1La diffusion de la proportionnalité dans les discours n’est pas nouvelle ; elle a toutefois pris une autre ampleur depuis la crise sanitaire pour devenir véritablement omniprésente. Lorsqu’un ministre défend une solution, il ne manque pas d’affirmer que celle-ci est parfaitement proportionnée à la situation ; quand un citoyen critique une mesure, il affirme quasiment systématiquement que celle-ci est complètement disproportionnée. Cette omniprésence se retrouve aussi devant le juge administratif et, plus précisément, dans les ordonnances du Conseil d’État en référé liberté qui formeront l’objet de cette étude. On retrouve en effet le vocabulaire de la proportionnalité dans quasiment toutes les affaires : dans l’argumentation des requérants et de l’administration ainsi que, souvent, dans la motivation de la décision du juge. Même si l’on a tendance à l’oublier, c’est quelque chose de particulièrement nouveau : jusqu’aux années 2010, le vocabulaire de la proportionnalité était quasiment absent de la motivation des ordonnances du Conseil d’État en référé2.

2On pourrait aller jusqu’à dire que, dans le contexte de l’état d’urgence sanitaire, les contraintes juridiques traditionnelles pesant sur la décision publique sont largement remplacées par une exigence générale de proportionnalité qui donne plus de latitude aux organes étatiques pour faire face aux circonstances exceptionnelles. D’ailleurs, dans son article L. 3131-15, le code de la santé publique dispose que les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire « sont strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu3 ». Quelle est la signification de cette hégémonie de la proportionnalité ? Faut-il en déduire une adhésion tardive du Conseil d’État au discours néoconstitutionnaliste de certaines cours européennes, notamment du Tribunal constitutionnel fédéral allemand ?

3À l’encontre d’une lecture souvent faite par la doctrine, qui voit dans la proportionnalité un principe protecteur des droits fondamentaux, je défendrai dans cette contribution que, dans la jurisprudence du Conseil d’État relative à l’état d’urgence sanitaire, la proportionnalité, même employée dans le contexte des libertés fondamentales, est un principe de décision technocratique. Elle relève plus de l’idéal d’une bonne administration que d’une logique de protection des droits et elle exprime, à ce titre, une tendance à l’administrativisation du droit constitutionnel et des libertés fondamentales caractéristique de la jurisprudence du Conseil d’État. Tout d’abord, je montrerai l’échec de la proportionnalité en tant que principe protecteur des libertés (I). Ensuite, je soutiendrai que la proportionnalité exprime la confiance du juge en une « science » administrative qui rationaliserait la décision publique en temps de crise (II).

I. L’échec de la proportionnalité comme principe protecteur des libertés

4La proportionnalité semble une méthode particulièrement adaptée en temps de crise car elle déplace l’objet du contrôle juridictionnel. Plutôt que sur des règles de forme et de compétence, le contrôle en vient à porter sur le contenu et les effets de l’action publique4. Si son développement remet en cause la légalité formelle et la conception traditionnelle de la liberté qui en découle, cela est censé être compensé par l’établissement des droits fondamentaux comme priorité de la décision publique5. Les adeptes du constitutionnalisme global voient même dans l’hégémonie de la proportionnalité l’institution d’une « culture de justification » basée sur les droits fondamentaux6. En effet, telle qu’elle est pratiquée par certaines cours constitutionnelles, la proportionnalité met la décision publique à l’épreuve d’un contrôle juridictionnel exigeant du point de vue des droits et libertés. Elle consiste en une structure argumentative en étapes qui s’applique rigoureusement et permet de définir de manière transparente les finalités de la décision publique. C’est notamment le cas de la dernière étape du contrôle de proportionnalité qui implique la mise en balance des valeurs en cause dans les cas portés devant le juge7. La proportionnalité consiste alors en un raisonnement moral centré sur les droits et les principes constitutionnels et replace ceux-ci au cœur de l’ordre juridique, permettant leur réalisation optimale en fonction des circonstances. Elle remplace d’autres types de raisonnement « dogmatiques », reposant sur les textes et des catégories traditionnelles8.

