Chapitre 6
Le monde tribal face à l’État islamique
p. 118-130
Texte intégral
1Dans le monde tribal, la résurgence de l’État islamique (EI) n’a en rien été une surprise. À Al-Anbar, Ninive et Salah al-Din, le Mouvement populaire né en 2012 était animé en grande partie par les réseaux tribaux qui s’étaient chargés de créer les Sahwat et en étaient revenus déçus. Ils ont alors vu les partisans encagoulés de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) faire leur apparition sur les podiums des manifestations pacifiques dans les villes d’Al-Anbar afin de pousser ces dernières à rejoindre le mouvement takfiriste violent. Tous les cheikhs de fédérations tribales (shuyûkh al-‘umûm) et de tribus que notre équipe de recherche a rencontrés affirment qu’ils étaient alors conscients du fait que les extrémistes allaient les conduire une nouvelle fois à la catastrophe. Pour eux, l’action armée n’était pas une option et la stratégie politique des élites sunnites devait se concentrer sur la structuration du pouvoir en différentes provinces fédérées ou en un unique État fédéré sunnite. Mais les groupes tribaux sont dispersés et divisés. Certains de leurs fragments, plus ou moins volumineux, rejoignent progressivement le mouvement d’Abu Bakr al-Baghdadi. Le reste s’avère tout bonnement incapable d’une action politique unifiée, en dépit de la présence de plusieurs membres de ces groupes au sein des conseils provinciaux, de la police locale, de la Chambre des députés et des ministères à Bagdad. Et voilà que les tribus, délaissées par un gouvernement central avec qui elles sont en conflit et désormais privées d’un possible recours au médiateur américain, se retrouvent face à leurs ennemis aguerris d’hier. L’État islamique porte autant d’intérêt aux tribus que leur en portent les gouvernements irakiens, actuels et passés. Issa al-Salami, un homme d’à peine quarante ans qui a rejoint Al-Qaïda en 2009 après que deux de ses frères ont été tués, l’un par les Américains en 2005 et l’autre par les peshmergas en 2006, est nommé responsable aux affaires tribales auprès de Daech après la chute de Mossoul. Il est chargé de constituer une base de données sur les tribus en s’appuyant sur les archives récupérées à la Direction des tribus du gouvernorat de Ninive. Il est en outre probable qu’il ait le titre d’« émir » du « ministère des tribus » (diwân al-‘ashâ’ir) de la wilaya de Ninive (l’homologue, au sein de l’EI, de la Direction des tribus au sein de la province, ou de la Direction des affaires tribales au sein du ministère de l’Intérieur du gouvernement fédéral).
2Le 1er avril 2015, peu après la débâcle des troupes de l’EI à l’issue de la bataille de Tikrit1, le service de communication de l’EI réalise une vidéo où l’on peut voir « trente chefs des tribus de Ninive », réunis, sans doute à l’initiative de Issa al-Salami, dans les locaux du Club des ingénieurs à Faysaliyah, un quartier de l’est de Mossoul, prêter allégeance au « calife » et s’engager à se battre aux côtés de l’EI contre les forces qui planifient de libérer Mossoul. Un responsable de l’EI leur souhaite alors la bienvenue en ces termes : « Vous, ô nobles cheikhs, êtes la couronne sur nos têtes2. » Cette cérémonie d’allégeance mobilise en réalité des individus appartenant aux familles des cheikhs, ou de personnalités secondaires dans la hiérarchie tribale. Ils n’ont donc tous qu’une autorité sociopolitique réduite dans une ville aussi grande que Mossoul. Toutefois, cette cérémonie d’allégeance est la preuve que l’EI, comme toutes les autres forces politiques, est en quête d’un soutien tribal coûte que coûte, et que les chefferies tribales – comme la structure tribale tout entière – sont éclatées. Elle rend aussi compte du fait que cette atomisation permet aux individus comme aux familles élargies de s’émanciper du positionnement adopté par la famille du cheikh, ou par la majorité au sein de la tribu ou de la parentèle. On a ainsi pu voir l’EI célébrer « la qualification, à l’issue d’une session d’entraînement militaire, de 500 combattants » issus de la tribu Albou Nimr, pourtant ennemie jurée de Daech, et son principal adversaire armé dans la province d’Al-Anbar.
