigilance encore au profit des animaux. Servir ne saurait conduire à asservir.

Enfin avec l’abus, c’est l’intérêt de l’animal qui prime sur l’intérêt de l’homme.

Dans chacun de ces cadres-là, à partir du cadre général d’équilibre des intérêts décrits, le principe de proportionnalité pourrait être mobilisé (nécessité, caractère adapté, et strictement proportionné) pour trancher les éventuels conflits possibles.

37Claire Vial : Je revendique être spéciste. La lutte contre la discrimination en fonction de l’espèce n’a pas de sens car il n’y a pas de différence de traitement opérée relativement à des situations identiques. Il y a une différence de traitement à opérer entre les animaux et nous, ainsi qu’entre les animaux entre eux, eu égard à la différence de situations. À cet égard, le critère de l’espèce n’est pas un critère dont il est possible de faire abstraction. S’agissant de la dignité, elle doit demeurer l’apanage de l’homme car elle constitue le socle de nos droits fondamentaux. Il pourrait être en revanche reconnu aux animaux un droit au respect de leur intégrité physique et mentale, qui serait le pendant du droit au respect de la dignité humaine. Dans nos systèmes anthropocentrés, il existe une prééminence de l’homme que l’on ne peut pas gommer. Il est difficile de dépasser le spécisme et l’anthropocentrisme. Mais il est possible de protéger mieux l’animal, même dans un système spéciste et anthropocentré.

III. La structuration du droit de l’animal

38Olivier Le Bot : Un mouvement de structuration du droit de l’animal se fait jour avec la création de revues juridiques spécialisées, de centres de recherches ainsi que l’ouverture de formation et de diplômes dans diverses universités.

39Jean-Pierre Marguénaud : L’université, c’est l’enseignement, la recherche et l’administration.

Je ne traiterai que les deux premiers car je suis un vieux renard qui a réussi à traverser la carrière universitaire sans faire la vaisselle.

En matière de droit animalier, la recherche a précédé l’enseignement. Un certain nombre de thèses ont été soutenues, notamment celles de Sonia Desmoulin-Cancelier, de Pierre-Jérôme Delage ou encore de Lucille Boisseau Sowinski. Il y en a eu bien d’autres, dans diverses universités. Des articles ont également été publiés ici ou là, notamment et en particulier dans la Revue semestrielle de droit animalier qui a été créée en 2009 avec Florence Burgat et Jacques Leroy. Chaque numéro de la revue comprend une cinquantaine de contributeurs, des chroniques et une partie doctrine et débats. La revue a peut-être pu avoir son petit écho pour faire émerger la discipline du point de vue de la recherche.

L’enseignement se développe depuis plusieurs années. À Strasbourg, Cédric Sueur et Jean-Marc Neuman ont créé un diplôme comprenant un module éthique et droit. Le premier cours de droit animalier à avoir été dispensé en France l’a été à l’université de Strasbourg par Marie-Pierre Camproux-Duffrene, qui avait introduit deux heures dans un master de droit de l’environnement. Ensuite a été créé le diplôme d’université à Brive suivi par ceux d’Aix et de Brest. L’enseignement de l’université ne se fait pas qu’à l’université. Il se développe aussi au sein de la magistrature, avec deux journées spécifiquement consacrées au droit de l’animal au titre de la formation continue des magistrats, ce qui aura nécessairement des conséquences dans les jugements rendus.

40Claire Vial : Je vais poursuivre avec le troisième aspect, à savoir celui de l’administration, qui consiste effectivement « à faire la vaisselle », comme le dit si bien Jean-Pierre. D’abord pour indiquer que pour faire de la recherche et de l’enseignement, il faut de l’argent, y compris pour faire fonctionner les masters quand ceux-ci sont adossés aux centres de recherche et donc financés par ces derniers. Aux États-Unis, ce qui est fréquent, c’est l’appel à des investisseurs privés. Si l’on cherche à transposer cette solution en France, on va se heurter à une difficulté, qui tient à l’accointance qui nous sera reprochée avec certaines fondations ou associations de protection de l’animal. C’est dommage, d’autant que je nous crois tout à fait capables de rester libres de dire et d’écrire, y compris sous financements privés. S’agissant de l’aspect de la diffusion des connaissances, il serait bien de rechercher plus d’ouverture vers les praticiens, les ONG, les médias, mais cela prend du temps, du temps dont nous manquons. Ce qui me paraît bien fonctionner, c’est le clinicat. C’est formateur pour les étudiants et ça répond à une demande de la société civile. Il faut alors admettre que les étudiants aient envie de faire du droit animalier et souhaitent défendre des positions juridiques favorables à la protection du bien-être animal. On pourrait aussi introduire du droit animalier dès la première année, le cas échéant, en l’abordant dans nos différentes disciplines. L’animal parle à tous les étudiants et il permet d’accrocher leur attention.

41Ève Truilhé : Nous pouvons aussi obtenir des financements publics sur ces formations : une ANR, la mission Droit et Justice.

42Claire Vial : Il me paraît plus facile, mais c’est seulement mon expérience, de recevoir des fonds de la part d’une fondation ou d’une association qu’un financement public. Aux États-Unis, les procédures sont visiblement plus simples et plus rapides, tant pour les financements privés que pour les financements publics. Si l’on doit absolument se rapprocher du modèle américain, alors autant prendre chez eux ce qui fonctionne a priori davantage que chez nous.

43Ève Truilhé : Sur la question de l’autonomie de la discipline, il faut prendre garde à ne pas former des étudiants extraspécialisés et qui, de ce fait, perdent la vue globale. Cela est aussi vrai pour les enseignants-chercheurs. Pour être un bon juriste, il faut être généraliste, avoir un ancrage dans les diverses disciplines. Avoir un bon socle de connaissances primaires est indispensable.

44Claire Vial : Nous devons en effet nous garder d’une trop forte spécialisation. Il faut parvenir à conserver une culture juridique générale tout en étant à même d’apporter des réponses techniques à des questions spécialisées.