5Ce modèle « global » de la proportionnalité doit être contrasté à la version française qu’on trouve dans les motivations du Conseil d’État. La différence se constate tout d’abord dans les structures de raisonnement suivies par le juge. En effet, il faut remarquer que si le Conseil déclare souvent que les mesures d’urgence doivent « être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif de sauvegarde de la santé publique qu’elles poursuivent », il ne structure en général pas son raisonnement en suivant les étapes du contrôle de proportionnalité9. Or, pour les adeptes de la théorie de la proportionnalité, l’application rigoureuse de la structure argumentative en étapes est essentielle afin que la proportionnalité puisse remplir sa fonction protectrice des droits et des libertés10. Dans la jurisprudence du Conseil d’État, par ailleurs, la proportionnalité ne remplace pas les modes de raisonnement traditionnelles. D’ailleurs, parfois ce sont précisément ces modes de raisonnement dit « dogmatiques » qui se révèlent le plus protecteurs des libertés. Dans l’ordonnance concernant l’utilisation des drones pour la surveillance du respect des mesures de l’état d’urgence à Paris, par exemple, l’argument des requérants tiré de la proportionnalité a échoué : le juge administratif a décidé que l’utilisation des drones par la préfecture de police avait un but légitime et était nécessaire. Ce qui a fonctionné, en revanche, était l’argument tiré du non-respect de la procédure administrative devant la Commission nationale de l’informatique et libertés11.

6Les différences structurelles analysées plus haut sont liées à la fonction que remplit la proportionnalité dans la jurisprudence administrative. Si la proportionnalité s’est progressivement propagée dans les motivations du Conseil d’État, c’est une version formaliste du principe qu’adopte le juge. Le contrôle de proportionnalité « à la française » ne remet en principe pas en cause les choix politiques des autorités contrôlées12. Cette caractéristique générale du contrôle juridictionnel est exacerbée en temps de crise sanitaire. En effet, dans la jurisprudence relative à la pandémie, faire face au COVID-19 est la première priorité de l’action publique, et le juge se réfère longuement aux circonstances particulières dans lesquelles il doit rendre sa décision13. Pendant la crise sanitaire, le Conseil d’État a réitéré avec peu de modifications les considérants qui suivent, adaptés au fur et à mesure des confinements successifs :

« L’émergence d’un nouveau coronavirus, responsable de la maladie à coronavirus 2019 ou COVID-19 et particulièrement contagieux, a été qualifiée d’urgence de santé publique de portée internationale par l’Organisation mondiale de la santé le 30 janvier 2020, puis de pandémie le 11 mars 2020. La propagation du virus sur le territoire français a conduit le ministre chargé de la santé puis le Premier ministre à prendre, à compter du 4 mars 2020, des mesures de plus en plus strictes destinées à réduire les risques de contagion. Pour faire face à l’aggravation de l’épidémie, la loi du 23 mars 2020 a créé un régime d’état d’urgence sanitaire, défini aux articles L. 3131-12 à L. 3131-20 du code de la santé publique, et a déclaré l’état d’urgence sanitaire pour une durée de deux mois à compter du 24 mars 2020. La loi du 11 mai 2020 prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ces dispositions a prorogé cet état d’urgence sanitaire jusqu’au 10 juillet 2020. L’évolution de la situation sanitaire a conduit à un assouplissement des mesures prises et la loi du 9 juillet 2020 a organisé un régime de sortie de cet état d’urgence.

« Une nouvelle progression de l’épidémie au cours des mois de septembre et d’octobre, dont le rythme n’a cessé de s’accélérer au cours de cette période, a conduit le Président de la République à prendre le 14 octobre dernier, sur le fondement des articles L. 3131‑12 et L. 3131-13 du code de la santé publique, un décret déclarant l’état d’urgence sanitaire à compter du 17 octobre sur l’ensemble du territoire national. Le 29 octobre 2020, le Premier ministre a pris, sur le fondement de l’article L. 3131-15 du code de la santé publique, le décret dont la suspension de l’exécution de l’article 40 est demandée, prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de COVID-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire. L’article 1^er de la loi du 14 novembre 2020 autorisant la prorogation de l’état d’urgence sanitaire et portant diverses mesures de gestion de la crise sanitaire a prorogé l’état d’urgence sanitaire jusqu’au 16 février 2021 inclus14. »