3Les résultats des enquêtes de terrain menées dans les trois gouvernorats de notre étude ne dérogent pas à ce constat général : la tribu n’est pas une entité d’action collective homogène, une entité monolithique qui agit comme un seul homme en politique. Les tribus irakiennes ne vivent pas en autarcie au milieu du désert : elles ont de nombreux intérêts fortement intriqués avec ceux de la société irakienne dans son ensemble, notamment dans les grandes villes. Elles sont l’enjeu d’une lutte entre les différentes forces politiques dominantes et le lieu d’une lutte intestine pour le leadership et les ressources, qui se décline à travers des alliances de circonstance.
Affrontements et allégeances
4L’idée d’une menace existentielle pesant sur la société sunnite ne fait que se renforcer dans l’imaginaire communautaire avec le développement, à partir de l’été 2014, des milices du Hachd al-Chaabi (« la mobilisation populaire »), à caractère quasi exclusivement chiite. Ces milices atteignent vite plus de 120 000 combattants répartis en une centaine de brigades. Le Hachd est une réponse à la fatwa de l’ayatollah Ali al-Sistani, qui appelle à al-jihâd al-kifâ’î3, c’est-à-dire à se porter volontaire pour rallier les forces armées régulières. La dernière mesure du gouvernement de Nouri al-Maliki, avant sa chute en septembre 2014, est de transformer cet appel à « rallier » l’armée nationale régulière en une véritable résurrection des principales milices chiites, telle la Brigade Badr, Asaïb Ahl al-Haqq (« la ligue des défenseurs du droit »), le Hezbollah, etc., qui s’emparent bientôt des rênes du Hachd, avec le soutien de l’Iran. Face à l’exacerbation du sentiment d’une menace existentielle, la société locale sunnite commence à considérer la possibilité de participer aux côtés de l’armée nationale à la lutte contre Daech. C’est ainsi que des unités de la « Garde nationale » (al-hiras al-watanî) se constituent dans toutes les provinces.
5En examinant les différents niveaux d’affrontement entre les tribus et l’État du califat ou au contraire d’attraction, on observe que de grands pans des réseaux tribaux sont en situation de conflit avec l’EI, contre une minorité en situation d’attraction. Toutefois, les pans en conflit comprennent des éléments qui se sont détachés pour rejoindre l’État du califat. Et à l’inverse, les pans qui collaborent avec l’EI comprennent des éléments rebelles qui rejettent l’État du califat ou refusent de collaborer avec lui. Sommes-nous face à la vieille stratégie tribale consistant à diviser une même tribu en plusieurs stratégies à des fins d’autopréservation ? Cela dépend certainement des cas. Mais le plus récurrent est celui d’une compétition tribale pour les postes de pouvoir, dans laquelle lorsque la tribu A se déplace vers le centre de pouvoir B, la tribu C se rue sur les postes de pouvoir D. Sans oublier les choix idéologiques et les intérêts catégoriels qui agissent, comme nous allons le voir, au sein d’une même communauté tribale.
6Les membres de la tribu Albou Nimr « entraînés » par Daech et dont l’organisation se sert pour sa propagande sont originaires de la province d’Al-Anbar où les réseaux de parenté sont au moins aussi puissants qu’ils ne le sont à Mossoul. Or ces « recrues entraînées » parmi les Albou Nimr sont considérées avec dédain par les cheikhs « authentiques » de la tribu, car il s’agit d’individus de rang social inférieur qui ne détiennent aucune autorité, ni symbolique ni réelle. Ils se situent tout en bas de l’échelle sociale de « l’honneur et de la pureté de sang » (al-sharaf wa-naqâ’ al-damm) en vertu de la conception tribale de la hiérarchie des valeurs. Ce dénigrement, comme nous le verrons, est un mécanisme défensif mobilisé pour disculper la tribu face à l’accusation de connivence avec l’État du califat. Il implique une forme de déni de l’existence, au sein de toute entité tribale, d’individus et de familles, nucléaires ou élargies, qui n’obéissent pas à la « ligne de conduite officielle » de la tribu, et ce, pour des motifs d’ordre économique, idéologique ou même affectif (l’emprisonnement ou la mort d’un proche tué par les forces américaines par exemple). On retrouve ce même mécanisme défensif dans toutes les couches sociales de l’ensemble des régions sunnites, où tout le monde s’accorde à dire que les fils de la province qui ont rejoint Daech sont une « infime minorité », « quelques milliers sur plusieurs millions » et qu’ils « viennent de familles de marginaux », qu’ils sont « des gens sans foi ni loi ».