7L’énumération des différentes mesures restrictives prises par le gouvernement pour faire face à la crise sanitaire n’est pas suivie d’un contrôle strict de celles-ci du point de vue des droits et libertés fondamentaux. Au contraire, elle sert plutôt à démontrer l’urgence dans laquelle le juge doit rendre sa décision. Ayant établi que le gouvernement évalue la situation comme urgente, le juge se remet par la suite aux décisions ministérielles. Cela conduit à la validation d’atteintes très sérieuses aux droits et libertés qui vont souvent jusqu’à établir, comme règle, la restriction et comme exception, les droits. On observe donc un renversement de la jurisprudence Benjamin, au nom de la proportionnalité, le même principe que cet arrêt est censé appliquer15.

8L’affaire Marchés de France est très illustrative à cet égard16. Dans cette affaire, la Fédération nationale des marchés de France demandait au Conseil d’État en référé de suspendre l’exécution du décret du 23 mars 2020 en ce qu’il interdisait la tenue des marchés et d’enjoindre à l’État de rétablir le principe d’autorisation de la tenue des marchés alimentaires sur l’ensemble du territoire national. Le Conseil commence son raisonnement en annonçant que, dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, le Premier ministre peut apporter des restrictions aux droits et libertés fondamentaux, en vue de sauvegarder la santé de la population. Ces restrictions doivent être « nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif de sauvegarde de la santé publique qu’elles poursuivent17. » Les juges mentionnent que l’interdiction litigieuse résulte de la difficulté de faire respecter les mesures « barrières » dans le cadre des marchés ouverts. Par ailleurs, ils relèvent, cette interdiction générale s’accompagne de la faculté pour le préfet d’autoriser l’ouverture d’un marché alimentaire, au vu des circonstances locales, notamment liées à l’approvisionnement de la population et à la possibilité de faire respecter les règles sanitaires18. Cette faculté de faire exception à l’interdiction générale au vu des circonstances locales a permis au Conseil d’affirmer la proportionnalité des dispositions contestées. Selon les juges :

« Il résulte enfin de l’instruction, en particulier des éléments produits en défense, que le nombre des autorisations préfectorales augmente régulièrement depuis l’entrée en vigueur du décret du 23 mars 2020 et a vocation à continuer de s’élever au fur et à mesure qu’il apparaîtra que l’ouverture d’un marché alimentaire peut s’accompagner des mesures d’organisation permettant de prévenir le risque sanitaire, notamment en ce qui concerne la gestion des flux et le respect des distances. Dans ces conditions, les dispositions litigieuses, dont il ne résulte pas de l’instruction qu’elles entraîneraient un phénomène d’afflux dans les magasins d’alimentation sédentaires, ménagent un juste équilibre entre la nécessité de garantir la santé publique et la satisfaction des besoins d’approvisionnement de la population. Il s’ensuit qu’il ne résulte pas de l’instruction que serait méconnue l’obligation posée par l’article L. 3131-15 du code de la santé publique précité que les mesures prises sur son fondement soient strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu. »

9Le raisonnement du Conseil dans ce cas est quelque peu paradoxal : l’interdiction générale des marchés ouverts est proportionnée dans la mesure où les préfets instaurent un nombre croissant d’exceptions à celle-ci au vu des circonstances. Il n’en reste pas moins que le « juste équilibre » que ménagent les dispositions litigieuses établit la liberté d’exercice d’une profession et la liberté d’entreprendre comme l’exception qui doit être constatée par le représentant de l’État, le principe étant l’interdiction de tenue des marchés.

10L’absence générale du vocabulaire de la mise en balance dans les motivations du Conseil d’État montre aussi que les choix politiques du gouvernement échappent au juge. Selon la théorie de la proportionnalité, la dernière étape du contrôle de proportionnalité stricto sensu conduit à une explicitation des choix politiques et moraux qui sous-tendent l’action publique. Dans la jurisprudence du Conseil d’État relative à la crise sanitaire, néanmoins, il n’y a qu’une seule occurrence où le juge procède explicitement à une mise en balance des intérêts et des principes en cause dans l’affaire portée devant lui : il s’agit de la décision sur l’utilisation de la visioconférence lors des audiences devant les cours d’assises et les cours criminelles19. Après avoir rappelé les circonstances liées à l’évolution de la pandémie, le Conseil souligne que le recours accru à la visioconférence est nécessaire pour faire face aux difficultés pratiques que rencontre l’administration pénitentiaire pour effectuer les extractions des détenus compte tenu des contraintes particulièrement lourdes qu’impose le respect des mesures sanitaires. Les juges acceptent la légitimité de la mesure en principe, en relevant que l’usage de la visioconférence incombe au pouvoir des magistrats, qui doivent s’assurer que cet usage est justifié dans les circonstances et qu’il permet de respecter les droits des détenus. De cette manière, l’outil de la visioconférence permet d’éviter le report des audiences et contribue ainsi au bon fonctionnement de la justice20. Toutefois, ces raisons n’ont pas suffi pour justifier l’utilisation de la visioconférence lors des audiences devant la cour d’assises ou la cour criminelle. Les juges expliquent :

« La gravité des peines encourues et le rôle dévolu à l’intime conviction des magistrats et des jurés confèrent une place spécifique à l’oralité des débats. Durant le réquisitoire et les plaidoiries, la présence physique des parties civiles et de l’accusé est essentielle, et plus particulièrement encore lorsque l’accusé prend la parole en dernier, avant la clôture des débats. Dans la balance des intérêts en présence, en l’état des conditions dans lesquelles s’exerce le recours à ces moyens de télécommunication, les éléments mentionnés au point 12 sur les exigences du bon fonctionnement de la justice ne sont pas suffisants pour justifier l’atteinte que portent les dispositions contestées aux principes fondateurs du procès criminel et aux droits des personnes physiques parties au procès, qu’elles soient accusées ou victimes21. »

11À cette exception près, le Conseil se contente le plus souvent de déclarer que la conciliation des droits et objectifs constitutionnels incombe aux autorités d’application des dispositions contrôlées : les chefs d’établissement pour les prisons22, les magistrats23 ou le conseil d’administration de la Ligue de football24. Ainsi, il semble que la proportionnalité « à la française » concerne plus la répartition des compétences entre différentes autorités que la protection des droits fondamentaux25. En ce sens, au lieu d’une constitutionnalisation du droit administratif, l’hégémonie de la proportionnalité dans le cadre de la procédure de référé liberté est le signe d’une « administrativisation » du droit des libertés fondamentales26. En effet, l’omniprésence de la proportionnalité n’implique pas l’établissement de ces droits et libertés comme priorités de l’action publique, ainsi que le voudrait le discours néoconstitutionnaliste. C’est un autre type de rationalisation qui est attendu de la proportionnalité : l’avènement d’une forme de « science » administrative.

II. La proportionnalité, vecteur d’une nouvelle « science » administrative

12Le contrôle de proportionnalité « à la française » concerne essentiellement le rapport entre les moyens et les fins de l’action administrative. La proportionnalité correspond à une exigence de stricte nécessité, on parle de mesures « strictement proportionnées27 ». Elle exige que le champ d’application des dispositions contrôlées soit adapté aux circonstances de temps et de lieu. Ainsi, même quand il exerce un contrôle poussé qui conduit à la censure des dispositions contestées, le Conseil déclare que celles-ci ne peuvent pas être regardées comme « une mesure nécessaire et adaptée, et, ce faisant, proportionnée28 » : la disproportion est le résultat du caractère non-nécessaire et non adapté de la mesure en cause.

13Comprise de la sorte, la proportionnalité interdit les mesures trop générales ou trop absolues. Dans certaines affaires, elle est mentionnée comme une garantie accompagnant l’application des dispositions sur l’état d’urgence sanitaire. Dans l’affaire concernant les mesures pour les sans-abri, par exemple, plusieurs associations soutenaient que l’interdiction générale des déplacements prévue par le code de la santé publique portait une atteinte grave et manifestement illégale aux droits des personnes en précarité, en ne prévoyant pas des exceptions tenant compte de leur situation. Le Conseil d’État a rejeté ces arguments en considérant qu’il n’incombait pas au législateur de prescrire des mesures spécifiques aux sans-abri, puisque le code de la santé publique exigeait la stricte proportionnalité des mesures d’urgence29. Force est de constater que le raisonnement du juge est quelque peu tautologique : l’application de la proportionnalité est déléguée aux autorités d’application des dispositions contestées, ce qui permet au Conseil de valider celles-ci comme proportionnées.