7La confrontation avec l’État du califat génère davantage de problèmes qu’elle n’en résout. Les chefferies tribales opposées à l’EI rencontrent de grandes difficultés à s’assurer les ressources nécessaires pour protéger leurs régions ou participer à leur libération lorsqu’elles sont passées sous emprise de l’EI. Elles se heurtent à la défiance du gouvernement central, à la réticence des Américains à fournir des armes à d’autres qu’au gouvernement central (contrairement à ce qui prévalait en 2007-2008) et à l’influence des milices qui contrôlent le Hachd al-Chaabi – ou du moins à ses composantes extrémistes (les milices des Asaïb Ahl al-Haqq, par exemple). Cette absence de ressources empêche la moindre initiative locale indépendante d’émerger et constitue un objet de récrimination récurrent dans les milieux tribaux, que résume cette formule : « Les cheikhs sont impuissants, les sunnites sont agonisants ! » Un cheikh d’Al-Anbar précise ainsi son sens : « Nous sommes impuissants. Les Kurdes ont les peshmergas, les chiites ont l’armée et le Hachd, mais nous, on n’a ni pouvoir ni force. » Les sessions parlementaires visant à offrir une reconnaissance officielle à la Garde nationale, en vue de lui fournir l’armement et les effectifs nécessaires pour s’engager dans le combat, sont un échec (il y a trois séances, dont la dernière date de mi-novembre 2015).
8Parmi les fractions de tribus engagées « sans retour en arrière possible » dans le bourbier de la guerre contre Daech, le sentiment de lassitude est prégnant. Nous pensons par exemple – pour n’en citer que quelques-unes – aux tribus Albou Mahal et Al-Jaghayafa à Al-Anbar (à Al-Qaïm et Haditha), Albou Nimr (Al-Anbar), Alboubali (Al-Anbar et Salah al-Din) ou encore Jubour al-Dhalou’iya (Salah al-Din). Nous proposons ci-dessous une description générale de la répartition des communautés tribales (tribus et clans) dans les trois principales provinces sunnites que sont Ninive, Al-Anbar et Salah al-Din, et de leurs attitudes face à l’EI au fil des ans.
La province de Ninive
9Ninive est la deuxième province irakienne la plus importante en termes de population. D’après le recensement mené par le Bureau des statistiques de Ninive en 2009, elle compte 3,1 millions d’habitants qui se répartissent sur neuf districts (aqdiya). C’est également le deuxième plus grand foyer tribal d’Irak, derrière la province voisine d’Al-Anbar, où vivent quantité de tribus et de clans répartis entre les différents districts, cantons (nawâhî) et communes, et dont l’écrasante majorité est arabe, notamment dans l’ouest et le sud de la province – on trouve un certain nombre de tribus kurdes au nord et à l’est.
10Le district de Mossoul représente le centre de la province de Ninive. La ville de Mossoul quant à elle représente son principal foyer urbain : forte de 1,7 million d’habitants, dont 65 % sont des citadins d’origine rurale et tribale, Mossoul renferme des réseaux sociaux vastes et complexes dans lesquels s’imbrique une multitude d’intérêts économiques et commerciaux portés par des classes moyennes instruites, des religieux, des militaires de l’ancien régime, des dignitaires revendiquant une ascendance hachémite4, des organisations politiques et des groupes criminels en tous genres. Six cantons sont administrativement rattachés au district de Mossoul : Bashiqa, Al-Hamidat, Al-Mahlabiya, Qayyara, Al-Shoura et Hammam al-Alil. En termes de répartition démographique, 51 % de la population de la province de Ninive se concentrent dans le district de Mossoul. Les 49 % restants se répartissent sur les huit autres districts de la province, qui comptent quelques poches urbaines mais sont surtout constituées de zones tribales où les tribus arabes, kurdes, yézidies, shabaks et turkmènes. Les chrétiens se concentrent dans la ville de Mossoul ainsi que dans la plaine de Ninive, au nord-est de la province.
11Quand Mossoul tombe en juin 2014, cela fait déjà huit ans que les communautés tribales de Ninive et les takfiristes vivent une relation tendue. Les assassinats à l’encontre des cheikhs hostiles à Daech se sont succédé durant toutes ces années. Au nombre des victimes, les cheikhs entretenant des liens politiques ou sécuritaires avec le gouvernement central ou la région du Kurdistan. En tout, trente chefs de tribu ont été assassinés. Mais, au lendemain de la conquête de Mossoul, Daech propulse la tribu sur le devant de la scène. Un groupe d’individus est rassemblé dans le centre de la ville, qui brandit des affiches sur lesquelles on peut lire le soutien à l’État islamique de la tribu Al-Daghir (l’une des tribus de la fédération Jubour) et de la tribu Al-Maadid (une branche de la fédération tribale Shammar qui compte quelques rares clans mariés à des Mossoulites). C’est ensuite la tribu Al-Hamdoun qui surenchérit, en organisant, fin juin 2014, un premier banquet en l’honneur des combattants de Daech. Ce type d’événement nous ramène à des scènes du passé, lorsque des chefs de tribus fortunés faisaient dresser de grandes tentes pour célébrer l’anniversaire de Saddam Hussein ou, après 2003, pour offrir de véritables festins aux forces américaines. En l’occurrence, un des notables d’Al-Hamdoun, présent à ce banquet, confie :
On a été invités au banquet par un cheikh de la tribu, appartenant à la maison Al-Shlama, dont sont également membres le wali de Mossoul et le ministre de la Guerre de l’EI, Redwan al-Hamdouni [tué lors d’un raid de la coalition internationale à la fin de l’année 2014]. Nous ne savions rien de ce banquet, ni pour quoi, ni pour qui il était organisé. Quelle ne fut pas notre surprise lorsqu’on a vu débarquer les combattants de Daech ! Il était trop tard pour partir, nous étions pris dans une situation très inconfortable. De nombreux membres éminents des tribus se sont retrouvés pris au piège ce jour-là5.
12La relation entre Daech et les tribus a une dimension économique centrale. Les cheikhs qui collaborent avec l’organisation perçoivent de l’argent de Daech, puis ils lui en versent en retour, en contrepartie de la protection de leurs intérêts personnels ou pour récupérer leurs anciens privilèges, ceux de l’époque baathiste perdus avec l’avènement du nouvel Irak. Ce système permet à l’EI de s’assurer des ressources conséquentes mais surtout régulières et stables, nécessaires pour financer la poursuite de son entreprise. En contrepartie, l’argent versé aux cheikhs permet d’amortir les effets de la perte de la manne étatique et de la sécheresse qui, durant ces années, anéantit l’agriculture et les pâturages dans le sud et l’ouest de la province de Ninive. Les cheikhs interrogés par notre équipe de recherche s’accordent à dire que les intérêts qui lient différentes parties des communautés tribales à Daech sont les mêmes que ceux qui les liaient auparavant au régime baathiste déchu. Ce dernier se reposait en effet largement sur eux pour mener ses guerres et assurer sa sécurité. En observant la carte des tribus qui ont prêté allégeance à l’EI, on remarque qu’elles se situent généralement dans les zones stratégiques d’un point de vue économique et militaire. Dans le district de Tall Afar, où se trouve la raffinerie d’Al-Kassak – démontée par l’EI pour en remployer les pièces en Syrie – ainsi que de vastes terres arables, l’organisation s’est dotée d’un véritable corps de combattants issus des tribus qui peuplent la zone, arabes et turkmènes. Connus sous le nom de « Aafira », ces derniers ont joué un rôle de premier plan dans l’attaque en août 2014 de la ville de Sinjar, le principal foyer de peuplement yézidi, qu’ils ont ravagée et pillée, multipliant les meurtres et les rapts contre ses habitants.