14Néanmoins, dans sa version de stricte nécessité, la proportionnalité conduit parfois à un contrôle exigeant de la décision publique sur la base des droits et libertés. C’est ainsi que le Conseil a suspendu l’exécution des dispositions limitant la liberté de manifester pendant la période du déconfinement30. Dans son ordonnance concernant la limite de 30 personnes pour les rassemblements dans les établissements de culte, le juge a considéré qu’en fixant la limite du nombre des personnes sans tenir compte de la superficie des locaux de l’établissement de culte concerné, le gouvernement a porté une atteinte disproportionnée, grave et manifestement illégale à la liberté de culte31. Une lecture de la motivation de la décision laisse entendre que l’importance de la liberté de culte a joué sur l’intensité du contrôle juridictionnel. Selon le Conseil :

« Si, durant la phase actuelle de l’allégement du confinement, les rassemblements et réunions sont interdits […] au-delà de six personnes, sauf exceptions, sur la voie publique et dans les lieux ouverts au public, et si certains établissements recevant du public autres que les lieux de culte restent fermés, les activités qui y sont exercées ne sont pas de même nature et les libertés fondamentales qui sont en jeu ne sont pas les mêmes. »

15Il n’en reste pas moins que les droits fondamentaux ne sont pas établis comme des fins de l’action publique. Il s’agit plutôt de moyens : leur invocation est mise au service de la préservation de la légalité objective, ce qui inclut le respect de la répartition traditionnelle des compétences entre autorités administratives ou le respect des principes généraux du droit. Loin de devenir le protecteur des droits fondamentaux, le Conseil d’État se limite à son rôle traditionnel de garant de la légalité32.

16Le contrôle de proportionnalité va plus loin que le contrôle de nécessité traditionnellement exercé depuis Benjamin, en ce qu’il exige l’efficacité de la décision publique dans la poursuite de ses objectifs. C’est pour cela que, le plus souvent, la proportionnalité s’applique au moyen de l’incompétence négative33. Elle est invoquée comme un principe d’efficacité dans l’ordonnance concernant le confinement total de la population34. Dans cette affaire les requérants considéraient que les mesures de confinement étaient insuffisantes pour faire face à la crise sanitaire et donc disproportionnées. Le Conseil observe que l’économie générale des mesures ne révèle pas une carence pouvant constituer une atteinte grave et manifestement illégale au droit à la vie. Toutefois, selon les juges, une telle carence est « susceptible d’être caractérisée si [les dispositions en cause] sont inexactement interprétées et leur non-respect inégalement ou insuffisamment sanctionné35. » Ainsi, le Conseil a enjoint au gouvernement de préciser la portée de certaines dérogations à l’interdiction des déplacements.

17Dans certaines affaires, la proportionnalité exige la simplicité, la lisibilité et la cohérence des mesures prises par le gouvernement. Dans les ordonnances concernant l’obligation de porter un masque sur la voie publique, par exemple, le Conseil d’État déclare :

« Le caractère proportionné d’une mesure de police s’apprécie nécessairement en tenant compte de ses conséquences pour les personnes concernées et de son caractère approprié pour atteindre le but d’intérêt général poursuivi. Sa simplicité et sa lisibilité, nécessaires à sa bonne connaissance et à sa correcte application par les personnes auxquelles elle s’adresse, sont un élément de son effectivité qui doivent, à ce titre, être prises en considération36. »

18Cela résulte au pouvoir du préfet d’imposer l’obligation de porter un masque dans des « zones suffisamment larges », tenant compte de la densité de personnes ou de la difficulté à assurer le respect de la distance physique, « de sorte que les personnes qui s’y rendent puissent avoir aisément connaissance de la règle applicable et ne soient pas incitées à enlever puis remettre leur masque à plusieurs reprises au cours d’une même sortie37. » Par ailleurs, le préfet peut définir les horaires d’application de cette obligation de façon uniforme, sans introduire des règles différentes pour les différentes zones ou communes concernées.