13Au sud-ouest de la province de Ninive se trouve le district d’Al-Baaj, bordé à l’ouest par la région de la Djézireh, cette steppe qui constitue une frontière ouverte sur la Syrie, et au sud par la province d’Al-Anbar. Cette zone frontalière, qui est un véritable corridor pour la contrebande de pétrole, d’armes et de combattants, est par ailleurs l’un des grands berceaux de l’organisation djihadiste. Zone tribale par excellence, elle abrite les tribus Albou Hamdan, Albou Hamad, ainsi que différents clans des Shammar, Zubayd, Al-Uqaydat, Al-Jubour, Zobaa et Tayy. Plusieurs responsables importants de Daech sont issus de la tribu Albou Hamdan : Ibrahim Younes al-Hamdani, wali de Mossoul ; Shaker al-Hamdani, lui aussi wali de Mossoul (tué lors d’un raid aérien de la coalition internationale début mars 2015), Bachar Ismaïl al-Hamdani, responsable des prisonniers de guerre et des check-points (tué par un raid qui le vise personnellement le 25 juillet 2015) ; Redwan al-Hamdoun, successivement ministre de la Guerre de l’EI et wali de Mossoul.
14À l’extrême sud du district de Mossoul débute la zone d’influence de la tribu Al-Jubour. Au départ des cantons de Hammam al-Alil, Qayyara et Al-Shoura, elle s’étend ensuite sur 200 kilomètres en passant par le district de Shirqat dans la province de Salah al-Din et se termine dans le district de Baïji, où se situe la deuxième plus grosse raffinerie d’Irak – qui a longtemps été la principale source de financement de l’État islamique d’Irak (EII). De la tribu Al-Jubour sont issus le ministre de la Sûreté de l’EI, Abdallah Salman al-Jubouri, ou l’émir du canton de Hamam al-Alil (au sud de Mossoul), Khaled Abdallah al-Jubouri.
15D’autres membres des communautés tribales prennent le parti inverse et mobilisent leurs réseaux de parenté pour renforcer leur position au sein des instances gouvernementales. C’est par ce biais que Nawfal Hamadi al-Sultan, de la maison Albou Hamad qui appartient à la tribu Albou Hamad al-Obayd établie dans le district d’Al-Hadara, est promu gouverneur de Ninive suite au limogeage d’Athil al-Nujaïfi par décision parlementaire6. La nomination de ce nouveau gouverneur provoque une importante polémique autour de la pertinence d’avoir à la tête de la province un homme d’ascendance tribale. Ce dernier point est sensible pour la population urbaine de Mossoul, aux yeux de laquelle les troupes de Daech sont tout entières composées de combattants issus du monde tribal des campagnes et des villages. Alors que Mossoul a été le centre d’un important exode rural, qui y a importé ses us et coutumes, le conflit pourrait donc se poursuivre, une fois la parenthèse Daech refermée, entre la population citadine historique de Mossoul et les fils des tribus.
16Tant parmi ceux qui jouent la carte Daech que ceux qui prennent le parti du gouvernement apparaît une classe de « nouveaux riches » tribaux, qui s’emparent des biens meubles et immeubles des anciens officiers et politiciens chrétiens, yézidis, chiites, etc.
La province d’Al-Anbar
17La province d’Al-Anbar est la plus vaste et la plus tribale de toutes les régions sunnites d’Irak. C’est également celle où l’exode rural vers les villes et villages de la province, mais également vers Bagdad, a été le plus important. Son désert s’étend jusqu’à rejoindre celui de l’Arabie saoudite au sud, et ceux de Jordanie et de Syrie à l’est. La province est traversée par l’Euphrate, autour duquel se concentre la population, qui par endroits ne s’éloigne pas à plus de deux kilomètres de ses rives. Sa contiguïté avec Bagdad et avec les deux provinces de Babil et de Karbala au sud, ainsi que son ouverture sur Mossoul et Tikrit au nord-est, lui confère depuis 2003 une position hautement stratégique et déterminante dans le cadre des conflits nationaux, mais aussi régionaux : Al-Anbar fait ainsi la jonction entre l’Irak et Raqqa, la « capitale » de l’État islamique en Syrie. La province est l’un des axes majeurs tant de l’insurrection contre le nouvel État irakien et l’occupation américaine à partir de 2003 que de « l’insurrection contre-insurrectionnelle » qui refuse l’influence djihadiste à partir de 2006. En ce qui concerne le rapport de l’EI au monde tribal, à Al-Anbar, la négociation en amont a systématiquement prévalu dans les relations, qu’il s’agisse de négocier la reddition, l’évacuation ou encore la collaboration.
18C’est d’Al-Anbar qu’est partie la rébellion contre Al-Qaïda puis contre l’EII en 2006, mais également le Mouvement populaire contre le second gouvernement de Nouri al-Maliki. Au cours des deux années de contestation, entre 2012 et 2014, les dissensions intertribales y ont été particulièrement vives. Les divisions s’élaboraient de manière complexe : certains étaient favorables au dialogue avec le gouvernement fédéral et à l’intervention de l’armée ; d’autres acceptaient de négocier mais refusaient de voir intervenir l’armée ; là où d’autres encore rejetaient les deux options. Un courant armé, le Conseil des révolutionnaires des tribus, dirigé par Ali al-Hatem, contribue alors – selon les témoignages de plusieurs cheikhs hostiles à Daech – à faciliter l’expansion de l’EIIL, avant de dénoncer cette alliance par la suite. Après l’entrée en scène de Daech, les lignes de fracture au sein du monde tribal se redessinent : un premier courant, majoritaire, soutient l’armée irakienne et souhaite que les tribus de la région soient armées afin de combattre à ses côtés contre Daech, mais refuse la présence des milices du Hachd al-Chaabi. Un deuxième courant accepte, à contrecœur, la présence du Hachd al-Chaabi. Un troisième bloc, composé de groupes disparates, prend fait et cause pour Daech. Certains clans enfin – au sein des tribus Albou Ilwan ou Albou Fahd par exemple – sont hostiles à l’EI mais restent neutres dans le conflit, en raison des problèmes qu’ils entretiennent avec le gouvernement central. Les courants hostiles à Daech réclament des armes et souhaitent s’engager activement dans le combat contre l’organisation.
La province de Salah al-Din
19La province de Salah al-Din est une entité administrative relativement récente, qui s’est formée à la faveur du détachement d’importants morceaux de territoire des provinces de Bagdad et d’Al-Tamim (anciennement Kirkouk). On y rencontre une diversité ethnique sociale et religieuse importante. Résident dans la province des Arabes, des Kurdes et des Turkmènes, des Bédouins et des urbains, et des divisions confessionnelles entre sunnites et chiites traversent certaines tribus. La province de Salah al-Din est par ailleurs le fief tribal de Saddam Hussein, ainsi que de son ancien vice-président Izzat al-Douri, qui dirige désormais une aile du Parti baath et commande sans doute l’Armée des hommes de la Naqshbandiyya, active à Ninive et Salah al-Din. À Salah al-Din, les dommages causés par l’invasion américaine (et ce qui s’en est suivi de bouleversements politiques profonds) ne sont pas moindres que ceux qu’ont subis Al-Anbar et Mossoul, notamment dans les cercles des ex-dirigeants de l’armée et de la sûreté, ainsi que parmi les entrepreneurs et l’ensemble du monde tribal de manière générale. Par ailleurs, les hiérarchies tribales ont été bousculées. La tribu Albou Nasser dont était issu l’ancien président baathiste était auparavant au sommet de la pyramide : elle est aujourd’hui tout en bas. Les principaux gagnants dans l’univers tribal de cette province sont la tribu Al-Jubour et, dans une moindre mesure, la tribu Albou Bali (de la fédération Albou Hamad al-Jasem).