19Traduite en une exigence d’efficacité, de lisibilité et de cohérence, la proportionnalité relève davantage du principe de bonne administration que d’une logique de protection des droits. Sans remettre en cause les finalités politiques de la décision publique, elle représente celle-ci comme un processus mécanique et technique, comme un « dispositif », qui doit être adapté aux circonstances et efficace38. Plus que la confiance dans le juge administratif pour la réalisation optimale des droits fondamentaux, la proportionnalité exprime l’espoir mis dans une « science » administrative qui, dans un temps de forte incertitude, reposerait sur l’appréhension rationnelle de la situation. Dans l’affaire concernant l’installation de caméras thermiques dans certains bâtiments publics, par exemple, la proportionnalité exige l’élaboration d’une analyse d’impact de l’utilisation de ces caméras39. Dans l’ordonnance concernant l’interdiction des messes pendant la période du deuxième confinement, elle impose la concertation avec les parties concernées et la réévaluation régulière de la situation de la part des autorités compétentes40.

20Loin d’impliquer un raisonnement moral sur les valeurs constitutionnelles, les motivations du Conseil se concentrent sur les faits. Le juge renvoie longuement aux avis du Haut conseil pour la santé publique et aux données statistiques montrant la propagation du virus et l’évolution de la pandémie41. Dans l’ordonnance concernant la fermeture des bars et des restaurants, le Conseil renvoie même à une étude en anglais publiée dans la revue Nature42! Ainsi, plus qu’une aspiration à la réalisation optimale des droits fondamentaux, la proportionnalité exprime le rêve du droit comme une science « exacte ». Elle exprime la confiance des juges administratifs, mais aussi d’une grande partie de la doctrine, dans la possibilité de résoudre des problèmes sociaux en connaissant simplement des faits43.

21Cette obsession factuelle rend les conclusions du juge sur la proportionnalité implacablement in concreto et les prive parfois de normativité44. En ce qui concerne la fermeture des salles de spectacle, par exemple, après un long rappel de données statistiques et scientifiques concernant l’évolution de la pandémie, le Conseil déclare : « Dans ces conditions, compte tenu du caractère très évolutif de cette situation, avec un risque d’augmentation de l’épidémie à court terme, […] la décision du Premier ministre, à la date de la présente ordonnance, ne porte pas une atteinte manifestement illégale aux libertés fondamentales45 ».

22Les faits sont accessibles au juge au moyen de l’instruction mais, aussi et surtout, au moyen des arguments des parties, ce qui peut poser problème en ce qui concerne l’égalité des armes, étant donné les pouvoirs et les moyens importants de l’administration. Il n’est pas rare que les motivations du Conseil se contentent pour l’essentiel de répéter les arguments de l’autorité défenderesse46. Dans l’ordonnance concernant la fermeture des bars et des restaurants, les requérants soutenaient que cette mesure était disproportionnée en raison de sa généralité. Selon eux, une différenciation entre les établissements concernés était envisageable, compte tenu de leur capacité de mettre en place des mesures « barrières ». Le Conseil rejette ces arguments en déclarant que ce moyen « n’est pas assorti en l’état de l’instruction des précisions permettant d’apprécier l’impact tant sanitaire qu’économique » des mesures de différenciation47. Toutefois, est-il raisonnable de mettre à la charge des administrés une étude d’impact de cette ampleur ?

23Malgré l’enthousiasme qu’elle provoque chez certains théoriciens du droit et chez une partie de la doctrine, la prolifération de la proportionnalité n’est pas forcément le signe de l’avènement d’un droit constitutionnel global ni d’une « culture de justification » basée sur les droits fondamentaux. La proportionnalité n’est qu’un langage qui s’adapte au contexte discursif dans lequel il est utilisé, selon les aspirations des acteurs locaux et selon leurs propres critères pour évaluer les arguments juridiques. Ainsi, dans le contexte du droit administratif français, la proportionnalité est réinventée pour exprimer la confiance mise dans une « science » administrative qui, dans un temps de crise sanitaire, donne toute sa place à l’expertise scientifique.