20Ici encore, les réseaux tribaux ont adopté des postures hétérogènes face à l’EI. À une extrémité, on trouve un bloc qui a pris les armes contre Daech aux côtés des forces armées régulières irakiennes, voire dans certains cas aux côtés des milices du Hachd al-Chaabi. À l’autre extrémité, des groupes tribaux ont rejoint tout ou partie l’organisation Daech. D’autres encore, par la voix de leurs cheikhs, endossent le rôle de médiateurs et de négociateurs, que ce soit avec les populations des zones de combats récurrents et ravageurs contre Daech (comme Baïji par exemple), ou avec celles traversées par de graves tensions interconfessionnelles (comme Al-Dujayl et ses environs). Dans le nord de la province se trouve la ville de Shirqat. Vient ensuite Baïji, qui a été libérée de Daech en décembre 2015 après une bataille de plusieurs mois, puis Tikrit, le chef-lieu de la province, Samarra, Balad et enfin Al-Dujayl, à l’extrémité sud. À Shirqat, au nord de la province, la branche Albou Farj des Al-Jubour combat Daech sous la bannière du Hachd al-Chaabi. Baïji, connu pour sa raffinerie, est le fief des Al-Qaysiya, dont le cheikh Ghaleb Nafous al-Hamad a vu de nombreux membres de sa famille se faire liquider par Daech. À l’ouest de Baïji se trouve la commune d’Al-Siniya, le fief des Al-Janabi, ici en conflit ouvert avec Daech. Dans la ville de Tikrit, on trouve de nombreux groupes familiaux, avec une importante présence des Albou Nasser, qui se prolonge au sud-est de Tikrit jusqu’au village d’Al-Awja, vivier de combattants de Daech.
21Au sud de Samarra, à Balad, on voit poindre le schisme confessionnel : les Al-Khazraj installés dans sa périphérie sont sunnites, tandis que ceux de la ville sont chiites. Le village de Yathrib à l’est de Balad est un fief des Albou Hishma, connus dans la région pour être des « daechiens ». La commune d’Al-Dujayl est le fief de la frange chiite des Al-Khazraj, tandis que sa périphérie est peuplée de Al-Khazraj sunnites. À l’ouest d’Al-Dujayl se trouve Al-Dhoulouiya, fief de la résistance à Daech.
Notes de bas de page
1 [NDÉ] Tikrit est repris à l’EI en mars 2015 après une offensive de l’armée irakienne et des milices chiites du Hachd al-Chaabi.
2 Dialogue avec Yahya al-Kubaisi, Amman, mai 2015.
3 [NDÉ] À la différence du jihâd fardh al-‘ayn, qui implique la mobilisation totale des musulmans au combat, al-jihâd al-kifâ’î ne réclame qu’un nombre « suffisant » d’entre eux pour protéger la communauté.
4 Sur les « maisons » (buyûtât) mossoulites, voir Imad Ghanem al-Rabi’i, Buyûtât mawsuliyya « Les maisons mossoulites »), 4 vol., Baghdâd, Dâr al-Kutub wa-l-Wathâ’iq, 2002 ; Azhar Obaydi, Al-‘ubayd fî al-mawsul (« Les Obaydi de Mossoul »), vol. 2, Baghdâd, Al-Maktaba al-Wataniyya al-‘Irâqiyya, 1994, p. 15-39 ; Said al-Diwuh Ji, Târîkh al-mawsul (« Histoire de Mossoul »), Mawsul, Mudîriyya Dâr al-Kutub li-l-Tibâ‘a, 2001, p. 165 et passim ; Dina Khouri, Al-dawla wa-mujtama‘ al-wilâya fî al-imbirâtûriyya al-‘uthmâniyya, al-mawsul. 1540-1834 (« L’État et la société de la wilaya de Mossoul sous l’Empire ottoman, de 1540 à 1834 »), Bayrût, al-Markaz al-‘arabî li-l-Abhâth wa-Dirâsat al-Siyâsiyyât, 2013.
5 Entretien.
6 [NDÉ] Athil al-Nujaïfi, entrepreneur devenu gouverneur de Mossoul en 2009, fuit la ville lors de sa conquête par Daech et se réfugie au Kurdistan irakien. Limogé en 2015, il fonde un groupe milicien sunnite, la Mobilisation nationale (al-hashd al-watanî), soutenu par la Turquie.
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